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Traité de tératologie de l’homme et des animaux domestiques/Préliminaires

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PRÉLIMINAIRES


Définitions. — La tératologie est la science des anomalies de l’organisation. La tératogénie est la partie de la tératologie qui étudie la genèse des anomalies.

L’anomalie est une déviation du type spécifique. Toute irrégularité organique présentée par un individu comparativement à la grande majorité des individus de son espèce, de sa race, de son sexe et de son âge, est une anomalie.

Le type spécifique est la moyenne de conformation et de structure de l’espèce. Parmi les individus de même espèce, de même race, de même sexe et de même âge, il n’en est pas deux qui le réalisent complètement ; mais ces différences de peu d’importance, constituant les caractères individuels ou les variétés anatomiques, ne sauraient être considérés comme des anomalies, au sens tératologique de ce terme. Celles-ci impliquent quelque chose d’important, de rare ou de défectueux


Synonymie. — Les anomalies s’appellent encore déviations organiques, vices de conformation, malformations, difformités, abnormités, monstruosités. Toutefois ces diverses expressions ne sauraient être employées indifféremment l’une pour l’autre ; par exemple monstre ou monstruosité ne doit se dire qu’à propos d’individus gravement anormaux ou dont la conformation est si différente de l’état normal qu’ils provoquent la surprise et même l’horreur. Ces mots dérivent en effet soit de monstrare (montrer) car de tout temps les êtres monstrueux ont vivement excité la curiosité publique, soit de monere, (avertir, monstrum étant pour monestrum) car on les considéra longtemps comme des avertissements de Dieu et funestes présages.

En opposition des monstruosités Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire a créé l’appellation d’hémitéries qui comprend toutes les autres anomalies ; mais la limite qui sépare ces deux groupes tératologiques est impossible à tracer car il y a transition insensible des anomalies légères aux anomalies graves.


Historique[1]. — Les anomalies, et particulièrement les monstruosités, furent d’abord interprétées comme des écarts, des bizarreries, des jeux de la nature, voire même comme des prodiges destinés à faire éclater la gloire de Dieu ou manifestant sa colère. On les considéra aussi comme l’œuvre du démon ou comme le produit d’accouplements contre nature entre mâles et femelles d’espèces plus ou moins dissemblables. Les femmes accouchant de monstres ont été maintes fois accusées et même condamnées pour commerce charnel avec le diable ou fornication avec quelque bête. C’est ainsi que les anciens recueils de tératologie, tels que le livre d’Ambroise-Paré, le De Monstris d’Aldrovande, le De Monstrorum de Licetus figurent des quadrupèdes à tête humaine, des hommes à tête d’animal, etc., et que le célèbre naturaliste Réaumur fait le récit des « étranges amours » d’une poule et d’un lapin et se demande sérieusement s’il doit en résulter « des poulets vêtus de poils ou des lapins couverts de plumes » ! Au commencement du XIXe siècle Chateaubriand considérait encore les monstruosités comme des faits complétement étrangers à l’ordre naturel et par conséquent à la science : « Les monstres, dit-il, ne sont que des êtres privés de quelques-unes de leurs causes finales ; ils nous font horreur, tant l’instinct de Dieu est fort chez les hommes, tant ils sont effrayés aussitôt qu’ils n’aperçoivent plus la marque de l’intelligence suprême… Dieu a sans doute permis ces productions de la nature pour nous apprendre ce que c’est que la création sans lui. C’est l’ombre qui fait ressortir la lumière. C’est un échantillon de ces lois de hasard qui, selon les athées, doivent avoir enfanté l’univers. »

Cependant quelques grands esprits de l’antiquité avaient posé la question sur son véritable terrain : « La monstruosité, écrit Aristote, n’est pas contre nature, mais contre ce qui se passe le plus ordinairement dans la nature. Rien ne se produit contrairement à la nature en tant qu’elle est éternelle et nécessaire ; cela n’arrive que dans les choses qui se produisent le plus ordinairementd’une certaine manière, mais qui pourraient se produire autrement. »

Plus tard Cicéron exprime la même idée en disant que « tout ce qui a naissance a nécessairement une cause naturelle, de telle sorte que s’il arrive contre la coutume, il ne peut cependant exister contre la nature. Rien ne peut arriver sans cause et rien n’arrive qui ne puisse arriver. Et s’il arrive ce qui a pu arriver, cela ne peut pas être considéré comme un prodige. Il n’y a donc pas de prodiges. »

Mais il ne suffisait pas de proclamer ainsi, par une intuition de génie, qu’il n’y a pas dérogation aux lois naturelles, il eût fallu le démontrer par une étude approfondie de la structure et du développement des êtres monstrueux comparativement aux normaux. Or l’anatomie comparée n’a guère été cultivée avant le XVIIe siècle ; et l’embryologie, dont Gaspard Frédéric Wolff a jeté les premiers fondements en 1759, n’a pris toute son importance que dans le cours du siècle passé. La tératologie n’est devenue vraiment scientifique qu’a partir des Geoffroy Saint-Hilaire : Étienne, auteur de La philosophie anatomique, et Isidore, son fils, auteur du Traité de tératologie. Camille Dareste vint ensuite qui consacra sa vie à la production artificielle des monstruosités et publia sur ce sujet un livre d’un puissant intérêt (Recherches sur la production artificielle des monstruosités, 2e édition). Il convient de citer aussi Jules Guérin : Recherches sur les difformités congénitales chez les monstres, le fœtus et l’enfant, Paris 1880, l’ouvrage de Lannelongue et Ménard sur Les affections congénitales, Paris, 1891, le Traité d’anatomie pathologique de Cruveilhier, 1849, l’article Tératologie de Davaine dans le dictionnaire Dechambre, 1875, le chapitre « tératogénie » du Traité de pathologie générale de Bouchard, par Mathias Duval, série des articles de Giacomini sur les anomalies de développement de l’embryon humain dans les Archives italiennes de biologie, de 1893 à 1898, les chapitres « tératologie » de Rabaud dans le livre de Bar, Brindeau et Chambrelent sur la Pratique de l’art des accouchements, 1909, et dans le Traité de physiologie normale et pathologique publié sous la direction de G. H. Roger 1927, le livre du même auteur intitulé la Tératogenèse, Paris 1914, la thèse d’agrégation de Princeteau sur « les progrès de la tératologie depuis Is. G. S. H. », Paris 1886, Précis de tératologie de L. Guinard 1892, le petit livre de L. Blanc sur les Anomalies chez l’homme et les mammifères, 1893 ; enfin deux ouvrages récents : « les variations du corps humain » de Dubreuil-Chambardel, bibliothèque des connaissances utiles 1925, et le « précis de tératologie », de Chauvin, 1920.

Les langues étrangères ne sont pas moins riches en ouvrages sur

cette matière. Qu’il nous suffise d’indiquer les suivants :


Gurlt : Lehrbuch der pathol. anatom. der Haussangethiere, 1830 ; Gurlt : Ueber Tierische Missgeburten, etc., 1877 ; Gurlt : Die nevere litteratur uber menschliche und Tierische Missgeburten. Arch. Wirchow, 1878 ; Barkow : M. duplicia, 1828 ; Otto : Monstrorum sexcentorum descriptio anatomica, 1841 ; Forster : Die missbildungen der Menschen, 1861 ; A. Alton : De monstrorum duplicium, 1848 ; Vroliki Tabulse ud illustrandam embryog, 1849 ; AWfeld : Die missbildungen des Menschen, 1882 ; Hirst et Piersol Human Monstruosities, 1892 ; Taruffi : Storia della teratologia, 1881 à 1895 ; Schwalbe : Die Morphologie der missbildungen des Menschen und der tiere, Iéna, 1913 ; Hans Hubner : Zur kasuistik der tierischen Doppelmissbildungen, Wiesbaden, 1911.

La doctrine de la préexistence des germes ou syngenèse fit longtemps obstacle au progrès de la tératologie. D’après elle, le développement d’un être vivant quelconque, animal ou végétal, ne consisterait pas en une formation progressive à partir d’un germe non différencié, mais en un simple agrandissement qui ferait sortir peu à peu les organes de l’état d’extrême petitesse qui les rend invisibles dans l’œuf ou dans la graine. Et cet être renfermerait lui-même, grâce à une sorte d’emboîtement concentrique, toute la lignée de ses descendants. Ainsi l’on ne doutait pas que notre première mère, Eve, ait eu dans ses ovaires tout le genre humain qui devait en sortir et avait pu ainsi lui transmettre la tache originelle ! C’était une généralisation abusive de quelques constatations exactes, à savoir que la graine d’une plante phanérogame recèle une plantule en miniature, que la chrysalide d’un papillon montre sous son enveloppe le futur imago, que le bourgeon d’un arbre contient à l’état d’involution rameau qui doit en sortir avec ses feuilles et ses fleurs. Pour les uns le véritable germe des animaux était l’œuf, le spermatozoïde donnant seulement le branle au développement. Pour les autres, au contraire, c’était le spermatozoïde, la mère fournissant seulement le milieu nutritif, le terrain de la semence ; certain auteur alla jusqu’à figurer l’homonculus dans le spermatozoïde humain. Pour les spermistes comme pour les ovistes, la syngenèse impliquait, en ce qui concerne les monstres, ou bien qu’ils préexistent depuis l’origine de l’espèce, ce qui dispenserait de toute recherche étiologique à leur égard puisqu’ils seraient sortis tels quels des mains du Créateur, ou bien qu’ils se produisent au cours du développement par l’intervention de causes secondes apportant obstacle à l’accroissement régulier.

Cette hypothèse néfaste au progrès a cependant trouvé des défenseurs jusqu’au commencement du xixe siècle. Cuvier lui-même s’y était rallié. Aujourd’hui personne ne met plus en doute que le germe résultant de la conjugaison des deux éléments sexuels ou gamètes n’est qu’une cellule qui, par un travail admirable de prolifération et de différenciation, édifie le nouvel être peu à peu, organe par organe, pour ainsi dire, c’est-à-dire par épigenèse. Conséquemment les êtres, normaux ou anormaux, ne préexistent pas dans l’œuf, non plus que dans le spermatozoïde, ils se forment au cours du développement. Il convient d’ajouter toutefois, qu’ils y existent virtuellement, au moins dans leurs grandes lignes, et que, dans cette cellule-germe, se trouvent déjà des localisations, c’est-à-dire des particules prédestinées à tel ou tel développement ; c’est un complexe de germes partiels, et ainsi s’expliquent beaucoup de cas d’hérédité qui seraient incompréhensibles autrement[2]. Cependant toutes les anomalies ne remontent pas au zygote, c’est-à-dire à l’ovule fécondé, il en est un grand nombre qui résultent d’accidents survenus au cours de l’ontogenèse et peuvent être produites expérimentalement chez les animaux ovipares, en opérant par exemple sur des œufs de poule que l’on soumet, avant ou pendant l’incubation, à toutes sortes d’influences, physiques, chimiques, ou de manipulations. Divers auteurs, parmi lesquels il faut citer tout particulièrement C. Dareste, sont arrivés à produire ainsi des monstres à volonté. On est même parvenu avec des œufs de batraciens ou d’échinodermes à provoquer la parthénogenèse, c’est-à-dire le développement sans fécondation. Mais il ne semble pas que, jusqu’à ce jour, chez les animaux à sang chaud, mammifères et oiseaux, on ait réussi à produire artificiellement des monstres doubles ; on dirait que la cause de la diplogenèse, tout au moins chez eux, soit inhérente au germe ? Nous reviendrons dans la suite de cet ouvrage sur cette question encore controversée.

Chez les mammifères, les expériences de tératogenèse sont évidemment beaucoup moins faciles que chez les ovipares. Cependant Ch. Féré, Charin et d’autres expérimentateurs ont réussi à troubler le développement de l’embryon en injectant à des femelles gestantes des produits toxiques ou microbiens, en leur inoculant certaines maladies infectieuses. L’alcoolisme, la tuberculose, la syphilis sont considérés à juste titre comme des facteurs tératogéniques puissants. Les carences alimentaires, les troubles fonctionnels des glandes endocrines interviennent aussi dans cette étiologie. Il y a là une voie peu explorée qui conduirait sans doute à d’importantes découvertes. De plus en plus la conviction s’impose que la tératologie n’est le plus souvent qu’un chapitre de la pathologie de l’embryon.

Plan de l’ouvrage. — Nous étudierons successivement, les êtres anormaux unitaires et les êtres anormaux composés, ces derniers comprenant des éléments de deux ou d’un plus grand nombre de sujets.

Les unitaires se distinguent en autosites, omphalosites et parasites suivant qu’ils ont une circulation propre, qu’ils reçoivent le sang d’un jumeau par anastomose des vaisseaux ombilicaux, ou qu’ils le reçoivent de la mère directement par une greffe immédiate.

Les anomalies des autosites seront classées d’après leur siège comme il suit :

1° Anomalies du développement général ; 2° anomalies de la peau et des phanères ; 3° anomalies de l’appareil locomoteur, os, articulations, muscles ; 4° anomalies de l’appareil digestif ; 5° anomalies de l’appareil respiratoire ; 6° anomalies de l’appareil circulatoire ; 7° anomalies de l’appareil uro-génital : organes urinaires, organes génitaux de la femelle, organes génitaux du mâle, hermaphrodisme ; 8° anomalies de l’appareil nerveux ; 9° anomalies des organes des sens.

Des considérations générales termineront cette première partie.

La deuxième partie sera consacrée principalement aux monstres doubles ; il est en effet extrêmement rare de trouver des monstres plus complexes. Après une étude générale de leur étiologie et de leur classification, nous en ferons connaître les principaux types, méthodiquement classés, sur lesquels nous jetterons ensuite un coup d’œil d’ensemble. Quelques pages sur les monstres triples achèveront notre tâche.

S’il est vrai que la classification ne soit qu’une langue bien faite, il n’est pas exagéré de considérer les deux Geoffroy Saint-Hilaire comme les fondateurs de la Tératologie. Ils ne l’ont pas seulement enrichie de faits et d’idées, ils en ont créé la langue et la méthode. Considérant les anomalies comme des entités bien définies, ils se sont efforcés de les classer suivant la méthode zoologique qui pèse les caractères et les subordonne de manière à déterminer les véritables affinités. Ainsi ils ont établi des cadres où les anomalies trouvent naturellement leurs places, et une savante terminologie qui tend à les définir.

Jules Guérin, dans une discussion célèbre avec le professeur Joly, de Toulouse, engagée en 1866 et 1867 dans la Gazette médicale, a critiqué cette classification sous prétexte que les monstres sont des produits fortuits, accidentels, pervertis, qui ne sont pas comparables aux êtres normaux. Ceux-ci sont fixes ou à peu près fixes ; il n’en est pas de même de ceux-là qui relèvent généralement de la pathologie de l’embryon et pour lesquels on pourrait créer autant d’espèces que d’individus ; c’est une classification « étiologique et morphogénique » qui leur conviendrait.

Il y a une part de vérité dans cette critique. Il est certain que les Geoffroy Saint-Hilaire ont multiplié les genres outre mesure et compliqué sans utilité la terminologie, que d’autre part ils ont méconnu l’importance de la pathologie embryonnaire comme, cause des anomalies, et de l’embryologie comme explication de leur développement. Mais il faut convenir que leurs « familles tératologiques » sont en général naturelles et marquées au coin du génie. Nous adopterons donc, dans leurs grandes lignes, la classification et la terminologie de ces deux hommes illustres qui compteront toujours parmi les gloires les plus pures de la science anatomique française.

  1. Voy. L. Martin. Histoire des monstres depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. Paris, 1880.
  2. V. Duesberg de Liège ; l’œuf et ses localisations germinales, collection des problèmes biologiques.