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Union ouvrière/Chapitre 1

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I.

De l’Insuffisance des Sociétés de Secours, Compagnonnage, etc.


C’est, en lisant le Livre du Compagnonnage de M. Agricol Perdiguier (ouvrier menuisier), la petite brochure de M. Pierre Moreau (ouvrier serrurier)[1], — le Projet de régénération du Compagnonnage, par M. Gosset, père des forgerons, que mon esprit fut frappé, illuminé par cette grande idée de l’UNION UNIVERSELLE DES OUVRIERS ET DES OUVRIÈRES.

Dans les trois petits ouvrages très remarquables que je viens de citer, on voit la question des ouvriers envisagée par des ouvriers, hommes intelligents et consciencieux, qui connaissent parfaitement le sujet qu’ils traitent. Ce sont trois ouvrages pensés et écrits avec bonne foi, à chaque page on y découvre un amour ardent et sincère de l’humanité, qualités précieuses qui ne se rencontrent pas toujours dans les savants ouvrages écrits par nos célèbres économistes.

Après nous avoir montré le compagnonnage tel qu’il est aujourd’hui, les trois ouvriers-écrivains, chacun selon son caractère et sa manière de voir, ont proposé des réformes notables aux diverses associations du compagnonnage (M. P. Moreau surtout). Sans nul doute, ces réformes pourraient améliorer les mœurs des ouvriers ; mais, je dois le dire, ce qui m’a frappée, c’est de voir que parmi les améliorations proposées par MM. Perdiguier, Moreau et le père des forgerons, aucune n’était de nature à apporter une amélioration véritable et positive dans la situation matérielle et morale de la classe ouvrière. — En effet, supposons que toutes ces réformes puissent se réaliser ; supposons que, selon le vœu de M. Perdiguier, les compagnous ne se battent plus entre eux ; — que, selon le vœu de M. Moreau, toute distinction de métiers ait disparu, et que le compagnonnage ne forme plus qu’une Union générale ; — que, selon le vœu du père des forgerons, les compagnons ne soient plus exploités par les cabaretiers (mères) : — certes, ce serait là de beaux résultats ! — Eh bien ! je le demande en quoi ces réformes changeraient-elles la position précaire et misérable où se trouve plongée la classe ouvrière ? — En rien, ou au moins en très peu de chose.

Je ne sais comment m’expliquer pourquoi ces trois ouvriers-écrivains, qui ont fait preuve de tant d’intelligence lorsqu’il s’agit de signaler de petites réformes particulières, n’ont pas songe à proposer un plan d’union générale, dont le but serait de placer la classe ouvrière dans une position sociale qui la mette à même de pouvoir réclamer son droit au travail, son droit à l’instruction, et son droit à la représentation devant le pays ; car il est bien clair que de là découleraient naturellement toutes les autres améliorations. Cette même lacune, si importante, dans les trois écrits désignés, fit sur moi une impression profonde, et c’est alors que mon esprit fut illuminé par cette grande et belle pensée de l’UNION UNIVERSELLE DES OUVRIERS ET OUVRIÈRES.

En réfléchissant aux causes qui produisent les abus et les maux de toutes sortes signalés par les ouvriers-écrivains, je vis d’où partait le mal et compris à l’instant quel remède on y peut appliquer. La cause véritable, la cause unique de tous les maux qui affligent la classe ouvrière, n’est-ce pas la MISÈRE ?

Oui, c’est la MISÈRE : — car, par la misère, la classe ouvrière est condamnée à perpétuité, à croupir dans l’ignorance ; — et, par l’ignorance, la classe ouvrière est condamnée, à perpétuité, à croupir dans l’abrutissement et l’esclavage ! — C’est donc contre la misère qu’elle doit lutter ; c’est là son ennemi le plus redoutable !…

Proposer un moyen qui, par son exécution simple et facile, procure à la classe ouvrière la possibilité de sortir graduellement, et sans secousses violentes, de l’état précaire où elle est plongée, est, selon moi l’unique but que doivent se proposer tous ceux qui désirent sincèrement l’amélioration véritable et efficace de la classe la plus nombreuse et la plus utile[2]. — C’est ce moyen, facile à réaliser, efficace par les importants résultats qu’il assure, que je viens proposer.

Ouvriers, je dois vous en prévenir, je ne vous flatterai point, — je hais la flatterie ; — mon langage sera franc, sévère ; parfois vous le trouverez un peu rude. Je crois qu’il est utile, urgent, indispensable, qu’on vous dise franchement et nettement, sans craindre de froisser votre amour-propre, quels sont vos défauts. Quand on veut guérir une plaie, on la met à nu pour bien la sonder, puis on coupe dans le vif, et elle se guérit.

Si je vous parle avec cette franchise à laquelle vous n’êtes pas accoutumés, au lieu de me repousser, ne m’en écoutez qu’avec plus d’attention, car ayez toujours présent à la pensée que ceux qui vous flattent ont pour but de se servir de vous, et non de vous servir.

« Je vous dis ces vérités touchant vos défauts disait Jésus, parce que je vous aime ; — ceux qui vous flattent ne vous aiment pas. ».


  1. Lorsque j’ai écrit ce chapitre, le dernier ouvrage de M. P. Moreau n’avait pas paru.
  2. Je ne sais pourquoi les Saint-Simoniens disaient — « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. » — — La pauvreté n’est pas une qualité, bien s’en faut ! J’ai remplacé le mot pauvre par le mot — utile, parce qu’il est exact, — et l’utilité étant une qualité précieuse, elle devient pour la classe laborieuse un titre incontestable.