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Trente ans de vie française/I. – Les Idées de Charles Maurras/Préface

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Les Idées de Charles Maurras
Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 7-8).

PRÉFACE

Si on accepte et si on énonce le terme d’Idée dans sa plénitude vivante, on reconnaîtra facilement qu’une tête classique chez nous vit de trois Idées : trois Idées qui se répondent et s’accordent comme les Parques du Parthenon, les Grâces de Raphaël ou les Nymphes de Jean Goujon. L’une est de Grèce, une autre de Rome, et la dernière de France. Qu’on vive de se conformer à elles ou de lutter contre elles, de les aimer ou de les haïr, des trois manières on entre également comme le grain voltigeant de poussière dans leur faisceau de rayons lumineux. Et c’est un grand bienfait que de les sentir et de les savoir toutes trois agiles, éclatantes, perdurables, présences intelligentes de nos demeures, tantôt habillant de leur chair ou de leur marbre nos abstractions, et tantôt conduisant à la courbe simple du général, comme l’eau à l’amphore, comme l’amphore à la tête calme qui la supporte, le multiple et l’insaisissable

Ceux qui vivent avec conscience sur un tel plan savent gré à M. Maurras d’avoir établi, après d’autres, en union avec le plus pur génie de notre Occident, une pensée à triple visage au milieu de cette aire solide, — d’avoir apporté a l’épiphanie jamais terminée du génie classique à la fois un sang vivant et des formules idéales, — d’avoir posé sous une nouvelle figure les problèmes éternels dont on ne se lasse pas plus que du pain, de la lumière et des fleurs. Je ne parlerai de lui que pour parler d’elles. Peut-être y a-t-il autant de plaisir à les voir du dehors enchaîner dans une belle nature et dans un rayonnement public leur chœur plastique qu’à écouter en soi-même leur source filtrer et leur musique s’établir.

Un philosophe écossais cité par Stuart Mill, rêvant sur la contingence des mathématiques et sur les origines empiriques de leurs notions, suppose comme possible qu’en un autre monde, lorsque deux quantités s’ajoutent, leur addition même réalise une nouvelle quantité qui se joindrait à elles pour former leur somme, comme le pli dans certains jeux de cartes : pour ce monde, dit il, un et un feraient trois. L’idée grecque, l’idée romaine, l’idée française, lorsque nous réalisons ou lorsque la nature et l’histoire ont réalisé leur somme, cette somme a pris visage et a porté un nom. Et leur somme, c’est peu dire : leur amitié à toutes trois s’appelle la Provence. Lamartine, qui trouvait déjà un visage grec aux collines pierreuses et vineuses de son Mâconnais, voyait dans Mireille lorsqu’il la baptisa en son Jourdain oratoire une île hellénique, une Delos flottante venue, une belle nuit, toute vivante et tiède, s’annexer à la terre du Midi. La Provence allonge le pont romain de pierre dorée qui mena vers les terres du Nord les grands passages de la civilisation latine. Elle développe pareillement ce qui conduit la France à sa Méditerranée maternelle. Elle associe les trois métaux dans son métal corinthien. Un miroir bienveillant, saisissant des trois idées un portrait composite, en construit pour l’unir à elles une idée provençale.

Lumière de l’Attique, qui se mêle à la rosée pour former à la cigale sa nourriture éthérée, — air de Provence qui instille à l’âme des Alpilles aromatiques la salinité de la mer, — pierre de Rome qui laisse dans tous ses pores s’accomplir le mélange de la double durée, substance terrestre et clarté d’en haut, — terre de France dont chaque courbe décèle comme un beau corps un mystère d’amour et deux puissances ennemies hier, équilibrées aujourd’hui, — toutes quatre se sont fondues déjà et se fondront encore pour susciter sur l’élite humaine des visages intelligents ou passionnés. L’un de ces visages les révèle aujourd’hui non dans une cour d’amour ou sous les platanes de la pensée pure, mais sur la place publique. Dans une poussière intermittente de bataille, elles demeurent reconnaissables. Poussière qu’il appartient à l’âme, comme à la rosée de la nuit, de faire tomber un moment pour que se discernent les Idées dans la flexibilité de leur ligne immobile ou leur scintillement d’étoiles fixes.