Aller au contenu

Tableau de Paris/337

La bibliothèque libre.

CHAPITRE CCCXXXVII.

Consommation.


Tous les almanachs vous disent qu’il se consomme par an quinze cents mille muids de bled, quatre cents cinquante mille muids de vin, non compris la bierre, le cidre, l’eau-de-vie ; cent mille bœufs ; quatre cents quatre-vingt mille moutons ; trente mille veaux ; cent quarante mille porcs ; cinq cents mille voies de bois ; dix millions deux cents bottes de foin & de paille ; cinq millions quatre mille livres de suif ; quarante-deux mille muids de charbon, &c.

Ces sortes d’états ont des différences, assez considérables selon les années ; il est presque impossible d’avoir des certificats qui aient une certaine justesse, parce que ceux qui perçoivent les droits sur ces consommations, ont intérêt de déguiser ce qu’ils reçoivent.

On peut dire que le Parisien en général est sobre forcément, se nourit très-mal par pauvreté, & économise toujours sur sa table, pour donner au tailleur, ou à la marchande de bonnets. Mais trente mille riches, d’un autre côté, gaspillent ce qui nourriroit deux cents mille pauvres.

Paris aspire toutes les denrées, & met tout le royaume à contribution. L’on ne s’y ressent pas des calamités qui affligent quelquefois les campagnes & les provinces, parce que les cris du besoin seroient là plus dangereux qu’ailleurs, & donneroient un exemple fatal & contagieux. On fait honneur de ces approvisionnemens au zele infatigable des magistrats ; il mérite des louanges.

Mais considérons en même tems, que, placé au milieu de l’Isle-de-France, entre la Normandie, la Picardie & la Flandre, ayant cinq rivieres navigables, la Seine, la Marne, l’Yone, l’Aisne & l’Oise (sans parler des canaux de Briare, d’Orléans & de Picardie), les greniers de la Beauce presque à ses portes ; une riviere qui, en sortant, serpente par des contours presque de cent lieues, comme pour donner aux marchandises & denrées la facilité de remonter ; Paris, d’après ces avantages que la nature lui a accordés, jouit par lui-même de la situation la plus heureuse & la plus propre à voir l’abondance régner dans ses murailles.

Le commerce de cette ville n’est presque qu’un commerce de consommation, excepté quelques objets de goût & de luxe ; mais ces consommations sont considérables.

Il tire de toutes les manufactures du royaume ; mais il a peu de fabriques, à cause de la cherté de la main-d’œuvre. Il fait des expéditions pour les pays les plus éloignés. Les marchandes de modes, ainsi que les bijoutiers, en font le principal commerce, parce que la main de l’ouvrier l’emporte toujours sur la richesse de la matiere.

Tout ce qui entre à Paris n’est donc pas pour y rester. Les matieres y viennent pour être façonnées ; puis elles en sortent embellies de ce goût exquis qui leur donne à toutes une forme nouvelle.

Le bureau des rouliers est d’une grande commodité pour faire parvenir dans les pays les plus lointains les marchandises & effets qu’on leur confie ; les commissionnaires en sont fideles & exacts. Mais le commerce se plaint vivement d’une nouvelle ferme, d’un nouveau privilege exclusif, qui le gêne & le rançonnera dans la suite.

M. l’abbé d’Expilly, qui a porté si haut la population générale du royaume, & qui paroît l’avoir enflée de trois millions, rabat la population de Paris à six cents mille ames. Il se fonde tantôt sur le nombre trente, choisi pour multiplier les naissances, tantôt sur l’état des maisons & des familles imposées à la capitation.

Mais tous les calculs, ainsi que les raisonnemens moraux se trouvent le plus souvent en défaut quand on parle de la capitale. Lorsque l’on compte par les baptêmes, comment fera-t-on entrer dans le calcul cette grande affluence d’étrangers qui y viennent, qui y sont domiciliés sans y avoir reçu le baptême ? ce qui, sans compter les juifs, doit augmenter la population d’un quart.

Paris consomme plus de deux millions de septiers de bled par an. Voilà ce qui est sûr, & ce que ne disent point les almanachs nouveaux. La banlieue renferme quatre cents quarante-deux paroisses & quarante-sept mille six cents quatre-vingt-cinq feux. Les limites de la ville se sont étendues. Le Gros-Caillou est devenu un fauxbourg considérable ; tous les marais ont été ornés de maisons. M. de Vauban, en 1694, détermine la population à sept cents vingt mille personnes. Nous estimons donc que Paris renferme aujourd’hui neuf cents mille ames environ ; & la banlieue, près de deux cents mille. Les calculs de M. de Buffon & ceux de M. d’Expilly paroissent également fautifs. Il ne faut que des yeux pour voir que, depuis vingt-cinq ans, la population est partout plus considérable.

Au milieu de ce salmis de l’espece humaine, on peut bien compter deux cents mille chiens & presqu’autant de chats, sans les oiseaux, les singes, les perroquets, &c. Tout cela vit de pain ou de biscuit.

Point de misérable qui n’ait dans son grenier un chien pour lui tenir compagnie : on en interrogeoit un qui partageoit son pain avec ce fidele camarade ; on lui représentoit qu’il lui coûtoit beaucoup à nourrir, & qu’il devroit se séparer de lui. Me séparer de lui ! reprit-il, & qui m’aimera ?

Or, en supposant le systême des économistes admirable, il viendroit toujours se briser contre la capitale, qui exige un régime tout différent, parce que ce million d’hommes dévore comme deux & demi.

La ville est ouverte, & presque dans l’impossibilité d’avoir une enceinte de murailles. Elle offre une surface trop immense. Il faudroit un genre de fortifications particulier ; elle n’a point de tours, de murs, de remparts, & n’y songe pas. Au lieu de citadelle & de portes antiques, elle a des barrieres, où des contrôleurs & un receveur vous font payer une roquille de vin, & un pigeon s’il n’est pas cuit. Comme un jour nous paroîtrons barbares & petits à l’œil de la saine politique, lorsqu’elle aura démontré aux administrateurs des nations la double erreur de leurs raisonnemens & de leurs calculs !