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Tableau de Paris/335

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CHAPITRE CCCXXXV.

Où est Démocrite !


Si la comédie n’est plus sur le théatre, elle est toujours dans le monde. Pour un observateur désintéressé, il y a de quoi rire comme Démocrite ; & au fond, rien n’est meilleur pour la santé.

Vous voyez l’abbé qui parle de ses indigestions ; vous entendez les gémissemens de l’avare qui déclame contre la dureté du cœur humain, les plaintes du plaideur entêté, la suffisance de l’auteur qui fronde l’orgueil dont il est atteint ; vous contemplez la morgue du grand, qui affecte quelquefois la bonté, la fatuité du petit-maître, ardent sectateur des modes les plus futiles. Celui qui prête le plus à la satyre, est satyrique à l’excès. Les tons & les manieres forment des scenes extrêmement variées : l’esprit léger, fugitif & parleur fait contracter à ces différens personnages une sorte de maintien, une maniere qui donne à chaque avantageux l’air & l’attitude de ses frivoles & petites idées.

Il est curieux d’examiner le nombre infini de ces causeurs, auxquels on attribueroit la vraie connoissance de tous les arts, tandis qu’aucun d’eux ne sauroit en réduire un seul en pratique : & le ton décisif & haut n’en va pas moins son train.

Qu’est-il besoin après cela, d’aller entendre nos froides comédies modernes, qui n’offrent rien de tous ces travers ?

Voyez ensuite le ridicule inconcevable & les prétentions respectives des états, leurs débats éternels, la montre de leurs privileges ; & riez encore plus fort.

Les secretaires du roi, par exemple, ne savent quel rang occuper ; ils s’élevent, ils s’abaissent ; leur contenance est mal assurée ; ils posent des lignes de démarcation, mais ces lignes sont perpétuellement dérangées. Quel scandale pour la pépiniere de la future noblesse ! Leur scrupule dans un tems, leur excessive indulgence dans un autre, tout place sous un jour comique leur embarras, leur prodigieuse facilité, puis leur attitude fiere & repoussante.

Mais savez-vous l’histoire de cet honnête marchand d’étoffes, qui avoit coutume de dire à tout propos, je veux être pendu si cela n’est pas vrai, je veux être pendu si je ne fais pas telle chose ? Il fit fortune, & acheta une charge de secretaire du roi ; le lendemain même de son acquisition il s’écria devant une nombreuse assemblée : si ce que j’affirme n’est pas véritable, je veux être décollé. Qui n’auroit pas ri ?

Charge de secretaire du roi ; savonnette à vilain, dit le proverbe. Mais un acquéreur disoit avec beaucoup de sens : ce qui est ridicule aujourd’hui, dans cent ans d’ici produira d’excellentes raisons.

Avoir une occupation différente de son voisin, est un titre pour se moquer de lui ; le notaire & le greffier se jugent séparément l’un au-dessus de l’autre ; le procureur & l’huissier se regardent comme de deux castes différentes ; les commis établissent entr’eux de plus grandes différences ; l’homme d’un bureau s’estime un petit ministre, & dit : nous avons fait, nous avons décidé, & nous ordonnerons. Le caissier se croit fort au-dessus du liquidateur, & ainsi réciproquement. Je ne sais si le marchand de vin visite le vinaigrier, & si le libraire n’attend pas que le papetier fasse les premiers pas ; le conseiller au parlement voit en pitié un conseiller du châtelet ; & si vous voulez faire évanouir une femme de robe, vous n’avez qu’à lui parler d’une présidente d’élection.

L’on met souvent en délibération dans la bourgeoisie, si l’on rendra la visite à son voisin, & si l’on n’en seroit pas dispensé par quelque dignité personnelle, comme par exemple celle de marguillier, de syndic de sa communauté, de quartenier, de futur échevin, qui doit graver son nom sous la statue équestre de nos rois.

Parcourez jusqu’aux métiers : ils ont établi entr’eux une espece de séparation. Derniérement un tailleur du roi se fit faire une perruque par la main la plus habile, parce qu’un tailleur du roi doit être supérieurement coëffé ; quand le maître perruquier eut apporté & posé son chef-d’œuvre, le tailleur lui demanda avec gravité, combien ? — Je ne veux point d’argent. — Comment ? — Non ; vous êtes aussi habile dans votre art que je le suis dans le mien : eh bien, que vos ciseaux me coupent un habit. — Vous vous méprenez, mon cher ; mes ciseaux & mon aiguille, consacrés à la cour, ne travaillent pas pour un perruquier. — Et moi, reprit l’autre, je ne coëffe pas un tailleur. Et joignant le geste à la parole, il lui arracha la perruque de dessus la tête & court encore.

Les débats opiniâtres des différentes communautés sont fort divertissans. Ces demandes respectives étoient d’un excellent revenu pour le palais il y a quelques années ; voilà pourquoi il favorisoit tant les maîtrises. Les procès sont devenus plus rares depuis la réunion, quoique l’entêtement soit à peu près le même entre ces petits corps de marchands.

Mais quel corps aujourd’hui ne prétend pas s’isoler au milieu des rapports de la machine politique ! Tout corps, tant il est frappé d’aveuglement, ne sent que l’injustice faite à l’un de ses individus, & regarde comme étrangere à ses intérêts l’oppression du citoyen qui n’est pas de sa classe.

Le militaire rit des coups qui tombent sur l’homme de robe ; l’homme de robe voit avec indifférence le prêtre qui s’avilit ; le prêtre croit pouvoir exister indépendamment des autres états, & l’orgueil non moins que l’intérêt a divisé des professions qui se touchent, qui ont entr’elles les plus invincibles rapports : armées les unes contre les autres, elles se prévalent tour-à-tour des petits avantages qu’elles ont obtenus la veille, pour les perdre le lendemain ; car pendant cette lutte le gouvernement, en paroissant vouloir les accorder, les pompe & les desseche pour les retenir toutes sous sa main & les faire mouvoir à sa volonté.

Personne ne veut songer que ces travaux différens sont liés ensemble, & portent à la masse des connoissances un trait de lumiere ; que la science est nécessairement une, & que toutes les découvertes ne tendent qu’à diminuer la source de tous nos maux, l’ignorance & l’erreur.

Aussi la société, morcelée par cette multitude de petites & bizarres distinctions, est-elle devenue une vraie tour de Babel, pour la confusion des idées & des sentimens ; la société y parle comme le génie & beaucoup plus haut ; chacun y déploie sa pancarte, son privilege, ou ses lettres de maîtrise ; l’académicien & le cordonnier en font également parade de nos jours. Ô Démocrite ! où es-tu ?