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Tableau de Paris/326

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CHAPITRE CCCXXVI.

Aumônes.


On faisoit, dans le fauxbourg Saint-Germain, une collecte pour de pauvres malheureux qui avoient été incendiés. Ceux qui recueilloient les aumônes entrerent chez un particulier qu’on savoit fort riche : il les reçut au mois de décembre, dans une chambre froide ; & tandis qu’ils délioient les cordons de leur bourse, le maître grondoit fort sa servante de ce qu’elle avoit employé une allumette entiere pour allumer un fagot qui attendoit la flamme, lui montrant dans un recoin de la cheminée des allumettes à demi brûlées, & réservées pour cet usage.

Les collecteurs n’auguroient pas trop bien de la libéralité du maître qui faisoit une telle semonce, lorsque celui-ci courant à une armoire secrete, en tira une somme telle qu’on n’en donne guere en fait d’aumônes. Les collecteurs ne purent s’empêcher de lui marquer leur surprise, sur-tout après les paroles qu’ils venoient d’entendre. Messieurs, leur dit l’homme bienfaisant, apprenez que c’est par de telles épargnes que je me mets en état de faire de fortes charités aux pauvres[1].

Les aumônes qui se font à Paris sont abondantes ; que Dieu, auteur de tout bien, en soit loué ! Ces ames charitables font plus pour l’ordre & la tranquillité publique, que toutes les loix séveres & réprimantes de la police. Sans ces bienfaiteurs, le frein politique seroit brisé à chaque instant par la rage & le désespoir. Si la masse des calamités particulieres est diminuée, nous le devons à une foule d’ames célestes qui se cachent pour faire le bien. Le vice, la folie & l’orgueil se montrent en triomphe : la tendre commisération, la générosité, la vertu se dérobent à l’œil du vulgaire, pour servir l’humanité en silence, sans faste & sans ostentation, satisfaites du regard de l’Éternel[2].

Sans l’active charité qui multiplie les remedes, qui va porter les secours dans les greniers, qui surprend le malheureux sur son grabat, qui le console, le fortifie, & lui apprend qu’il n’est pas oublié dans son infortune solitaire, on trouveroit chaque jour des hommes expirés de faim ; le sommet des maisons regorger où de cadavres ; les crimes seroient cent fois plus communs. La plus grande partie du repos de la ville est due à des cœurs sensibles, qui, tandis que les ordonnances punissent les délits, s’occupent à les prévenir, & servent l’état & les rois, en soulageant la douleur & en appaisant la plainte & le murmure. Ces hommes rares doivent être précieux à l’administration, qui perdroit peut-être sa force coactive, s’ils interrompoient le cours de leur bienfaits. Honorons-les, rendons-leur tout le respect qu’ils méritent. On ne dispute point le mépris ou l’indignation à un scélérat vil ou cruel : pourquoi refuser l’estime & la gloire aux bonnes & grandes actions ? Pourquoi vouloir anéantir & contester à l’homme la bonté naturelle ? Ce ne sera pas en la niant, que l’on entretiendra cette vertu innée. Les sophistes ne pourront rien contre l’expérience. La cruauté dans l’homme est une vraie maladie. Celui qui compte pour rien les autres, est un être mal organisé ; & j’aime à croire qu’il est peu commun. La méchanceté naît d’une contradiction violente & la compassion est une chose ordinaire. Si nous aimons notre intérêt, nous chérissons souvent aussi l’intérêt de nos semblables, c’est même une passion dans la jeunesse ; preuve que la nature nous a créés plutôt bons que méchans. On comptera plus d’actions généreuses de la part d’un brigand, que d’actes de dureté de la part d’un homme vertueux.

Les ames sensibles voient avec attendrissement que les actes d’humanité se multiplient de nos jours ; qu’il ne faut qu’annoncer un désastre, un accident, pour éveiller la compassion & la charité ; que les bienfaits s’efforcent à combler l’abyme de la misere. Il est profond, mais il n’est pas intarissable.

Le Journal de Paris est devenu le héraut des calamités particulieres, & le véhicule des prompts secours donnés aux infortunés. Aucune plainte jusqu’ici n’a été dédaignée. Cet emploi rend cette feuille infiniment précieuse & respectable. On envie souvent la fonction de ses rédacteurs.

La naissance du Dauphin en 1781, a été dans la capitale & dans les provinces, le signal d’une foule d’actions généreuses & patriotiques ; on a délivré des prisonniers, on a doté des filles ; on a adopté des orphelins : le bien se fait donc au milieu de tant de légéreté & d’inconséquence, & la bienfaisance regne parmi la dissolution des mœurs ; c’est qu’on a senti que la bonté de l’ame étoit la vertu premiere, que le plaisir d’obliger avoit quelque chose de céleste & de divin, que le grand crime & le seul peut-être étoit la dureté de cœur, que l’avarice enfin devoit être considérée comme le vice le plus méprisable & le plus funeste.

Nul homme n’est dispensé de faire le bien ; le plus pauvre doit encore payer son tribut à l’infortuné : un rien lui rend quelquefois la vie ; ce n’est point toujours de la monnoie qu’il faut, ce sont des soins, des avis, une visite, une simple démarche, un placet présenté à propos.

Que les écrivains fideles à leur plus noble emploi, nourrissent & entretiennent donc constamment cette pente salutaire à la bienfaisance ! Dixi.

  1. Cette anecdote pourroit fort bien être angloise ; mais on m’a certifié qu’elle s’étoit renouvelle à Paris. Rien de meilleur que l’exemple pour la propagation du bien.
  2. Citons le médecin Brayer. Chaque premier jour du mois il portoit en cachette à son curé, pour les pauvres honteux de sa paroisse, un sac de mille francs ; pendant quinze années consécutives il fit le même voyage : somme totale, cent quatre-vingt mille livres. Faire le bien, c’est déjà beaucoup ; mais la constance dans le bien !