Aller au contenu

Système des Beaux-Arts/Livre sixième/7

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 218-219).

CHAPITRE VII

DES VILLES

Une ville est belle par l’entrelacement serré des nécessités de nature et de l’action humaine. Toutefois l’action est ici plus libre et plus variée, et la nécessité a déjà ses formes. Ce genre de beauté frappe tous les yeux. Mais aussi il est de consentement que les grandes rues et les maisons modernes ne participent pas à cette beauté de nature. Une grande ville se sauve par la masse, et par ses monuments ; au lieu que la vieille ville est elle-même une parure autour de la cathédrale ou du beffroi : et même les vieilles maisons l’emportent aisément sur la fontaine ornée ; elles s’affirment mieux ; elles échappent à cette critique des formes, qui trouve toujours à dire ; c’est la beauté de la prose, peut-être. Or d’où vient cette grâce de nature, dans ces œuvres de l’homme ? De ce que la nature n’est point violée, mais que chaque mouvement de terrain au contraire a fait naître une idée juste, entendez qui ne nie rien. Le soleil, l’eau, le vent, la pente imposent alors mille inventions ; le cri d’Archimède est jeté mille fois par tous ces toits et par toutes ces fenêtres, à chaque saison, à chaque heure, pour la pluie et pour le soleil.

Il se peut que la nature, sans aucune œuvre d’homme, ait sa beauté propre, et cela sera examiné. Presque toujours une belle vallée n’est qu’un jardin plus libre, plus libre parce qu’il serre de plus près les nécessités du terrain et du ruisseau. Un moulin à eau est une belle chose, si ce n’est qu’un petit moulin ; cela passe de bien loin les eaux de Versailles. Mais une usine gâte tout, par cette dangereuse liberté des formes qui fait dire : « Pourquoi ainsi » ? Les routes sont toujours belles, parce qu’elles dessinent la forme de la terre. Car que verrait-on d’une nature vierge ? Les sentiers, les chemins, les maisons rustiques si bien posées à leur place, tout cela signifie une harmonie et une parenté, l’acceptation, la paix. Les chemins se rassemblent ; la ville s’annonce par les arbres à fruits, les jardins, les fleurs. Nous ne nous faisons guère l’idée de ce que serait la nature sauvage, et jusqu’où l’imagination nous égarerait, si le signe de l’homme n’était pas partout dans la campagne ; car le signe exorcise à proprement parler ; c’est pourquoi un calvaire au carrefour a plus d’un sens. Un signe singulier, impérieux, humain comme celui-là termine les visions.

Toutes ces pensées de voyageur qui vont de signe en signe, la ville les rassemble et les fixe. Il y a une certitude dans la ville qui se montre au détour, parce que tout y est nature, et en même temps pensée, jusqu’au détail. De même que les chemins ne sont pas tracés par quelque dessinateur de chemins, mais par le travail même, par les cultures, les transports et les échanges, ainsi la ville se trouve posée où il fallait, la place du marché se trouvant près de l’eau et des grands chemins, et les maisons de la ville haute cherchant l’air pur et le soleil. Sans autre plan que ces mille pensées travaillant côte à côte, selon la tradition des métiers, mais aussi selon l’occasion et le terrain, et selon la poutre qu’on avait. Image d’un jugement assuré, toujours près de la chose. Car il y a bien moins de pensée dans ces plans qu’on exécute, les pierres arrivant toutes taillées ; ce n’est plus qu’un travail d’abeille. Tel est le sens de ces villes paysannes.