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Tableau de Paris/334

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CHAPITRE CCCXXXIV.

Comédies modernes.


Pourquoi rit-on moins aujourd’hui qu’on ne rioit dans le siecle passé ? C’est peut-être parce qu’on a plus de connoissances & le tact plus fin ; c’est parce qu’on démêle du premier coup-d’œil ce qu’il y a de froid & de faux dans ce même trait qui faisoit rire nos aïeux à gorge déployée. On rit moins dans le monde, parce qu’on y raisonne davantage sur tous les objets, & parce qu’après avoir épuisé toutes les plaisanteries, il a fallu en venir malgré soi à un examen plus exact & plus détaillé.

Nous avons lu, nous avons voyagé, nous avons vu & examiné des mœurs bien différentes des nôtres ; nous les avons adoptées en idée, & dès ce moment les contrastes nous ont moins frappés ; les originaux nous ont paru avoir aussi leur maniere d’agir & de penser, tout comme ceux qui suivoient les maximes les plus accréditées. La plaisanterie s’est émoussée nécessairement, avec la connoissance des usages diamétralement opposés aux nôtres.

L’exemple de nos voisins plus rapprochés de nous ; la lecture des voyages nouveaux ; les gazettes multipliées, remplies de faits extraordinaires & inattendus ; le mêlange de tous les peuples de l’Europe, tout nous a appris que chacun avoit sa maniere de voir, de juger, de sentir ; & tel caractere bizarre qui nous frappoit par sa singularité, s’est trouvé commun chez nos voisins, conséquemment justifié & hors des atteintes du poëte comique.

Remarquez que l’on rit cent fois plus dans un college, dans une communauté, dans un couvent, dans une maison asservie à des regles fixes. Eh ! pourquoi ? Parce que dès qu’on s’écarte de l’orniere tracée, l’infraction marque, & le ridicule naît. Dans une petite ville il y a lieu à des rapports plus fréquens, plus vifs & plus plaisans que dans une grande ; les nuances frappent là bien autrement, parce que tout est circonscrit, uniforme, & que l’on veille les uns sur les autres. Il est un ton général dans les opinions, dans les usages, dans les vêtemens même, qu’on ne sauroit enfreindre.

Mais à Paris, l’homme est trop noyé dans la foule, pour avoir une physionomie qui tranche ; le ridicule devient imperceptible. Chacun vivant à son gré, & les mœurs étant prodigieusement mêlées, il n’y a point d’état & de caractere qui ne porte son excuse avec soi. On dit donc parmi ce peuple une multitude de bons mots qui résultent de la profonde connoissance des choses ; mais on frappe rarement sur l’homme, on le respecte ; ou si le trait se lance au hasard, il est effacé par le trait du lendemain. La médisance se manifeste moins par méchanceté que pour écarter la langueur & l’ennui. On sentira aisément que sous ce point de vue l’art de la comédie n’admet que des tableaux, & qu’on regarderoit comme un perturbateur de la société, le poëte qui livreroit brutalement la guerre à tel ou tel individu. D’ailleurs on saisiroit difficilement la ressemblance.

Une comédie qui ne peut attaquer tous les vices en honneur, ni les ridicules ennoblis, devoit tomber nécessairement dans le style des conversations ; & c’est ce qui est arrivé. Elle aura de la finesse, de la grace : mais discrete & froide, elle manquera d’énergie ; elle n’osera parler ni du fourbe public qui va tête levée, ni du juge qui vend sa voix, ni du ministre inepte, ni du général battu, ni du présomptueux tombé dans ses propres pieges ; & tandis qu’au coin de toutes les cheminées on parle, on rit à leurs dépens, aucun Aristophane n’est assez hardi pour les faire monter sur le théatre.

Ayant à tracer des peintures vigoureuses sur des modeles récens, il lui est défendu de concilier l’intérêt des mœurs avec l’intérêt de son art ; il ne peut guere attaquer le vice qu’en peignant la vertu ; & au lieu de le traîner par les cheveux sur la scene, de montrer à découvert son front hideux, il est obligé de faire une languissante tirade de morale. Point de comédie à caractere vivant dans les formes de notre gouvernement.

Moliere lui-même, tout soutenu qu’il étoit par son nom & par Louis XIV, n’a osé faire qu’une comédie en ce genre ; c’est aussi son chef-d’œuvre. Dans les autres, son pinceau n’a plus la même force, ni la même élévation. Le trait plus vague caractérise moins la physionomie. Le Misanthrope[1] est encore de nos jours un problême moral assez difficile à résoudre ; & je crois appercevoir que Moliere lui-même a molli dans la composition de ses tableaux, qu’il n’a plus osé choisir l’individu qui eût donné au portrait une vie plus animée.

Depuis, notre comédie moderne, en cessant de vouloir peindre des bourgeois, a perdu & sa gaieté & son naturel ; le poëte, pour faire imaginer qu’il fréquentoit la noble compagnie, n’a plus voulu faire parler que des ducs, des comtesses & des marquises ; il a raffiné à tout propos le style & les idées, & il a créé des expressions recherchées. Au lieu de songer à mettre les personnages en action, il a prétendu au bon ton ; & ce ton factice, il l’a pris pour celui du théatre & de la société.

Qu’est-il arrivé ? L’honnête bourgeois écoutant de toutes ses forces, n’a rien compris à ce nouvel idiôme ; & les gens du monde n’ont pas même reconnu le leur ; tous ces traits, à force de vouloir être délicats & spirituels, sont devenus maniérés, & n’ont frappé que foiblement les spectateurs : ils n’ont donc applaudi à quelques détails que pour proscrire plus généralement l’ensemble dénué de mouvement & de vie.

Ce jargon ingénieux n’a paru qu’un effort hors d’œuvre & mal-adroit, qu’une grimace perpétuelle & fatigante ; & le poëte, en abandonnant des caracteres où les ridicules sont vrais & tranchans, n’a produit qu’une enluminure passagere, lorsqu’il comptoit tracer un tableau durable.

C’est de l’esprit d’auteur, a-t-on dit, c’est lui qui parle, & non ses personnages ; il a voulu faire sa comédie pour les premieres loges, & il n’a pas même réussi devant elles, parce que le point de vue de tout caractere doit être saisi du milieu du parterre & non ailleurs.

Ainsi le poëte comique, quand il veut trop renchérir sur l’esprit de ses devanciers, le trompe, puisqu’il faut qu’il s’étudie à cacher entiérement son art ; la montre en étant encore plus insupportable dans la comédie que dans la tragédie.

Voilà ce que ne croiront point nos auteurs comiques, qui de plus ont donné un soufflet à la nature, en écrivant leurs pieces en vers, & encore en vers énigmatiques : leurs non-succès devroient cependant leur révéler que leur couleur est fausse ; mais ils s’obstineront à la garder, parce qu’ils ne consulteront point la bonne servante de Moliere, & qu’ils liront à de beaux esprits leurs confreres, au lieu de consulter les bons esprits, qui en toute chose cherchent le fond & non ces accessoires qui l’étouffent ou le défigurent.

Or, on nous a donné quelques comédies que le jargon précieux n’infectoit pas, comme le Barbier de Séville & le Tuteur dupé ; mais on ne peut considérer ces pieces que comme des farces où il y a de l’esprit & des mots heureux : ce n’est point là non plus la bonne comédie qui fait sourire l’ame par une peinture vraie & fine, la seule qui puisse plaire à une raison exercée.

  1. Cette piece a déjà excité plusieurs débats intéressans : voici l’impression qui m’en est restée. Le Misanthrope m’a toujours paru fort inférieur au Tartuffe. L’intention de Moliere dans cette piece a sûrement été pure ; mais on ne peut s’empêcher néanmoins d’avouer qu’elle paroît équivoque à l’examen. Moliere, si je ne me trompe, semble vouloir que la vertu soit douce, pliante, accorte, pour ainsi dire, ménagée, accommodante, respectant toutes les conventions tacites & fausses des sociétés ; qu’elle ne gronde jamais, qu’elle ne s’emporte jamais, qu’elle voie tout ce qui blesse l’ordre d’un œil prudent, circonspect, réservé ; mais la vertu sans sa marque distinctive, qui est le courage, la franchise, la fermeté, &, pour tout dire, la roideur de la probité, est-elle encore vertu ?

    Moliere semble donner la préférence à Philinte sur Alceste, & faire du premier un modele à suivre pour les manieres & le langage ; il semble dire : soyez dans certaines circonstances plutôt un peu faux avec politesse que bourru avec probité ; ménagez tout ce qui vous environne : pourquoi choquer imprudemment les vices d’autrui ? Cette piece de Moliere enfin semble écrite sous l’œil de la cour : d’ailleurs le Misanthrope, constdéré de près, n’est qu’un humoriste ; il s’échauffe le plus souvent pour des miseres. Moliere a mis quelquefois des individus sur la scene ; mais ce n’est pas là son plus bel endroit. En attaquant Boursaut & de Visé, il attaquoit ses adversaires & non des hommes vicieux ; en frappant Cottin, il a vengé son amour-propre ; il eût été plus grand d’oublier l’injure et de la pardonner : les personnalités choquantes qu’il s’est permises, nuisent un peu à sa gloire. Que de vices troublant la société il avoit à combattre ! Mais peu importe aujourd’hui que Cottin ait été un sot ou un homme d’esprit ; & les Femmes savantes, qui ont retardé peut-être les progrès des sciences, ne sont faites que pour aigrir les débats littéraires, & propager le scandale de la littérature.