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Un cœur virginal/04

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Mercure de France (p. 56-61).
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IV

Quand il descendit, le matin, d’assez bonne heure, M. des Boys, invisible d’ordinaire jusqu’au déjeuner, se promenait avec sa fille. Il faisait de grands gestes. M. Hervart eut peur.

Mais il ne s’agissait pas de lui. M. des Boys traçait une longue allée serpentine, déterminait les courbes. Ayant consulté M. Hervart, qui s’empressa d’accepter, il décida que l’on commencerait dès aujourd’hui la visite des châteaux.

En même temps, il fit requérir des journaliers pour le lendemain, puis il écrivit à Lanfranc, l’architecte de Martinvast, un ami qu’il avait perdu de vue depuis bien des années. Il demeurait à Saint-Lô, étant le constructeur officiel des bâtiments administratifs. M. Hervart le connaissait également.

M. des Boys, cependant, oubliait sa peinture. Il resta dehors presque toute la matinée.

Rose s’ennuyait. Elle avait compté refaire la promenade de la veille, parmi les houx, les ronces, les fougères et les digitales. Cette promenade, elle se la rêvait pour tous les jours de sa vie, croyant la retrouver éternellement pareille, aussi émouvante, aussi nouvelle.

Quoiqu’il fût content de cette diversion, M. Hervart ne pouvait s’empêcher d’éprouver quelques regrets. La main de Rose manquait à la sienne.

Ils se trouvèrent seuls, un instant, le long de la terrasse abandonnée, à l’endroit même où la crise avait commencé.

Vite, ils se prirent les mains et Rose tendit sa joue. M. Hervart, cette fois, n’essaya pas de conquérir un baiser meilleur. Ce n’était pas le moment. Peut-être n’y pensa-t-il pas. Rose fut déçue. M. Hervart s’en aperçut. Alors il porta à ses lèvres les mains de la jeune fille. Il aimait cette caresse, ayant pour la main un culte particulier. Il exprima tout haut sa pensée secrète, disant :

— Comment n’ai-je pas déjà baisé vos mains ?

Contente, mais non émue, Rose se borna à sourire. Puis, soudain, à une idée qui lui traversa la tête, le sourire se mua en un rire excessif, mais qui semblait quand même nuancé de confusion. Calmée un peu, elle demanda.

— Je voudrais savoir… savoir… eh bien, oui, votre nom, là ?

M. Hervart, interloqué, ne comprenait pas.

— Mon nom ?… Mais… Ah ! celui qui… l’autre ?…

Il hésitait. Ce nom, qu’il n’avait presque pas entendu prononcer depuis la mort de sa mère, lui était si peu familier qu’il ressentait une gêne à en proférer les syllabes. Il signait Hervart, tout court. Tous ses amis l’appelaient ainsi, aucun ne l’ayant connu dans l’intimité de la famille, et ses maîtresses, elles-mêmes, n’en avaient jamais murmuré d’autre, les femmes d’ailleurs se servant plus volontiers d’appellations qui conviennent à toutes les têtes, telles que mon gros loup, mon chat bleu, ou mon lapin blanc. M. Hervart, qui était maigre, avait surtout été appelé mon gros loup.

Il dit enfin :

— Xavier.

Rosa parut satisfaite.

Elle recommença à manger des mûres, comme la veille. Comme la veille, M. Hervart ouvrit sa loupe ; il comptait les points noirs qui ornaient le dos rouge d’une bête à bon dieu, coccinella septempunctata, et il n’en trouvait que six.

Rose mit dans la paume de sa petite main, déjà toute marbrée de violet, une belle mûre toute noire, et la tendit à M. Hervart. Comme il ne levait pas la tête, un œil clos, l’autre absorbé, elle dit d’une voix douce, mais sans apprêt, d’une voix délicieusement naturelle.

— Xavier ?

M. Hervart ressentit une grande émotion. Il regarda Rose avec des yeux surpris et troublés. Elle tendait toujours sa main. Il mangea la mûre dans un baiser, puis il répéta plusieurs fois de suite :

— Rose, Rose…

— Comme vous êtes pâle ! dit-elle, également émue.

Elle recula d’un pas, s’appuya au mur. M. Hervart avança d’un pas. Ils se retrouvèrent les yeux dans les yeux. Rose attendait, très sérieuse. M. Hervart dit :

— Rose, je vous aime.

Elle se cacha la figure dans ses mains. M. Hervart n’osait plus ni parler, ni remuer. Il regardait les mains qui cachaient la figure de Rose.

Quand elle se découvrit, ses yeux étaient humides, son visage grave. Elle ne dit rien, alla cueillir une mûre, comme s’il ne s’était rien passé. Mais, au lieu de la manger, elle la jeta, et, au lieu de revenir vers M. Hervart, elle s’éloigna.

M. Hervart se sentait glacé. Il la regarda, immobile et triste, rassembler les plis de sa robe et assurer son chapeau.

Arrivée aux lilas qui allaient la cacher, Rose s’arrêta, se retourna franchement, envoya un baiser, puis, prenant son élan, disparut vers la maison.

La scène avait duré deux ou trois minutes : dans ce bref intervalle, M. Hervart avait beaucoup vécu. C’était l’instant le plus émouvant de sa vie ; du moins n’avait-il pas alors le souvenir d’en avoir connu un pareil. En entendant proférer ce nom, Xavier, presque aboli de sa mémoire, un cortège de charmantes heures anciennes était entré dans son cœur, celles des tendresses maternelles, celles des premiers aveux, celles des premières caresses. Il se retrouvait au début de la vie et aussi incapable qu’à vingt ans de réflexions moroses.

Son allure changea tout à coup. Il grimpa sur la terrasse, à la force des poignets, s’assit sur le rebord, parmi les herbes sèches, alluma une cigarette et regarda les choses, en ne pensant à rien.