Une leçon de morale/I/Rêves

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Une leçon de moraleGallimard (p. 109-113).

RÊVES

Au mal (8 décembre 1948) :

L’empire de la caresse est pour les animaux
Je l’ai remis entre tes mains
Pour qu’ils n’en soient jamais privés

L’empire de la parole est pour les amoureux
Je m’y suis installé j’y suis seul je m’y ennuie
Quelques rêveurs attendent à la porte la bouche ouverte

Ils n’obtiendront jamais la vérité
La vérité une caresse par-ci par-là et l’amertume
Ils n’auront que des mots des miroirs déformants
Dont ils ne sortiront jamais.

Au bien (27 avril 1949) :

Ô merveille impossible sans naissance et sans fin
J’ai connu la merveille d’être paralysé
Et d’être plein de vie absent présent total
Tous les désirs sur moi se frottaient s’allumaient
Tous les désirs en moi se levaient fleurissaient
Je recevais l’éclair la pluie et le soleil
J’étais aveugle et je courbais mon arc-en-ciel
Sur des moissons velues sur des maisons tout en fenêtres
Sur des cimes ardues sur des mains étendues
J’étais paralysé j’étais aveugle et sans passé
Sans lendemain j’avais un cœur pour tout connaître
En un instant et sans bouger d’un millimètre
J’étais couché j’étais debout mort et vivant
Comme on se pense mort comme on se sent vivant

L’amour autour de moi frissonnait s’exténuait
Et se renouvelait comme les feuilles dans les bois
Mes cinq sens confondaient en un seul vol leurs chaînes
J’étais la proie et le chasseur qui s’agenouille
Le maître qui oublie ses raisons de régner
Le diamant qui brille au delà de sa gangue
Je parfumais mes yeux ma langue et mes oreilles
De tout ce qui passait les rives des ténèbres
Jour par jour les contacts ne sont pas toujours simples
Mais pour moi le gisant ils étaient éternels
Juvéniles ou vieux ils portaient mon empreinte
Il y avait un grand désordre dans le monde
Mais moi j’étais en ordre je soudais le temps
En pleine chair je conjuguais sperme et squelette

Pour dire vrai mes mains cherchaient à s’exprimer
Elles me faisaient mal
Pour dire vrai j’aurais voulu qu’elles me guident
Pour dire vrai la femme était bien telle femme
Et pas une autre et mon plaisir naissait du sien
Son ventre me servait à unifier la vie
Pour dire vrai la femme avait une compagne
En même temps qu’un compagnon
La ruche aveugle agrandissait le vœu de vivre
Sans savoir où le sang jaillit et se tarit
Pour dire vrai la morte accentuait la vivante
Pour dire vrai le plomb sonnait comme de l’or
Une femme éteignait le néant sous son ombre
Et moi l’obscur j’avais réponse à la lumière.