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Tableau du royaume de Caboul et de ses dépendances dans la Perse, la Tartarie et l’Inde/Tome 2/Habitans des villes

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HABITANS DES VILLES. COMMERÇANS ET ARTISANS.

Ce qu’il y a de remarquable, c’est que les Afghans ne composent qu’une très-petite partie de la population des villes. On trouvera sans doute étrange en Europe que les cités ne soient point habitées par les maîtres du pays : mais il en étoit de même en Angleterre après la conquête des Normands ; c’est encore ce qui a lieu dans la Tartarie Usbèque, et dans plusieurs contrées de la Perse.

La raison en a sans doute été la même partout. Les vainqueurs auroient cru s’avilir en se livrant au commerce, seul objet qui rassemble la foule dans les villes. On n’a vu s’y fixer que les grands et leur suite, attirés par le voisinage de la cour.

En conséquence, les seuls Afghans qui demeurent dans les villes sont les seigneurs, et leur suite, les militaires, les mollahs, un petit nombre de commerçans, et de pauvres journaliers.

Aucun Afghan ne fait le commerce en détail, ni ne se livre à la profession d’artisan. La plus grande partie des hommes qui s’adonnent à ces genres d’industrie sont des Taujiks. (Voyez la planche en regard.) Cette nation s’est mêlée avec les Afghans dans touz les cantons occidentaux, et il s’en trouve même dans l’est, où les professions mécaniques sont exercées par les Hindkirs, peuple d’origine indienne.

La prohibition du prêt à intérêt par le Koran est cause que la plupart des affaires de banque sont entre les mains des Indous, qui s’y entendent à merveille. Leur industrie consiste à prêter de l’argent à un taux peu élevé, à escompter des billets de commerce, et à spéculer sur les variations du change. Une autre source de bénéfice est d’avancer des fonds au gouvernement sur les revenus des provinces ; l’émolument en est considérable, en raison des chances de non-paiement.

Quelques-uns de ces banquiers sont très-riches, mais il y a une multitude innombrable d’échoppes de changeurs ou d’escompteurs dans toutes les petites villes.

Pendant mon séjour à Peshawer, les banquiers jugeoient nécessaire de cacher leur fortune. Un d’eux, à qui je vendois du papier sur l’Inde, ne me donnoit des espèces que pendant la nuit, et dans le plus grand secret, parce que tout son argent étoit enfoui. Ces précautions étoient nécessitées par les circonstances, puisque Peshawer étoit menacée de la révolution qui déjà embrasoit l’occident.

À cette même époque les banquiers avoient une confiance intime dans Schah-Shujau, et ne contemploient qu’avec terreur l’avènement d’un nouveau roi. En effet, malgré les besoins urgens du gouvernement, ils n’avoient été rendus victimes d’aucune exaction ; tandis que le parti opposé levoit des contributions énormes, et faisoit ressources de tout.

Ce qui fait la sûreté des banquiers en ce pays, c’est que les grands seigneurs leur confient volontiers leurs capitaux pour les faire valoir : de là une identité d’intérêts entre la banque et la noblesse.

Les commerçans sont pour l’ordinaire des Taujiks, des Persans, ou des Afghans. Malgré la considération attachée à leur profession, il n’en est aucun qui jouisse de ces fortunes colossales si communes dans la Perse et dans l’Inde. Des guerres civiles interminables ont singulièrement nui au commerce en interceptant des routes, et en exposant des caravanes entières au pillage de l’une ou de l’autre des parties belligérantes. Sans cela, la situation du royaume de Caboul, entre l’Inde, la Perse et le Bélochestan, et la possession de Cachemire, seroient pour ce pays une source incalculable de richesses.

Tous les marchands se distinguent par leur sobriété, leur frugalité, et la modestie de leurs prétentions. Les grands voyages qu’ils font en pays étranger ont poli leurs mœurs et éclairé leur esprit. Ils vivent avec aisance, mais sans ostentation.

Moulla-Jaffer-Sistauny, que la faveur de Schah-Shujau assimiloit aux ministres d’Etat, n’avoit point quitté le costume des négocians ordinaires ; il n’avoit jamais avec lui plus d’un domestique et un jeune serviteur pour porter sa pipe. Il ne souffroit pas qu’on lui donnât aucun des titres qui appartiennent aux gens de qualité.

Les autres habitans sont les gens en boutique et les ouvriers. Ils se divisent en trente-deux branches de commerce ; chaque classe est dirigée par un chef ou cudkhoda. On ne lève point sur eux de taxes directes, et leurs marchandises sont assujéties seulement aux droits d’entrée ; mais ils se voient souvent exposés à des exactions plus fâcheuses que des impôts réguliers. La principale est l’obligation de fournir des boutiques à l’ourdoubazar, c’est-à-dire au marché du camp royal.

Toutes les fois que le roi traverse une ville dans ses voyages, les cudkodas reçoivent l’ordre de mettre en réquisition une boutique de chaque genre de commerce, pour suivre le cortège jusqu’à la ville prochaine où le marchand redevient libre. Les ouvriers souffrent le plus de cette méthode ; on ne les paie point à la tâche, mais on leur donne une solde modique, comme simples serviteurs du roi.

Les marchands en boutique sont encore plus mal payés de leurs denrées.

On voit, à la vérité, beaucoup d’autres marchands ambulans qui suivent le camp, pour fournir les sirdars et les soldats ; mais il y a une grande différence entre ceux-ci qui font cette spéculation volontairement, et les marchands du roi qui ne font que déférer à une réquisition arbitraire.

Il est vrai que cette gêne ne frappe que sur les marchands des grandes villes, telles Héraut, Candahar, Caboul et Peshawer ; la corvée ne se renouvelle pas plus d’une fois par an, et ne dure que trois semaines. Cependant les marchands de la ville où le roi fait sa résidence sont tenus de fournir ses pourvoyeurs à un prix fixé arbitrairement par ceux-ci.

La plus grande oppression qu’éprouvent les habitans des villes vient peut-être de la rigueur de la police. On a déjà dit qu’une branche de ce département est entre les mains du clergé, qui veille sur les moindres atteintes portées à la religion ou aux mœurs. Les conséquences en sont graves, à cause des prétextes sans cesse renaissans d’obtenir de l’argent, et le mal est augmenté par la méthode d’affermer les revenus de la police.

Le gouvernement ne gagne rien à la multiplicité des vexations, puisque le produit total des amendes et des petites confiscations pour la ville populeuse de Peshawer ne s’élève chaque année qu’à quinze cents roupies (4500 fr.) Les fermiers de la police doivent donc recevoir une somme encore plus forte, mais elle n’est en aucune proportion avec les embarras qui en résultent pour le peuple.

Sous les autres rapports, la police est bien faite ; il y a peu de crimes ou de tumultes. Les officiers de police font des rondes fréquentes pendant la nuit. On ferme à une certaine heure les portes de chaque quartier, et les vols sont presque impossibles. Il est défendu de parcourir les rues pendant la nuit, du moment où la musique du roi a cessé de se faire entendre, c’est-à-dire, depuis onze heures ou minuit. La musique recommence au point du jour, et on l’entend de toutes les parties de la ville.

Si quelqu’un est obligé de sortir aux heures prohibées, il doit porter une lanterne pour montrer qu’il n’a point de desseins secrets ; sans cela, on le met en prison.