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Un cœur virginal/03

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Mercure de France (p. 39-55).
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III

Il continua ses méditations dans le petit break qui les emmenait rapidement à la gare de Couville. Rose était assise en face de lui : leurs pieds, naturellement, se rencontrèrent.

M. des Boys, qui possédait plusieurs fermes, inspectait l’état des récoltes. Plusieurs champs de blé étaient versés. Il voulut monter à côté du domestique pour l’interroger : « En était-il partout de même dans le pays ? » Il était très inquiet.

M. Hervart avança un peu les genoux. Il tenait entre ses jambes les jambes frissonnantes de la jeune fille. Elle souriait. M. Hervart, un peu oppressé, n’osait parler. Il prit sa main et la baisa.

Mais Rose, tout à coup, s’écria :

— Nous avons oublié le microscope !

— Ah ! oui, notre prétexte. Qu’allons-nous devenir ?

— Avons-nous besoin de prétexte, maintenant ?

M. Hervart resserra la prison de ses jambes. Ce fut sa première réponse.

— Nous voilà complices, Rose, dit-il ensuite. C’est grave.

— Je l’espère bien.

— Nous le sommes depuis plus longtemps.

— Depuis ce matin, oui.

Elle rougit un peu.

— Surtout, reprit M. Hervart, depuis que vous avez dit : Il faut croire.

— J’ai dit ma pensée.

— C’est la mienne aussi.

« Ainsi, songeait-il, je dis ce qu’il faut dire, sans trop m’avancer. Ah ! si j’osais ! »

Le microscope, cependant, l’inquiétait.

— J’en achèterai un, dit-il, je vous le laisserai.

Il me servira quand je viendrai.

— Taisez-vous, dit Rose, à mi-voix, mais sur un ton violent. Parler de venir, c’est parler de partir !

M. Hervart ne sut rien dire. Il se tira d’affaire en redoublant encore une fois l’étreinte de ses jambes. Celles de Rose répondirent doucement.

On arrivait à la petite gare solitaire. Le train s’annonça. Un quart d’heure plus tard il était à Cherbourg.

M. des Boys annonça aussitôt son intention d’aller au musée. Il désirait contempler des chefs-d’œuvre, disait-il, et conférer une fois de plus son art personnel avec celui des maîtres. M. Hervart se récria. Ses vacances, c’était de fuir les musées. Il tenait d’ailleurs cette collection, de noms trop beaux, comme en grande partie apocryphe.

— Les catalogues du Louvre, dit-il, sont déjà trompeurs. Que doit être celui du musée de Cherbourg ?

M. des Boys haussa les épaules :

— Tu es perdu dans mon estime.

Et il affirma l’authenticité parfaite des Van Dyck, Van Eyck, Chardin, Poussin, Murillo, Jordaens, Ribera, Fra Angelico, Cranach, Porbus, Léonard de Vinci, qui paraient l’hôtel de ville.

— Il y manque un Raphaël, dit M. Hervart, un Velasquez, un Titien et un Corrège.

M. des Boys répondit, sarcastique :

— Il y a un cabinet d’histoire naturelle.

Et, faisant un geste de la main, il disparut au coin d’une rue.

Tout semble avoir été combiné, en cette triste cité maritime, pour faire croire que la mer n’existe pas. Les maisons lui tournent le dos et l’on a ménagé entre le rivage et la ville un vaste désert de pavés, de poussière et de vent. Pour découvrir que Cherbourg est vraiment un port de mer, il faut gravir le rocher du Roule. M. Hervart souhaita de s’élever sur ce pinacle.

— C’est inutile, dit Rose, nous allons monter sur la tour du jardin Liais.

Ils marchaient côte à côte dans les rues mornes. À chaque pas Rose regardait M. Hervart, inquiète de son silence. Elle prit son bras.

— Je n’osais vous l’offrir, dit-il.

— Aussi, je le prends moi-même.

— Je suis content, Rose, d’être ainsi à me promener avec vous.

Mais, en réalité, il était très gêné. Cette bonne fortune était à la fois trop innocente et trop libre. Il se demandait comment faire pour la maintenir, au moins, dans les bornes présentes.

« Si cela continue !… Et cela ne date que de ce matin !… »

Mais un raisonnement très logique le rassurait :

« Ou j’en veux, ou je n’en veux pas faire ma femme : or, dans un cas comme dans l’autre, je dois la respecter… C’est évident. N’étant ni un sot, ni un malhonnête homme, je n’ai rien à craindre de moi-même. L’instinct civilisé dominera nécessairement l’instinct naturel : je suis très civilisé… »

Ils étaient vêtus légèrement. Le bras qu’il serrait brûlait sa chair.

« Hélas ! en amour, on n’est sûr de rien, sûr de personne, de soi-même, moins que de tout autre. Que suis-je, aux mains du désir ? Et il faut qu’en même temps que les miens j’endorme les nerfs surexcités de cette petite ! Les nerfs ? Non, le sentiment. Mais le sentiment mène à tout… Que je suis ridicule avec mes dissertations intérieures ! Je me gâte de délicieuses minutes… »

Une maison comme toutes les autres, une porte cochère, une voûte : on est dans un grand jardin où se gonflent, parmi les palmiers, l’éclat et le parfum d’une flore exotique. Ils furent plus troublés encore que par les odeurs connues, les couleurs accoutumées du bois sauvage de Robinvast. Dans cette oasis paradoxale, l’air, maintenu immobile par la hauteur des murailles, était lourd et fiévreux. Des effluves presque charnels sortaient des fleurs en amour…

« … Quel alcôve pour des soirs de caresses !… » songea M. Hervart.

Il ne pensait pas à Rose ; son imagination appelait Gratienne, qui était voluptueuse. Il éteignit le soleil, alluma des globes lointains et doux, puis, ayant jeté des coussins de soie rouge sur ce gazon, où un magnolia venait de laisser tomber une de ses fleurs prodigieuses, il y coucha nue sa maîtresse… Son délire augmenta : il se mit à genoux et, penché sur la beauté impatiente de son amie, il la couvrait de baisers et des plus tendres adorations.

— Ce jardin me rend fou ! dit M. Hervart, à haute voix.

Le songe fut dissipé.

— Voici la tour, dit Rose, montons. Il y fera frais.

Elle aussi haletait, mais de malaise, et non d’amour.

Il faisait frais dans la tour.

En quelques instants, Rose, délivrée de son oppression, fut au sommet.

Elle avait bien senti que M. Hervart, absorbé par un songe, avait été loin d’elle, pendant toute la fin de cette promenade ; et Rose était fâchée. L’apparition de M. Hervart, un peu rouge, et les yeux égarés encore, n’était pas faite pour la rasséréner. Elle se sentait jalouse. Elle aurait voulu détruire l’objet de cette pensée.

M. Hervart perçut le petit mouvement d’impatience que Rose ne sut pas réprimer, et il en fut content. Il aurait voulu être seul.

Il alla s’accouder à la balustrade, sans rien dire, regardant au loin la mer toute bleue. Cela l’apaisa. De le voir absorbé de nouveau par quelque chose qui n’était pas elle-même, Rose eut un second frisson de jalousie ; mais, cette fois, elle connaissait sa rivale. Les femmes ne doutent jamais d’elles, et c’est ce qui leur donne la victoire. Rose voulut lutter contre le charme de la mer infinie. Elle alla se poser tout près de M. Hervart, épaule contre épaule, hanche contre hanche.

M. Hervart regarda Rose et ne regarda plus la mer.

Ses yeux étaient tristes d’avoir vu fuir, ironique, le désir. Ceux de Rose étaient pleins du sourire le plus doux.

— Ils ont la couleur de la mer infinie, Rose.

« C’est tout de même agréable, songeait M. Hervart, d’être le premier à dire cela à une jeune fille… Généralement, les femmes aux yeux bleus entendent ce compliment pour la centième fois, et cela leur fait croire que tous les hommes sont pareils et qu’ils sont bêtes… Ce sont les hommes qui mettent tant de fadeur dans l’amour… Ils sont jolis, les yeux de Rose, mais je n’aurais pas dû le dire… Suis-je le premier ?… »

M. Hervart ressentait à son tour les piqûres, assez vagues encore, de la jalousie :

« Ces petites recherches, ces petites complaisances sensuelles, qui les lui a enseignées, puisqu’elle n’a pas d’amies, sinon quelque cousin, entreprenant et gauche ?… Que je suis sot, et méchant pour moi-même ! Rose a eu des amies, à Valognes, au couvent ; elle en a toujours et leur écrit… Et puis, que m’importe ? Je ne suis pas amoureux, il me semble, et tout cela ne saurait être pour moi qu’une suite de sensations légères, qu’un prétexte à d’amusantes observations… »

L’après-midi s’écoulait. Il fallut penser aux emplettes réclamées par Mme des Boys.

Ils redescendirent.

— Comme l’escalier est noir. Donnez-moi la main, dit Rose.

Vers les dernières marches, comme pour le remercier de son aide, elle lui tendit la joue. Le baiser se posa au coin des lèvres. Cette fois, Rose recula, avertie du danger par une sensation trop vive, trop intime. Mais, en s’éloignant, elle faillit tomber. Ses mains se crispèrent sur la main qui la retenait, et elle se trouva ramenée vers M. Hervart. Ils se regardèrent une seconde. Elle ferma les yeux, attendant la nouvelle brûlure.

— Vous ne vous êtes pas fait de mal ?

Elle éclata de rire.

« Voilà, se disait M. Hervart, ce qui s’appelle être maître de soi. Aussi elle se moque. Tel est le résultat de la vertu. »

Ils entrèrent dans presque tous les magasins de la rue Fontaine, qui est le centre de ce grand village biscornu. M. Hervart acheta des cartes postales. Les châteaux de la Hague sont presque aussi beaux et aussi pittoresques que ceux des bords de la Loire. Il aurait voulu en envoyer l’image à Gratienne, mais il se sentait prisonnier. Cela le mit de mauvaise humeur, l’espace d’un instant. Comme Rose, cependant, entrait dans une mercerie, il se décida ; la porte était à côté.

— J’aurais voulu votre avis, dit Rose ; c’est pour réassortir des laines.

Mais il n’était plus là. Alors, elle attendit, patiente.

Les châteaux, enfin, tombèrent dans la boîte. Ils reprirent leur itinéraire. La promenade aboutit chez le pâtissier.

C’était un des plaisirs de M. Hervart de manger des gâteaux dans une pâtisserie, et ce plaisir était complet quand une femme l’accompagnait. On le connaissait bien, à celle de la rue du Louvre, au coin de la place ; il y venait tous les jours, et pas toujours seul.

En entrant avec Rose, il se crut à Paris, et en bonne fortune. Cela l’amusa. Rose n’était pas moins contente. Souriante et sérieuse, elle eut aussitôt l’air d’accomplir un rite familier.

« Elle serait très vite Parisienne », songeait M. Hervart, qui la contemplait.

Et il voyait, en une minute, tout un avenir se dérouler : « Ils demeuraient quai Voltaire et souvent, le matin, elle sortait avec lui, allant au Louvre des femmes. Il la conduisait jusque sous les arcades. Elle le reprenait pour aller déjeuner. D’autres jours, elle entrait à quatre heures dans son bureau, on allait, comme maintenant, manger des gâteaux, boire un verre d’eau glacée, et l’on revenait lentement par le Pont-Neuf et les quais ; on achetait quelque livre curieux, on regardait les jeux du soleil sur l’eau et dans les arbres ; le bateau les tentait quelquefois, ou le chemin de fer, ils gagnaient quelque bois, moins fou que celui de Robinvast, mais agréable encore, et Rose respirait un air presque aussi pur que son air natal… »

Il n’y avait pas beaucoup d’imagination dans ce rêve de M. Hervart, car il l’avait réalisé bien des fois. Mais d’y introduire Rose, cela en faisait une chose toute nouvelle, un plaisir encore inéprouvé.

« À la fin de mon séjour, je l’aimerai follement et je serai très malheureux, » se dit-il enfin.

Ils rencontrèrent bientôt M. des Boys, qui les cherchait. On regagna la gare. En attendant l’heure du train, M. Hervart s’intéressa aux châteaux, qu’il avait pris en double.

— Pourquoi n’irions-nous pas les visiter ?

Rose, en disant cela, regardait son père.

Il acquiesça.

— Cela me donnera des idées pour la restauration de Robinvast, que je médite.

Mais il entendait seulement une mise en état ; on cimenterait les joints, sans arracher une feuille de lierre ; la folie du parc et du bois serait respectée, mais il fallait des allées et des sentiers.

— L’art, dit-il, sentencieusement, ne comporte qu’une certaine qualité de désordre. Et puis, je dois compter avec les préjugés : la mauvaise éducation de mon jardin ferait croire à celle de ma fille…

Il y avait dans ce mot des projets de mariage. Rose le perçut aussitôt.

— Je suis, dit-elle, très bien comme je suis, et Robinvast aussi.

— Voyez-vous, la petite orgueilleuse !

— N’êtes-vous pas de mon avis ? dit Rose, en s’adressant à M. Hervart avec un rire, qui palliait sa hardiesse.

— Pour vous, oui.

— Oh ! moi, on ne peut plus rien. Le mal est fait ; je suis une sauvage. Mais c’est pourquoi me plaît, et me convient, la sauvagerie de Robinvast.

— Pourtant, dit M. Hervart, dont les mains étaient couvertes d’égratignures, il y a beaucoup de ronces, dans le bois. Jamais je n’en vis de si belles, des jets comme des lianes, comme des serpents…

— Jamais je ne m’égratigne, dit Rose.

Mais elle ne regardait pas sans plaisir les mains de M. Hervart, qui s’étaient balafrées pour lui cueillir des mûres. Elle lui dit tout bas :

— Je suis méchante comme les ronces !

— Défendez-vous comme elles ! répliqua M. Hervart.

Ce n’était qu’un mot. Sans doute, M. des Boys songeait à marier sa fille, mais le projet, fort légitime, était lointain encore. Nul prétendant ne menaçait. Ces dispositions, d’ailleurs, plaisaient à M. Hervart qui, amoureux depuis dix heures du matin, songeait, vers sept heures du soir, à épouser la jeune fille nerveuse et sentimentale qui avait prêté le coin de sa bouche à un baiser maladroit.

La soirée se passait régulièrement à jouer aux cartes. Dressée dès le plus jeune âge à cet exercice, Rose participait au whist avec conviction. Elle dirigeait, grondait sa mère, disputait des coups avec M. des Boys et tenait sous ses yeux doux M. Hervart fasciné.

En s’asseyant à la table de jeu, il eut aussitôt conscience de cette fascination qui, jusqu’alors, s’était exercée à son insu. Il se souvenait maintenant que, chaque fois que le sort le mettait en face de Rose, un très grand plaisir le grisait. C’était une possession, comme en éprouvent, au théâtre, certains spectateurs enivrés par la comédienne de leurs rêves. Il se rendait compte aussi que son plaisir, à peu près inconscient, devait se traduire par de fervents regards…

« Son cœur, peu à peu, a répondu à la passion mystérieuse de mes yeux… Ils sont doux aussi, mes yeux, je le sais ; ils sont mon attrait… Quant à mon extase, elle s’explique très bien, car Rose, un peu dure de profil, est, de face, presque divine. Son nez, trop long, rentre, un ovale parfait se dessine, le sourire semble le mouvement naturel de cette bouche un peu large et les yeux, enfin, un peu enfoncés, s’avancent, à la lumière des lampes, comme des fleurs… Souvent je suis resté en pareille extase devant ma belle image de la Vénus du Titien ; il est vrai qu’elle montre aussi d’autres beautés, mais sa figure et ses yeux, surtout, sont d’adorables pièces… »

— Ne vous faites pas de signes !

Cette observation, motivée par un échange de sourires trop accentués, amusa beaucoup Rose, car elle pensait en ce moment fort peu à son jeu.

Elle courba innocemment la tête sous la parole paternelle.

Ils jouèrent très mal et perdirent beaucoup de fiches.

Au retirage des places, ils furent séparés, mais pour être mieux unis, et leurs genoux bientôt se touchèrent sous la table. La partie, dans ces conditions, devenait exquise. Par contraste, Rose s’ingénia à battre son ami, cependant que sa jambe innocente le cajolait tout bas. La vie lui paraissait très agréable.

Elle s’endormit tard, un peu fiévreuse, rêvant à cette journée où elle avait si allègrement gagné le sommet de ses désirs. Elle était aimée : c’était le bonheur. Pas un instant, elle ne se demanda si elle aimait elle-même. Elle n’avait sur l’état de son cœur aucun doute.

Les réflexions de M. Hervart étaient assez différentes, et d’ailleurs d’une confusion extrême. Les femmes sont tout entières au présent ; les hommes, moins bien organisés peut-être, vivent surtout dans l’avenir. M. Hervart faisait donc des projets. Il s’endormit au milieu de ses desseins, fatigué de ne pouvoir en dresser aucun selon une perspective logique.