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Système des Beaux-Arts/Livre sixième/8

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Gallimard (p. 221-224).

CHAPITRE VIII

DE L’ARCHITECTURE POPULAIRE

Il y a une architecture populaire comme il y a une musique populaire. Les architectes de chez nous n’ont jamais fait que copier les maisons, quand ils ne copiaient pas le grec ou le romain. De même, dans l’Italie du Nord, il est assez clair que les palais imitent les chaumières, par les terrasses, les colonnades et la recherche de l’ombre. Il est raisonnable de conclure qu’en tout pays l’architecte a toujours copié ce qui avait duré et ce qui plaisait, en essayant seulement de faire plus grand et plus solide. C’est donc le maçon qui a créé les formes ; et, parmi les belles formes, la plus belle est sans doute le cintre, forme naturelle du pont et de l’aqueduc, suggérée déjà par les cavernes creusées et par les cavernes naturelles, qui vont toujours à cette forme-là, par l’usure ou l’écroulement de ce qui ne la suit point. Ainsi la forme de la nef romane, qui est peut-être encore maintenant la plus belle, résultait des procédés et des coutumes du métier. Aussi une pensée de piété n’avait point à inventer des formes, comme on voudrait dire, mais seulement à fournir de l’argent et des pierres, de façon que l’édifice fût plus haut et plus vaste que tous ceux des alentours. J’aperçois deux conditions qui pouvaient modifier peu à peu les formes et conduire à des voûtes plus hardies et enfin à l’ogive, comme il est arrivé. La voûte d’une église n’avait rien à porter, en comparaison des voûtes de ponts ou d’aqueducs ; et de plus le climat de nos pays pluvieux exigeait des toits plus pointus que ces toits à l’italienne qui accompagnent si naturellement la voûte romane, et qu’on observe encore en de vieilles églises de village. Les maisons et leurs charpentes plus pointues agissaient ici comme des modèles, et la voûte devait naturellement imiter cette forme ; l’ogive est la seule construction de pierre qui s’en rapproche. Mais la voûte de plein cintre différait des voûtes de pont et d’aqueduc encore en ceci que la poussée latérale ne trouvait pas un appui suffisant dans les murs, surtout quand l’art des vitraux, seule peinture possible dans ces édifices assombris par la voûte et par le toit, conduisit à ces larges fenêtres, qui causèrent, à ce qu’on raconte, plus d’un écroulement. C’était encore une raison d’inventer l’ogive, suggérée aussi par les grottes naturelles dans les terrains friables et par l’entrecroisement des branches dans nos forêts de hêtres. Mais il est visible que la recherche des formes et l’ornement voulu marquent la décadence de l’art gothique. Ou, pour parler plus exactement, quand l’ornement, au lieu de suivre la forme, devint lui-même forme, l’art gothique ne fut plus qu’une rhétorique.

Je pense ici tout naturellement à la prose de Balzac, qui peut-être n’est encore mal comprise aujourd’hui que pour les raisons qui firent considérer longtemps les cathédrales gothiques comme des monuments barbares. C’est que le principal travail de l’écrivain est de dire quelque chose, comme du maçon de construire quelque chose ; et l’ornement n’y est jamais la fin ; il faut qu’une forme plus sévère et moins libre le porte et le sauve. En bref l’ornement de la vraie prose est pris dans la forme comme ces saints de pierre dans les piliers. Mais il faut toujours que l’amour du beau gâte le beau, comme la musique ornée, l’architecture ornée, et la prose ornée le prouvent assez. Ainsi le vrai écrivain construit sa phrase selon le métier, sans cacher jamais les fortes jointures ; l’ornement se rencontre dans ce travail même, et comme la marque de l’ouvrier. Aussi n’y a-t-il point d’art plus secret que l’art d’écrire. L’art de bâtir est moins trompeur sans doute, parce que l’ornement, même indiscret, suppose d’abord l’art du maçon. Au lieu que l’écrivain apprend presque toujours à orner avant d’apprendre à bâtir ; et le papier souffre tout.

Mais, laissant là ce redoutable sujet qui veut encore des préparations, suivons le maçon dans ses sévères travaux, seulement occupé de grandeur et de durée. J’aperçois des raisons simples d’orner, qui sont de métier même. L’une est que l’ornement fait voir que les pierres sont solides et de bon grain ; l’autre est qu’à mesure que l’on s’élève, et que la pierre porte un moindre poids, mais ajoute à la charge des autres, il y a avantage à la creuser et travailler. Aussi voyons-nous que l’ornement des cathédrales se montre surtout dans les parties hautes ; et je voudrais que l’on calculât le poids dont les fondements de Notre-Dame de Paris furent soulagés par ce moyen. Les raisons de métier sont les plus importantes à considérer ici.

L’idée de sculpter est bien naturelle, et dirigée à cette époque-là par des idées mythologiques surabondantes, sans compter les allégories et les emblèmes, qui furent toujours le mode chez les artisans. Mais chacun peut se convaincre, en essayant, qu’un projet d’ornement ou d’emblème par le dessin est presque impossible, si l’on ne copie pas des œuvres anciennes. Dans l’architecture naturelle, c’est l’édifice lui-même qui appelle l’ornement, et qui même, par des rencontres, en esquisse la forme. Et le secret du génie, dans ces hardies constructions, est sans doute de ne point penser à l’ornement avant que la pierre soit en place. Du jour où la pierre est choisie de façon à porter l’ornement ou l’emblème, l’art tombe dans le précieux. Les détails de l’ornement sont souvent alors mieux finis, et plus beaux même au jugement du sculpteur. Au contraire le propre des ornements, dans la véritable architecture, est qu’ils peuvent se réduire à des esquisses assez grossières, mais qui sont belles alors par la forme qu’elles suivent, et à laquelle elle vous renvoient. Car ces sculptures de cathédrales ne veulent pas être regardées, sinon en passant. Elles sont comme effacées par le grand mouvement des lignes ; l’esprit est invité à chercher un autre sens à ces choses. Ainsi déjà, par une loi supérieure, se trouve écartée l’imitation et la ressemblance, funestes à d’autres arts plus libres comme la sculpture, la peinture et le roman. J’y fus pris plus d’une fois, m’étonnant de ces sculptures grossières qui contrastaient violemment avec la perfection de la forme architecturale ; du moins je voulais le croire, quoique l’édifice sauvât les figures. Mais chacun sera éclairé ici par celui des arts qu’il connaît le mieux ; pour moi, je remarquai bientôt que le style écrit ne supportait jamais la moindre trace d’un ornement cherché ; encore moins ces allitérations qui voudraient disposer l’imagination par le détail même ; et qu’enfin la moindre envie de plaire ou d’accrocher l’attention est mortelle aux œuvres écrites. L’architecture, longtemps considérée, étend cette leçon à tous les arts plastiques. Il y a une musique populaire, à laquelle le musicien revient toujours, pour y reprendre ses règles de métier. Il n’y a point de sculpture populaire, ni de peinture populaire, ni de dessin populaire, sinon dans l’architecture même, mais trop cachés ; partout présents, impérieux, inexorables en revanche.