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Tableau du royaume de Caboul et de ses dépendances dans la Perse, la Tartarie et l’Inde/Tome 2/Caractère physique et moral de la nation

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CARACTÈRE PHYSIQUE ET MORAL DE LA NATION.

Les femmes afghans sont belles, jolies, et plus grandes que celles de l’Inde.

Les hommes sont robustes, et généralement maigres quoique musculeux. Ils ont des nez aquilins, des joues proéminentes et la figure allongée. Leur barbe et leurs cheveux sont communément noirs, quelquefois bruns et presque jamais roux. Ils se rasent seulement le milieu de la tête, et s’y font une espèce de tonsure. Près des villes, les habitans ont les cheveux courts, partout ailleurs ils laissent flotter de longues et larges boucles de chaque côté de la tête. Leurs barbes sont longues et épaisses. Leur physionomie annonce la gravité et l’assurance, unies à une sorte de simplicité.

Les Afghans orientaux ont les traits nationaux plus fortement marqués, bien que leur figure ait moins d’expression. Chez les tribus occidentales la physionomie est moins prononcée, et offre beaucoup plus de variations.

Ceux de l’occident sont plus grands et plus forts que ceux de l’est ; chez les Douraunées et les Ghiljies il en est qui surprennent par leur vigueur et par leur stature.

Ceux de l’orient ont généralement le teint rembruni comme les Indous ; les autres ont le teint olivâtre. Chez les uns et les autres, il n’est pas rare de trouver dans le même canton des hommes qui soient noirs comme les Indiens, et d’autres blonds comme les Européens. La couleur blonde est plus commune à l’ouest, et la couleur brune plus générale à l’est.

Outre cette différence occasionnée par le climat, les Afghans de chaque extrémité se distinguent encore par d’autres particularités, à raison des peuples qui les avoisinent.

Les Occidentaux ont été civilisés par les Persans, et les Orientaux par les Indiens. Ils ont respectivement adopté le costume et les mœurs de leurs voisins, tandis que les habitans du centre et du sud ont mieux retenu les antiques habitudes de la nation.

J’observerai que ce que les uns et les autres ont emprunté des Persans et des Indiens est demeuré dans le même état qu’à l’époque de l’introduction primitive, et par conséquent diffère beaucoup de ce qui se pratique aujourd’hui dans la Perse et dans l’Inde. Les habits et les coutumes indiennes rappellent le temps de Schah-Jehan ; et les imitations persanes, le temps de Nadir-Schah. Quoique cette dernière période soit la plus courte des deux, c’est cependant celle où se sont faits les changemens les plus considérables.

C’est en effet une grande erreur de croire que les nations orientales ne changent jamais de modes. Le costume actuel des Anglais ne ressemble pas plus à celui du temps de Charles II, que l’habillement des Persans modernes ne ressemble à celui qui étoit usité lors du voyage de Chardin. Des changemens analogues ont eu lieu dans l’Inde. Les railleries des jeunes courtisans de Delhy sur les habits à l’ancienne mode du Nizam-oul-Moulk ont eu les suites les plus sérieuses, des suites que l’histoire a recueillies.

D’un autre côté, l’habillement des nobles Mogols à Delhy, et celui des Mogols du Dekkan, si disparates aujourd’hui, ont été nécessairement les mêmes autrefois. Il faut donc que l’un ou l’autre ait changé, ou plutôt tous les deux. La vérité est que les Européens n’aperçoivent pas de légères nuances dans un costume si différent du leur.

Les manières des Afghans sont franches et ouvertes. Quoiqu’assurés ou indépendans ils n’affectent point cette jactance militaire, cette férocité, qui se font remarquer dans leurs descendans, les Pitans de l’Inde. Sont-ils de mauvaise humeur, ils peuvent montrer de la grossièreté, jamais de l’insolence. Les Pitans indiens paroissent avoir modelé leur ton sur celui des Eusofzyes, auxquels l’arrogance est naturelle.

Les Afghans, aux environs des villes, sont assez polis, et montrent de la déférence pour leurs supérieurs ; mais dans les campagnes éloignées ils font peu de cas de la distinction des rangs. La vieillesse a seule des droits à leur estime.

Quoique cette nation ait une aisance de manières que ne montrent pas les autres Asiatiques à l’égard des Européens, il n’est pas rare de voir des hommes d’une timidité extrême. Excepté dans les occasions de cérémonie, les Afghans sont prodigues de gestes ; mais ces gestes sont très-graves : ils consistent à étendre et à abaisser alternativement le bras.

On ne sauroit les accuser de cette puérilité qui caractérise les discours des Indiens. Si leur conversation et leurs questions ne supposent pas un grand fonds de connoissances, elles sont toujours raisonnables ; enfin, ce peuple s’amuse fort peu de ces jouets d’enfans, qui sont les présens les plus agréables que l’on puisse faire aux grands personnages indiens.

Les Afghans sont accusés par les Persans d’ignorance et d’une stupidité
Taujik en habits d’été
qui va jusqu’à la barbarie. Il est bien vrai qu’ils n’offrent ni le raffinement, ni la subtilité de leurs voisins de l’ouest. La rareté de leurs communications avec les étrangers rétrécit nécessairement la sphère de leurs idées ; mais leur esprit est aussi cultivé qu’il peut l’être ; les individus de la dernière classe se distinguent par leur prudence, leur bon sens et leur génie observateur. Ils ont aussi une sorte de curiosité qui plait beaucoup à ceux que révolte l’apathie des Indiens.

J’avois donné à un mollah, qui m’avoit accompagné à Calcutta, un court exposé du système de Copernic, publié en langue persane par le docteur Hunter. Deux ans après le retour de ce prêtre dans son pays, il m’envoya une série de questions adressées aux newtoniens anglais sur plusieurs points qui avoient embarrassé les personnes instruites de Peshawer.

Pendant que j’étois à Calcutta, je fus entouré d’Afghans de tous les rangs, depuis les mollahs jusqu’aux simples palefreniers, et qui me sollicitèrent de les conduire à l’arsenal et sur les vaisseaux. Ils prirent beaucoup d’intérêt à ces divers spectacles. Un des mollahs fut grandement étonné de ne pas voir la machine à forer les canons mue par une pompe à feu ; il avoit lu dans les voyages de Mirza-Abou-Thaleb, que telle étoit la méthode usitée en Angleterre. Souvent j’ai vu des naturels de l’Inde témoins des mêmes choses ; quoique leur langage mieux cultivé leur permît d’exprimer beaucoup d’admiration, ils le faisoient avec un calme qui prouvoit combien peu ils étoient touchés. Leurs questions étoient oiseuses, et dans la seule vue d’entretenir la conversation.

Ce qui rend les rapports avec les Afghans fort agréables, c’est la confiance que l’on peut avoir en leurs discours. Quoiqu’ils n’aient pas la véracité des Européens, et qu’ils ne se fassent point de scrupule de trahir leurs engagemens et leurs promesses, quand ils y trouvent intérêt ; ils n’ont cependant point cette indifférence pour la vérité, cette fausseté habituelle et gratuite qui frappe d’étonnement tout Européen dans les Persans et dans les Indiens.

Tous les Afghans sont actifs et endurcis à la fatigue. La nature du pays les expose sans cesse aux vicissitudes du climat et à la nécessité de gravir de hautes montagnes. Ils font de longs trajets à pied et à cheval ; ils traversent à la nage des torrens larges et rapides. Ce n’est pas seulement des hommes de la basse classe ou dans la vigueur de l’âge qui contractent ces habitudes ; les vieux mirzas ou secrétaires d’État, qui semblent à peine avoir assez de force pour se tenir à cheval, font aussi de longues traites, montent ou descendent des montagnes escarpées, et vont au grand trot le long de précipices qu’un homme à pied n’envisageroit qu’avec effroi.

Cependant ils ont peine à supporter les pays chauds. Lorsqu’ils font des campagnes dans l’Inde, l’approche de l’été occasionne de nombreuses désertions dans leurs armées.

Ils sont industrieux et laborieux lorsqu’ils sont sollicités au travail par l’intérêt ou par le goût. Aucune nation ne se livre avec plus d’ardeur à l’agriculture et à la chasse ; mais, désœuvrés, ils s’abandonnent à l’indolence.

L’amour du gain semble leur passion dominante et ils conviennent eux-mêmes qu’il n’est rien qu’on ne leur fasse faire pour de l’argent.

Le désir de l’indépendance se fait voir dans toutes leurs opinions sur les affaires publiques. Le plus bel éloge qu’ils puissent faire d’un pays bien gouverné est de dire, que chacun y mange les produits de son propre champ, ou que nul n’y a d’affaires à démêler avec son voisin.

Cette manière de penser n’a rien de commun avec l’égoïsme. Les membres d’une même famille sont étroitement attachés, et il n’y a point d’Afghan qui ne prenne fait et cause dans les querelles de sa tribu. La seule chose qui trouble les familles, c’est ce qui se passe lors de l’élection des chefs.

La force du sang est quelquefois méconnue parmi les rois, et le commandement d’une petite tribu n’est pas moins digne d’ambition à leurs yeux que la couronne la plus brillante.

Cette rivalité existe rarement parmi les frères, mais elle divise tellement les collatéraux, que le mot turbour, qui signifie cousin, est employé comme synonyme de rival.

Tous sont fiers de leur origine. Les généalogies absorbent une grande partie de leurs histoires. Ils daignent à peine reconnoître pour Afghan un homme qui ne sauroit prouver six ou sept générations au moins ; et dans leur conversation la plus ordinaire ils énumèrent avec complaisance tous les aïeux de la personne dont il est question. Je demandois un jour à un habitant de la tribu de Damaun des renseignemens sur la ville de Tuk. « Cette ville, me répondit-il, est gouvernée par Sourwour, fils de Kuttaul-Khan, fils de Sélim-Khan, fils de Mir-Sultan-Khan, fils de Schah-Aulum-Khan, fils de Mohammed-Zemaun-Khan, fils de Zuffer-Khan, fils du Khan-Zemaun, lequel vivoit sous le règne de Jehan-Gir, descendant de Timur-le-Boiteux. »

J’ai parlé ailleurs de leurs coutumes, qui font de la vengeance particulière un devoir. Cependant leur ressentiment n’a lieu qu’à l’égard des injures qui touchent l’honneur ; pour des offenses moins graves ils ne sont ni irascibles, ni implacables.

Je ne connois point de peuple d’Asie qui ait moins de vices, ou qui se livre moins à la débauche, surtout dans les contrées de l’ouest, car les habitans des villes se dépravent insensiblement, et les paysans du nord-est sont loin d’avoir des mœurs innocentes. Les Afghans eux-mêmes se plaignent des progrès de la corruption, qui leur fait imiter les mœurs des Persans. Leurs sentimens, leur conduite envers cette nation, ressemblent beaucoup à ceux que les Anglais montroient il y a peu d’années[1], à l’égard des Français. L’orgueil national ne les empêche point d’imiter les Persans, tout en déclamant contre le danger des innovations.

Je résume en peu de mots le caractère des Persans.

Les vices sont le ressentiment, l’envie, l’avarice, la rapacité et l’opiniâtreté.

Leurs vertus sont l’amour de la liberté, la fidélité à l’amitié, la bienveillance à l’égard des inférieurs, la bravoure, la patience, la frugalité, la prudence et l’industrie. Ils sont moins disposés que les nations voisines à la fausseté, à l’intrigue et à l’astuce.


  1. L’auteur a publié cet ouvrage en 1816.