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Tableau de Paris/324

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CHAPITRE CCCXXIV.

Légeres Observations.


Les Parisiens sont fort sujets à grasseyer. Il y a plus, ils ne s’apperçoivent point de ce défaut dans leurs auteurs ; & quand ceux-ci ne sont pas gratifiés de cet heureux talent, ils l’acquierent au plus vîte, afin de plaire davantage.

Un Parisien a une peine infinie à mouiller deux LL, & ne peut jamais prononcer comme il faut, bouillon, paille, Versailles.

Les Parisiennes sont maigres, & à trente ans n’ont plus de gorge : elles sont au désespoir quand elles commencent à grossir, & boivent du vinaigre pour se conserver la taille.

On criaille dans les sociétés de province ; à Paris on parle bas. On appelle madame toutes les femmes, depuis la duchesse jusqu’à la vendeuse de bouquets ; & bientôt on n’appellera plus les demoiselles que madame, tant il y a de vieilles filles qui font équivoque.

L’étranger a peine à concevoir comment il y a dans le royaume un prince & une princesse qui n’ont pas d’autre nom que celui de Monsieur & de Madame, lorsque tout le monde l’appelle ainsi. Tous les autres individus sont donc des usurpateurs de ces deux augustes titres ! Un poëte, fort embarrassé du protocole, a mis à la fin d’une épître dédicatoire, je suis, Monseigneur, de Monsieur le très-humble, &c.

On donne le nom de demoiselle à toutes les filles qu’on ne tutoie pas. Les demoiselles commencent à aller dans le monde sans leur mere.

L’art & le goût paroissent plutôt dans le déshabillé que dans la grande parure.

Les hommes à Paris commencent à se faner à quarante ans.

Tout se prend à crédit, sans quoi le marchand ne vendroit pas. Il aime mieux s’exposer à quelques pertes, que de ne pas vuider son magasin ; il vend un peu plus cher, & passe en compte tout ce qu’il a perdu.

On n’est point humilié à Paris par un Monsieur l’Intendant, par son subdélégué, par le gouverneur, par le commandant de la province, &c. On ne rencontre point Monsieur le président, Monsieur le procureur du roi à la mine rogue & fiere ; les hommes y sont plus égaux qu’ailleurs.

Quatre hommes sont toujours en simarre, mais on ne les rencontre nulle part ; le chancelier, le premier président, le lieutenant civil & le lieutenant criminel.

Quand on se rencontre face à face avec un prince du sang, on le regarde fixement sans le saluer, & on lui fait place par politesse : c’est un plus grand seigneur que les seigneurs ordinaires ; voilà tout. Il n’est pas fâché qu’on le regarde ; cela veut dire qu’on le connoît.

Les événemens les plus extraordinaires n’occupent la capitale que pendant huit jours. Les gens à talens, qui abondent, ne sont fêtés que dans un moment d’effervescence : le lendemain on passe à un autre heureux, qui met à profit l’éclair de cet enthousiasme. Et quel est le suprême talent ? Celui d’amuser.

Quiconque a un Suisse, refuse le paiement à qui bon lui semble : on publie avec ostentation que l’on est ruiné.

Il y a des amis de table, qui enlevent leurs promesses avec la nappe ; quand ils vous ont régalé, ils se croient dispensés d’acquitter leurs paroles.

Les femmes ne tiennent plus en main, ni l’aiguille à coudre, ni l’aiguille à tricoter ; elles font du filet, ou brodent au tambour.

Tout l’argent des provinces reflue dans la capitale, & presque tout l’argent de la capitale passe par les mains des courtisannes.

Les jolies femmes s’associent à quelques personnes laides, afin qu’elles leur servent d’ombre.

Les meubles sont devenus le plus grand objet de luxe ou de dépense : tous les six ans on change son ameublement, pour se procurer tout ce que l’élégance du jour a imaginé de plus beau. Il faut que les lits soient superbes, que tous les appartemens soient boisés avec un vernis précieux & des baguettes en or ; & le stuc est venu pour imiter les colonnes de marbre, à s’y méprendre.

On foule des tapis de trente mille livres, dont l’usage n’étoit autrefois que pour le marche-pied des autels.

On ne voit plus de poutres dans les maisons ; ce seroit une indécence affreuse. Tous les appartemens sont percés pour le conduit des sonnettes ; c’est une science à part. Telle femme sonne quand son mouchoir est tombé, afin qu’on le ramasse.

Un sallon n’est pas habitable, s’il n’a seize ou vingt pieds de hauteur : les bourgeois sont mieux logés que n’étoient les monarques il y a deux cents ans. Il n’y a plus de tabourets que chez le roi & la reine, les metteurs-en-œuvre & les cordonniers.

Le laquais d’un seigneur porte la montre d’or ciselée, des dentelles, des boucles à brillans, & entretient une petite marchande de modes.

Que de gens ne narrent si facilement, que parce qu’ils disent sans peine ce qui ne leur coûte rien à penser !

Je crois que l’inventaire de notre mobilier étonneroit fort un ancien, s’il revenoit au monde. La langue des huissiers-priseurs, qui savent le nom de cette foule immense de superfluités, est une langue très-détaillée, très-riche & très-inconnue au pauvre.

Les femmes ne se mêlent plus du ménage, à moins qu’elles ne soient femmes d’artisans.

L’honneur d’une fille est à elle ; elle y regarde à deux fois : l’honneur d’une femme est à son mari ; elle y regarde moins.

Le ton du siecle a fort abrégé les cérémonies, & il n’y a plus guere qu’un provincial qui soit un homme cérémonieux.

De toutes les coutumes antiques & triviales, celle de saluer lorsqu’on éternue est la seule qui subsiste encore de nos jours.

On ose presque se vanter d’avoir un bon estomac, ce qu’on n’auroit pas osé faire il y a vingt ans. Les laquais ne s’en vont plus au dessert, & restent jusqu’à la fin du repas. On ne l’alonge plus, il est plus court ; & ce n’est plus à table que l’on discourt en liberté, ni que l’on fait des contes amusans.

Le public prononce deux sentences : la premiere est précipitée & précede l’examen ; la seconde ne vient que quelque tems après : mais celle-là est motivée, & ordinairement il n’y a plus d’appel.

Je ne conseille pas à l’honnête homme qui n’a point de laquais, d’aller dîner dans une grande maison. Là on ne boit qu’à la discrétion des domestiques. À votre modeste commandement, ils feront une pirouette sur le talon, & courront au buffet chercher à boire pour un autre. Bientôt la sécheresse du gosier vous empêchera d’élever la voix : on n’interprétera pas mieux vos regards supplians que vos demandes. Vous sentirez le feu prendre à votre palais, & vous ne pourrez plus goûter aucun des mets qui seront sur la table. Il faudra attendre la fin du repas pour vous humecter enfin d’un grand verre d’eau. Cette méthode a été imaginée pour donner une sorte d’exclusion aux personnes qui n’ont pas de domestiques. C’est ainsi que les riches préservent leur table d’une trop grande affluence.

La plupart des femmes ne commencent à dîner qu’à l’entre-mets.

Être malade à Paris est un état ; les femmes le choisissent de préférence, comme le plus intéressant.

L’air de cour est d’avoir, comme les gens de lettres, une épaule plus élevée que l’autre.

Les hommes portent maintenant un très-gros diamant au col, & n’en ont plus à leur montre.

Il n’y a qu’un homme absolument délaissé, qui doive passer tout l’été à Paris. Il est du bon ton de dire sur le Pont-Royal, j’abhorre la ville, je vis à la campagne.

Il n’y a plus d’hommes rustiques ; mais le fat est encore commun.

Les femmes du rang le plus distingué trichent quelquefois au jeu avec une tranquille audace : elles ont en même tems l’effronterie de dire à celui dont elles ont placé l’argent sur une carte qui gagne, qu’elles n’ont pas mis. Comme cela arrive au jeu des princes, on ne peut se venger d’elles qu’en publiant le fait le lendemain dans tout Paris. Elles font semblant d’ignorer le bruit qui court.

Le ton des femmes de qualité est devenu extrêmement fier, tandis que le ton des seigneurs est honnête.

Les Parisiennes achetent quatre ajustemens contre une chemise. On a de la toile en province, & des blondes dans la capitale.

Un ouvrage en plusieurs tomes n’est jamais lu à Paris, que quand la province & l’étranger ont décidé son mérite.

Il n’y a rien de si rare que de trouver parmi nos moines un visage de pénitent ; & les jeunes gens ont un air pâle & livide, qui ne vient pas toujours de la débauche, mais du peu d’exercice.

Nos pensées deviennent si subtiles, qu’elles s’exhalent de maniere qu’il ne reste rien : la chymie est la science que l’on étudie le plus.

Tel journaliste est quelquefois, conformément à ses intérêts différens, le plus vil des flatteurs & le plus insolent des critiques.

Les grands en général ont aujourd’hui l’esprit aussi vulgaire que le peuple même : ils dédaignent comme lui ce qu’ils ne sentent pas, & ne s’occupent que de rapports puériles & misérables.

Il est impossible à Paris d’avoir justice d’un grand : il obtient sur-le-champ un arrêt du conseil, toute instruction cesse.

Un traitant ayant lu sur une colonne l’affiche d’un livre qui portoit pour titre, Traité de l’ame, demanda quel pourroit être ce traité, le seul auquel il ne fût point intéressé, le seul dont il ne connût point la nature ni le produit.

On appelloit autrefois les évêques révérends, révérendissimes ; aujourd’hui on les appelle Monseigneur, & personne ne leur refuse ce titre, quoiqu’on sourie un peu tout bas en le leur appliquant. Rien de plus curieux que de voir deux évêques se monseigneuriser avec une gravité soutenue.

Les princesses, les duchesses sont d’un caractere plus uni, plus rond, plus facile que les marquises, les comtesses & autres femmes de qualité, en général assez impertinentes.

Ramper avec bassesse en affectant l’audace,
S’engraisser de rapine en attestant les loix,
Étouffer en secret son ami qu’on embrasse,
Voilà l’honneur qui regne à la suite des rois.

Ces vers de Voltaire sont peu connus, & méritent de l’être.

C’est en province que l’on affecte de prendre les manieres & le ton de Paris ; mais celui-ci est aisé, facile, sans gêne ; & celui qu’on affecte ailleurs est lourd, pesant uniforme.

Cléon appelle Damis son ami : c’est un homme dont il a fait la connoissance il y a vingt-quatre heures ; aussi quelqu’un disoit, j’ai fait cette année trois cents soixante-quatre amis. Il étoit au trente-un décembre.

Toutes les villes du royaume s’inquietent de Paris, autant par jalousie que par curiosité. Paris ne s’embarrasse d’aucune ville du globe, & ne songe qu’à ce qui se passe dans son sein & à ce qui se fait à Versailles.

On entend parler de Lyon, de Bordeaux, de Marseilles, de Nantes ; on croit à l’opulence de ces villes, mais point à leurs amusemens, à leurs plaisirs, encore moins à leur goût. Le titre d’académicien de province est un titre qui fait rire ; & tel vérificateur qui ne fréquente que les cafés, haussera les épaules au nom d’un homme de mérite qui lui paroîtra ridicule, uniquement parce qu’il écrit en province.

Paris veut être le centre unique des arts, des idées, des sentimens & des ouvrages de littérature, & cependant il n’est plus permis qu’aux sots auteurs d’imprimer en France.

La plupart des opulens Parisiens, enfoncés dans leur sallon & se mirant dans leurs glaces, ne communiquent point avec le firmament, ni avec le ciel étoilé. Ils regardent le soleil sans reconnoissance, sans admiration, & à peu près comme le laquais qui les éclaire.