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Tableau de Paris/345

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CHAPITRE CCCXLV.

Le Clergé.


Son siege, pour ainsi dire invisible, est principalement à Versailles ; c’est là qu’il travaille sourdement, qu’il examine de près les claviers qu’il doit toucher. Il maintient son existence & son crédit par des moyens souples, adroits, & qui varient selon les circonstances.

Le corps qui a le moins de préjugés, (le croiroit-on !) c’est le clergé ; il sait très-bien ce qu’il fait ; il connoît le cours & l’ascendant des opinions régnantes ; il a reconnu sa véritable position ; il fait quelquefois le fanatique dans des mandemens, & il ne l’est pas. Il fixe les yeux en tremblant sur le précipice où la loi des destins l’entraîne, il en recule l’époque qu’il juge lui-même inévitable : mais il l’éloigne en n’affectant ni crainte, ni audace ; & mettant à profit les passions de tout ce qui l’environne, il se défend de ces passions indiscretes qui agitent les autres corps & les empêchent de marcher droit vers un but unique.

Lui-même donne un frein à sa milice superstitieuse qu’il méprise, tandis qu’il estime ses ennemis ; il est éclairé ; il ne commettra point de grandes fautes ; il songe à l’utile, prêt à céder l’arbitraire quand les événemens éclos du sein du tems l’exigeront ; enfin il se défend avec les seules armes qui lui restent ; il les estime fantastiques, mais il ne les abandonne point pour cela, parce qu’il connoît la cour, les grands, la nation, & le respect involontaire qu’ont les hommes pour des privileges abusifs, mais antiques.

Il sait ménager jusqu’aux plumes qui lui livrent la guerre : il ne répond que par le silence, laissant les discussions théologiques aux batailleurs de profession, & s’appuyant avec plus de sûreté sur la base réelle de son opulence.

Ce corps me paroît doué de la politique la plus fine, & jusqu’ici la plus heureuse. Moins persécuteur que jamais, ne sollicitant presque plus de lettres de cachet contre les protestans & leurs filles, parlant de tolérance, occupé de jouissances voluptueuses & paisibles, satisfait, tant que l’extérieur du culte ne recevra aucune breche, il laissera passer les opinions contraires, sans leur opposer une digue imprudente ; car il sent bien qu’il leur donneroit peut-être un volume & une force plus considérables.

Il regarde toujours comme ses plus redoutables ennemis les protestans, & sur-tout les anabatistes, qui deviennent très-nombreux dans quelques provinces de France ; mais il ne seroit pas trop éloigné de faire une sorte de pacte amical avec les philosophes, parce qu’il voit qu’il ne perdra rien par la tolérance, & qu’il risqueroit beaucoup en suivant un systême opposé.

Quand il changera de forme, sa métamorphose sera rapide ; il se modifiera sans une grande résistance, abandonnant tout-à-coup le chimérique pour s’attacher au réel. Il sait que c’est sa richesse même qui servira à l’affaisser : il prévoit que le combat ne sauroit être long, & que le parti foible devra céder le tout pour en conserver du moins des fragmens larges & précieux. La grandeur du clergé catholique, a dit Helvétius, est toujours destructive de la grandeur d’un état. Comment n’appercevroit-il pas lui-même la vérité de cet axiome ?

Écrivains, voulez-vous aujourd’hui muleter le clergé, & lui rendre, comme on dit, la monnoie de sa piece ? N’écrivez point contre les dogmes qu’il sait apprécier, contre sa prééminence qu’il tient des siecles précédens, contre ses intrigues qui lui sont devenues nécessaires ; répétez-lui sans cesse que les biens de l’église sont le patrimoine des pauvres, que les évêques n’en sont que les dépositaires, que ce qu’ils dépensent en luxe, en faste, en plaisirs, est un vol réel, une violation évidente des saints-canons[1] ; vous leur direz une vérité redoutable, & qu’ils ne peuvent se dissimuler à eux-mêmes. Ornez-la, cette vérité féconde, des expressions les plus convaincantes & les plus animées, afin qu’elle descende dans tous les cœurs & dans tous les esprits. Et ne pouvez-vous pas tonner, lorsqu’un prince de l’église laisse à ses héritiers deux ou trois millions qu’il a frauduleusement amassés aux dépens des pauvres ? Pesez là-dessus, & répétez qu’à sa mort, un évêque ne doit laisser qu’un linceul pour l’ensevelir.

Laissez ensuite les évêques calomnier vos écrits dans des mandemens qu’on ne lit pas, ou dont on se moque. C’est à raison de cent mille écus par an, qu’ils distribuent cette belle éloquence faite pour les prônes. Que vous fait le style des prônes ?

À qui donne-t-on les évêchés ? Aux nobles. Les grosses abbayes ? Aux nobles. Tous les gros bénéfices ? Aux nobles. Quoi, il faut-être gentilhomme pour servir Dieu ! Non : mais la cour s’attache ainsi la noblesse ; & l’on paie les services militaires, de même que d’autres moins importans, avec les biens de l’église.

Qu’est-ce que la feuille des bénéfices ? Y eut-il jamais feuille des bénéfices dans la primitive église ? Combien de tems durera encore la feuille des bénéfices ? Elle a déjà subi & subira insensiblement différentes métamorphoses, puis… Mais qui peut lire distinctement dans l’avenir ?

On compte cent cinquante mille ecclésiastiques dans le royaume, tous célibataires. Les apôtres étoient mariés. Le clergé a été marié pendant plusieurs siecles. Le concile de Trente a été tout prêt de permettre le mariage aux prêtres. Cent cinquante mille individus qui vivent dans un célibat dangereux à eux-mêmes & aux autres ! L’oseroit-on croire ! Si ce fait étoit rapporté dans une histoire ancienne, ne le révoqueroit-on pas en doute ? & si l’on étoit forcé enfin de l’admettre, de quelles réflexions ne l’accompagneroit-on pas ?

Quant à la sage loi de résidence, elle est si ouvertement, si constamment violée, qu’il devient inutile d’en faire la remarque. Les ouailles ne connoissent plus le front de leur pasteur, & ne l’envisagent que sous le rapport d’un homme opulent, qui se divertit dans la capitale & qui s’embarrasse fort peu de son troupeau.

  1. Ils disent tous de la maniere la plus forte, la plus incontestable, que tous les biens des ecclésiastiques appartiennent de droit aux pauvres.