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Tableau du royaume de Caboul et de ses dépendances dans la Perse, la Tartarie et l’Inde/Tome 2/Cérémonies du culte

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CÉRÉMONIES DU CULTE.
MOLLAHS, SAINTS ET RELIGIEUX.

Les Afghans professent le rite mahométan avec toute la rigidité des sunnites. À en juger d’aprés leur conversation, l’on croirait que tous, depuis le roi jusqu’au dernier paysan, sont toujours absorbés dans de pieuses réflexions : ils prononcent à peine une phrase sans y mêler le nom de la Divinité ; et cette formule : Ins-Hallah, plaise à Dieu ! Presque tous tiennent sans cesse le rosaire à la main, et le récitent grain à grain dans leurs momens de repos.

Ils ont une coutume familière à tous les musulmans, et qui consiste non à s’engager soi même par un serment, mais au contraire à y obliger ceux avec qui l’on a une discussion quelconque. Ainsi, un homme dira à un autre : Je jure par le Koran que vous ne révélerez jamais le secret que je vous confie. Un musulman dira à un Chrétien : Je jure par Jésus-Christ, l’âme de Dieu, que vous consentirez à ce que je vous demande.

Ainsi les personnes à qui l’on reproche de s’être imprudement engagées, disent pour excuse, qu’elles n’auroient jamais fait telle ou telle démarche, si on ne leur en eût imposé le serment.

Les Afghans ne se livrent jamais à une entreprise quelconque sans réciter le Fautchef, qui est le premier verset du Koran. Un des assistans prononce le verset à haute voix, et les autres disent Amen. Pendant la prière, ils tiennent les mains devant eux, la paume élevée, et ils se frottent la figure et la barbe quand elle est finie.

Les prières commencent avant le jour, et se répètent cinq fois. La dernière a lieu peu après le crépuscule du soir. L’heure de la prière est toujours annoncée par les mouezzins du sommet des minarets, ou d’autres lieux élevés. Ils crient à haute voir : Allah-o-akbar ! Dieu est très-grand ! et ils le répètent jusqu’à ce que tous les fidèles l’aient entendu.

À ce son éclatant, et qui ne laisse pas d’être agréable, le peuple se rend en foule aux mosquées ; mais ceux qui ont des occupations ne sont pas obligés d’y aller. Ils font leurs prières à part.

Tous les musulmans se tournent vers la Mecque pendant leurs prières ; les gens riches portent pour cela dans leurs voyages, une boussole qui marque le nord et le sud, et une autre sur laquelle est dessinée une figure de colombe qui se dirige vers la Mecque, dans quelque pays qu’on se trouve.

On récite debout la première partie de la prière : ensuite le dévot s’accroupit sur ses talons, à la manière persane, et, de temps en temps, frappe la terre de son front.

L’exactitude dans les prières n’est pas seulement recommandée par la religion, c’est aussi une affaire de police, et un officier, qualifié mouhtésib, est chargé de punir les infractions aux rites religieux.

Le jeûne du rahmadan est prescrit de la même manière, et rigoureusement observé ; car on défend même de boire de l’eau ou de fumer du tabac, entre le lever et le coucher du soleil : c’est une prohibition très-gênante. Les étrangers n’y sont pas assujétis.

Le pèlerinage de la Mecque est recommandé aux musulmans, une fois en leur vie. Un grand nombre d’Afghans l’entreprennent. La route la plus ordinaire est celle de Sind : les pèlerins s’y embarquent pour Muscat ou Bassora, et se rendent par terre à la Mecque. Ceux du nord-est descendent le cours de l’Indus, et leur saint caractère les fait respecter des tribus les plus rapaces.

Beaucoup de ces pèlerins ne vivent que d’aumônes pendant leur voyage ; arrivés à la Mecque, ils subsistent au moyen d’une fondation d’Ahmed Schah qui a fait construire une mosquée et un caravansérail pour recevoir les hommes de son pays.

Lorsqu’il y a peu d’Afgans, le surplus de la dotation est distribué aux Arabes, qui, par cette raison, ne voient pas d’un bon œil l’affluence des pèlerins du Caboul. Ils recherchent toutes les occasions de leur nuire, et les dénoncent comme des hérétiques, avec d’autant plus de raison que la plupart des Afghans parlent la langue persane.

Les jeux de dez et de hasard sont défendus, mais les Afghans font peu de cas de la prohibition. Le vin est pareillement interdit, et les gens riches seuls en boivent ; mais les hommes débauchés de toutes les classes, s’enivrent avec le hang, quoique cette drogue soit frappée d’une égale prohibition. Cependant les gens du peuple sont d’une sobriété extrême ; ils surpassent en cela les Indiens, soit idolâtres, soit mahométans. Voir tomber un homme mort ivre dans les rues, ce seroit un événement extraordinaire.

L’emploi du mouhtésib, qui préside a la conservation des mœurs publiques, est très-délicat ; on accuse ces officiers de recevoir des présens pour fermer les yeux sur les abus, et même de lever des contributions en intimidant l’innocence. Ils ont le droit d’infliger aux délinquans quarante coups d’un large fouet de cuir, et de les exposer publiquement à la honte, en les faisant promener autour de la ville, montés sur un chameau ou sur un âne, et le visage tourné vers la queue de l’animal.

Les mollahs, et les autres religieux, prêchent une morale excessivement austère, et déclament contre les plaisirs les plus innocens. Dans les campagnes, ils brisent les violons et les guitares partout où ils en trouvent. Les tambours, les trompettes, les hautbois et les flûtes, sont exceptés de la proscription, comme étant des instrumens guerriers ; toute autre musique est réputée efféminée et incompatible avec le caractère d’un vrai musulman. Toutefois le pouvoir des mollahs est fort restreint, et le peuple a peu d’égard à leurs énergiques prédications.

Les prêtres afghans sont cependant instruits et pleins d’activité. L’éducation de la jeunesse et l’administration de la justice sont entièrement de leur compétence. Il en résulte pour eux une certaine autorité, soit pour s’opposer aux entreprises des individus, soit pour comprimer la puissance des officiers et des gouverneurs. Quelquefois ils imposent au roi lui-même.

L’influence des mollahs est souvent avantageuse pour apaiser les dissensions intérieures. Des troupes de ces pieux personnages se présentent, la robe flottante, entre les guerriers de deux oulouss prêts à en venir aux mains ; ils récitent des versets du Koran et des prières arabes, exhortent le peuple à se souvenir de Dieu, et ils réussissent à amener une réconciliation au moins temporaire, sinon permanente.

Leur puissance est surtout considérable dans le pays des Berdouraunées. Une insulte faite à un mollah suffiroit pour exciter une sédition. Dans ces occasions, les mollahs convoquent leurs frères de toutes parts ; ils suspendent le culte public, même les cérémonies des funérailles, et lancent anathème contre leurs adversaires. Si cette excommunication ne suffit pas pour soumettre leurs ennemis, ils font des processions, en déployant l’étendard vert du prophète, au son du tambour, et ils profèrent le Sélant, cri de guerre des musulmans.

Tous ceux qui périront pour leur cause doivent, suivant eux, être considérés comme des martyrs, et ceux qui ne se joindront pas à eux seront excommuniés. Par ce moyen, la troupe se grossit sans cesse, et comme on craint plus l’excommunication que la force des armes, il faut bien en venir à un accommodement : la conclusion ordinaire est le pillage et l’incendie des maisons qui appartiennent aux principaux ennemis des mollahs, et les autres sont punis d’une amende.

On raconte dans le pays des fables absurdes sur l’effet que produit l’approche des mollahs et de leur armée. Les murailles des villes, dit-on, tombent d’elles-mêmes, les épées s’émoussent, et les balles des mousquets retournent contre ceux qui ont tiré sur ces saints personnages.

Il y a cependant des exemples qu’on leur a résisté. Le gouverneur de Hushtmuggur, près de Peshawer, osa un jour livrer bataille à des mollahs et à une troupe de fanatiques, qui venoient soutenir les droits d’avides usuriers. Les mollahs furent repoussés avec perte au grand contentement de tout le pays.

Les imans ou prêtres des villages perçoivent une espèce de dîme ou de contribution en nature sur les récoltes et sur les troupeaux. Plusieurs reçoivent, du roi ou des chefs des villages, des dotations en fonds de terre, et quelques-uns jouissent des legs pieux qui ont été faits par les particuliers. Il en est qui tirent leur subsistance de l’enseignement ou de la pratique de la jurisprudence, d’autres qui tiennent des écoles ou sont gouverneurs dans des familles opulentes. Ceux qui prêchent sont payés pour leurs prédications. Enfin on en voit qui font le commerce, ou s’occupent d’agriculture, ou qui, vivant de leurs revenus, se livrent aux études qui leur conviennent.

Le sacerdoce est conféré aux mollahs par une assemblée d’ecclésiastiques, après qu’ils ont fait les études requises, et passé par les examens préalables. L’admission d’un candidat est soumise à de certaines formes ; le personnage principal de l’assemblée revêt enfin le récipiendaire du turban des mollahs.

Ils se distinguent non-seulement par ce turban, qui est d’une forme particulière, mais par leur habit, qui est une robe longue et ample, de coton blanc ou noir.

Il n’y a point de couvent où les mollahs vivent en commun comme les moines d’Europe ; ils ne sont pas non plus soumis à la juridiction d’un chef, ni à aucune discipline particulière. À l’exception de ceux qui tiennent leurs offices de la couronne, tous vivent dans une indépendance parfaite ; et quand ils se réunissent, c’est pour leurs intérêts communs. Ils se marient, et vivent sous les autres rapports comme les laïcs. Quelques-uns affectent une extrême gravité ; mais beaucoup fréquentent la société et se mêlent des affaires mondaines.

On voit souvent un de ces mollahs coiffé d’un énorme turban, et portant sur les épaules un schall bleu de deux aunes de longueur, tenant un long bâton à la main et un gros livre sous le bras, parcourir les rues à la tête d’une douzaine de ses disciples. On en voit aussi chez les riches haranguer la compagnie en faisant des gestes affectés. D’autres divertissent le maître de la maison par des historiettes et des bons mots, tandis qu’ils font circuler tout autour leur énorme tabatière. Les mollahs de cette sorte passent pour être d’un commerce agréable, et ils ont une grande autorité dans les assemblées des jirgas.

Quoique les mollahs affectent les dehors de la sainteté, il en est qui se livrent en particulier aux vices les plus honteux ; par exemple, ils exercent l’usure, qui est en horreur parmi les musulmans.

En effet, le Koran défend de prêter de l’argent à intérêt. La plupart des prêteurs se bornent donc à stipuler une partie du profit que doit rapporter la somme empruntée : de là résulte qu’ils ne peuvent tirer parti de leurs capitaux qu’en les plaçant dans le commerce ; mais les mollahs prêtent ostensiblement à intérêt et même sur de bons gages. Au moyen de leurs hypothèques, ils ont une part considérable dans les propriétés foncières.

Outre le clergé régulier, il y a des personnes qui sont révérées pour leur sainteté ou celle de leurs ancêtres. Parmi les derniers, les plus fameux sont les sijuds, ou descendans de Mahomet ; les autres sont connus sous les différens noms de derviches, de fouhirs, etc. Ceux qu’on appelle calenders vont presque nus. Les uns mènent une vie errante, et visitent tous les lieux de pèlerinages, tandis que les autres mènent une vie ascétique dans les villes, ou vont pratiquer leurs dévotions dans des lieux retirés. Ces moines contemplateurs ont toujours joui dans l’Afghanistan d’une haute estime ; les légendes de ces saints et de ces saintes sont innombrables.

Les endroits où ces dévots personnages ont été enterrés, ou qui sont distingués par des actions remarquables de leur vie, sont toujours considérés comme sacrés, et les meurtriers vont avec succès y chercher un asile. Chez les eusofzyes, la plus désordonnée des tribus, les guerriers qui marchent au combat, placent leurs femmes dans un de ces refuges, et sont sûrs qu’en cas de défaite, elles y seront respectées.

Plusieurs de ces saints sont encora florissans. L’ignorance de leurs compatriotes leur attribue le don des visions ou des rêves prophétiques, et celui des miracles. Les Afghans les plus distingués ajoutent foi à leurs prédictions ; et le roi les consulte dans les affaires les plus épineuses de son gouvernement.

Je dois cependant dire que, pendant mon séjour à Peshawet, les trois saints les plus renommés désavouoient toute prétention à un pouvoir surnaturel. On les traitoit avec un profond respect ; le roi même ne s’asseyoit devant eux qu’après qu’ils lui en avoient fait de vives instances ; mais ils ne paroissoient pas solliciter des honneurs ; ils discutoient la marche de l’administration, et en dévoiloient les défauts avec une extrême liberté.

Le seul moyen que ces hommes emploient pour établir leur réputation y est une grande austérité de vie, sans néanmoins y mettre d’affectation ni de grimaces.

Hadgi-Mian, un des grands saints de Peshawer, m’envoya un jour demander quelles étoient les austérités en usage chez les Européens recommandables par leur piété. Ce message fut par malheur confié à un Persan qui, d’après ses principes, n’avoit pas une grande vénération pour les dévots sunnites. Aussi, lorsque je lui eus répondu, que notre clergé (le clergé anglican) ne s’imposoit aucune austérité cruelle, et qu’il croyoit suffisant de se recommander à Dieu par une vie vertueuse et religieuse, le Persan me pria de ne point tromper l’espoir du saint homme, et de lui indiquer certaines pénitences où il pût signaler son zèle. Je lui dis alors qu’il y avoit des pays d’Europe où les dévots s’exposoient à de grandes souffrances, portoient le cilice, et se flagelloient avec barbarie. Le Persan me remercia avec un rire sardonique, et se retira fort satisfait d’avoir procuré au hadji un objet d’émulation.