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Tableau du royaume de Caboul et de ses dépendances dans la Perse, la Tartarie et l’Inde/Tome 2/Philosophes mahométans

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PHILOSOPHES MAHOMÉTANS.

Une autre secte du royaume de Caboul, ce sont les soufis, qu’il faut plutôt considérer peut-être comme une classe de philosophes que comme des sectaires religieux. Autant que j’ai pu comprendre leur mystérieuse doctrine, ils professent que toute la création, tant animée qu’inanimée, est une illusion pure. Ils disent que rien n’existe, si ce n’est l’Être suprême, qui se présente sous une infinité de formes à l’âme humaine, laquelle n’est elle-même qu’une portion de l’essence divine. Cette doctrine contemplative porte les sunnites au plus haut degré de fanatisme. Ils admirent Dieu en toutes choses. C’est par de fréquentes méditations sur ses attributs, et en l’étudiant sous toutes les formes, qu’ils s’imaginent parvenir à un amour ineffable de la Divinité, et même à une union intime avec sa substance. Par une conséquence nécessaire de cette théorie, ils considèrent les dogmes particuliers de chaque religion comme autant de superfluités ; ils dédaignent toute espèce de rites, et disent que peu importe la manière dont les pensées se dirigent vers Dieu, pourvu que l’on soit en contemplation de sa bonté et de sa grandeur.

Cette secte est persécutée en Perse. Quoiqu’elle ne soit point proscrite à Caboul, les mollahs ont pour ces philosophes une aversion profonde ; ils les accusent d’athéisme, et tâchent souvent de les prendre en défaut sur des doctrines que punit la loi mahométane. Rarement ils y réussissent, parce que beaucoup de soufis sont des mahométans sincères, malgré la difficulté de concilier les deux doctrines.

Par exemple, j’ai entendu un homme vanter avec enthousiasme la beauté de ce système philosophique, et prétendre qu’il est propre à agrandir la vue libérale des actions humaines. Bientôt après, dans la même compagnie, mon discoureur rompit des lances en faveur de tous les dogmes de l’islamisme, et repoussa avec horreur le moindre doute sur l’éternité du feu de l’enfer. On lui objecta que cette idée s’accordoit mal avec le système qu’aucun être n’existe, à l’exception de Dieu. Il répliqua, que le système des soufis étoit certainement vrai, mais que l’éternité de l’enfer étoit prouvée par la parole de Dieu lui-même.

Cette secte fait peu à peu des progrès, et surtout dans les classes élevées, même parmi les mollahs, qui se livrent aux sublimes et obscures contemplations de la littérature.

Une autre secte, que l’on confond quelquefois avec les soufis, porte le nom de Moullah-Tukkée, qui en fut le fondateur à Caboul. Ces sectaires repoussent l’idée de toute révélation, et considèrent les prophètes comme des imposteurs. Ils paroissent révoquer en doute l’immortalité de l’âme, et même l’existence de Dieu. Leurs dogmes semblent fort anciens, et sont précisément ceux de l’ancien poëte persan Kheïoum ; les ouvrages de cet auteur sont d’une impiété qui n’a peut-être rien d’égal dans d’autres langues.

Kheïoum insiste avec force sur l’existence du mal ; il ose blâmer l’Être Suprême de l’avoir permis, et se livre à cette occasion à des imprécations dont il est impossible de se faire une idée. Par une contradiction inexplicable, les soufis citent ce poëme comme une autorité ; ils excusent plusieurs de ses blasphèmes par des interprétations forcées ; ils présentent des expressions moins équivoques, comme ces reproches exagérés qu’un amant exhale contre sa maîtresse.

On dit que les sectateurs de Moullah-Tukkée, dégagés de la crainte de l’enfer et du respect pour la Divinité, sont les hommes les plus dissolus du pays. Cependant leurs opinions sont secrètement professées par les courtisans de Schah-Mahmoud.

Le secte de Roushnmia fit beaucoup de bruit parmi les Afghans, au seizième siècle ; elle est aujourd’hui presque éteinte. Elle fut fondée sous le règne de l’empereur Acbar, par Bauy-Azid-Ausaurée, qui prenoit le titre pompeux d’Apôtre de la Lumière, et que ses ennemis surnommèrent par dérision l’Apôtre des Ténèbres.

Il ajouta aux dogmes des soufis un système de transmigration des âmes, qu’il emprunta sans doute aux philosophes indous. Il y mêla des idées qui lui étoient propres : il disoit, par exemple, que la manifestation la plus complète de la Divinité se faisoit dans la personne des saints hommes, et notamment dans la sienne. Tous ceux qui n’embrassoient pas sa doctrine devoient être considérés commemorts, et ses partisans, en qualité de survivans, pouvoient s’emparer de leurs biens sans scrupule. C’étoit un moyen de trouver beaucoup de prosélytes.

Bauy-Azid étoit un homme de génie ; sa religion s’étant répandue parmi les Berdouraunées, il se vit bientôt en état de lever des troupes, et de lutter contre la gouvernement. Vaincu en bataille rangée par l’armée royale, il mourut de chagrin et d’épuisement. Ses fils, ayant essayé de soutenir ses dogmes, eurent d’abord des succès, mais finirent misérablement. On montre encore sur les bords de l’Indus deux roches noires, que l’on prétend avoir été les corps de Jelalloudin et de Kemaloudin, fils de cet illuminé, lesquels furent jetés dans le fleuve par ordre d’Aukhound-Denvezh. Près de ces rochers se trouvent des tourbillons funestes aux navigateurs : les orthodoxes disent, qu’il est tout simple que les bateaux viennent se briser contre les corps de ces hérétiques, qui ont fait naufrager tant d’àmes infortunées.

Il existe encore aujourd’hui quelques adhérens de cette secte à Peshawer, et beaucoup plus dans les montagnes du Haut-Bungush.