Tableau de Paris/354

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CHAPITRE CCCLIV.

De l’Influence de la Capitale sur les Provinces.


Elle est trop considérable, relativement à l’influence politique, pour qu’on puisse en détailler les effets. Je ne prétends la considérer ici, que par l’attrait qui séduit tant de jeunes têtes, & qui leur représente Paris comme l’asyle de la liberté, des plaisirs & des jouissances les plus exquises.

Que ces jeunes gens sont détrompés, quand ils sont sur les lieux ! Autrefois les routes entre la capitale & les provinces n’étoient ni ouvertes ni battues. Chaque ville retenoit la génération de ses enfans, qui vivoient dans les murs qui les avoient vu naître, & qui prêtoient un appui à la vieillesse de leurs parens : aujourd’hui le jeune homme vend la portion de son héritage, pour venir la dépenser loin de l’œil de sa famille ; il la pompe, la desseche, pour briller un instant dans le séjour de la licence.

La jeune fille soupire & gémit de ne pouvoir accompagner son frere. Elle accuse son sexe & la nature. Elle se déplaît dans la maison paternelle. Elle se peint avec feu les plaisirs de la capitale, & la splendeur de la cour. Elle y rêve toute la nuit. Elle voit l’opéra ; elle est sur les remparts, elle se promene dans un char superbe : on l’adore ; tous les yeux sont fixés sur elle.

On lui a dit que toutes les femmes y reçoivent un culte perpétuel ; qu’il ne faut que de la beauté pour y être adorée ; qu’elles choisissent à leur gré dans la foule de leurs esclaves le plus fait pour leur plaire ; que les maris y sont ridicules, si-tôt qu’ils veulent parler de leur empire, Elle compare cette vie libre & voluptueuse à celle qu’elle mene dans l’économie d’une maison rangée, & son imagination est trop ardente pour pouvoir s’arrêter : elle n’accorde plus que de l’estime à son amant honnête.

Sa mere la nourrit dans ces trompeuses illusions. Elle est avide des nouvelles de cette ville. Elle est la premiere à dire avec exclamation : il vient de Paris ! il arrive de la cour ! Elle ne trouve plus autour d’elle ni graces, ni esprit, ni opulence.

Les adolescens écoutant ces récits, se figurent avec des traits exagérés ce que l’expérience doit cruellement démentir un jour ; ils ne tardent pas à obéir à cette maladie générale, qui précipite toute la jeunesse de province vers l’abyme de corruption. Heureux encore celui qui ne perd qu’une partie de sa fortune, & qui apprend à être sage pour le reste de ses jours ! Il n’appartient qu’à l’indigence absolue & au génie transcendant de visiter cette capitale. Ceux qui vivent dans une heureuse médiocrité, tant du côté des talens que du côté de la fortune, ne sauroient qu’y perdre.

Ceux qui reviennent dans leur patrie se croient en droit d’y mépriser tout ce qui n’est pas selon les us de la capitale. Ils mentent aux autres & à eux-mêmes. Sont-ils obligés intérieurement de rabattre des idées qu’ils s’étoient formées ? ils continuent à crier miracle, sans que leur cœur soit de la partie. Ils enflent les relations de Paris, qui ressemblent assez aux descriptions des fêtes publiques : ceux qui les lisent les trouvent toujours plus belles que ceux qui les ont vues.