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Tableau de Paris/346

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CHAPITRE CCCXLVI.

La Galerie de Versailles.


Le Parisien, le jour de la Pentecôte, prend la galiote jusqu’à Seves, & de là court à pied à Versailles, pour y voir les princes, la procession des cordons-bleus, puis le parc, puis la ménagerie[1]. On lui ouvre les grands appartemens ; on lui ferme les petits, qui sont les plus riches & les plus curieux.

Ils se pressent à midi dans la galerie, pour contempler le Roi qui va à la messe, & la Reine, & Monsieur, & Madame, & monseigneur comte d’Artois, & madame comtesse d’Artois ; puis ils se disent l’un à l’autre : as-tu vu le roi ? — Oui, il a ri. — C’est vrai ; il a ri. — Il paroît content. — Dame ! c’est qu’il a de quoi.

M. Moore a fort bien observé que pendant la messe, tandis qu’on leve l’hostie, tous les yeux sont fixés sur le roi, & que personne ne s’agenouille du côté de l’autel.

Au grand couvert, le Parisien remarque que le roi a mangé de bon appétit, que la reine n’a bu qu’un verre d’eau. Voilà ce qui fournira à l’entretien pendant quinze jours ; & les servantes alongeront le col, pour mieux écouter ces nouvelles.

Quant aux tableaux, aux statues, aux antiques, il n’a pas d’yeux pour cela ; mais il admire les glaces, la dorure, le dais du trône, & la quantité de plats qu’on pose sur la table royale. Les carrosses surdorés, les Cents-Suisses, les Gardes-du-Corps & les tambours le frappent aussi beaucoup.

Ce qui étonna le plus le sauvage amené à la cour de Charles IX, ce fut de voir les Cents-Suisses, hauts de six pieds, avec leurs moustaches & leurs hallebardes, obéir à un petit homme qui avoit le visage pâle & les jambes grêles. Le Parisien est loin de sentir la réflexion du sauvage. Qu’on lui dise qu’un autre Indien voyant le tableau où saint Michel terrasse le diable avec une majesté tranquille & sans effort, s’écria, ah, le beau sauvage ! il ne comprendra pas mieux ce trait que le précédent, fût-il des six corps ou garde-notes.

Rien n’amuse plus un philosophe, que de se promener seul dans cette galerie, & de roder ensuite par-tout. Il n’a rien à demander aux ministres, ni aux gens en place ; il ne les connoît que de vue ; il va à leurs audiences ; il assiste aux dînés des princes & des princesses ; il se réjouit fort de ces entrées, de ces révérences, de ces domestiques, de ces officiers de table, du sérieux de toute cette plaisante étiquette. Il se rappelle alors quelques pages de son Rabelais[2], & il rit tout bas ; car l’espece humaine est là sous le jour le plus divertissant. Il voit trotter les altesses, les grandeurs & les éminences pêle-mêle avec les pages & les valets de pied ; & lui, tranquille observateur, il n’a rien à faire qu’à examiner.

Qui ne se donneroit pas ce rare plaisir trois ou quatre fois l’année ? Est-il dans aucune langue une comédie qui approche de celle qu’offre journellement l’œil-de-bœuf ? Quand on a vu les courtisans si petits devant le soleil, comme dit le moindre bourgeois, il n’est plus possible de les voir grands ailleurs.

Mais il faut apprendre aux étrangers ce que c’est que l’œil-de-bœuf ; c’est une anti-chambre qui retient son nom d’une fenêtre de forme ovale. Là vit un Suisse quarré & colossal : c’est un gros oiseau dans la cage. Il boit, il mange, il dort dans cette anti-chambre, & n’en sort point : le reste du château lui est étranger. Un simple paravent sépare son lit & sa table des puissances de ce monde. Douze mots sonores ornent sa mémoire, & composent son service. Passez, messieurs, passez ! Messieurs, le roi ! retirez-vous. On n’entre pas, monseigneur ! Et monseigneur file sans mot dire.

Tout le monde le salue, personne ne le contredit ; sa voix chasse dans la galerie des nuées de comtes, de marquis & de ducs, qui fuient devant sa parole. Il renvoie les princes & princesses, & ne leur parle que par monosyllabes : aucune dignité subalterne ne lui en impose ; il ouvre pour le maître la portiere de glaces, & la referme ; le reste de la terre est égal à ses yeux. Quand sa voix retentit, les pelotons épars de courtisans s’amoncelent ou se dissipent ; tous fixent leurs regards sur cette large main qui tourne le bouton : immobile ou en action, elle a un effet surprenant sur tous ceux qui la regardent. Ses étrennes montent à cinq cents louis d’or ; car on n’oseroit offrir à cette main un métal aussi vil que l’argent.

Le soir un grouppe de courtisans traversent de nouveau l’œil-de-bœuf, & s’attroupent auprès d’une porte fermée, en attendant qu’elle s’entr’ouvre. Ce sont des prétendans à l’honneur insigne de souper avec le maître : tel a poursuivi cette grace pendant trente-cinq années, fidele tous les jours de sa vie à cette porte ingrate ; & il est mort à la poursuite de ses faveurs, sans l’avoir vu bâiller pour lui. Chacun se flatte d’une espérance qui ne s’éteint pas, quoique si souvent trompée. Au bout de deux heures, cette porte adorée & pressée dans un tremblement respectueux, s’entr’ouvre : un huissier de la chambre paroît avec une liste à la main, & crie sept à huit noms ; noms fortunés qui entrent, ou plutôt se glissent dans l’étroit & envié passage. Puis l’huissier ferme subitement la porte au nez des autres qui, faisant semblant de se consoler de cette disgrace, s’en vont le chagrin & le désespoir dans le cœur.

Je ne fais si c’est le hasard ou la politique qui a déterminé cette légere distance du monarque à sa capitale, si le projet fut réfléchi ; mais on diroit par les effets, que ce fut l’ouvrage de la politique la plus raffinée. Cet éloignement de quatre lieues, qui rend le monarque comme invisible, qui le dérobe aux yeux & aux clameurs de la multitude, a eu la plus grande influence sur la constitution du gouvernement.

Quand le roi vient à Paris, c’est une grace, un bienfait, ou bien il s’y montre avec l’appareil d’un maître qui vient faire exécuter ses volontés.

Un bourgeois de Paris dit très-sérieusement à un Anglois, qu’est-ce que votre roi ? Il est mal logé, cela fait pitié en vérité. Voyez le nôtre, il habite Versailles. Est-ce là un château superbe ? En avez-vous un pareil à citer ? Quelle grandeur, quel éclat, quelle magnificence ! Cette foule couverte d’or, tout cela est l’ouvrage de Louis XIV ; il a employé près de huit cents millions pour le château & les jardins ; c’étoit un grand roi ! l’article seul du plomb pour les conduits d’eau étoit de trente-deux millions ; il a brûlé le définitif du compte ; c’est le plus magnifique palais qu’il y ait au monde. Nos princes du sang enfin ont une cour plus brillante que celle de votre roi d’Angleterre.

Et il continue sur ce ton aux yeux de l’Anglois qui, stupéfait d’un tel raisonnement, admire le Parisien & ne sait que lui répondre.

La reine régnante a fait placer des réverberes depuis Versailles jusqu’à la barriere de la Conférence ; de sorte que vous pouvez partir de l’œil-de-bœuf & aller jusqu’à la grande allée de Vincennes, c’est-à dire, dans un espace de cinq lieues & demie, toujours sur une route éclairée. Aucune ville ancienne ni moderne n’a offert ce genre de magnificence utile. Toute jouissance qui devient publique, prend un caractere de grandeur, & ne doit plus s’appeller luxe.

Sans doute M. Sherlock quittoit Paris sur cette superbe route, quand il a dit : jamais un homme n’est parti de Paris gai. Quelle qu’en soit la raison, on est toujours triste en sortant de Paris. On doit sur-tout être triste, si je ne me trompe, quand on sort de la capitale pour aller dans les bureaux de Versailles, où demander quelque grade, ou implorer justice, ou poursuivre quelque projet. Il faut parler à des commis qui vous écoutent sans répondre, & dont le parti est pris avant de vous avoir entendu.

Versailles, qui contient cent mille ames, s’agrandit considérablement, & se dessine avec majesté ; c’étoit un pauvre village il y a cent vingt ans ; ses rues sont très-larges, bien aérées, & l’on y marche presque de tout tems à pied sec.

Quoique le foyer des affaires majeures & politiques, Versailles se trouvant dans le tourbillon de la capitale, obéira toujours en satellite à ses mouvemens, & suivra infailliblement la destinée de sa planete.

L’esprit de cette ville secondaire n’est autre que l’esprit du château ; & l’on connoît l’esprit du château au bout d’un jour d’examen. Ce qui s’est fait la veille, se fera exactement le lendemain ; & qui a vu un jour, a vu toute l’année.

Il y a seize mille croix de Saint-Louis en France, dont six mille à Paris ou dans les environs. Ces officiers partent en pot-de-chambre, assiegent les bureaux de Versailles, peuplent les anti-chambres, remplissent la galerie, font circuler les nouvelles, parlent incessamment des guerres passées, déraisonnent en politique, parce qu’ils jugent tout en militaires ; ils ne peuvent s’accoutumer à tous les changemens que le cours des événemens autorise & nécessite.

Les habitans de ce lieu se persuadent aisément que Versailles surpasse en beauté tout ce qu’il y a dans le reste de l’Europe, & qu’il est très-inutile de voyager, pour ne voir que des choses inférieures. Aussi ne comprend-on rien dans ce pays à la fantaisie d’un seigneur qui va visiter la Hollande, l’Angleterre, la Suisse, l’Italie, l’Allemagne & la Russie : on l’accuse de bizarrerie.

Ici, chacun se glorifie de l’emploi qu’il exerce, & se croit pour ainsi dire membre de la couronne, pour peu qu’il approche de la botte du monarque ; celui qui met un plat sur une table, s’appelle un gentilhomme, & un porte-manteau prend le titre d’écuyer. Nul n’ose empiéter le moins du monde sur les fonctions de son voisin ; trente ou quarante charges sont exercées dans un dîner ; jusqu’au transport du billot de la cuisine regarde un officier ad hoc. Qui pourroit remonter à l’origine, & suivre la sous-division de ces différens offices, tous acquis à prix d’argent, & soudoyés en conséquence ? Quel gouffre ! Quel œil osera en sonder toute la profondeur ?

La haine du peuple dans aucune circonstance ne va jamais jusqu’au monarque ; elle a trop de milieux à traverser ; elle s’attache aux commis, aux administrateurs particuliers, aux hommes en place, aux ministres du second & du troisieme ordre, remparts exposés aux reproches, aux injures, & à qui l’on attribue les malheurs publics. Ils sont là pour affaiblir l’inimitié, si elle avoit lieu. Le peuple sent que le monarque ne sauroit jamais le haïr, qu’il veut le bien, qu’il le cherche, parce qu’il est de son intérêt de le vouloir & de le trouver.

C’est enfin le pays où l’on se tient debout toute sa vie. On va par-tout sans s’asseoir nulle part. Un courtisan qui a quatre-vingts ans, nouveau Siméon Stilite, en a bien passé quarante-cinq sur ses pieds, dans l’antichambre du roi, des princes & des ministres.

L’étiquette fatigue beaucoup les hommes de cour, mais elle ne fatigue pas moins les personnes qui en sont l’objet ; l’étiquette donne des loix à ceux qui en donnent à la terre : ainsi tout est compensé.

  1. En revenant, le petit peuple raconte l’histoire connue du Suisse de la ménagerie. Ce portier à livrée royale avoit l’emploi de donner tous les jours six bouteilles de vin de Bourgogne à un dromadaire. Cet animal étant venu à mourir, le Suisse présenta un placet, par lequel il demandoit à la cour la survivance du dromadaire.
  2. Quiconque a lu Rabelais, & n’y a vu qu’un bouffon, à coup sûr est un sot, s’appellât-il Voltaire ?