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Tandis que la terre tourne/Le jardin

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Tandis que la terre tourneMercure de France (p. 35-39).
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LE JARDIN


Si tu venais, jeune Virgile,
Que dirais-tu de mon jardin ?
Voici la sauterelle agile
Qui s’élance dans le matin ;
Voici le banc rustique où monte
Le houblon aux limbes rugueux
Et l’hirondelle qui raconte
Son voyage au prunier gommeux.
Entre deux plantes d’ancolie
Le fil-de-la-Vierge est tendu

Et dans sa calotte sertie
La fraise enfle un museau dodu.
Sur l’herbe humide le passage
Du soleil émet des vapeurs
Qui sont parfums de repassage ;
Une eau monte aux lèvres des fleurs
Ici des guêpes chamailleuses
Dépècent un ver en tronçons,
Les fèves ont des pucerons,
Mais dans leurs gousses pelucheuses
Le grain qui dort est potelé.
Vois, Ronsard, la rose est déclose,
La pêche a déjà pommelé,
Le miel poisse, l’ombre se pose
Et bougeotte sous l’aubépin.
Les sureaux ouvrent leurs ombrelles
De guipure et le beau tétin
Des cerises, prudes pucelles,
Rougit, brille et tremble de vent.
Sur la tête de la pervenche,
La feuille est un petit auvent,
Un petit toit d’été qui penche.

Vers le fond les fusains fournis
Dans la netteté de leur bande
Semblent arrosés et vernis
Par une averse de Hollande ;
Le chat pelu fait le gros dos,
Effaré d’une branche basse ;
Du foin est aux dents du rateau,
Le coucou chante, un faucheux passe.

Chacun a dans son souvenir
Un jardin où vont ses tendresses,
Où les arbres l’ont vu grandir.
Celui-là, quand j’avais des tresses,
A connu mes premiers émois ;
J’allais dans le chemin des vignes
Pleurer sur les jours et sur moi :
Les plantes me faisaient des signes,
Les bêtes savaient mes douleurs.
J’ai grandi, l’allée est pareille,
Mais n’a plus tant de profondeur.
Que manque-t-il à chaque treille ?

Le jardinier disait : Voyez
Ces chenilles en longue file
Qui vont tortuant du poirier
Jusqu’au bassin comme un reptile.
Que j’aimais, les beaux mois venus,
Passer vos fruits, vos molles verges,
Au travers de mes doigts menus,
Forêt mignonne des asperges ;
Ces gouttes de tièdes rubis
Vous les portiez comme aux oreilles
Et vous étiez les tamaris
Des agrions et perce-oreilles.
De leurs volcans secs et brûlés
Les fourmis coulaient, brunes laves,
Les limaces se faufilaient
En laissant l’argent de leurs baves ;
L’escargot qui porte son toit
Comme l’éléphant turrigère
Rentrait sa corne quand mon doigt
En poussait la trompe filaire.
Nous attrapions un cerf-volant
Avec sa ramure de tôle

Et sur son noir un reflet blanc.
Notre fleuve était la rigole.
Hélas ! que ne puis-je, jardin,
Avec le moineau qu’on enterre
Me reposer du temps humain
Un jour sur toi comme un parterre.