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Système des Beaux-Arts/Livre sixième/3

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 206-208).

CHAPITRE III

DES FORMES

Le paraphe d’un maître d’écriture n'est point beau. Peut-être faut-il dire qu’un ornement libre n’est jamais beau, ni un ornement cherché. Au contraire on trouve aisément de la beauté dans la masse et dans les arceaux d’un aqueduc, strictement réglés par les matériaux et par la fin poursuivie. Il est remarquable qu’un homme de goût et d’ailleurs adroit ne puisse jamais trouver une belle forme, quand il essaierait mille fois, à moins d’imiter les objets réels ou les vieux modèles. D’où l’on conclurait trop vite que le beau est dans les formes naturelles ou imposées ; ce n’est pas si simple, car toutes les choses et toutes les œuvres ne sont pas également belles. Toujours est-il qu’il y a une dangereuse liberté dans les œuvres de la peinture, du dessin, et surtout de la simple prose, et qui fait voir par les résultats ce que peut créer l’imagination errante. La puissance de l’architecture vient sans doute de ce que ses œuvres sont toujours régies par la pesanteur et par les nécessités du climat, ce qui donne une matière et une prise à l’action humaine. Et cela s’accorde avec les principes, car c’est lorsque l’obstacle est réduit au mécanisme pur que la liberté humaine s’exerce le mieux, au lieu que la libre invention ne fait voir en réalité que le désordre des passions, et l’homme petit.

Le jardinier ne fait point tout ce qu’il voudrait ; les distances entre les arbres, ou d’un rosier à l’autre, la disposition des plantes selon l’air et le soleil, résistent aux fantaisies du décorateur. L’art des bouquets et des guirlandes est moins soutenu, parce qu’il trouve bien moins d’obstacles ; un bouquet enfin est à peine quelque chose. Au contraire l’œuvre de l’architecte s’affirme avec force, par tous ces liens de nécessité qui veulent ici des contreforts et là des gargouilles ; et, ce qu’il faut surtout remarquer, c’est que le vrai architecte ne dissimule jamais ces contraintes ; et le propre du génie est sans doute de les accepter sans aucun mensonge. Ainsi ces édifices fortement appuyés sur la terre enferment plus d’une bonne leçon. C’est pourquoi il est bon de reconnaître que les heureuses proportions des colonnes grecques furent prises des troncs d’arbres que les colonnes remplacèrent, et que l’ogive n’est en un sens qu’un expédient de maçon. De même ces toits pointus que l’on admire dans les vieilles maisons furent disposés selon la pluie, le vent et les matériaux. Et sans doute, par le progrès des transports et de l’industrie, y a-t-il trop de liberté, ou, pour mieux dire, de fantaisie dans les maisons neuves, où l’architecte règle les matériaux qu’il emploie d’après l’idée qu’il a ; aussi son idée est toujours trop visible, abstraite et pauvre. À la surface de l’objet, non enracinée. L’ornement ne s’y incorpore point. Une vieille maison a bien plus de force affirmative, jusqu’à imposer des ornements assez grossiers. La sculpture, tant qu’elle n’est qu’ornement n’est pas tenue d’avoir sa beauté propre, mais il faut qu’elle soit prise dans la masse ; beaucoup préfèrent aux plus belles statues les simples lignes de cette beauté prisonnière. Ces naïves figures, séparées, seraient laides ; mais elles sont tenues par l’édifice ; aussi voit-on qu’elles ont d’autant plus d’expression qu’elles s’avancent moins ; et le temps, qui les efface presque et les ramène encore mieux à la forme générale, achève ce genre de perfection. Sans doute le bas-relief et les figures des médailles, qui appartiennent à l’architecture, furent d’abord l’œuvre du temps. Et il est vrai que le temps orne les beaux édifices, en dénudant la forme durable, et offre ainsi ces beaux modèles, hors desquels l’art architectural ne peut rien. Le génie humain n’a donc qu’à reconnaître ici le beau de ses propres œuvres. Même les vieilles maisons subissent par le poids des années un tassement qui offre de belles lignes et la forme utile en même temps. C’est par là que le scrupule de l’artisan égale le génie. Les maisons des paysans, j’entends celles qui durent, se joignent ainsi à la terre comme des choses de nature, où le travail de l’homme néanmoins se reconnaît. Ainsi l’usage, l’imitation, l’action même du temps ont fixé les formes, ce qui explique assez que l’architecture populaire l’emporte de si loin sur l’autre. Et aucun art ne réduit plus sévèrement les caprices d’imagination. Michel-Ange disait qu’il n’y a point de grand artiste sans quelque pratique de l’architecture. Obscure et profonde pensée. Car il est vrai, premièrement, que l’architecture porte et règle deux des arts principaux qui vont suivre, la sculpture et la peinture, par l’art de l’ornement qui les domine tous les deux. Mais deuxièmement il est vrai aussi, quoique plus caché, que les formes sans matière en tout art sont laides, et qu’enfin l’action, comme la pensée, doit se tenir tout près de la chose. Rien ne l’enseigne mieux que ce mouvement des piliers massifs qui ramène toujours la pensée vers la terre. Sous ces voûtes la pensée trouve son mouvement vrai, toujours s’élevant et toujours ramenée.