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Système des Beaux-Arts/Livre sixième/2

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 203-205).

CHAPITRE II

DES PERSPECTIVES

Depuis que l’architecture savante a voulu remplacer l’architecture populaire, on a senti, par les effets, qu’il était difficile de construire un beau monument d’après un dessin tracé sur le papier. C’est qu’il faudrait des milliers de dessins pour représenter les aspects d’un édifice et le passage d’un aspect à l’autre. Un architecte de grande valeur a pourtant mal terminé une église gothique de Rouen, et je crois deviner pourquoi. Il a dessiné des flèches harmonieuses à voir de loin, et telles qu’un dessin d’architecte peut les représenter ; mais le terrain n’offre pas tant de recul, et il fallait compter aussi avec le passant qui lève les yeux sans s’arrêter. Chacun a pu remarquer comme les cathédrales se montrent bien au détour des petites rues, et comment les lignes qui s’entrecoupent font soudain apparaltre la grandeur. Sous la voûte ces effets de perspective sont encore plus puissants, mais c’est notre mouvement surtout qui, en déplaçant les lignes, creuse comme il faut ces profondeurs. Du dehors aussi la cathédrale s’agrandit, dès qu’on marche, par les déplacements apparents de chaque partie, lesquels sont plus sensibles, comme chacun sait, lorsque les parties lointaines et les rapprochées entrecoupent leurs formes. Ainsi cette grandeur immobile se développe dans notre mouvement émerveillé ; mais dès que l’on reste immobile, toute cette grandeur s’endort ; car il est vrai que toutes les perspectives prennent de la profondeur par notre mouvement, j’entends les perspectives réelles et non trompeuses, et surtout celles qui résultent de ce que les objets semblables et égaux en grandeur se trouvent à des distances différentes de nous. Au contraire, pour les perspectives imitées, comme celles de la peinture, il est clair que nos mouvements suppriment l’illusion ; car les arbres d’une forêt peinte n’offrent pas alors cette marche inégale, ces poursuites, ces éclipses, ni les piliers d’une cathédrale en peinture non plus. Il faut dire aussi que, dans l’espace libre des jardins, notre mouvement renvoie à leur vraie distance des lignes de statues ; mais cet effet appartient encore à l’architecture. La statue considérée seule est entre deux ; on en peut changer l’aspect par un mouvement ; mais le mouvement même, au moment où on le fait, produirait plutôt une apparence de mouvement, presque toujours peu conforme à celui que le sculpteur a voulu représenter ; c’est pourquoi le moment où l’on se déplace n’est pas celui qui convient à l’attention. Et peut-être cette condition exclut-elle du monument la statue libre et séparée, car les mouvements apparents, qui sont l’effet propre à l’édifice nuisent au contraire à la statue. Au lieu que le monument s’ouvre si l’on marche et se ferme dès que l’on s’arrête. La beauté architecturale se découvre, se cache, change et s’affirme ainsi ; par là elle est intermédiaire entre les arts en mouvement et les arts immobiles. Et sans doute les naïfs architectes du gothique ont connu ce secret-là ; car en aucun point de leurs édifices, ni de leur voisinage, l’œil ne cesse d’être occupé de ces perspectives mobiles par lesquelles l’air devient chose et l’espace s’agrandit. Mais ces puissants effets ne s’offrent qu’à celui qui passe ; encore mieux au familier qui passe et repasse, autour ou dedans. Et aucun dessin ne peut les représenter d’avance. C’est pourquoi il vaut mieux ici bâtir devant soi, en suivant la nécessité et les modèles, sans autre ambition que de faire grand et solide.

L’art du jardinier s’est conservé mieux, parce que la nature même des objets interdit alors de chercher de belles formes pour un spectateur immobile ; nul ne regarde un jardin d’en haut, comme on regarderait un dessin. Le jardinier cherche donc naturellement des perspectives, des avenues, de beaux tournants, des disparitions et des apparitions, des découvertes, des ouvertures. De là ces escaliers, ces terrasses, ces détours où il vous conduit, qui renouvellent l’aspect des mêmes choses et agrandissent ces lieux tranquilles. Les statues, les corniches, les pilastres y aident aussi, en marquant dans ces masses de verdure des points mobiles qui développent les profondeurs. Une des lois de l’architecture serait donc de rendre la grandeur sensible. On a assez dit que la tour Eiffel n’est point belle ; mais placez-vous sous les arceaux et près d’un des piliers et considérez les trois autres, vous aurez toujours une impression bien forte, et qui ne me semble pas sans rapport avec la beauté ; seulement, dans ce cas-là, il manque sans doute quelques entrecoupements intermédiaires, qui rendraient la distance plus sensible par nos mouvements. Je ne prends point pour entrecoupements ces croisements confus où l’œil se perd. Une des raisons pour lesquelles les édifices de fer ne sont point beaux est sans doute dans ces jours innombrables que le constructeur doit laisser entre les piliers et les arcs-boutants. Il ne peut s’en sauver qu’en fermant ces ouvertures par quelque artifice ; mais le plus petit mensonge gâte un édifice comme on l’a dit ; ainsi le remède est pire que le mal.