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Tableau de Paris/355

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CHAPITRE CCCLV.

Que deviendra Paris ?


Thebes, Tyr, Persépolis, Carthage, Palmyre ne sont plus. Ces villes qui s’élevoient fierement sur le globe, dont la grandeur, la puissance & la solidité sembloient promettre une durée presqu’éternelle, ont laissé équivoques les traces même du lieu qu’elles ont occupé.

D’autres cités jadis florissantes & peuplées n’offrent aujourd’hui, dans un effrayant désert, que quelques colonnes éparses, quelques monumens brisés, triste reste de leur magnificence passée. Hélas ! les grandes villes modernes éprouveront un jour la même révolution. Cette riviere utilement resserrée dans des quais majestueux & formés de pierres, encombrée par des débris immenses, se débordera, & formera des étangs bourbeux & infects ; les ruines des édifices boucheront ces rues alignées au cordeau ; & dans ces places où un peuple nombreux s’agite, les animaux venimeux, enfans de la putréfaction, ramperont autour des colonnes renversées & à moitié ensevelies.

Est-ce la guerre, est-ce la peste, est-ce la famine, est-ce un tremblement de terre, est-ce une inondation, est-ce un incendie, est-ce une révolution politique, qui anéantira cette superbe ville ? Ou plutôt plusieurs causes réunies opéreront-elles cette vaste destruction[1] ?

Elle est inévitable sous la main lente & terrible des siecles, qui mine les empires les mieux affermis, efface les villes & les royaumes, & appelle des peuples nouveaux sur la poussiere éteinte de peuples anciens. Notons, à toute aventure, pour les siecles reculés (ce que tout le monde sait) que Paris est sous le 20e degré de longitude, & au 48e degré 50 minutes 10 secondés de latitude septentrionale.

Échappez, mon livre, échappez aux flammes ou aux barbares ; dites aux générations futures ce que Paris a été, dites que j’ai rempli mon devoir de citoyen, que je n’ai pas passé sous silence les poisons secrets qui donnent aux cités les agitations de la maladie, & bientôt les convulsions de la mort. Quand l’épouvantable opulence qui se concentre de plus en plus dans un plus petit nombre de mains, aura donné à l’inégalité des fortunes une disproportion plus effrayante encore, alors ce grand corps ne pourra plus se soutenir : il s’affaissera sur lui-même, & périra.

Il périra ! Dieu ! ah ! quand le sol couvrira insensiblement ses débris, que le bled croîtra au lieu élevé où j’écris, qu’il ne restera plus qu’une mémoire confuse du royaume & de la capitale ; l’instrument du cultivateur, en fendant la terre, viendra heurter peut-être la tête de la statue équestre de Louis XV ; les antiquaires assemblés feront des raisonnemens à l’infini, comme nous en faisons aujourd’hui sur les débris de Palmyre.

Mais de quel étonnement ne sera pas frappée la génération d’alors, si la curiosité la porte à fouiller les débris de cette grande ville ensevelie & décédée ? Son squélette gigantesque épouvantera les regards ; les travaux exciteront à de nouveaux travaux : nos neveux, en trouvant nos marbres, nos bronzes, nos médailles, nos inscriptions, s’agiteront sur ce que nous avons été ; & si mon livre survit à la destruction, ils prendront peut-être pour un roman fantastique les vérités qui y sont déposées : tant leurs mœurs & leurs idées seront différentes des nôtres ! Ô villes anciennes de l’Asie, & qui n’êtes plus ! empires effacés ! générations dont les noms nous sont même inconnus ! fameux Atlantes ! & vous peuples qui avez respiré sur ce globe, dont la superficie est incessamment déplacée ; dites quels étoient vos arts ! Faut-il que tout périsse ? Et les travaux accumulés de l’homme, qu’il a cru immortaliser par la précieuse découverte de l’imprimerie, périront-ils à la fin, puisque le feu, le despotisme, les secousses du globe & la barbarie détruisent jusqu’aux feuilles légeres où sont empreintes les pensées utiles du génie ?

Notre vue plonge dans le monde historique à quatre mille ans, pas davantage : encore n’appercevons-nous de ce monde, que des sommités qu’environnent des nuages & où la vue se perd. Tous ces faits éloignés, quoique séparés par de grandes distances, se touchent comme très-voisins ; & dans cet intervalle de siecles une foule prodigieuse d’événemens nous échappent. Il en sera de même pour nous ; l’avenir engloutira les faits les plus importans, pour ne laisser que le souvenir ou le nom des siecles. Ô tems ! les individus, les villes, les royaumes, tout finit par hic jacet.

Herculanum & Pompéia, villes détruites par une seule & même éruption du Vésuve, il y a près de dix-sept cents ans, exhumées de nos jours, nous montrent leurs peintures, leurs sculptures, leurs arts, les ustensiles de leurs foyers domestiques ; & nous avons une idée de l’imagination féconde & de l’habileté des anciens artistes. La lave, les cendres, la pierre-ponce ont conservé ces monumens, comme pour nous offrir offrit une future image de ce que nos cités deviendront à leur tour ; mais peut-on réfléchir à cette catastrophe sans redouter les accidens de la nature, la fureur des élémens, celle des conquérans, plus terrible encore ? Qu’offrirons-nous dans deux mille ans aux regards curieux & scrutateurs ? Quelle est la statue, quel est le livre qui surnagera sur l’abyme de nos arts engloutis ou renversés par les ravages du tems, ou par le courroux des rois ?

La poudre infernale (dont les magasins se sont multipliés sur-tout en Europe, & auxquels une étincelle suffit pour tout dévorer) ne devient-elle pas, dans les mains de l’ambition ou de la vengeance, un moyen immense de destruction, & plus dangereux mille fois que les matieres embrasées que les volcans vomissent de leur inépuisable cratere ? Les fléaux de la nature ne sont plus rien en comparaison de ceux que l’homme a créés pour sa ruine & celle des populeuses cités qu’il habite.

Les manuscrits trouvés dans les maisons d’Herculanum & de Pompéia, qui se déroulent si lentement, manifestent les caracteres de la langue grecque ; mais c’est le hasard qui nous a livré l’un plutôt que l’autre : ainsi dans trois mille ans, quel sera l’ouvrage destiné à donner à nos descendans une idée de nos connoissances morales & physiques ? Quel livre aura l’honneur de rallumer le flambeau éteint des sciences ? Tel dictionnaire, peut-être, que nous méprisons aujourd’hui, sera accueilli avec transport ; & une de nos compilations que nous jugeons fastidieuses, deviendra plus précieuse sans doute à la postérité, que les vers de Corneille, de Racine, de Boileau & de Voltaire. Oui, il appartiendra peut-être à une brochure dédaignée, de fixer de préférence l’attention de ces peuples nouveaux.

Que nos orgueilleux écrivains ne s’arrogent donc pas le droit de mépriser quiconque aujourd’hui tient la plume comme eux ; car l’auteur qui fera fortune dans trois mille ans, qui dominera les esprits d’alors, qui les éclairera, nul de la génération actuelle ne peut ni le nommer ni le deviner.

Paris détruit ! Xerxès, après avoir attentivement considéré la prodigieuse armée qu’il commandoit, versa des larmes en songeant qu’avant peu tant de milliers d’hommes disparoîtroient de dessus la terre. Et ne puis-je pas aussi, affecté du même sentiment, pleurer d’avance sur cette superbe ville ?

On a vu en un clin d’œil une capitale ensevelie sous ses ruines ; quarante-cinq mille personnes frappées d’un coup de mort ; la fortune de deux cents mille sujets détruite ; une perte générale de deux milliards : quel tableau des vicissitudes des choses humaines ! Ce phénomene terrible arriva le premier novembre 1755.

Eh bien, ce coup de foudre qui abyma tout, sauva le Portugal aux yeux de la politique : il étoit conquis, sans ce désastre qui prêta à la réformation, mit une égalité aux fortunes particulieres, réunit les cœurs & les esprits, & détourna les révolutions qui le menaçoient.

Considérée du côté physique, l’ancienne Lisbonne n’étoit qu’une cité d’Afrique, c’est-à-dire, une vaste bourgade, sans ordre, sans proportions : les rues étoient étroites & mal distribuées. Le tremblement abattit en trois minutes ce que la main timide des hommes auroit été si long-tems à renverser. Le goût déplorable des Maures tomba, & la ville se releva pompeuse & superbe.

Que savons-nous sur ce qui sort du sein des désastres ? Que savons-nous ?… Paris détruit. Oh ! je dirai toujours comme dans Memnon : ce sera bien dommage.

  1. Agézilas, vainqueur de la Phrygie, ôta les habits aux prisonniers, & les exposa nus en vente, les vêtemens d’un côté, les hommes de l’autre. Personne ne voulut acheter les hommes trop efféminés, trop délicats pour être de bons esclaves. On se jeta sur les dépouilles. Agézilas élevant la voix, dit à ses soldats : voilà les hommes que vous aurez à combattre, le butin qui vous récompensera. Quand je lis ce trait historique, il me fait toujours frémir.