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Vaulabelle - Histoire des deux restaurations jusqu’à l’avènement de Louis-Philippe, tome 1/2

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CHAPITRE II


Constitution de l’an VIII ; établissement du gouvernement consulaire ; retraite de Sieyès. — Propositions de Louis XVIII et du comte d’Artois au Premier Consul. — Fermeture de la liste des émigrés ; leur rentrée en France. — Machine infernale. — Complot de Topino-Lebrun, Ceracchi, Demerville et Aréna. — Déportation de 130 républicains. — Découverte des auteurs de l’explosion du 3 nivôse. — Louis XVIII est obligé de quitter Mittau et de se réfugier en Prusse ; il séjourne à Memel, à Kœnisberg, et s’arrête à Varsovie. — L’Angleterre traite avec la République. — Proposition des autorités prussiennes de Varsovie à Louis XVIII ; réponse de ce prince ; déclaration des membres de sa famille. — Conspiration de Georges Cadoudal ; Moreau ; suicide de Pichegru ; condamnations. — Le duc d’Enghien : son enlèvement, sa condamnation et sa mort ; rôle de M. de Talleyrand et de Murat. — Établissement de l’Empire ; adresses ; manœuvres politiques : Bonaparte, empereur. — Protestation de Louis XVIII. — Affaire Coulon. — Entrevue de Louis XVIII et du comte d’Artois à Calmar ; le premier y reçoit l’ordre de ne plus rentrer en Prusse ; il demande et obtient de revenir à Mittau. — Déclaration du 2 décembre 1804 ; lettre explicative : le parti royaliste ; tableau de l’opinion publique à Paris en 1806. — Traité d’alliance entre Alexandre et Napoléon. — Louis XVIII quitte une seconde fois Mittau ; il s’embarque Riga et arrive à Yarmouth ; il ne peut débarquer. — Communication du gouvernement anglais à Louis XVIII, qui obtient de séjourner en Angleterre, et fixe sa résidence à Gosfield-Hall.

1800-1807. — La révolution accomplie par les décrets du 19 brumaire an VIII (10 novembre 1799) avait eu principalement pour objet de donner au pouvoir la force et la stabilité nécessaires pour reconstituer l’administration, faire succéder l’ordre au désordre, en un mot, mettre un terme à l’anarchie et à la désorganisation qui paralysaient, depuis plusieurs années, tous les ressorts de la puissance publique. Les vingt-cinq membres chargés, par les Conseils, de rédiger la nouvelle loi politique ne se contentèrent pas de remédier à la faiblesse du gouvernement ; par un effet de cette déplorable mobilité, de cet emportement irréfléchi, qui sont dans le caractère de notre nation, cette commission se porta à l’excès opposé : elle se précipita d’un extrême dans un autre. Tous les pouvoirs furent concentrés sur un seul homme ; ce ne fut pas un Premier Magistrat que les commissaires mirent à la tête de la République, mais un véritable Monarque auquel ils abandonnaient, outre la nomination d’un Conseil d’État chargé de la préparation exclusive des lois, la composition d’un Sénat conservateur, dont les attributions multiples comprenaient : d’abord, le choix des membres d’un Tribunat et d’un Corps législatif ayant, pour mission, le premier, de délibérer sur les lois, le second, de les adopter ou de les repousser sans discussion ; ensuite, la prérogative d’expliquer, d’interpréter les différentes dispositions de la Constitution, c’est-à-dire la faculté de changer celle-ci. Le nombre des Consuls, à la vérité, demeurait fixé à trois membres ; mais ils cessaient de se trouver égaux en droits et en titre[1], et à Bonaparte seul étaient réservées, sous le titre de Premier Consul, toutes les attributions du pouvoir exécutif le plus énergique, le plus étendu, ainsi que la désignation d’un second et d’un troisième consuls, qui n’avaient plus que voix consultative. Ce partage irrita profondément Sieyès ; il avait espéré la dictature du nouvel établissement politique ; ses plaintes furent vives ; elles cessèrent devant une indemnité splendide qui le décida à aller ensevelir silencieusement sa déconvenue au sein du Sénat, où le suivit son collègue Roger-Ducos. Bonaparte les remplaça par Cambacérès et par Lebrun[2].

Promulguée le 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799), un mois après le renversement du gouvernement directorial, la Constitution nouvelle ne mettait pas seulement aux mains d’un jeune général de trente ans toute la grandeur et toutes les forces de la Révolution ; elle enlevait au peuple l’exercice de tous ses droits politiques et supprimait la liberté de la presse, la liberté d’élection, la liberté de la tribune, en un mot, tout ce qui est l’essence des gouvernements représentatifs. La gestion même des intérêts des communes cessait d’appartenir aux citoyens, et se trouvait dévolue sans partage aux agents du pouvoir exécutif. Ce résultat de l’audacieux coup de main politique de brumaire surprit les Bourbons sans les déconcerter ; loin de là : en ramenant la France aux institutions monarchiques, cet événement les confirma dans la conviction que, demeurée profondément royaliste, la France appelait de tous ses vœux le retour de l’ancienne royauté ; et que, simples incidents dans son évolution révolutionnaire, les changements qui s’y succédaient ne faisaient que déplacer les influences dominantes et changer le nom de ses éphémères gouvernants. Bonaparte venait de remplacer Barras au timon des affaires ; les Bourbons oublièrent Barras et s’adressèrent à Bonaparte.

Ce n’était pas la première fois que l’émigration songeait à gagner ce général à la cause royaliste. La lettre écrite par Louis XVIII à Pichegru, le 9 juin 1796[3], autorisait ce dernier à tenter quelques démarches auprès des généraux de l’armée d’Italie. Le soin de ces démarches fut confié au comte de Montgaillard, que l’on chargea, quelque temps avant le 18 fructidor, d’offrir à Bonaparte, au nom de ses maîtres, la vice- royauté de la Corse, la dignité de maréchal de France et le cordon bleu. Mais la négociation dut rester à l’état de projet. L’agent des Bourbons ne put aborder Bonaparte, qui, dans ce moment-là même, envoyait à Paris le portefeuille du comte d’Antraigues, pressait le Directoire de frapper les royalistes, provoquait dans son armée des manifestations en faveur de la République et proposait de marcher à la tête de toutes ses troupes au secours du gouvernement directorial. Les circonstances, après le 18 brumaire, semblaient plus favorables. Les propositions arrivèrent de deux côtés.

Ce fut l’abbé de Montesquiou, un des membres de l’agence royaliste de Paris, qui, par l’intermédiaire de Lebrun, alors troisième consul et ancien secrétaire du chancelier Maupeou, fit parvenir à Bonaparte une lettre écrite de la main même de Louis XVIII. Dupe des rapports de ses correspondants, et voyant, comme eux, dans le Premier Consul, un nouveau Monck qui, en s’éloignant chaque jour des traditions de la République, préparait évidemment le retour à la Monarchie, ce prince n’admettait pas que Bonaparte poursuivît un autre but que le rétablissement de l’ancienne royauté. Sa lettre, écrite sous ces impressions, était ainsi conçue :

« Quelle que soit leur conduite apparente, des hommes tels que vous, monsieur, n’inspirent jamais d’inquiétude. Vous avez accepté une place éminente, et je vous en sais gré. Mieux que personne, vous savez ce qu’il faut de force et de puissance pour faire le bonheur d’une grande nation. Sauvez la France de ses propres fureurs, vous aurez rempli le premier vœu de mon cœur ; rendez-lui son Roi, et les générations futures béniront votre mémoire. Vous serez toujours trop nécessaire à l’État pour que je puisse acquitter par des places importantes la dette de mes aïeux et la mienne.

« Louis. »

Cette lettre étrange, où Louis XVIII parlait en monarque rappelant son devoir à un sujet, et dans laquelle il croyait avoir habilement concilié le respect qu’il devait à sa race et à son titre avec les prévenances auxquelles l’obligeait la position de l’homme dont il réclamait les services, causa une profonde surprise à Bonaparte ; il ne sut s’il devait y répondre ; son hésitation parut trop longue à l’impatience du Prétendant, qui, ne pouvant plus attendre et croyant n’avoir pas suffisamment intéressé à son rétablissement l’ambition ou l’avidité du Premier Consul, lui écrivit une seconde fois en ces termes :

« Depuis longtemps, général, vous devez savoir que mon estime vous est acquise. Si vous doutiez que je fusse susceptible de reconnaissance, marquez vous-même votre place, fixez le sort de vos amis. Quant à mes principes, je suis Français : clément par caractère, je le serais encore par raison.

Non, le vainqueur de Lodi, de Castiglione, d’Arcole, le conquérant de l’Italie et de l’Égypte, ne peut pas préférer à la gloire une vaine célébrité. Cependant vous perdez un temps précieux : nous pouvons assurer le repos de la France ; je dis nous, parce que j’ai besoin de Bonaparte pour cela, et qu’il ne le pourrait sans moi.

Général, l’Europe vous observe, la gloire vous attend, et je suis impatient de rendre la paix à mon peuple.

« Louis. »

Bonaparte voulut mettre un terme aux illusions du prince émigré ; il lui répondit :

Paris, le 20 fructidor an VIII (7 septembre 1800).

« J’ai reçu, monsieur votre lettre ; je vous remercie des choses honnêtes que vous me dites.

Vous ne devez pas souhaiter votre retour en France ; il vous faudrait marcher sur cinq cent mille cadavres.

Sacrifiez votre intérêt au repos et au bonheur de la France ; l’histoire vous en tiendra compte.

Je ne suis pas insensible aux malheurs de votre famille ; je contribuerai avec plaisir à la douceur et à la tranquillité de votre retraite.

« Bonaparte. »

Louis XVIII avait abandonné à l’abbé de Montesquiou le soin de faire connaître à Bonaparte le prix dont on entendait payer son concours ; c’était la dignité de connétable avec la direction de la guerre. Le Premier Consul ne laissa pas à M. de Montesquiou le loisir de lui soumettre ces singulières propositions ; le soir même du jour où la seconde lettre de Louis XVIII lui fut remise, Bonaparte fit signifier à l’abbé qu’il eût à quitter immédiatement la France ou à cesser d’être le correspondant des Bourbons.

Le comte d’Artois, pour agir de son côté, n’avait pas attendu les confidences ou les ordres du roi son frère. Peu de jours après l’établissement du Consulat, une dame, qui était fort avant dans l’intimité du prince, la duchesse de Guiche, avait quitté Londres, chargée de sonder le nouveau chef de la République. Cette dame pénétra facilement auprès de madame Bonaparte, que sa naissance et son premier mariage mettaient en contact naturel avec les personnes de l’ancienne cour. La duchesse fut invitée à déjeuner à la Malmaison : pendant le repas, elle amena la conversation sur Londres, sur l’émigration ainsi que sur les membres de l’ancienne famille royale, et raconta négligemment que, se trouvant peu de jours avant son départ chez le comte d’Artois, on avait demandé devant elle à ce prince quelle serait la récompense accordée par la famille royale au général Bonaparte, dans le cas où il rétablirait les Bourbons. « Nous le ferions d’abord connétable, aurait répondu le Comte ; tout ce qu’il demanderait ensuite lui serait accordé, et, comme ce ne serait pas encore assez, selon moi, nous élèverions sur le Carrousel une haute colonne surmontée de la statue de M. Bonaparte couronnant les Bourbons. »

Madame Bonaparte, ainsi que l’espérait la duchesse de Guiche, rapporta cette conversation à son mari, immédiatement après le déjeuner. À quelques heures de là, l’amie du comte d’Artois recevait de la police l’ordre de reprendre dans la nuit même la route de Londres. Bonaparte, à l’occasion de cette double démarche, déclara publiquement que, tant qu’il gouvernerait, les Bourbons ne rentreraient pas en France. Il ajoutait, au sujet des négociations entamées avec Barras et que l’abbé de Montesquiou avait fait connaître à Lebrun : « Si, au 18 brumaire, j’avais connu cette affaire, j’aurais immédiatement fait fusiller Barras, avec ses lettres patentes attachées sur la poitrine. »

Peu de jours après, le Premier Consul portait à la cause des Bourbons des coups plus funestes que ne pouvait l’être l’avortement de cette double tentative de négociation : il rappelait les déportés de fructidor, ouvrait la frontière à un nombre considérable d’exilés volontaires de toutes les catégories, fermait la liste des émigrés, facilitait les radiations, les opérait même de sa main, et commençait à placer dans les administrations publiques tous les anciens privilégiés qui consentaient à s’attacher à sa fortune. Déjà la faiblesse de certains Directeurs, la complicité salariée de leur entourage, celle de quantité de hauts fonctionnaires, et la complaisance des autorités municipales d’un grand nombre de localités avaient ouvert une assez large voie au retour des émigrés ; Bonaparte l’élargit encore au profit de sa politique ; son avènement au Consulat devint, pour l’Émigration. le signal d’une sorte de rentrée en masse. Le vide commençait donc à se faire autour des frères de Louis XVI dans les derniers jours de 1800, quand un revirement inattendu de la Russie vint ajouter une déception nouvelle aux mécomptes qui accueillaient partout et depuis si longtemps les espérances de ces princes.

On a vu que Paul Ier avait embrassé avec feu la cause des Bourbons, et que, non content de défrayer la cour de Mittau et de prendre à sa solde l’armée de Condé, il s’était empressé de mettre au service de l’Émigration une force navale et deux corps expéditionnaires considérables. Ses vaisseaux avaient opéré en Hollande conjointement avec une flotte anglaise. Brune, par sa victoire de Berghem, avait fait échouer cette expédition, que commandait en chef le duc d’York, fils du roi d’Angleterre. Mais les résultats de la défaite n’avaient pas été semblables pour les deux cours : les troupes russes, toujours placées en première ligne par le duc d’York, s’étaient rembarquées après des pertes considérables, n’emmenant avec elles que des blessés, tandis que le prince anglais, ménageant le sang de ses soldats, et laissant ses alliés supporter tout le poids des régiments républicains, s’était uniquement occupé de capturer la flotte hollandaise et d’en emmener les bâtiments dans les ports britanniques. D’un autre côté, soit incapacité, soit jalousie, les généraux autrichiens n’avaient que faiblement appuyé Souwaroff dans sa malheureuse campagne contre Masséna. Paul, voulant tout à la fois sauver l’honneur de ses armes et se venger, accusa la perfidie anglaise, ainsi que l’ineptie du Conseil Aulique, du double échec qu’il venait d’essuyer en Hollande et en Suisse ; et, changeant inopinément ses alliances et sa politique, il reporta sur la France et sur Bonaparte toute la chaleur de ses affections. Ce fut encore l’Émigration qui paya les frais de cette brusque conversion. Non-seulement le tzar rappela ses troupes, mais il supprima tout subside à ses hôtes du château ducal de Mittau, puis leur enjoignit d’avoir à quitter soudainement cet asile lointain. L’ordre de ce brusque départ parvint à Louis XVIII dans la saison la plus rude de l’année, au mois de janvier. Ses amis de Saint-Pétersbourg essayèrent de lui obtenir un délai. Paul se montra inexorable. Un récent attentat dirigé par quelques royalistes contre la vie du Premier Consul, de cet homme l’objet de sa subite admiration, peut seul expliquer ce caprice de brutale colère.

Le 3 nivôse an IX (24 décembre 1800), à cinq heures et demie du soir, Bonaparte venait de quitter les Tuileries pour se rendre à l’Opéra, lorsque, arrivé aux premières maisons de la rue Richelieu, une forte secousse fait vaciller sa voiture, en brise les glaces, et l’arrache en sursaut au demi-sommeil où il était plongé. « Nous sommes minés ! » s’écrie-t-il. Au même moment une détonation terrible, prolongée, se fait entendre ; une épouvantable explosion de poudre enflammée, mêlée de mitraille, ébranle tout le quartier. Bonaparte en fut quitte pour la secousse ; mais quarante-six maisons de la rue Saint-Nicaise furent à demi renversées, vingt-huit personnes grièvement blessées, huit tuées sur le coup. Un tonneau fortement cerclé en fer et en bois, rempli de poudre, de clous de toutes les grosseurs, de balles de tous les calibres, et placé sur une charrette de porteur d’eau, venait de causer cette effroyable catastrophe. La charrette était attelée d’un petit cheval que gardait une pauvre jeune fille à laquelle on avait promis douze sous pour ce service. La jeune fille était mise en pièces ; il ne restait plus que les pieds et les jambes de cette infortunée. Les bandes de fer appliquées aux roues de la voiture avaient été lancées à une très-grande distance ; les autres débris furent trouvés épars et fort éloignés les uns des autres. On parvint à réunir quelques vestiges du cheval et de la charrette ; on les rapprocha et on en composa un signalement que l’on fit connaître au public par la voix des journaux. Tous les marchands de chevaux de Paris et de la banlieue, les grènetiers, les loueurs de voitures, furent vainement appelés et interrogés durant plusieurs jours, les recherches les plus actives demeurèrent sans résultat.

Un procès que le tribunal criminel de la Seine était à la veille de juger, et dans lequel se trouvaient impliqués plusieurs républicains fougueux, porta d’abord, sur les hommes de ce parti, les soupçons du Premier Consul et de son entourage. Les accusés avaient été arrêtés le 18 vendémiaire (10 octobre) précédent, dans les circonstances suivantes.

Quelques membres de l’ancienne Société des Jacobins, dont l’exaltation s’était maintenue au niveau des passions de 1795, entre autres le peintre Topino-Lebrun, le sculpteur Céracchi, et un ancien membre du conseil des Cinq-Cents, le Corse Aréna, se réunissaient habituellement chez un ancien employé du Comité de salut public, nommé Demerville, qui se trouvait alors sans emploi. Bon nombre de réfugiés italiens s’y rencontraient avec eux. Tous se montraient exaspérés contre le chef du nouveau gouvernement ; les Italiens lui reprochaient de protéger le Pape et de ne pas rétablir la République romaine ; Aréna et ses amis l’accusaient d’avoir détruit, en France, la liberté. Il fallait, disaient-ils, trouver un Brutus pour frapper le nouveau César. Toutefois, déclamateurs plus bruyants que redoutables, leur colère se perdait en propos violents et en vaines menaces, lorsque l’un d’eux introduisit dans la réunion un militaire sans emploi, nommé Harrel, qui passait pour un caractère des plus décidés. Les mécontents virent dans cet officier un vengeur suscité par le génie révolutionnaire : ils l’initièrent à leur pensée, et lui en proposèrent l’exécution. Harrel, effrayé, s’ouvrit à un commissaire des guerres, et, sur le conseil de ce dernier, se hâta de révéler les faits à M. de Bourrienne, secrétaire particulier de Bonaparte, ainsi qu’au général Lannes, commandant de la garde des Consuls. Harrel était dans la misère : la police, immédiatement avertie, lui remit quelque argent, en lui enjoignant de se prêter à tout ce qu’on lui proposerait. Harrel n’hésita donc pas à déclarer à Demerville et à ses amis, qu’il était prêt à se sacrifier, si quelques auxiliaires résolus pouvaient le seconder : or il connaissait, disait-il, plusieurs républicains énergiques qui consentiraient probablement à joindre leurs bras au sien. Ces hommes étaient des agents de police qui furent d’autant mieux accueillis par la réunion, que, dans l’emportement de la passion révolutionnaire dont ils semblaient dévorés, ils n’admettaient, pour agir, ni hésitation, ni délai. Des poignards et des pistolets, fournis par Topino-Lebrun, furent donnés à Harrel et aux agents ; un jour fut fixé pour l’exécution du complot, et le 18 vendémiaire an IX (10 octobre 1800), au moment où le Premier Consul, dont la garde avait été doublée, venait assister à la représentation d’un opéra nouveau, Harrel et les agents de police, tous armés jusqu’aux dents, étaient arrêtés dans un des couloirs de la salle de spectacle. Céracchi se trouvait dans une autre partie de l’édifice, mais sans armes ; Aréna, Topino-Lebrun et Demerville n’avaient pas quitté leurs demeures ; tous n’en furent pas moins arrêtés, et traduits devant le tribunal criminel.

Le gouvernement et les journaux firent grand bruit de ces arrestations ; l’opinion prit l’alarme, et une vive irritation éclata dans une partie de la population parisienne contre l’ancien parti républicain. Cette agitation n’était pas encore calmée, et l’émotion publique conservait encore une partie de sa force, lorsque l’explosion de la rue Saint-Nicaise, ses effroyables ravages, ses victimes, dont on exagéra d’abord le nombre, ajoutés au péril couru par le Premier Consul, vinrent jeter une véritable épouvante dans les esprits. Pour Bonaparte, comme pour la foule, les auteurs des deux tentatives devaient appartenir au même parti politique ; l’explosion du 3 nivôse avait évidemment pour but de venger l’avortement du complot du 18 vendémiaire ; en un mot, les républicains étaient les seuls coupables. Vainement certains indices de police semblaient désigner le parti royaliste : les partisans de la Monarchie, quels qu’ils fussent, trouvaient dans Bonaparte autant de sympathie que les partisans de la République lui inspiraient de crainte et de haine ; il repoussa tous les avertissements, et, sur son ordre, Fouché, qui s’était constitué le surveillant des hommes de cet ancien parti révolutionnaire, dont il avait été longtemps un des membres les plus fougueux, les plus impitoyables, dressa une liste de cent trente citoyens signalés par leur attachement énergique au régime républicain. Ces proscrits étaient tous les anciens collègues, les vieux amis de Fouché, qui les savait innocents ; il ne les livra pas moins sans remords ; et un sénatus-consulte les condamna au bannissement, sans autre forme de procès, sans que le moindre renseignement fît soupçonner chez ces infortunés la complicité même la plus lointaine à l’explosion du 5 nivôse. La vérité ne tarda cependant pas à être connue. Un mot prononcé par un cocher de fiacre, dans un banquet que donnèrent tous les conducteurs de voitures de place de Paris au cocher qui, le jour de l’événement, conduisait la voiture de Bonaparte, mit enfin sur la voie ; la police suivit la trace ; elle acquit la certitude que les coupables appartenaient au parti royaliste.

L’instruction judiciaire faillit cependant se trouver arrêtée dès les premiers pas : la police croyait avoir obtenu même les noms des auteurs de l’attentat ; mais les juges ne tardèrent pas à se convaincre que ces noms n’étaient que des désignations de fantaisie destinées à égarer les recherches. On n’ignorait pas qu’un chef de chouans fameux, Georges Cadoudal, dirigeait, du fond de sa retraite dans le Morbihan, tous les efforts individuels de son parti ; Fouché eut la pensée d’envoyer directement auprès de lui des agents de bonne maison, que leurs antécédents royalistes introduisirent auprès de ce partisan redoutable, et qui parvinrent à en obtenir les détails les plus précis. Cinq personnes avaient conçu et exécuté l’attentat du 3 nivôse : l’ancien officier de marine Saint-Réjant, et quatre individus éprouvés dans les horreurs des guerres civiles de l’Ouest, Carbon, dit le Petit-François, Picot-Lemoëlan, Coster-Saint-Victor et Joyau. Les trois derniers étaient parvenus à se réfugier en Angleterre ; Carbon et Saint-Rejant, arrêtés sur les indications mêmes de Georges, furent traduits devant le tribunal criminel de la Seine le 1er avril 1801, et exécutés le 21[4].

L’attentat du 3 nivôse était une transformation nouvelle de la lutte des chefs de l’Émigration contre la Révolution. Après les insurrections des provinces de l’Ouest et des principales villes du Midi, étaient venus les soulèvements de gardes nationales et les conjurations au sein des pouvoirs publics ; ces dernières tentatives n’ayant pas eu un meilleur succès que insurrection, l’élément royaliste, d’ailleurs, perdant chaque jour de son importance et de son énergie, les partisans de la maison de Bourbon finissaient par recourir aux complots, aux attaques individuelles, ressource désespérée, protestation dernière de tous les partis qui se retirent ou s’éteignent. L’histoire doit le dire : Louis XVIII ne prit jamais aucune part à ces attentats odieux[5] ; il faut en laisser le triste honneur au comte d’Artois, aux chefs de chouans qui l’entouraient à Londres, et dont les passions brutales étaient entretenues et soldées par le gouvernement anglais ; car, au 3 nivôse, comme à toutes les époques précédentes de notre Révolution, comme dans les années qui suivirent, ce fut l’Angleterre qui provoqua et soudoya les insurrections, les conjurations, les complots, les puissantes coalitions armées, que la République, le Consulat et l’Empire eurent successivement à comprimer ou à combattre ; elle y a dépensé plus de 20 milliards.

Ce fut un mois après l’explosion de la machine infernale, lorsque l’on avait connu à Saint-Pétersbourg les véritables auteurs de cet attentat, que Louis XVIII, sa famille et sa petite cour reçurent l’ordre de quitter Mittau. II leur fallut s’éloigner sur-le-champ. Ce voyage sous un ciel glacé, au milieu de forêts ou de steppes couvertes de neige, mit à de rudes épreuves la résignation du chef de la maison de Bourbon, ainsi que le courage de la jeune orpheline qui avait quitté les splendeurs de la cour de Vienne pour les douleurs de ce triste exil. L’intensité du froid, la difficulté des chemins, forcèrent plus d’une fois les voyageurs de quitter leurs voitures, et de faire à pied de longs trajets qui n’étaient pas toujours sans périls. Un jour, entre autres, les exilés s’égarèrent, et ce fut seulement après toute une soirée et toute une nuit de la marche la plus pénible, la plus douloureuse, que Louis XVIII, déjà courbé sous le poids de graves infirmités, fut assez heureux pour trouver l’hospitalité dans la misérable cabane d’un paysan lithuanien.

Le chef de la maison de Bourbon se dirigeait sur le point le plus rapproché de la frontière prussienne. La cour de Berlin avait consenti à lui donner asile, mais en mettant pour condition qu’il serait traité comme un simple gentilhomme, et qu’il prendrait le seul titre de comte de Lille. Louis XVIII atteignit enfin Memel ; il s’y reposa quelque temps, vint ensuite habiter Kœnigsberg, qu’il ne tarda pas également à quitter pour Varsovie, où il fixa définitivement sa résidence.

Ce fut durant le séjour du Prétendant dans l’ancienne capitale de la Pologne, alors simple chef-lieu d’une province prussienne[6], que la maison de Bourbon se vit abandonnée par le seul Cabinet qui reconnût encore ses droits à la souveraineté de la France.

En moins de neuf ans, tous les États de l’Europe, puissants ou faibles, délaissant la cause de l’ancienne Monarchie et les droits de ses princes, avaient successivement reconnu la République française :

L’État de Gênes, par ambassade extraordinaire, en 1792 ;
L’empire ottoman, par déclaration du 27 mars 1793 ;
La Toscane, par traité du 9 février 1795 ;
La Prusse, par le traité de Bâle du 5 avril 1795 ;
La Hollande, par traité du 16 mai 1795 ;
L’Espagne, par traité signé à Bâle le 22 juillet 1795 ;
Hesse-Cassel, par traité du 28 juillet 1795 ;
Le Danemark, par déclaration du 18 août 1795 ;
La Suisse, par traité du 19 août 1795,
10° La République de Venise, par ambassade extraordinaire, le 30 décembre 1795 ;

11° La Suède, par ambassade, le 23 avril 1796 ;
12° La Sardaigne, par traité signé à Paris le 28 avril 1796 ;
13° Le Wurtemberg, par traité du 7 août 1796 ;
14° Bade, par traité du 22 août 1796 ;
15° Parme, par traité du 5 novembre 1796 ;
16° Les États-Unis, par ambassade extraordinaire, le 30 décembre 1796 ;
17° Le pape, par le traité de Tolentino du 19 février 1797 ;
18° La Bavière, par traité du 24 juillet 1797 ;
19° Le Portugal, par traité du 19 août 1797 ;
20° L’empereur d’Autriche (une première fois), pour ses États héréditaires et comme roi de Hongrie et de Bohême, par le traité de Campo-Formio du 7 octobre 1797 ;
21° Naples, par traité du 10 octobre 1798 ;
22° La Russie, par traité du 8 octobre 1800 ;
23° L’empereur d’Autriche (une seconde fois), agissant tout ensemble comme souverain à titre héréditaire et comme empereur d’Allemagne, par la paix signée à Lunéville le 9 février 1801.

L’Angleterre seule avait constamment résisté. Elle dut céder à son tour : le 27 mars 1802, ses plénipotentiaires signèrent, à Amiens, un traité de paix avec la République. Ce traité complétait l’abandon des Bourbons par l’Europe. Toutes les capitales virent alors flotter le drapeau tricolore sur la demeure des représentants de la France ; le pavillon républicain fut reconnu et salué sur toutes les mers du globe.

Il y a plus : la religion elle-même vint consacrer ce délaissement universel. C’était comme souverain temporel que le pape avait traité à Tolentino ; comme chef du catholicisme, il reconnut la République et traita avec elle par le concordat signé à Paris le 18 avril 1802. La plupart des évêques qui avaient suivi le parti royal dans l’étranger se soumirent ; ceux qui voulurent lui rester fidèles perdirent leur siége. Ainsi, dès les premiers mois de 1802, la République, sanctionnée par l’universalité des citoyens, victorieuse par ses armées, était non-seulement acceptée et reconnue par tous les rois, par toutes les puissances du monde, mais elle l’était encore par toutes les religions, et notamment par la religion catholique, apostolique et romaine.

C’est à cette période de l’exil de la maison de Bourbon que se rapporte un incident qui fit assez grand bruit, et que nous devons expliquer.

La Prusse, comme on l’a vu, avait mis des conditions assez dures à l’asile que lui avait demandé Louis XVIII. Bien que ces conditions fussent fidèlement observées, la cour de Berlin craignit pourtant que sa condescendance ne devînt à la longue un motif de mécontentement pour le nouveau chef de la République. Elle lui fit donc demander, par son ambassadeur à Paris, si le séjour prolongé du Prétendant sur le territoire prussien lui portait quelque ombrage. Bonaparte répondit que ce séjour le laissait profondément indifférent. Le Cabinet de Berlin, enhardi, désira savoir si le Premier Consul verrait sans répugnance le gouvernement prussien allouer quelques subsides au comte de Lille. Bonaparte répondit encore qu’il ne trouverait pas mauvais que la Prusse donnât quelques secours au chef des Bourbons, pourvu qu’elle prît l’engagement de contraindre son protégé à rester tranquille et à s’abstenir de toute intrigue.

Cette tolérance, les secours qui en furent le résultat, excitèrent le zèle de quelques hauts fonctionnaires prussiens. Élevés dans le respect du droit monarchique, et persuadés qu’ils feraient un acte agréable à la fois à leur maître, qui recherchait alors les bonnes grâces de la France, et à Bonaparte, dont les vues ambitieuses et les projets de grandeur souveraine n’étaient plus un secret pour l’Europe, ces personnages proposèrent à Louis XVIII de renoncer pour lui et les siens à tous leurs droits au trône de France. Ils ajoutaient que, pour prix de ce sacrifice, Bonaparte assurerait au Prétendant et à sa famille de vastes établissements domaniaux en Italie et les indemnités pécuniaires les plus splendides.

Bonaparte, évidemment, n’avait pu autoriser une semblable ouverture. Il s’en est toujours défendu avec chaleur. Quel intérêt, en effet, pouvait avoir, pour lui, cette renonciation ? quel bénéfice en aurait-il retiré ? Il voulait régner sans doute ; mais il ne pouvait précisément ceindre la couronne qu’en vertu du principe qui avait renversé les Bourbons, le principe de la souveraineté nationale ; et il y aurait eu de sa part une étrange maladresse à vouloir s’appuyer sur des droits de famille contre lesquels la France venait de protester par dix ans d’une guerre acharnée, et qu’elle proscrivait encore dans la personne des frères du dernier roi. Les autorités prussiennes de Varsovie obéirent-elles à une inspiration de propre mouvement, ou à des instructions venues de Berlin, ainsi qu’on l’a dit ? ou bien leur démarche fut-elle provoquée, encouragée, par Louis XVIII lui-même, désireux, dans ce moment d’abandon absolu, de rappeler l’attention sur sa personne et sur sa cause ? Nous n’affirmons rien. Ce qui est certain, c’est qu’au mois de mars 1803 M. de Meyer, président de la régence de Varsovie, fit à Louis XVIII la proposition de renoncer au trône, et que ce prince remit au fonctionnaire prussien cette réponse si connue :

« Je ne confonds pas M. Bonaparte avec ceux qui l’ont précédé ; je lui sais gré de plusieurs actes d’administration, car le bien que l’on fera à mon peuple me sera toujours cher ; mais il se trompe s’il croit m’engager à transiger avec mes droits : bien loin de là, il les établirait lui-même, s’ils pouvaient être litigieux, par la démarche qu’il fait en ce moment.

J’ignore quels sont les desseins de Dieu sur ma race et sur moi ; mais je connais les obligations qu’il m’a imposées par le rang où il lui a plu de me faire naître. Chrétien, je remplirai ces obligations jusqu’à mon dernier soupir ; fils de saint Louis, je saurai, à son exemple, me respecter jusque dans les fers ; successeur de François Ier, je veux du moins pouvoir dire comme lui : Tout est perdu, fors l’honneur. »

Cette lettre cachait une grande habileté sous une forme où la simplicité des expressions s’alliait à la noblesse de la pensée ; elle reçut la publicité la plus étendue ; tous les journaux étrangers la reproduisirent. La sensation qu’elle causa fut assez grande pour entraîner tous les autres membres de la famille de Bourbon à prendre part à cette protestation et à joindre leur voix à la voix du chef de leur race ; le comte d’Artois, les ducs d’Angoulême et de Berri, le duc d’Orléans, le prince de Condé, les ducs de Bourbon et d’Enghien, et le prince de Conti, signèrent, à cette occasion, la déclaration suivante :

« Nous, princes soussignés, frère, neveux et cousins de Sa Majesté Louis XVIII, roi de France et de Navarre, pénétrés des mêmes sentiments dont notre souverain seigneur et roi se montre si glorieusement animé dans sa noble réponse à la proposition qui lui a été faite de renoncer au trône de France et d’exiger de tous les princes de sa maison une renonciation à leurs droits imprescriptibles de succession à ce même trône, déclarons :

Que notre attachement à nos devoirs et à notre honneur ne pouvant jamais nous permettre de transiger sur nos droits, nous adhérons de cœur et d’âme à la réponse de notre roi ;

Qu’à son illustre exemple, nous ne nous prêterons jamais à la moindre démarche qui puisse avilir la maison de Bourbon ;

Et que, si l’injuste emploi d’une force majeure parvenait (ce qu’à Dieu ne plaise !) à placer de fait, et jamais de droit, sur le trône de France tout autre que notre roi légitime, nous suivrions avec autant de confiance que de fidélité la voix de l’honneur qui nous prescrit d’en appeler, jusqu’à notre dernier soupir, à Dieu, aux Français et à notre épée. »

Bonaparte connut ces documents par les agents de la République à l’étranger et par les journaux. Il était alors en plein travail de sa dictature impériale. Ces refus retentissants à des demandes qu’il n’avait point faites l’irritèrent profondément. Blessé dans son orgueil, inquiété dans ses plans d’ambition, il attendit durant toute une année le moment de repousser l’accusation de Louis XVIII et des siens, et de détruire jusqu’à l’apparence même d’un accord possible entre les Bourbons et lui ; l’occasion venue, sa réponse, comme on le verra, fut terrible.

Les craintes exprimées par les princes, dans le dernier paragraphe de leur protestation, reposaient sur des actes qui leur donnaient une grande apparence de fondement. Bonaparte venait de se faire nommer Consul à vie. Cette souveraineté viagère laissait encore le trône vacant, mais elle en rapprochait le nouveau dignitaire : encore un pas, et il y montait. Les amis du comte d’Artois le décidèrent facilement à rechercher les moyens d’empêcher l’accomplissement de cette espèce de sacrilège ; mais, au lieu d’en appeler à son épée, ainsi qu’il l’avait si solennellement promis, ce prince s’en remit, pour conjurer le péril, aux efforts désespérés de quelques-uns des émigrés et des chefs chouans encore attachés à sa fortune. La gouvernement anglais, le 18 mai 1803, avait de nouveau déclaré la guerre à la France ; il vint en aide au frère de Louis XVIII en mettant à sa disposition plusieurs navires, en lui fournissant des armes ainsi que des sommes assez considérables ; et ce fut grâce à ces subsides que, les 2 fructidor an XI (20 août 1803), 30 frimaire et 25 nivôse an XII (21 décembre 1803 et 15 janvier 1804), Georges Cadoudal, chef de la chouannerie bretonne, qui s’était retiré en Angleterre immédiatement après l’arrestation de Saint-Réjant et de Carbon ; les trois accusés coutumaces, complices de ces derniers, Picot-Lemoëlan, Coster-Saint-Victor et Joyau ; quinze à vingt autres chefs chouans, ainsi que le marquis de Rivière, les deux frères Armand et Jules de Polignac, et le général Pichegru, réfugié à Londres après s’être échappé de Cayenne, où l’avait déporté le Directoire au 18 fructidor, débarquèrent, la nuit, sur les points les plus déserts de la côte de Normandie et de Bretagne. Deux de ces débarquements eurent lieu au pied de la falaise de Béville, immense berge taillée à pic et dont les conjurés ne purent atteindre le sommet qu’à l’aide de cordes tendues et manœuvrées par des complices ; le troisième débarquement s’effectua dans une petite baie du Morbihan. Un quatrième avait été préparé ; mais le navire chargé de l’opérer ayant été aperçu, les royalistes qu’il portait renoncèrent à descendre. À mesure qu’arrivaient les conjurés, on les confiait à des guides du parti, qui, marchant seulement la nuit et par des chemins de traverse, les déposaient, chaque matin, dans des fermes et des maisons isolées où leur gîte était disposé à l’avance. Les guides, qui les prenaient à quelques lieues de Paris, étaient chargés de leur faire franchir les barrières et de les conduire au domicile désigné pour chacun d’eux.

Le complot avait été divisé en deux parts : d’abord l’assassinat du Premier Consul, puis l’établissement d’un pouvoir nouveau. Georges et ses chouans s’étaient chargés du meurtre ; on se reposait, pour l’exécution de la partie politique de la conjuration, sur l’influence et l’énergie de Pichegru et sur la complicité du général Moreau.

Si la grande majorité des citoyens, satisfaite du calme et de la régularité que Bonaparte avait fait succéder aux luttes de la Convention et aux désordres du Directoire, acceptait sans murmurer la dictature consulaire ; si une notable portion avait accueilli avec reconnaissance la fermeture de la liste des émigrés, le retour des proscrits de tous les régimes et le rétablissement du culte catholique ; en revanche, il existait dans la partie active de la population, dans certains corps de l’armée surtout, une répulsion assez vive contre toutes les mesures qui tendaient à réhabiliter les hommes ou les choses de l’ancien régime, et contre tous les actes qui semblaient annoncer chez le Premier Consul la pensée de substituer sa dictature militaire au système d’égalité consacré par douze années de révolution. Lors de la promulgation du concordat, une grande cérémonie religieuse avait solennisé cet événement dans la métropole de Paris. Bonaparte s’y était rendu avec un nombreux cortége. Au retour de Notre-Dame, jetant les yeux sur un groupe de généraux qui l’avaient accompagné, et dont le visage exprimait le mécontentement, il s’adressa à l’un d’eux, républicain convaincu et chef militaire aussi distingué par son talent qu’estimé pour son caractère, le général de division Delmas : « Eh bien, général, lui dit-il, est-ce que la cérémonie ne vous a pas semblé brillante ? — Oui, sans doute, elle était belle, répondit Delmas ; mais il y manquait le million d’hommes qui se sont fait tuer pour détruire toutes ces capucinades ! »

Ces mécontents se groupaient autour de Moreau. Doué d’une grande bravoure personnelle, général illustré par d’éclatantes victoires, renommée pure sous le rapport de l’argent, mais caractère faible et bon, que menaient ses alentours et que dominait une femme remuante, ambitieuse, Moreau était sans fermeté dans l’esprit, et manquait des qualités qui font l’homme politique. Nous avons dit la part qu’il prit au coup de main de brumaire ; son dévouement pour Bonaparte fut alors sans réserve. Mais, plus tard, lorsque la personnalité de l’ancien général de l’armée d’Italie devint dominante, et que, s’étant fait nommer Consul à vie, il eut ainsi assuré et fortifié dans ses mains toute l’influence et tous les pouvoirs, on excita la jalousie de Moreau, on s’efforça de lui persuader que, lui aussi, il avait droit à la première place, et que les intérêts de la France, comme ceux de sa propre gloire, lui ordonnaient de combattre et de renverser la nouvelle dictature. Moreau entendait toutes les plaintes, écoutait les mécontents, mais sans jamais s’engager.

D’un autre côté, demeuré étranger aux faits politiques de la Révolution, Moreau n’avait aucun acte, dans sa vie, qui put mettre une barrière infranchissable entre lui et les Bourbons ou la Monarchie. Loin de là : placé d’abord, en 1794 et en 1795, sous les ordres de Pichegru, il commandait en chef l’armée du Nord en 1796, au moment même où son ancien général, investi du commandement de l’armée de Rhin et Moselle, négociait sa première trahison avec le prince de Condé ; Moreau se tint à cette époque dans une inaction qui pouvait faciliter la trahison de Pichegru. Il y a plus : lorsque ce dernier, masqué par la réputation qu’il avait acquise en Hollande, préparait avec une partie du Directoire et des Conseils le mouvement contre-révolutionnaire que fit avorter le coup d’État de fructidor, Moreau découvrait, dans un fourgon du général autrichien Klinglin, des correspondances qui prouvaient les négociations de Pichegru avec le prince de Condé, ainsi que les trames qu’il ourdissait alors à l’intérieur. Durant plusieurs mois, Moreau déroba au gouvernement la connaissance de ces papiers auxquels pouvait être attaché le salut de la République[7] ; chose triste à dire ! il ne les publia qu’après le 18 fructidor, lorsque le parti royaliste était abattu et Pichegru dans les fers. Cette tardive révélation priva Pichegru et ses compagnons de la seule consolation qui reste aux partis vaincus, l’intérêt public.

Pichegru et Georges Cadoudal, une fois entrés dans Paris, avaient donc immédiatement cherché à s’aboucher avec Moreau, convaincus qu’ils pouvaient compter sur lui. Quelques semaines auparavant, à Londres, où des affaires d’intérêt venaient de l’appeler, un ancien aide de camp de ce général, l’adjudant commandant Lajolais, avait, en effet, garanti aux royalistes le concours dévoué, sans réserve, de Moreau, qui, disait-il, avait pour lui la France entière, et pouvait disposer de toute l’armée. Pichegru et Cadoudal, dès leur première conférence avec Moreau, purent s’apercevoir que son ancien aide de camp s’était beaucoup trop avancé. Après avoir entendu leurs propositions : « Vous vous méprenez étrangement sur la véritable situation de la France, leur dit Moreau. Dans l’état présent des choses, je ne pourrais rien pour vous autres, je n’oserais pas même répondre de mes aides de camp ; mais j’ai des partisans dans le Sénat, et, le Premier Consul mort, je serais nommé immédiatement à sa place. Vous, Pichegru, vous seriez examiné sur le reproche qu’on vous fait d’avoir trahi la cause nationale ; ne vous le dissimulez pas, un jugement vous est nécessaire ; mais je réponds du résultat : dès lors vous seriez second Consul ; nous choisirions le troisième à notre gré, et nous marcherions tous de concert et sans obstacle. » Georges, que Moreau n’avait jamais vu, et dont Pichegru venait de lui faire connaître l’opinion politique, réclama vivement pour lui cette troisième place. « Cela ne se peut, lui dit Moreau, vous paraissez ne pas vous douter de l’esprit de la France ; vous avez toujours été blanc, et vous voyez que Pichegru aura à se laver d’avoir voulu l’être. — Je vous entends, répliqua Georges en colère ; quel jeu est ceci, et pour qui me prenez-vous ? Vous travaillez donc pour vous autres seuls, et nullement pour le roi ? S’il devait en être ainsi, bleu pour bleu, j’aimerais encore mieux celui qui s’y trouve. » Et ils se séparèrent fort mécontents, Moreau priant Pichegru de ne plus lui amener « ce brutal, ce taureau dépourvu de bon sens et de toute connaissance. » Les deux généraux se rencontrèrent seuls, dans une nouvelle entrevue. Moreau répéta que l’unique résultat qu’il fût raisonnable et possible d’espérer dans le cas où Bonaparte viendrait à être renversé ou à disparaître, était sa propre élévation à la première magistrature de la République. Pichegru se montra irrité, et dit, en sortant, à un de ses complices qui l’attendait : « Il paraît que ce b...-là a aussi de l’ambition et qu’il voudrait régner. Eh bien, je lui souhaite beaucoup de succès ; mais, à mon avis, il n’est pas capable de gouverner la France pendant deux mois. »

Le langage de Moreau, mais surtout ses prétentions personnelles, déconcertaient les conjurés royalistes. Les jours se passaient en courses et en entrevues sans résultat. La police, pendant ce temps, ne restait pas oisive. Elle savait qu’un certain nombre de chouans, guidés par Georges et accompagnés par Pichegru, avaient quitté Londres et se trouvaient à Paris. Mais là s’arrêtaient ses informations. Ses recherches, quelque actives qu’elles fussent, n’avaient encore amené aucune découverte, quand, le 18 pluviôse (8 février), trois semaines après le dernier débarquement, le hasard vint encore la mettre sur la voie.

Il existait, rue du Bac, au coin de la rue de Varennes, un marchand de vin dont la maison servait de rendez-vous habituel à plusieurs des conjurés ; la police, avertie par quelques buveurs officieux, la fit surveiller. Plusieurs de ses agents étaient en observation dans le cabaret lorsque entra le nommé Louis Picot, chef de chouans, compagnon affidé de Georges, et que ses cruautés envers les soldats républicains avaient fait nommer le Boucher des bleus. Les gens de police ont un instinct merveilleux ; la vue de Picot frappa vivement un des observateurs ; il s’en approcha et lui fit quelques questions. Picot répondit aux demandes de l’agent en déchargeant sur lui un pistolet, dont la balle alla se perdre dans le mur ; terrassé aussitôt et fouillé, on le trouva porteur de deux pistolets, d’un poignard à lame carrée, bronzé, et garni en argent, de cinq cartouches à balles, d’une poire à poudre et d’une forte somme en or.

Il avait en outre sur lui un nom et une adresse qui firent immédiatement fouiller une maison de la rue Saint-Sauveur. L’individu dont le nom se trouvait ainsi livré était sorti ; mais on saisit quelques papiers dans sa chambre ; on s’empara en même temps d’une lettre qui venait d’être remise pour lui, et deux agents s’établirent dans la loge du concierge. Le locataire ne tarda pas à rentrer ; on l’arrêta : c’était un des conjurés arrivés d’Angleterre, Hyacinthe Bouvet de Lozier. Vainement il offrit, d’abord vingt-cinq louis pour son évasion, ensuite deux louis pour obtenir la faculté de brûler quelques papiers, les agents le conduisirent à la préfecture de police. On voulut l’interroger ; mais tous les efforts du préfet et de ses auxiliaires furent en pure perte ; il refusa obstinément de répondre.

Bouvet de Lozier, dans sa prison, se livra au plus violent désespoir et essaya de se suicider en s’étranglant avec sa cravate ; secouru à temps, il revint à la vie. Son exaltation prit alors un autre cours ; il annonça l’intention de faire des révélations, et écrivit, en effet, une déclaration dont voici le préambule :

« C’est un homme qui sort des portes du tombeau, encore couvert des ombres de la mort, qui demande vengeance de ceux qui, par leur perfidie, l’ont jeté, lui et son parti, dans l’abîme où il se trouve. »

Après quelques autres phrases de début, Bouvet de Lozier poursuivait en ces termes :

« Un général qui a servi sous les ordres de Moreau, Lajolais, fut envoyé par lui auprès du prince, à Londres. Pichegru était l’intermédiaire. Lajolais adhéra, au nom et de la part de Moreau, aux points principaux du plan proposé.

Moreau avait promis de se réunir à la cause des Bourbons ; mais, une fois les royalistes rendus en France, Moreau se rétracta. Dans les nombreuses conférences qui eurent lieu entre Pichegru, Georges et lui, il manifesta ses véritables intentions, déclara ne pouvoir agir que pour un dictateur, non pas pour un roi, et leur proposa de travailler pour lui.

De là l’hésitation, les dissensions et la perte presque totale du parti royaliste.

J’ai vu Lajolais à Londres, puis le lendemain de son débarquement avec Pichegru, et plusieurs fois à Paris, entre autres les 25 et 26 janvier, quand il vint prendre Georges et Pichegru à la voiture où j’étais avec eux, boulevard de la Madeleine, pour les conduire à Moreau, qui les attendait à quelques pas de là. Il y eut entre eux, aux Champs-Élysées, une conférence qui nous fit présager ce que proposa Moreau ouvertement dans l’entrevue suivante qu’il eut avec Pichegru seul : savoir, qu’il n’était pas possible de rétablir le roi, et il proposa de le mettre à la tête du gouvernement sous le titre de dictateur, ne laissant aux royalistes que la chance d’être ses collaborateurs et ses soldats.

Je ne sais quel poids aura près de vous l’assertion d’un homme arraché depuis une heure à la mort qu’il s’était donnée lui-même, et qui voit devant lui celle qu’un gouvernement justement offensé lui réserve.

Mais je ne peux retenir le cri du désespoir et ne pas attaquer ici l’homme qui m’y réduit.

« Bouvet,
Adjudant général de l’armée royale, etc. »

Cette déclaration, œuvre de désespoir, comme le disait son auteur, et dirigée exclusivement contre Moreau et son ancien aide de camp, fut suivie de plusieurs interrogatoires dans lesquels Bouvet renouvela ses accusations contre le général, mais sans donner la moindre indication sur le nombre et sur la demeure de ses complices. Toutefois le gouvernement se trouvait averti ; il recourut aux mesures de précaution les plus énergiques ; les barrières de Paris furent fermées ; on ne put entrer ou sortir qu’après avoir subi les plus sévères investigations ; la population fut officiellement informée que 50 à 60 assassins soldés par l’Angleterre et par le comte d’Artois pour égorger Bonaparte se cachaient dans la capitale. Le jugement des crimes de trahison et des attentats contre la personne du Premier Consul fut provisoirement enlevé au jury ; enfin, on déclara que toutes les personnes donnant asile à Georges et à ses complices seraient poursuivies comme auteurs du crime principal, si, dans un délai de vingt-quatre heures, elles n’en faisaient pas la déclaration à la police. La crainte s’empara de tous les recéleurs ; les déclarations arrivèrent en foule, et bientôt la police parvint à mettre la main sur la plupart des compagnons de Georges. Les deux frères Armand et Jules de Polignac, ainsi que le marquis de Rivière, entre autres, arrêtés chez une ancienne religieuse, furent trouvés couchés dans le même lit. Georges et Pichegru, dans le premier moment, ne purent être découverts. Quant à Moreau, son arrestation avait été proposée au Premier Consul par le conseiller d’État Réal, préfet de police, aussitôt après la déclaration de Bouvet de Lozier. Bonaparte s’était refusé à l’accorder : « Moreau est un homme trop important, dit-il au préfet de police ; il m’est trop directement opposé ; j’ai un trop grand intérêt à m’en défaire pour m’exposer ainsi aux conjectures de l’opinion. — Mais si pourtant il conspire avec Pichegru ? avait répliqué Réal. — Alors, c’est différent : produisez-en la preuve, montrez-moi que Pichegru est ici, et je signe immédiatement l’ordre d’arrestation. »

La police se mit aussitôt à l’œuvre. On se présenta à un quatrième étage, chez un ancien religieux, frère de Pichegru. Saisi par les suppôts de Fouché, cet homme prit peur et demanda ce dont on l’accusait. « Me ferait-on un crime, s’écria-t-il, d’avoir reçu la visite de mon frère ? J’ai été le premier à lui peindre son péril et à lui conseiller de s’en retourner. » La police n’alla pas plus loin ; elle venait d’apprendre ce qu’il lui importait de savoir, et le 25 pluviôse (15 février), sept jours après la déclaration de Bouvet, Moreau, arrêté à sa terre de Grosbois, fut conduit à la tour du Temple et immédiatement interrogé. Moreau, dans ce premier interrogatoire, déclara ne connaître ni Georges ni ses complices, ne rien savoir de l’arrivée de Pichegru en France, et repoussa énergiquement toutes les insinuations tendant à lui faire avouer qu’il avait vu ce général et qu’il eût le moindre renseignement sur sa présence et sur sa demeure à Paris.

Treize jours après, le 8 ventôse (28 février), Pichegru fut également arrêté. À dix jours de là, c’était le tour de Georges.

Logé, à son arrivée à Paris, rue du Bac, chez le marchand de vin où l’on avait saisi Picot, Georges quitta bientôt cette retraite pour habiter successivement quai de Chaillot, no 6 ; rue du Carême-Prenant, no 21 ; rue du Puits-l’Ermite, près du Jardin des plantes ; puis enfin chez une fille Hizay, qui, alliant aux mœurs les plus dissolues un royalisme ardent et la dévotion la plus fervente, portait constamment à son cou un médaillon renfermant de prétendues parcelles de la vraie croix. Cette fille avait loué, rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, deux pièces placées à deux étages différents. La chambre du rez-de-chaussée avait été convertie par elle en une boutique de fruitière ; la pièce du premier étage, où elle couchait, recélait Georges et deux de ses complices.

Quelles que fussent les précautions dont s’entourât la fille Hizay, son apparition dans le quartier et quelques maladresses dans son rôle de fruitière, éveillèrent les soupçons des voisins. La police fut avertie. Inquiet du nombre des désœuvrés qu’il voyait rôder autour de la maison, Georges voulut changer de retraite. Le 18 ventôse (10 mars), vers les sept heures et demie du soir, il s’arma d’un poignard et de deux pistolets, monta dans un cabriolet que lui amena Léridan, un des conjurés, et crut pouvoir s’échapper à la faveur de la nuit. « Où faut-il aller ? lui demanda Léridan. — Ma foi, je n’en sais rien, répondit Georges ; mais va toujours devant toi et fouette fort. » Le cabriolet remonta la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, prit successivement la rue des Amandiers, la place Saint-Étienne-du-Mont, la rue Saint-Étienne-des-Grès, le passage des Jacobins, remonta vers la place Saint-Michel, et là, tournant subitement à droite, entra dans la rue des Fossés-Monsieur-le-Prince, qu’il descendit avec la plus grande rapidité.

Deux inspecteurs de police, les nommés Buffet et Caniole, placés en observation devant la boutique de la fille Hizay, n’avaient pas quitté la voiture depuis la sortie de Georges. La vitesse que venaient de lui imprimer ses conducteurs leur fit craindre de perdre sa trace ; ils se décidèrent à l’arrêter. Tous deux s’élancèrent à la bride du cheval. Georges, d’un coup de pistolet, casse la tête de Buffet, et, sautant à terre, lâche un second coup de feu sur Caniole, qu’il atteint au côté. Caniole ne tombe pas sur le coup ; il conserve assez de force pour courir après Georges. Au bruit des deux détonations, aux cris à l’assassin ! poussés par Caniole, les voisins sortent, les passants s’attroupent, quelques agents accourent ; Georges est entouré et saisi avant d’avoir pu faire usage de son poignard, caché entre son gilet et sa chemise. On le terrasse, on le désarme, on le garrotte, et il est conduit à la préfecture de police au milieu d’une foule immense attirée par le seul bruit de son nom, nom redoutable et redouté à ce moment de terreur publique, et qui défrayait les nouvelles de tous les journaux, les conversations de toutes les familles. Fouillé à son arrivée à la préfecture, on trouva sur lui 67,300 francs en billets de caisse, 300 francs en or et des bijoux précieux. Deux jours auparavant, dit-on, il avait en outre déposé, chez un de ses amis, une somme en or assez considérable.

Nous ne rapporterons pas les détails du procès qui suivit. Nous ne placerons sous les yeux du lecteur que quelques passages des interrogatoires subis par quelques accusés, entre autres par Georges et par Moreau, interrogatoires qui expliquent et confirment ce que nous avons dit sur la double face du complot :

« — Que veniez-vous faire à Paris ? demanda-t-on à Cadoudal.

Attaquer le Premier Consul.

— Quel rôle deviez-vous jouer lors de l’attaque ?

— Celui qu’un des ci-devant princes français, qui devait se trouver à Paris, m’aurait assigné.

— Le plan a donc été conçu et devait donc être exécuté d’accord avec les ci-devant princes ?

— Oui, citoyen juge.

— Connaissez-vous Pichegru ?

— Je l’ai connu à Londres.

— Vous l’avez vu à Paris, vous avez été ensemble à Chaillot, nous en ayons la certitude.

— Je ne vous répondrai pas là-dessus ; je n’ai logé nulle part.

— De quelle nature étaient vos moyens d’attaque contre le Premier Consul ?

— Des moyens de vive force[8]. »

On ne pouvait révéler avec plus de netteté le rôle que les amis du comte d’Artois se réservaient dans l’entreprise. Tous les complices de Georges ne se montraient pas aussi sincères ; deux jours auparavant, on avait interrogé le marquis, depuis duc de Rivière :

« — Quels sont les motifs de votre voyage et de votre séjour à Paris ?

— Je venais m’assurer de l’état des choses et de la situation politique intérieure, afin d’en faire part aux princes, qui auraient jugé, d’après mes observations, s’il était de leur intérêt de venir ou non en France.

— Quel a été le résultat de vos observations sur la situation politique, le gouvernement et l’opinion ?

— En général, j’ai cru voir en France beaucoup d’égoïsme, d’apathie, et un grand désir de conserver la tranquillité[9]. »

Voici la déclaration de Moreau sur la partie politique du complot :

« Je n’ai point dit à Roland (coaccusé) que je logerais volontiers Pichegru si je n’avais à craindre que mes domestiques le reconnussent ; je lui ai dit que j’aurais du plaisir à rendre service à Pichegru, mais que je ne le logerais pas.

Roland est venu, à la vérité, une seconde fois chez moi pour parler de Pichegru... Dans le mois de pluviôse dernier... il me dit que Pichegru était logé chez lui et qu’il désirait me voir. Je lui dis que j’enverrais Fresnières, mon secrétaire, chez lui, Roland, pour savoir ce que Pichegru désirait.

Le soir, en sortant de table, on me dit que que qu’un me demandait ; je passai dans ma chambre : je fus étonné d’y trouver Pichegru, n’ayant encore reçu aucune réponse par Fresnières, qui n’avait point diné chez moi...

Après avoir entendu Pichegru, qui me parla des ci-devant princes français et des chances que présentait la descente en Angleterre[10], et après lui avoir entendu dire que les formes monarchiques rétablies par le Premier Consul donnaient des espérances auxdits ci-devant princes, je lui répondis que les ci-devant princes n’avaient de partisans en France ni dans les armées, ni dans les autorités constituées, ni parmi les citoyens, presque tous acquéreurs de biens nationaux, et moi le premier, puisque j’étais propriétaire d’une terre qui avait appartenu au Prétendant.

J’ajoutai que le gouvernement était tellement constitué, que vouloir l’attaquer serait la plus haute des folies...

Le lendemain, Roland, envoyé par Pichegru, me demanda, au nom de ce dernier, si je n’avais pas moi-même des prétentions à l’autorité. Je lui répondis que ce serait une autre folie... »

Moreau avait fait un premier mensonge : la dernière partie de la déclaration dont nous venons de reproduire les passages essentiels était-elle plus véridique ? Il l’affirma, la plupart de ses coaccusés persistèrent à le démentir. Quoi qu’il en soit, aucun fait de participation matérielle ne lui fut opposé. Sa renommée, ses services, d’ailleurs, plaidaient pour lui ; ses juges ne le condamnèrent qu’à deux ans de prison, ainsi que Jules de Polignac, Louis Léridan, Jean Roland et la fille Marie Hizay. Vingt accusés furent condamnés à mort ; le reste fut absous. Les prévenus étaient au nombre de quarante-sept.

Des vingt condamnés à mort, Georges Cadoudal, son frère Pierre-Jean Cadoudal, Louis Ducorps, Louis Picot, Coster-Saint-Victor et Joyau, deux des complices de Saint-Réjant et de Carbon dans l’affaire de la machine infernale, Burban, Mercier, Lelan, Mérille et Roger furent seuls exécutés ; les huit autres, Armand de Polignac, Bouvet de Lozier, de Russillion, Rochelle, de Rivière, d’Hosier, Lajolais et Armand Gaillard, obtinrent des lettres de grâce du Premier Consul.

Pichegru, comme on le voit, ne figura pas au nombre des condamnés : il s’était soustrait à son sort par un suicide. Les détails de son arrestation méritent d’être rapportés ; voici comment les a racontés Napoléon :

« Pichegru fut victime de la plus infâme trahison ; c’est vraiment la dégradation de l’humanité ; il fut vendu par son ami intime ; cet homme que je ne veux pas nommer, tant son acte est hideux et dégoûtant[11], ancien militaire, qui, depuis, avait fait le commerce à Lyon, vint offrir de le livrer pour cent mille écus. Il raconta qu’ils avaient soupé la veille ensemble... La nuit venue, l’infidèle ami conduisit les agents de police à la porte de Pichegru, leur détailla les formes de la chambre, ses moyens de défense. Pichegru avait des pistolets sur sa table de nuit, la lumière était allumée, il dormait ; on ouvrit doucement la porte avec de fausses clefs que l’ami avait fait faire exprès ; on renversa la table de nuit, la lumière s’éteignit, et l’on se colleta avec Pichegru, éveillé en sursaut ; il était très-fort ; il fallut le lier et le transporter nu ; il rugissait comme un taureau ! »

Cette arrestation, nous l’avons dit, avait eu lieu le 8 ventôse (28 février) ; le 16 germinal (6 avril) suivant, Pichegru fut trouvé mort dans sa prison ; il s’était étranglé. Pichegru n’avait pas osé braver l’éclat d’un procès où sa complicité permanente avec l’ennemi et avec l’émigration, depuis 1796, aurait été mise au grand jour : général, il avait trahi la République et son armée, qu’il fit volontairement battre et décimer par l’ennemi ; proscrit, il s’était vendu aux adversaires les plus acharnés de sa patrie, et il ne venait de rentrer en France que pour conspirer, lui, général républicain, avec des chouans devenus ses compagnons de complot. Pichegru voulut échapper à l’exposition publique de toutes ces hontes et à l’horreur de l’échafaud. L’esprit de parti accusa le Premier Consul de cette mort. L’accusation est absurde. Quel intérêt pouvait avoir Bonaparte à ce que Pichegru ne fût pas publiquement écrasé sous le poids de toutes ses trahisons, et à devancer de quelques semaines l’œuvre du bourreau ? Avait-il à craindre l’influence de l’ancien vainqueur de la Hollande ? Mais Pichegru n’avait plus la moindre action sur l’armée : sorti de France depuis dix ans, il était inconnu à une partie des soldats ; les autres l’avaient oublié, et ses trahisons, divulguées par Moreau lui-même ôtaient tout souvenir de ses services à ceux qui auraient pu se les rappeler. « Si j’eusse été porté au crime, a dit Napoléon, ce n’est pas sur Pichegru, qui ne pouvait plus rien, que j’eusse dû frapper, mais bien sur Moreau, qui, en cet instant, me mettait dans le plus grand péril. Si, par malheur, ce dernier se fût aussi donné la mort dans sa prison, il aurait rendu ma justification bien autrement difficile, par les grands avantages que je trouvais à m’en défaire. Quel crime m’aurait été plus profitable que l’assassinat du comte de Lille et du comte d’Artois ? La proposition m’en fut faite plusieurs fois par... et par... ; il n’en eût pas coûté 2 millions : je l’ai rejetée avec mépris et indignation : aucune tentative n’a été faite, sous mon règne, contre la vie de ces princes. Lorsque toutes les Espagnes étaient en armes au nom de Ferdinand, ce prince et son frère don Carlos, seuls héritiers du trône d’Espagne, étaient à Valençay, au fond du Berri ; leur mort eût mis fin aux affaires d’Espagne ; elle était utile, même nécessaire. Elle me fut conseillée par... ; mais elle était injuste et criminelle. Ferdinand et don Carlos sont-ils morts en France[12]? » Napoléon l’a dit avec vérité : « Pichegru se vit dans une situation sans ressource ; son âme forte ne pût envisager l’infamie du supplice ; il désespéra de ma clémence ou la dédaigna, et se donna la mort. »

Un déplorable événement, qui précéda de quelques jours le suicide de ce général, prouve qu’en effet Bonaparte n’avait pas besoin de la complicité des ténèbres pour les coups qu’il voulait porter. Il lui suffisait de faire un signe : ses ordres, quelque terribles qu’ils fussent, trouvaient immédiatement des tribunaux et des juges qui s’empressaient de les exécuter.

L’instruction du procès Cadoudal durait déjà depuis plusieurs semaines, et les juges, malgré leur zèle, ne pouvaient éclaircir un point que Georges s’obstinait à laisser dans l’obscurité. « Un des ci-devant princes français, avait-il dit dans son interrogatoire, devait arriver à Paris. » Quel était ce prince ? Était-il venu ? Georges refusait de répondre à ces questions. Ses coaccusés, interrogés sur les mêmes faits, se montraient tous d’accord sur l’attente où ils étaient de l’arrivée d’un des membres de l’ancienne famille royale ; plusieurs ajoutaient qu’il devait avoir assisté à quelques-unes des conférences tenues entre leurs chefs, mais aucun d’eux ne l’avait positivement vu ni ne pouvait dire son nom. Chaque jour ces déclarations étaient transmises à Bonaparte, en même temps qu’une foule de bruits recueillis par la police sur de nouvelles tentatives ourdies contre sa personne par d’autres chouans demeurés cachés dans Paris, où ils épiaient, disait-on, l’occasion d’accomplir l’assassinat que Georges n’avait pu consommer. Toutes ces nouvelles l’irritaient, l’exaspéraient : « En 1800, s’écriait-il, on a voulu me faire sauter au moyen d’un baril de poudre ; aujourd’hui on veut m’égorger sur une grande route. Je suis incessamment menacé de machines infernales, de fusils à vent, de complots, d’embûches de toute espèce. Les Bourbons croient-ils donc qu’on peut verser mon sang comme celui des plus vils animaux ? Mon sang, pourtant, vaut bien le leur ! Jamais je n’ai personnellement rien fait aucun d’eux ; je leur rendrai la terreur qu’ils veulent m’inspirer ; je ferai impitoyablement fusiller le premier entre eux qui me tombera sous la main ! » Mais les investigations les plus actives ne demeuraient pas seulement sans résultat ; on savait, en outre, d’une manière certaine, que, des deux fils du comte d’Artois, l’aîné, le duc d’Angoulême, habitait Varsovie avec sa jeune épouse et Louis XVIII, et que le second, le duc de Berri, était à Londres auprès de son père. Ce dernier, à la vérité, avait annoncé publiquement que, cette fois, il viendrait partager le péril de ses amis, et que, décidément, il enfoncerait son chapeau ; mais les renseignements les plus positifs prouvaient que ce prince, l’objet des allusions de Georges, n’avait pas quitté l’Angleterre. L’entourage du Premier Consul s’épuisait donc en conjectures vaines, quand une voix, celle d’un ancien évêque, alors ministre des affaires étrangères du Consulat, après avoir été ministre des relations extérieures du Directoire, la voix de M. de Talleyrand, prononça le nom du duc d’Enghien.

« J’étais seul un jour, a raconté Napoléon ; je me vois encore à demi assis sur la table où j’avais dîné, achevant de prendre mon café : M. de Talleyrand accourt m’annoncer une trame nouvelle ; il me démontre avec chaleur qu’il est temps enfin de mettre un terme à de si horribles attentats, de donner une leçon à ceux qui se sont fait une habitude journalière de conspirer contre ma vie ; qu’on n’en finira qu’en se lavant dans le sang de l’un d’entre eux ; que le duc d’Enghien devait être cette victime, car il pouvait être pris sur le fait, faisant partie de la conspiration actuelle ; qu’il avait paru à Strasbourg ; qu’on croyait même qu’il était venu jusqu’à Paris ; qu’il devait pénétrer par l’Est au moment de l’explosion, tandis que le duc de Berri débarquerait par l’Ouest. Or, ajoutait l’empereur, je ne savais pas même précisément qui était le duc d’Enghien ; la Révolution m’avait pris bien jeune ; je n’allais pas à la cour ; j’ignorais même où il se trouvait. M. de Talleyrand me satisfit sur tous ces points. Mais s’il en est ainsi, m’écriai-je, il faut s’en saisir, et donner des ordres en conséquence ! Le sort du prince se trouva dès lors décidé. » M. de Talleyrand venait de mettre sous les yeux du Premier Consul les rapports de plusieurs agents diplomatiques annonçant la présence de ce jeune prince à Ettenheim, sur le territoire de Bade, à quelques pas de notre frontière du Rhin ; il se cachait, disait-on, et faisait de fréquentes absences. D’autres rapports, arrivés par la voie de la gendarmerie, ajoutaient que plusieurs fois on l’avait aperçu dans les rues de Strasbourg. En rapprochant ces faits, Bonaparte demeura convaincu que le duc d’Enghien, ainsi que l’affirmait M. de Talleyrand, était le prince dont Georges avait parlé. Cette conviction devint d’autant plus forte, que, dans ce moment, l’accusé Léridan, le plus fidèle compagnon de Georges, après avoir longtemps résisté aux demandes des juges instructeurs, venait de déclarer : « qu’un prince était positivement à la tête du complot ; que ce prince devait être venu à Paris ; que lui, du moins, avait tout lieu de le croire, car plusieurs fois il avait vu entrer chez Georges un homme jeune, de tournure distinguée, bien vêtu, et devant lequel, lui avait-on dit, les conjurés présents se tenaient debout et découverts. »

Le Premier Consul, avant de signer les derniers ordres, voulut attendre le retour d’un sous-officier de la gendarmerie d’élite qui venait d’être envoyé à Ettenheim. Ce sous-officier, homme intelligent, avait autrefois servi dans la maison de Condé, et devait utiliser cette ancienne position, ainsi que sa connaissance de la langue allemande, pour obtenir des serviteurs du prince les informations les plus précises sur les habitudes de sa vie et sur ses relations ; il accomplit sa mission : non-seulement il apprit que le duc d’Enghien s’absentait fréquemment pour aller à de longues chasses, et même, ajoutait-on, pour se rendre à Strasbourg, où il fréquentait le spectacle et quelques autres lieux publics ; mais on lui désigna, parmi les personnes alors en visite à Ettenheim, un M. de Thumery, dont le nom, par la prononciation allemande des individus interrogés, se transformait en celui de Dumouriez. Plus de doute pour Bonaparte et pour ses conseillers, lorsqu’ils connurent le rapport du sous-officier : le jeune homme à qui les conjurés témoignaient de si grands respects était le duc d’Enghien ; au lieu d’aller à des chasses lointaines dans la forêt Noire, il venait à Paris ; soixante heures lui suffisaient pour franchir la distance qui sépare cette capitale de la place de Strasbourg ; et il pouvait, dans le même espace de temps, revenir à sa résidence après avoir passé quelques instants au milieu de ses complices. Il n’était pas jusqu’à la présence prétendue de Dumouriez à Ettenheim qui ne vînt ajouter un nouvel élément de vraisemblance à la culpabilité supposée de cet infortuné. Un conseil extraordinaire composé des trois consuls, de M. de Talleyrand, du grand juge Régnier, des autres ministres, et de Fouché, qui, bien que le ministère de la police eût été récemment supprimé, n’en continuait pas moins officieusement et par zèle ses anciennes fonctions, fut immédiatement convoqué à Saint-Cloud. Cambacérès et Lebrun, deuxième et troisième consuls, appelés à opiner les premiers, se prononcèrent avec force contre toute mesure ayant pour but d’enlever violemment le jeune prince de son asile. Les considérations qu’ils firent valoir à l’appui de cet avis irritèrent Bonaparte : « Je dois punir tous les complots ! s’écria-t-il ; la tête de tous les coupables doit en faire justice. — J’ose espérer que si un personnage tel que le duc d’Enghien tombait en votre pouvoir, la rigueur n’irait pas jusque-là, » répondit timidement Cambacérès. Bonaparte, arrêtant son regard sur son collègue, le mesure de la tête aux pieds, et lui jette cette réplique : « Vous êtes devenu bien avare du sang des Bourbons, citoyen consul[13]! ? M. de Talleyrand et Fouché se hâtèrent de parler dans un sens complètement opposé : « Souffrir patiemment que les émigrés, à la faveur d’un territoire étranger, conspirassent contre la France, c’était, disaient-ils, encourager tous les complots et accorder aux coupables la plus dangereuse impunité ; les Bourbons et leurs partisans recommenceraient chaque jour ; il faudrait punir dix fois au lieu d’une, tandis qu’en frappant un grand coup, on pourrait ensuite rentrer sans inconvénient dans le système de clémence naturel au Premier Consul. Les royalistes, d’ailleurs, avaient besoin d’un avertissement, et il serait toujours temps, après l’arrestation du prince, de voir ce qu’il conviendrait de faire ; l’essentiel était de le tenir. » Cette opinion, partagée par Bonaparte, dont elle flattait les passions, entraîna toutes les voix ; l’arrestation et l’enlèvement du prince furent décidés à l’unanimité. Bonaparte signa, dans la nuit même, tous les ordres nécessaires, et, le 24 ventôse an XII (15 mars 1804), 200 soldats de la garnison de Strasbourg franchissaient le Rhin, pénétraient sur le territoire badois, cernaient, à quatre lieues de la frontière, le château d’Ettenheim, où demeurait le duc d’Enghien, en brisaient les portes, saisissaient dans son lit le malheureux prince, et l’amenaient à Strasbourg, qu’il quittait au bout de quelques heures pour être conduit à Paris, puis transféré au château de Vincennes.

« Talleyrand a été le principal instrument et la cause active de la mort du duc d’Enghien, a raconté Napoléon. Murat est celui qui a le plus insisté pour un jugement immédiat. Si vous attendez à demain, me disait-il, vous lui ferez grâce, et vous vous en repentirez. Tous étaient comme Murat. S’ils m’avaient laissé tranquille, le duc d’Enghien n’aurait pas été jugé par un conseil de guerre, ou bien j’aurais fait pour lui comme pour Moreau ; la condamnation prononcée, je lui aurais fait grâce[14]. » Bonaparte avait à subir, en effet, dans son intérieur, une double lutte : si son épouse, si la jeune Hortense, sa belle-fille, et les dames de leur société intime, cherchaient à émouvoir sa pitié en faveur du prince, d’un autre côté, Fouché, Murat, M. de Talleyrand, s’efforçaient de l’entraîner vers la plus extrême rigueur ; le dernier, surtout, multipliait les observations écrites, les notes, les avis, pour lui démontrer la nécessité de ne pas fléchir. Ce conflit d’influences dura près de deux jours. Le soir du 20 mars, madame Bonaparte et sa fille, apprenant l’arrivée prochaine du duc d’Enghien à Vincennes, redoublèrent leurs supplications ; la scène fut vive, émouvante ; le Premier Consul ne résista qu’avec peine. Les Bourbons n’avaient reculé devant aucun moyen, dans la guerre acharnée, implacable, qu’ils lui faisaient depuis quatre ans : machines infernales, complots, calomnies, ces princes avaient employé toutes les armes. Placé sous le coup de ces attaques incessantes, persuadé qu’il n’exerçait qu’un acte de défense personnelle et de justes représailles ; impatient, d’ailleurs, de mettre un terme aux illusions comme aux méfiances excitées par les refus bruyants de Louis XVIII à des demandes d’abdication qu’il ne lui avait point faites, Bonaparte venait de se décider à la violence. À peine sa belle-fille et sa femme l’avaient quitté, qu’il faisait appeler son aide de camp Savary : « Je ne pourrais pas supporter une seconde scène semblable à celle que je viens d’essuyer, lui dit-il ; vous allez vous rendre à Paris, auprès de Murat ; vous lui direz que j’ai pris mon parti. Voici, ajouta-t-il en lui remettant un pli épais, tous les ordres dont il a besoin ; vous recevrez de lui vos instructions particulières ; je n’ai personnellement à vous faire qu’une seule recommandation : que tout cela soit terminé demain matin ; je ne veux plus en entendre parler. » Murat était gouverneur de Paris ; la composition des conseils de guerre se trouvait dans ses attributions : peu d’instants après l’arrivée de l’aide de camp du Premier Consul, il transmettait en toute hâte les ordres nécessaires pour la réunion immédiate d’un tribunal militaire chargé de juger le duc d’Enghien. Ces juges devaient condamner, et Savary veiller à la rapide exécution du jugement. Cet officier supérieur, après avoir quitté Murat, se mit en chemin pour Vincennes ; il avait l’ordre de prendre, en passant près la place de la Bastille, un détachement de la gendarmerie d’élite casernée dans l’ancien couvent des Célestins. La nuit était venue depuis longtemps ; il était alors près de onze heures ; tous les gendarmes se trouvaient couchés. Le capitaine d’Autencourt, adjudant-major de service, en fit lever un certain nombre ; on en choisit vingt-cinq que l’on munit de cartouches ; quelques-uns durent, en outre, porter des pelles et des pioches. Ce détachement, conduit par Savary, atteignit la forteresse de Vincennes au moment où y arrivaient, de leur côté, les membres du conseil de guerre. Ces officiers ignoraient les motifs de l’étrange convocation qui les appelait ainsi, au milieu de la nuit, à plus d’une lieue des barrières ; ils ne les apprirent que par la lecture de quelques pièces déposées sur le bureau de la salle où on les installa, et dont leur donna communication le général Hullin, désigné président du conseil par sa lettre de service. Ils se constituèrent sur-le-champ, et firent amener devant eux le jeune prince. L’attitude de cet infortuné était calme : interrogé sur son nom et sur les actes de sa vie, il répondit avec fermeté au petit nombre de questions qui lui furent adressées. D’abord, il repoussa avec l’accent de l’indignation la plus vive toute pensée de participation au complot qui s’instruisait en ce moment devant le tribunal criminel de la Seine ; il mit ensuite une noble et courageuse simplicité à reconnaître qu’il avait porté les armes contre la France, et que, depuis qu’il les avait posées, il était allé à Strasbourg : « Je ne m’y suis pas rendu dans une pensée de conjuration, ajoutait-il ; absent de France depuis quatorze ans, et retiré à quelques lieues seulement de sa frontière, je n’ai pu résister au désir de respirer l’air de la patrie, de me trouver pendant quelques instants au milieu de compatriotes, de revoir, en un mot, une ville française. Je n’y suis venu que deux ou trois fois, mais sans entrer chez aucun habitant, sans parler à personne, et ne restant, à chaque voyage, que quatre ou cinq heures au plus. » Les lois rendues contre l’Émigration punissaient de la peine de mort tout émigré qui, ayant porté les armes contre la France, rentrait sur le territoire de la République : les aveux que venait de faire le jeune prince dictèrent la sentence et, peu d’instants après l’avoir entendue, cet infortuné, dont on creusait la fosse pendant le jugement, tombait sous les balles des gendarmes d’élite. Sa comparution devant le conseil, son interrogatoire, la délibération de ses juges, sa condamnation et son exécution, avaient à peine pris trois heures[15].

M. de Talleyrand avait une position tout exceptionnelle au milieu des hommes du gouvernement consulaire. Prêtre, ses rapports et ses votes à l’Assemblée constituante avaient puissamment contribué à la constitution civile du clergé et à la vente de ses biens ; gentilhomme issu d’une des premières maisons du royaume, on l’avait vu occuper les plus hauts emplois sous la République, jurer haine aux rois et à la royauté, et fêter, comme ministre, la commémoration du 21 janvier ; prince de l’Église, il avait depuis longtemps foulé aux pieds sa croix pastorale, sa mitre et sa crosse ; il y a plus, donnant un spectacle que nous croyons unique à cette époque, évêque catholique, il venait de se marier. Personne n’avait donc à redouter, plus que lui, le retour des anciens princes. Intéressé dès lors à compromettre irrévocablement Bonaparte avec les Bourbons, il y réussit en dévouant le duc d’Enghien à la colère du Premier Consul. On raconte que, dans la nuit de l’exécution, se trouvant dans le salon de madame de Laval, nonchalamment étendu, selon son habitude, dans un vaste fauteuil, il entendit sonner la pendule : « Ah ! deux heures du matin ! dit-il du ton le plus calme en jetant un regard distrait sur sa montre, qu’il venait de tirer avec la plus grande lenteur ; dans ce moment le dernier des Condé a probablement vécu. » Le rôle de Fouché, dans ce sanglant drame, pour avoir été moins influent peut-être que celui de M. de Talleyrand, ne fut cependant pas moins actif : ni l’un ni l’autre, car tous deux s’en sont vantés, n’a donc pu dire à Bonaparte : « La mort du duc d’Enghien est plus qu’un crime, c’est une faute. » On ne se défie pas assez de ces sentences, toujours fabriquées après coup, et que jettent à la crédulité de la foule les charlatans politiques. Beaucoup de gens ont admiré sur parole la profondeur et la vérité du mot que M. de Talleyrand et Fouché se sont si complaisamment prêté. Le mot n’est ni vrai ni profond. L’exécution du duc d’Enghien ne fut pas une faute : la masse ne connaissait pas ce prince ; jamais elle n’avait même entendu prononcer son nom ; elle ne vit là qu’un émigré de moins. D’un autre côté, tous les intérêts issus de la Révolution et tous les hommes compromis dans les événements des douze dernières années, inquiets des bruits répandus sur un accord possible entre Bonaparte et les Bourbons, acceptèrent ce fait comme une garantie nouvelle contre le retour des frères de Louis XVI et le rétablissement de l’ancien régime. Parlerons-nous de l’indignation du parti royaliste ? Cette indignation ne se manifesta nulle part. Dans tous les cas, elle fut de bien courte durée ; car on ne vit pas un seul ancien noble quitter la cour du Premier Consul ; un grand nombre continuèrent de s’y précipiter, et, quelques semaines plus tard, l’immense majorité des hommes de l’ancienne noblesse applaudissait à l’intronisation du nouvel Empereur, s’empressait de peupler toutes les administrations publiques, et voyait ses chefs, les plus éminents par la naissance ou par la fortune, se disputer la place non-seulement dans les salons des nouvelles Tuileries, mais dans les antichambres des membres, même adolescents, de la nombreuse famille de Napoléon. Où donc est la faute ? En revanche, cette exécution d’un malheureux jeune homme, alors paisible, inoffensif, et enlevé violemment à l’asile que lui donnait une terre étrangère, fut un crime dans toute l’énergie du mot.

Louis-Henri de Bourbon, duc d’Enghien, petit-fils du prince de Condé, était né au château de Chantilly, le 2 août 1772. Retiré à Ettenheim, après le licenciement du corps d’émigrés commandé par son grand-père et par son père, il y vivait dans une retraite presque absolue, tout entier à une liaison formée aux jours de sa jeunesse, et sans autres moyens d’existence qu’un secours mensuel de 150 guinées que lui allouait l’Angleterre sur le fonds commun des émigrés. Victime expiatoire des intrigues maladroites ou odieuses des chefs de sa race, il fut exécuté à l’angle est du fossé méridional du château de Vincennes, dans la nuit du 29 au 30 ventôse (20 et 21 mars), dix jours après l’arrestation de Georges Cadoudal, et un an, jour pour jour, en quelque sorte, après la réponse si publique de Louis XVIII aux demandes prétendues d’abdication faites par le Premier Consul[16].

Cet événement, s’il défraya, durant quelques soirées, les conversations d’un petit nombre de vieilles familles royalistes, se trouva dominé par la curiosité et par l’intérêt qui s’attachaient alors aux débats du procès de Georges et de ses complices ; et il était complètement oublié quand, à moins de deux mois de là, Bonaparte, sur les instances concertées du Tribunal et du Sénat conservateur, ceignait le bandeau impérial.

Bonaparte, depuis quatre ans, jouissait en France d’une autorité presque sans bornes ; ses volontés ne rencontraient aucune résistance ; les deux autres Consuls, ses collègues, n’avaient que le rôle de premiers commis. Il était devenu, à la vérité, Consul à vie ; mais ce titre lui semblait ne pas donner au monde une idée encore assez haute de sa position. Égal en puissance aux plus puissants souverains de l’Europe, il ambitionnait une qualification qui, par le titre, le fit aussi leur égal. Le mot de roi avait perdu tout prestige ; le faire revivre, c’était d’ailleurs renouer trop ouvertement la chaîne brisée par la Révolution, c’était raviver des antipathies et des haines encore redoutables. La Monarchie et des institutions monarchiques masquées par des mots nouveaux qui, en impliquant des formes et des institutions nouvelles, éloigneraient dans les masses toute suspicion d’un retour à l’ancien régime, voilà ce que voulait Bonaparte. Pour arriver à cette reconstitution du trône, il n’avait pas à obtenir un pouvoir plus étendu, mais un simple titre : or, par un singulier concours de circonstances, ce fut la conjuration de Georges et de Pichegru, ce complot où les partisans de l’ancienne famille royale avaient placé leur dernière espérance, qui lui fournit précisément l’occasion de réaliser le changement qu’il ambitionnait.

Tous les corps constitués de Paris, dans leurs félicitations à Bonaparte sur la découverte de cette conspiration ; toutes les autorités des départements, dans leurs Adresses, dominés par une même pensée, ou plutôt obéissant à un même mot d’ordre, le sollicitaient à l’envi d’ôter tout espoir aux conspirateurs, de rassurer la France, d’asseoir définitivement la stabilité du nouvel état politique, en fondant le gouvernement sur la perpétuité d’une famille. Bonaparte recevait ces vœux sans les accueillir ni les repousser ; ils répondaient à sa pensée, à son plus ardent désir ; mais, comme au 18 brumaire, il voulait s’abriter derrière les pouvoirs légaux, paraître les laisser librement agir, et il attendait, non sans une vive impatience, que les grands corps politiques de l’État fissent de ce changement l’objet d’une proposition, puis d’une résolution formelle. Enfin le Sénat prit l’initiative. Quelques membres ayant proposé à cette Assemblée de féliciter, à son tour, le Premier Consul sur le péril auquel il venait d’échapper, Fouché, lors de la mise en délibération du projet d’Adresse, demanda la parole le premier, et s’écria : que des compliments ne suffisaient pas ; que la France avait besoin de sécurité, et qu’elle ne pouvait espérer le repos que dans des institutions qui garantiraient l’existence du gouvernement au delà même de la vie de son chef actuel. Fouché allait chaque jour à Saint-Cloud ; et se vantait, à tout venant, de posséder la confiance du Premier Consul ; les sénateurs, voyant donc en lui moins le collègue que le confident, l’organe du chef du Pouvoir, se montrèrent dociles à son invitation, et votèrent sur-le-champ une Adresse où ils disaient :


« Citoyen Premier Consul, vous vous devez à la patrie ; vous n’êtes point le maître de négliger votre existence ; vous n’aurez assuré ni votre vie, ni votre ouvrage, si vous n’y joignez pas des institutions tellement combinées que leur système vous survive. Vous fondez une ère nouvelle ; vous devez l’éterniser ; l’éclat n’est rien sans la durée.

« Le Sénat, citoyen Premier Consul, vous parle ici au nom de tous les citoyens ; tous vous admirent et vous aiment ; mais il n’en est aucun qui ne songe souvent avec anxiété à ce que deviendrait le vaisseau de la République s’il avait le malheur de perdre son pilote avant d’avoir été fixé sur des ancres inébranlables. Dans les villes, dans les campagnes, si vous pouviez interroger tous les Français l’un après l’autre, il n’y a aucun d’eux qui ne vous dît avec nous : « Grand homme, achevez votre ouvrage en le rendant immortel comme votre gloire ! Vous nous avez tirés du chaos du passé ; vous nous faites bénir les bienfaits du présent ; garantissez-nous l’avenir ! »

Après avoir entendu la lecture de cette Adresse, et promis au Sénat « de réfléchir sur les considérations qu’il venait de lui présenter, » Bonaparte se hâta de soumettre les observations de cette Assemblée au Conseil d’État, dans plusieurs séances que lui-même prit le soin de présider. Y avait-il nécessité d’assurer l’hérédité dans le pouvoir suprême ? quel titre servirait à désigner cette autorité héréditaire ? Telles étaient les questions posées par Bonaparte à chacun des conseillers. La discussion n’eut pas le résultat qu’il en attendait : vingt-sept membres, la plupart anciens conventionnels, assistaient à ces délibérations sept opinèrent pour l’ajournement de toute décision ; un huitième, le conseiller Berlier, déclara que, poser la question d’hérédité dans le Pouvoir, était faire un pas rétrograde et aller contre le but de la Révolution ; d’autres ajoutèrent que c’était rouvrir la porte aux Bourbons. On se sépara à la quatrième séance sans avoir rien décidé.

Pendant ce temps, M. de Talleyrand, Fouché et quelques autres personnages, ouvraient chez eux des conférences où, réunissant les membres les plus influents du Sénat, du Tribunat et du Corps législatif, ils disaient : « La population et la troupe se montrent singulièrement agitées ; l’armée paraît impatiente de se prononcer en faveur d’un pouvoir héréditaire ; il faut que les grands corps politiques se hâtent de prendre l’initiative, car il y aurait, pour eux, du péril à méconnaître plus longtemps le vœu du peuple et des soldats. N’oublions pas que le Sénat romain perdit toute considération et toute influence, le jour où les Légions se saisirent du droit d’élire les Empereurs. » Puis, feignant une inquiétude sérieuse et la peur même, ils ajoutaient : « Murat a besoin de toute son énergie pour contenir l’élan de la garnison ; les régiments qui la composent ont résolu de profiter de la première revue que passera le Premier Consul pour le saluer du titre d’Empereur ! »

Ces incitations et ces rumeurs portèrent enfin leur fruit : le 3 floréal (23 avril), un membre ignoré du Tribunat, savant helléniste, docile au pouvoir comme la plupart des savants, le citoyen Curée, déposa sur le bureau de cette Assemblée une motion d’ordre où il demandait « que Napoléon Bonaparte, actuellement Premier Consul, fût déclaré Empereur des Français, et la dignité impériale rendue héréditaire dans sa famille. » Cette motion fut mise à l’ordre du jour du 10, en séance extraordinaire, et, le surlendemain de sa présentation, Bonaparte, qui jusqu’alors avait laissé sans réponse l’Adresse du Sénat, transmit à ce corps un Message où il lui disait : « Je vous invite à me faire connaître votre pensée tout entière. » Mais, avant de s’expliquer, le Sénat voulut, à son tour, attendre le résultat de la proposition de Curée, qui, le 10 floréal (30 avril), développa sa motion dans un discours dont voici le début : « Hâtons-nous, mes collègues, de demander l’hérédité de la suprême magistrature ; car, en votant l’hérédité d’un chef, comme le disait Pline à Trajan, nous empêcherons le retour d’un maître. » Le Tribunat ne comptait plus alors que cinquante membres[17] : quarante-neuf se hâtèrent d’applaudir à la motion ; un seul la repoussa, l’ex-conventionnel Carnot. Adoptée à l’unanimité moins une voix, elle fut portée le 14 floréal (4 mai) au Sénat, qui reçut cette communication en félicitant les Tribuns, par l’organe de son président, « d’avoir si bien usé de cette initiative populaire et républicaine que leur avaient léguée les lois fondamentales. » Le même jour, les Sénateurs, enhardis par cet acte, répondaient au Message du Premier Consul par une nouvelle Adresse ainsi conçue :

« Vous désirez, citoyen Premier Consul, de connaître la pensée tout entière du Sénat sur celles de nos institutions qui nous ont paru devoir être perfectionnées pour assurer sans retour le triomphe de l’égalité et de la liberté publique. Le Sénat a réuni et comparé avec soin les méditations de tous ses membres, les fruits de leur expérience, les effets du zèle qui les anime pour la prospérité du peuple dont ils sont chargés de conserver les droits ; il a rappelé le passé, examiné le présent, porté ses regards sur l’avenir : il vous transmet le vœu que lui commande le salut de l’État.

Les Français ont acquis la liberté ; ils veulent conserver cette conquête ; ils veulent le repos après la victoire.

Ce repos glorieux, ils le devront au gouvernement héréditaire d’un seul, qui, élevé au-dessus de tous, investi d’une grande puissance, défende la liberté, maintienne l’égalité, et soit un obstacle invincible contre lequel vienne se briser la violence d’une tyrannie audacieuse qui se croirait absoute par la force, ainsi que les coups perfides d’un despotisme plus dangereux encore, qui, tendant dans les ténèbres ses redoutables rets, saurait attendre avec une patience hypocrite le moment de jeter le masque et de lever sa massue de fer.

Le Sénat pense, citoyen Premier Consul, qu’il est du plus grand intérêt pour le peuple français de confier le gouvernement de la République à Napoléon Bonaparte, empereur héréditaire. »

Stipuler les intérêts du peuple français était le moindre soin du Sénat. Si cette Assemblée, qui ne craignait pas de rappeler « qu’elle était surtout instituée pour conserver les droits acquis par la nation depuis 1789 et maintenir la liberté et l’égalité, » sacrifiait sans hésitation ces conquêtes, ce n’était pas, ainsi qu’elle osait le dire par une sorte de froide raillerie, pour « préserver la France des redoutables rets de la tyrannie et de la massue de fer du despotisme ; » elle n’avait qu’un but : se faire concéder, en échange de ce sacrifice, de nouveaux et notables priviléges. Dans un mémoire secret qui accompagnait l’Adresse dont nous venons de reproduire les principaux passages, le Sénat demandait, entre autres avantages, au futur Empereur, de voir la dignité viagère de chacun de ses membres changée en dignité héréditaire, et d’obtenir que les Sénateurs ne fussent plus désormais justiciables que de leur propre Assemblée.

Bonaparte accueillit gracieusement l’Adresse, et tint immédiatement des conseils privés où furent appelés successivement la plupart des Sénateurs, des Tribuns et des membres du Corps législatif. Tous s’y montraient d’accord pour proclamer la nécessité de relever le trône et d’y placer le Premier Consul ; mais chacun stipulait son prix : les Sénateurs insistaient pour obtenir l’hérédité de leurs fonctions ; les Législateurs et les Tribuns réclamaient une considérable augmentation de traitement[18]. Bonaparte affectait de ne pas entendre ces demandes indignes ; on pouvait même croire qu’il n’avait pas daigné lire le mémoire secret du Sénat. Mécontents de ce silence, les Sénateurs remettaient d’une séance à l’autre la rédaction définitive du Sénatus-Consulte destiné à réaliser le changement politique que chacun maintenant attendait. Le mouvement, en effet, était donné : le Moniteur ne suffisait plus à enregistrer les Adresses où, de tous les points du territoire, on demandait l’Empire ; chaque jour, de nombreuses députations se succédaient à Saint-Cloud pour faire entendre le même vœu. Ces manifestations multipliées n’avaient pas uniquement leur source dans l’impulsion donnée aux classes officielles par le gouvernement lui-même, ou dans la servilité de quelques ambitions impatientes ; elles exprimaient le sentiment vrai d’une partie notable de la population, sentiment qui s’était développé sous la double influence de l’indignation causée par le complot de Georges et des craintes inspirées par le retour possible des Bourbons. Placer une couronne sur la tête du Premier Consul, ce n’était pas seulement récompenser d’immenses services et consacrer la souveraineté du génie, disait-on ; c’était protéger la vie de Bonaparte contre les coups des assassins : or, en garantissant cette vie, on protégeait tous les intérêts issus de la Révolution ; on sauvait d’une réaction sanguinaire tous les hommes compromis par leurs actes ou par leurs votes sous le régime conventionnel et directorial ; on assurait, aux acquéreurs de biens nationaux, leurs propriétés ; aux militaires, leurs pensions ou leurs grades ; aux fonctionnaires de tous les ordres et de tous les rangs, leurs droits, leur position ; au pays entier, enfin, le régime d’égalité, et les conquêtes civiles qui faisaient sa grandeur et sa force. D’ailleurs, ajoutait-on, la France, depuis douze ans, vivait, pour ainsi dire, au jour le jour, passant incessamment d’un gouvernement violent ou faible à un gouvernement incertain ; après douze années d’agitation et de troubles, c’était le repos. Enfin, on n’augmentait pas le pouvoir du Premier Consul en lui donnant un nouveau titre ; sa puissance était celle d’un véritable monarque ; on ne faisait qu’ajouter le droit au fait.

Entraîné par ce courant d’opinion que lui-même avait provoqué, encouragé ; enchaîné, d’ailleurs, par ses précédents Messages, le Sénat aurait vainement voulu prolonger sa résistance : il dut se soumettre, et, le 26 floréal, vingt-trois jours après la motion faite par le tribun Curée, un projet de Sénatus-Consulte pour l’établissement de l’Empire fut soumis aux délibérations de l’Assemblée que l’acte constitutionnel du 22 frimaire an VIII avait spécialement instituée pour veiller à la conservation de la République et au maintien de l’abolition de tous les priviléges. Les membres qui en appuyèrent l’adoption se bornèrent à développer les considérations que nous avons reproduites ; un des orateurs du gouvernement, le conseiller d’État Portalis, à bout d’arguments, répéta, après Curée : Que la France avait besoin d’un Prince, afin de ne pas avoir un maître ; les motifs qu’il apporta à l’appui de cette étrange maxime, ceux que firent valoir ses collègues, étaient inutiles : les convictions étaient faites ; et le 28 floréal, après deux jours d’un débat de pure forme, destiné à colorer d’une apparence de délibération l’usurpation nouvelle que le Sénat conservateur allait commettre, cette Assemblée décréta l’Empire. Le scrutin réunit l’unanimité des voix moins cinq. Ces cinq bulletins se composaient de deux billets blancs et de trois bulletins négatifs, dont M. Grégoire et les anciens ministres de la République Lambrechts et Garat réclamèrent l’honneur. Une des dispositions de ce Sénatus-Consulte soumettait son adoption définitive à la sanction du peuple. L’Assemblée n’attendit pas ce vote pour faire acte de soumission et d’hommage au nouveau souverain : les Sénateurs, aussitôt le décret rendu, se hâtèrent de le porter, en corps, au palais de Saint-Cloud, et l’on put voir le personnage qui les conduisait, le second Consul Cambacérès, s’incliner devant Bonaparte, le matin encore son collègue, le saluer du titre d’Empereur, et lui donner les qualifications alors si nouvelles, si étranges, de Sire et de Majesté. — À peu de temps de là, le seul corps à qui on avait, jusqu’alors, laissé un semblant de discussion, et qui, par l’organe du citoyen Curée, venait de prendre l’initiative officielle de l’établissement de l’Empire, le Tribunat, était supprimé.

Lorsque la nouvelle de cette quatrième transformation du gouvernement républicain parvint à Varsovie, Louis XVIII, disent les historiographes de ce prince, fut pénétré d’étonnement et d’horreur. Il en appela à tous les gouvernements, à tous les rois légitimes, et, le 5 juin 1804, il adressa à toutes les cours la protestation suivante :

« En prenant le titre d’Empereur, en voulant le rendre héréditaire dans sa famille, Bonaparte vient de mettre le sceau à son usurpation. Ce nouvel acte d’une Révolution où tout, dès l’origine, a été nul, ne peut sans doute infirmer mes droits ; mais, comptable de ma conduite à tous les souverains, dont les droits ne sont pas moins lésés que les miens, et dont les trônes sont tous ébranlés par les principes que le Sénat de Paris a osé mettre en avant ; comptable à la France, à ma famille, à mon propre honneur, je croirais trahir la cause commune en gardant le silence en cette occasion. Je déclare donc, en présence de tous les souverains, que, loin de reconnaître le titre impérial que Bonaparte vient de se faire déférer par un corps qui n’a pas même d’existence légale, je proteste contre ce titre et contre tous les actes subséquents auxquels il pourrait donner lieu. »

Plaintes inutiles, protestations vaines ! Pas une voix ne répondit. Il n’existait plus alors pour l’Europe même monarchique, ni roi de France, ni parti royaliste, mais une France impériale et un empereur que vinrent solennellement saluer les ambassadeurs de toutes les puissances, et qui eut ses représentants dans toutes les capitales du continent européen. Pour l’Europe, comme pour la France, le procès de la troisième dynastie était terminé. Si les titres des descendants de Charlemagne, après avoir absorbé les droits des Mérovingiens, s’étaient éteints eux-mêmes dans les titres de la famille de Hugues Capet, les droits de cette race venaient, à leur tour, de s’éteindre dans les droits et les titres d’une quatrième dynastie, la dynastie napoléonienne. Tel était, à cette époque du moins, le sentiment général, telle était la conviction des gouvernements comme des populations. Une plus longue illusion était difficile à Louis XVIII ; l’épais bandeau qui jusqu’alors avait caché à ses regards la véritable situation des choses ne tarda pas à tomber. Quelques mois après la déclaration qu’on vient de lire, il comprit enfin l’impossibilité, au moins momentanée, de continuer la lutte. Mais, avant de quitter la scène politique, avant de s’enfermer dans la retraite à laquelle le condamnait l’abandon de tous les souverains ainsi que le délaissement de son propre parti, il crut nécessaire de plaider encore une fois sa cause, de parler, non plus aux rois seulement, mais à la France, et de tourner contre Bonaparte lui-même l’arme avec laquelle ce dernier venait de le frapper. Napoléon, en élevant son trône impérial, s’éloignait de la Révolution et revenait à l’ancien régime ; Louis XVIII eut la pensée de s’éloigner, au contraire, de la vieille Monarchie et de se rapprocher de la Révolution. Le nouvel Empereur créait des maréchaux, des ordres de chevalerie, et marchait ouvertement au plus absolu despotisme ; le prince de vieille race prit la détermination de parler désormais à la France de constitution, de droits et de liberté. C’était tout un changement de système, toute une révolution dans la politique du chef des Bourbons. Pour que cette transformation, dont nous ne discuterons pas la sincérité, fut acceptée comme sérieuse, une déclaration, un acte isolé, ne suffisaient pas ; il fallait une démarche ayant toute la solennité d’une déclaration de famille. Louis XVIII écrivit donc au comte d’Artois pour lui démontrer la nécessite d’un acte collectif, et lui assigna la ville de Grodno, en Lithuanie, comme le lieu le plus favorable pour leur entrevue.

Tandis que le Prétendant songeait enfin à entrer dans cette voie de concessions politiques qui, à dix ans de là, devait faciliter son retour aux Tuileries, les gens de son entourage, dans leurs loisirs, cherchaient les moyens de rappeler sur ce prince l’attention et l’intérêt de l’Europe. Les complots ourdis contre la vie de Bonaparte avaient fait grand bruit : ces tentatives odieuses, blâmées partout, avaient porté une grave atteinte aux sympathies auparavant acquises aux chefs du parti royaliste. Les abbés et les gentilshommes de la petite cour de Varsovie crurent donc faire merveilles en imposant à Louis XVIII le rôle d’une victime poursuivie, elle aussi, par le poignard ou par le poison. Ce prince, dans l’intérêt de sa cause, fut condamné par eux à échapper, à son tour, aux coups d’assassins gagés par le nouvel Empereur. On discuta longtemps sur la mise en scène de ce drame domestique. Après avoir accueilli, puis repoussé plusieurs combinaisons, on s’arrêta à la tentative la plus vulgaire et la plus prosaïque, à l’empoisonnement par l’arsenic. Voici ce que racontent très-sérieusement, à ce sujet, plusieurs écrivains royalistes :

Il existait à Varsovie un Français, nommé Coulon, qui, après avoir servi dans les rangs de l’Émigration, sous les ordres du duc de Pienne, alors premier gentilhomme de la chambre de Louis XVIII, était ensuite entré au service du baron de Miliville, écuyer de l’épouse de ce prince, puis avait fini par acheter une espèce de cabaret-billard où se réunissait, presque chaque soir, la domesticité de la petite cour bourbonienne. Deux inconnus abordent un jour ce Coulon, et lui demandent s’il désire gagner de l’argent ; sur sa réponse affirmative, ils laissent échapper ces mots : « Le cuisinier de la maison de Louis XVIII vous connaît ; il vous est facile d’approcher de ses fourneaux ; si vous voulez faire ce que nous vous dirons, votre fortune est assurée. » Coulon, disent les écrivains auxquels nous empruntons ces détails, cachant son trouble, demanda ce qu’il fallait faire : « Nous vous le dirons demain, » répondirent les inconnus en se retirant. — Coulon courut aussitôt vers MM. de Pienne et de Miliville, leur raconta ce qui venait de lui arriver, et reçut l’ordre d’aller en avant. Le lendemain, les deux étrangers se représentent, demandent du champagne, et apprennent à Coulon, après boire, qu’il s’agit uniquement de s’introduire dans la cuisine du roi et de jeter quelques légumes dans la marmite au bouillon. « Où sont ces légumes ? demanda Coulon. — Nous vous les remettrons après-demain. — Ici ? — Non, hors de la ville, à l’entrée du Village-Neuf. »

Coulon accourt une seconde fois au château, et raconte cette conversation. On lui ordonne de pousser jusqu’au bout. Le surlendemain, il se rend au lieu indiqué, et trouve les deux inconnus, qui lui remettent trois carottes creuses renfermant une certaine poudre, lui donnent quelques écus pour l’encourager, et lui promettent 400 louis s’il réussit à « faire le coup. » On se quitte sur ce dernier mot. Coulon porte bien vite ses trois carottes au comte d’Avaray et à l’archevêque de Reims, qui, apposant leur cachet sur chacune d’elles, les transmettent à la police prussienne avec une sorte de procès-verbal, récit de tous les faits rapportés par Coulon. La police lut ce rapport, ne vit dans la déclaration de Coulon qu’une plaisanterie d’assez mauvais goût, et renvoya le procès-verbal, ainsi que les pièces de conviction, à l’archevêque de Reims et au comte d’Avaray. Ces messieurs s’adressèrent alors aux autorités judiciaires, qui refusèrent également de poursuivre. Repoussés de tous côtés, le comte et l’archevêque se formèrent en commission avec le duc de Pienne, le marquis de Bonnay, le duc de Croï-d’Havré, les comtes de la Chapelle, de Damas-Crux, Étienne de Damas, l’abbé de Frimont ; ils appelèrent Coulon devant eux, l’interrogèrent de nouveau, et, faisant immédiatement opérer, par deux médecins, l’ouverture des légumes accusateurs, ils découvrirent, à l’intérieur de chaque carotte, une matière pâteuse que les deux docteurs déclarèrent être formée par un mélange des trois arsenics, blanc, jaune et rouge.

À cette découverte, l’entourage de Louis XVIII poussa une telle clameur, que ce prince dut penser qu’il venait d’échapper à une tentative sérieuse d’empoisonnement. Il se plaignit, à son tour, à toutes les autorités de Varsovie, mais sans plus de résultat ; on lui fit poliment entendre qu’il était dupe d’une comédie grossière. Le gouvernement anglais et ses journaux, avertis par les correspondances échangées entre les émigrés des deux pays, montrèrent, en revanche, la crédulité la plus intraitable et l’indignation la plus bruyante. Coulon devint le héros d’une foule de dessins et d’articles où l’on reproduisit, en les amplifiant, tous les détails de son officieuse complicité avec les sicaires du Corse. Les dessinateurs et les écrivains de Londres, rappelant, à cette occasion, l’épisode de Jaffa, l’exécution du duc d’Enghien, le suicide de Pichegru et la mort du mulâtre Toussaint-Louverture, se répandirent contre le nouvel Empereur en injures si violentes et en accusations si nombreuses, que Napoléon apparut à la masse du public britannique comme l’empoisonneur le plus effréné et l’assassin le plus infatigable des temps modernes. Le gouvernement anglais encourageait, par tous les moyens, ce travail de calomnies. « Nous étions en guerre avec la France ; il était nécessaire de soutenir l’opinion, » ont dit, depuis lors, ses hommes politiques.

Louis XVIII avait écrit au comte d’Artois dans les premiers jours du mois de juin. Le comte, d’après sa réponse, devait se trouver à Grodno à la fin d’août. Arrivé, le 23, dans cette ville, le roi attendit vainement son frère : ce dernier, au moment de partir, avait changé d’avis ; il ne voulait pas s’aventurer aussi loin. Après une nouvelle correspondance où Louis XVIII fit parler le devoir ainsi que la nécessité de concerter, dans ce moment de crise pour la cause royale, une marche commune, le comte d’Artois accepta un nouveau rendez-vous et s’embarqua à Harwick, au même moment où le roi, de son côté, partait de Riga. Calmar, petite ville située sur la côte orientale de la Suède, en face de l’île d’Oëland, et célèbre par la convention qui s’y conclut, le 17 juin 1397, pour l’union des royaumes de Suède, de Danemark et de Norvège, était le lieu vers lequel se dirigeaient les deux frères ; ils s’y rencontrèrent le 3 octobre 1804, quatre mois après la première demande de rendez-vous faite par Louis XVIII. Le comte d’Artois, comme on voit, avait pris le temps de réfléchir aux propositions que devait lui soumettre le chef de sa famille. La politique nouvelle que voulait adopter ce dernier trouva d’abord dans le comte un adversaire prononcé. Composer avec la Révolution, c’était, à ses yeux, non-seulement une mauvaise action, mais une faute. Louis XVI, disait-il, ne serait pas monté sur l’échafaud sans ses concessions à l’esprit révolutionnaire ; son règne se fût écoulé aussi paisible que ceux de Louis XIV et de Louis XV, si, repoussant toute transaction avec la révolte, il eût su, à l’exemple de ces deux rois, maintenir intact l’honneur de sa couronne et conserver l’intégrité des droits de la noblesse et du clergé. Louis XVIII n’aurait donc pas amené sans peine son frère à son opinion, si un ordre inattendu de la Prusse n’était venu en aide à ses arguments.

Une première fois, au sujet des ouvertures d’abdication faites par les autorités de Varsovie à Louis XVIII, le Cabinet de Berlin avait eu à se défendre contre les plaintes fort vives de Bonaparte. Le retentissement donné à l’affaire Coulon, et les accusations d’empoisonnement dirigées, à cette occasion, contre le nouvel Empereur, pouvaient engager de nouveau la responsabilité de Frédéric-Guillaume. Ce souverain résolut d’éloigner des hôtes aussi incommodes et aussi compromettants ; Louis XVIII et tous les émigrés composant sa petite cour reçurent l’ordre de quitter immédiatement le territoire prussien. Ce fut à Calmar que cet ordre parvint au Prétendant. L’opiniâtre résistance de son frère fut ébranlée par cette nouvelle preuve du complet abandon où était sa race ; le comte d’Artois fléchit, sans toutefois céder complètement ; il consentit à ce que le roi fît telle déclaration qu’il voudrait, et la publiât au nom de tous les membres de la famille, mais à la condition que cet acte ne porterait point sa signature et qu’on n’exigerait pas de lui une adhésion distincte et personnelle. Louis XVIII accepta cette transaction, heureux encore que le comte voulût bien s’engager à ne rien démentir, à ne pas protester.

Les deux frères ne s’étaient pas vus depuis douze ans ; séparés depuis 1793, une certaine froideur avait toujours existé entre eux. L’entrevue de Calmar ne les rapprocha pas ; ils se quittèrent après dix-sept jours de conférences, assez mécontents l’un de l’autre : le comte d’Artois reprit le chemin de Londres ; Louis XVIII revint attendre à Riga la réponse du Cabinet de Saint-Pétersbourg à sa demande d’un nouvel asile sur le sol russe.

La Russie, depuis quatre ans, obéissait à un nouveau souverain. L’alliance de Paul Ier avec la République française avait été fatale à cet empereur. L’intimité politique qui venait de s’établir entre les Cabinets de Saint-Pétersbourg et des Tuileries menaçait trop sérieusement les intérêts de l’Angleterre pour que cette puissance ne recourût pas aux moyens les plus extrêmes, afin de briser cette union. Paul avait traité avec la France républicaine le 8 octobre 1800 : moins de six mois après, dans la nuit du 24 au 25 mars 1801, il périssait assassiné, victime d’une conspiration de palais, où se trouvèrent l’or et la main du gouvernement britannique. Bonaparte, à la nouvelle de ce meurtre, s’était écrié : « Les Anglais m’ont manqué au 3 nivôse[19] ; ils ne m’ont pas manqué à Saint-Pétersbourg[20] ! » Paul avait été remplacé par son fils aîné, le grand-duc Alexandre. Le nouvel Empereur, sans rompre précisément avec le Premier Consul, gardait une sorte de neutralité expectante qui n’était ni la paix ni la guerre. Cette position lui permit d’accueillir la demande de Louis XVIII. Le chef des Bourbons obtint l’autorisation de revenir à Mittau.

Une fois installé dans son ancienne demeure, Louis XVIII rédigea son dernier manifeste. La proclamation qu’il avait envoyée à Pichegru, quelques semaines avant le 18 fructidor, ne contenait que des promesses de réforme à l’ancienne Constitution de la Monarchie. Il se décida, cette fois, à accepter nettement les faits accomplis. Sa déclaration nouvelle ne contenait pas seulement amnistie entière pour tous les votes, pour tous les actes antérieurs à 1804, ainsi que l’engagement de conserver à chaque Français ses grades, ses emplois, ses pensions ; elle garantissait, en outre, la liberté et l’égalité pour les personnes, le maintien de toutes les propriétés et la protection de tous les intérêts sans exception. Après avoir ainsi reconnu et assuré tous les résultats matériels de la Révolution, Louis XVIII finissait en ces termes :

« Au sein de la mer Baltique, en face et sous la protection du ciel, fort de la présence de notre frère, de celle du duc d’Angoulême, notre neveu, de l’assentiment des autres princes de notre sang, qui tous partagent nos principes et sont pénétrés des mêmes sentiments qui nous animent, nous le jurons ! jamais on ne nous verra rompre le nœud sacré qui unit nos destinées aux vôtres, qui nous lie à vos familles, à vos cœurs, à vos consciences ; jamais nous ne transigerons sur l’héritage de nos pères, jamais nous n’abandonnerons nos droits. Français ! nous prenons à témoin de ce serment le Dieu de saint Louis, celui qui juge toutes les justices !

Donné à Mittau, le 2 décembre de l’an de grâce 1804, et de notre règne le dixième. Signé : Louis. Et plus bas : Alexandre-Angélique de Talleyrand-Périgord, archevêque de Reims, et comte d’Avaray. »

Cette déclaration, imprimée à Hambourg, en petit format in-32, au nombre de dix mille exemplaires, par les soins du sieur Fauche-Borel, que le comte d’Avaray chargea de cette opération, fut répandue sur tout le continent et envoyée en France, par la poste, à toutes les autorités constituées, ainsi qu’aux plus notables habitants de chaque département. Elle est la dernière manifestation publique de Louis XVIII pendant son séjour à l’étranger. On ne connaît de ce prince, durant les huit années qui suivirent, que des notes, des correspondances sans caractère officiel. Quelques-uns de ces documents confidentiels présentent toutefois un intérêt historique réel. Nous citerons, entre autres, une lettre que Louis XVIII, quinze mois après son retour à Mittau, écrivait à Fauche-Borel, à l’occasion de nouvelles instructions et de nouveaux pouvoirs sollicités par cet ancien imprimeur, dans le but de nouer, en France, de nouvelles intrigues ; en voici les principaux passages :

« Depuis le commencement de la Révolution, tout en France et au dehors tourne dans un cercle vicieux. Chez l’étranger on croit, d’une part, qu’il n’y a rien à faire pour moi ; on craint, en me mettant en avant, de se compromettre pour moi si l’on ne réussit pas, et de nuire, si l’on réussit, à des projets ambitieux ultérieurs.

En France, cette conduite des puissances a inspiré contre elles une méfiance qu’on ne peut dire mal fondée, mais qui, cependant, a des effets funestes ; il en résulte un découragement, une inertie, qui, de plus en plus, creusent l’abîme.

Placé entre deux partis, je leur crie également : Vous vous trompez ! Mais, d’une part, ma voix n’est pas entendue ; de l’autre, elle n’est pas écoutée. Je sais bien que si je pouvais me montrer, me rapprocher seulement, cela serait très-utile ; mais les puissances n’y consentent pas, parce que la chose leur parait au moins superflue. Je sais également qu’en France un mouvement leur ouvrirait les yeux ; mais ce mouvement ne s’opère pas, parce qu’on n’en ose pas même espérer le succès, d’après l’opinion qu’on a des puissances et de moi-même. Voilà le cercle vicieux dont je parlais tout à l’heure.

Quelles instructions puis-je donner ? Quels pouvoirs puis-je départir ? Qui en revêtirai-je ? On demande que je parle de nouveau : à qui ? Comment ? En quel langage ? Tout, d’ailleurs, est renfermé dans ma déclaration. S’agit-il d’un militaire : conservation du grade, de l’emploi, avancement proportionné aux services, tout est assuré. Veut-on aborder un administrateur : son état sera maintenu. Un homme du peuple : la conscription, cet impôt personnel, le plus onéreux de tous, sera abolie. Un nouveau propriétaire : je me déclare le protecteur des droits et des intérêts de tous. Un coupable enfin : les poursuites sont défendues, une amnistie générale est annoncée.

Quelle plus ample instruction peut-on recevoir ? Des pouvoirs sont inutiles ; le zèle suffit pour prêcher une pareille doctrine ; ce sont des missionnaires qu’il faut en ce moment. Les pouvoirs sont seulement nécessaires pour traiter, et nous n’en sommes pas là ... »

Cette lettre remarquable, qui porte la date de Mittau, 22 mars 1806, complète l’analyse que nous avons donnée de la déclaration du 2 décembre 1804, et confirme ce que nous avons dit du changement survenu dans les opinions et dans la politique de Louis XVIII ; ses illusions, comme on le voit, ont cessé ; il reconnaît le néant de sa cause ; la lutte ne lui semble plus possible, et il confesse qu’avant de prétendre remuer un parti en son nom il faudrait d’abord lui créer des partisans. Les royalistes semblaient, en effet, avoir disparu de la France ; on pourra juger, du moins, du profond oubli où les Bourbons y étaient tombés, par le tableau suivant qu’a tracé de l’opinion publique, à cette époque, un des meilleurs et des plus fidèles ministres de Napoléon, esprit calme, caractère élevé, dont les sentiments n’étaient nullement hostiles aux princes de l’ancienne famille royale. Le Cabinet de Berlin venait alors de rompre brusquement avec Napoléon ; la Russie joignait ses armées aux armées de la Prusse ; dans tous les salons de Paris, mais surtout chez les représentants des cours étrangères, on n’entendait prophétiser que des catastrophes ; l’Empereur était pris au dépourvu, disait-on ; la campagne qui allait s’ouvrir serait le terme de sa fortune.

« On voyait tourbillonner, autour des ministres étrangers, un essaim de Français de l’espèce de ceux qui ne savent et ne veulent qu’exploiter à leur seul profit tous les événements publics, a dit le ministre à qui nous empruntons ce tableau. La plupart étaient déjà parvenus à se faire leur part dans ce qu’ils appelaient la fortune de Napoléon ; mais ils voulaient, quoi qu’il arrivât, mettre cette part en sûreté ; ils partageaient leurs journées et leurs soins entre les agences diplomatiques dont ils prenaient les vœux pour des oracles, et les membres de la famille de Napoléon, devant lesquels ils se montraient et paraissaient toujours les plus dévoués des serviteurs. J’en pourrais citer qui, pour écarter les soupçons, ne manquaient jamais de livrer à un parti les confidences qu’ils recevaient de l’autre, espérant se ménager l’appui de tous les deux. Comme en général on se croyait, dans les salons, à la veille d’une nouvelle révolution, ils espérèrent s’en assurer les bénéfices en vendant à terme du cinq pour cent au plus bas cours. Ce fut pour eux un rude mécompte que la journée d’Iéna[21] ! ils subirent la peine de leurs faux calculs. Quant aux autres, tant étrangers que Français, ils eurent bientôt pris le parti d’adresser à la supériorité de Napoléon tous les hommages qu’ils destinaient à son adversaire ; ils s’étaient promis de proclamer le roi de Prusse le vengeur du monde ; ils ne firent que changer le nom : c’était Dieu, disaient-ils alors, qui avait armé l’invincible bras de Napoléon pour punir la violation des traités. Ils allaient chercher leurs preuves jusque dans les livres saints pour établir que Napoléon était l’instrument des volontés de Dieu ; ils répétaient sous mille formes qu’il avait été doué par Dieu même de toutes les qualités qui distinguent les chefs des nations, les fondateurs des empires. Ce n’est pas sans raison, sans doute, qu’on reproche au règne de Napoléon d’avoir produit beaucoup de flatteurs ; mais souvent ceux qui l’encensaient le lendemain d’une victoire avaient été ses détracteurs la veille ; ils louaient sans pudeur, comme ils venaient de calomnier sans mesure, toujours d’autant plus exagérés dans leurs expressions, qu’ils mettaient moins de bonne foi dans les opinions qu’ils exprimaient, et voulant couvrir, aux yeux du vainqueur, par l’affectation de leur enthousiasme pour lui, la trace des vœux que naguère ils formaient contre lui.

J’examinai avec soin, par exemple, si, au milieu des espérances de changements qui agitaient tant de têtes, quelque retour se manifestait en faveur des Bourbons, soit de la part des agents étrangers, soit de la part des Français qui espéraient, comme eux, dans les désastres de la France. Mais je ne vis que des gens qui tenaient leur dévouement en réserve au profit du pouvoir qui surviendrait, quel qu’il fût[22]. »

Le second séjour du Prétendant à Mittau ne dura que trois ans. Alexandre, après avoir débuté, comme son père, par une sorte de neutralité entre le gouvernement anglais et la France, s’était, à son exemple, décidé à combattre, non plus la République, mais l’Empire. Les deux journées de Berghem et de Zurich avaient contraint Paul Ier de traiter avec le Premier Consul Bonaparte ; les défaites d’Austerlitz, d’Eylau et de Friedland, obligèrent Alexandre de devenir, à son tour, l’allié de Napoléon. La conduite des deux tzars, après la paix, fut toutefois différente. Paul avait chassé le Prétendant de Mittau au moment le plus rude de l’hiver ; Alexandre se contenta de lui faire insinuer que sa présence en Courlande pourrait gêner ses rapports avec son nouvel allié. Louis XVIII comprit qu’il devait chercher un nouvel asile. Le continent européen tout entier lui était fermé ; il n’avait plus à choisir qu’entre le Nouveau-Monde et l’Angleterre ; il se décida pour l’hospitalité britannique. Parti encore une fois de Riga, vers le milieu d’octobre 1807, il se fit d’abord débarquer au port suédois de Gottenbourg. Lorsque son arrivée fut connue à Stockholm, le roi de Suède s’empressa de le faire complimenter et de mettre à sa disposition la frégate la Fraya[23]. À deux semaines de là, dans les premiers jours de novembre, la Fraya jetait l’ancre dans la rade anglaise d’Yarmouth.

Louis XVIII avait écrit, de Gottenbourg, au comte d’Artois pour lui annoncer sa prochaine arrivée. Cette nouvelle causa au comte un assez vif déplaisir. On sait la froideur qui régnait entre les deux frères. Jusqu’à ce moment, d’ailleurs, Monsieur avait seul conduit les affaires de l’Émigration en Angleterre. La présence du chef de sa famille ne devait pas seulement lui enlever cette direction, elle le forçait, en outre, à descendre au second rang. Ses confidents s’émurent ; ils agirent pour atténuer au moins le coup, et réussirent à persuader à M. Canning qu’il était nécessaire, dans l’intérêt même du gouvernement britannique, d’éloigner Louis XVIII de Londres et de le confiner en Écosse. Ce ministre transmit aux commandants de tous les ports l’ordre de ne pas laisser débarquer les passagers de la Fraya, et de diriger ce bâtiment sur la ville de Leith, qui est, comme on sait, le port d’Édimbourg.

Cet ordre fut communiqué à Louis XVIII par les autorités d’Yarmouth ; il refusa d’y obtempérer, et adressa au conseil des ministres une réclamation dans laquelle il disait « qu’il ne venait demander au gouvernement ni un asile, ni des secours ; que le but de son voyage était entièrement politique ; que, roi de France, il venait conférer de ses intérêts avec son frère le roi de la Grande-Bretagne, et qu’il était décidé à retourner en Russie, où il avait laissé la reine sa femme et Madame Royale, sa nièce, plutôt que de consentir à l’espèce d’exil qu’on voulait lui infliger en l’envoyant a Holyrood. »

Cette note devint l’objet de plusieurs conseils de cabinet. Les ministres anglais, après trois jours de conférences, se mirent enfin d’accord sur une réponse, et transmirent à Louis XVIII la communication suivante :

« Si le chef de la famille des Bourbons consent à vivre parmi nous d’une manière conforme à sa situation actuelle, il y trouvera un asile honorable et sûr ; mais nous connaissons trop la nécessité d’avoir, pour la guerre dans laquelle nous gommes engagés, l’appui unanime du peuple anglais, pour compromettre la popularité qui, jusqu’à ce jour, a accompagné les progrès de cette guerre ; ce serait la compromettre que de prendre imprudemment un parti qui y donnerait un nouveau caractère et découragerait la nation.

La situation de la France et du continent présente-t-elle aujourd’hui plus de chance pour le rétablissement des Bourbons qu’à toute autre époque de cette guerre révolutionnaire que nous soutenons depuis tant d’années ? Au contraire, la soumission presque entière du continent sanctionne, en quelque sorte, l’ordre de choses qui existe en France. Certes, le moment d’abandonner une politique prévoyante et sage ne serait pas heureusement choisi. »

L’Angleterre, à cette époque, était la seule puissance qui fût encore en lutte avec la France impériale ; en refusant à Louis XVIII le titre de roi, en lui signifiant qu’à aucune époque le rétablissement de sa famille n’avait présenté moins de chances, ses ministres tenaient donc à ce prince un langage qui aurait détruit toutes ses illusions, s’il en avait encore gardé. Il répondit qu’il était résigné à vivre désormais d’une manière conforme à sa situation actuelle, ainsi que le demandait le gouvernement britannique ; et, débarquant à Yarmouth sous le seul nom du comte de Lille, il accepta l’hospitalité que lui offrit le duc de Buckingham dans son château de Gosfield-Hall, comté d’Essex. Ce fut là que le rejoignirent, au bout de quelques mois, la reine sa femme et la duchesse d’Angoulême, qu’il avait laissées à Mittau.

Aussi longtemps que Louis XVIII avait pu garder la moindre espérance pour le triomphe de son parti et pour son avénement à la royauté, il avait erré d’asile en asile, successivement repoussé par toutes les puissances continentales. Du jour, au contraire, où ce prince accepta comme un fait accompli la perte de sa cause et la déchéance politique de sa race, le sort lui départit un refuge tranquille, assuré, et qu’il devait seulement quitter pour poser la main sur cette couronne si longtemps et si vainement poursuivie. Par une autre coïncidence, la Fraya sillonnait les eaux de la mer du Nord, portant en Angleterre le chef des Bourbons fugitif et abandonné, au même moment où les régiments de Napoléon, lancés au midi de l’Europe, franchissaient les Pyrénées, pour la première fois, et préludaient à cette longue et sanglante guerre d’Espagne qui devait si lourdement peser sur les destinées de l’Empire et en précipiter si fatalement la chute.

  1. Dès la première séance qui suivit les journées de brumaire, Bonaparte avait fait cesser cette égalité, et s’était attribué la prépondérance sur ses deux collègues : « La crise était chaude, a-t-il dit, et me rendait bien nécessaire ; il fallait un président ; je saisis le fauteuil, et mes deux collègues n’eurent garde de me le disputer. Ducos, d’ailleurs, se prononça dès cet instant une fois pour toutes : « Je pouvais seul les sauver, » disait-il, et, dès lors, il se déclara toujours de mon avis en toutes choses. Sieyès se mordit les lèvres, mais il dut en faire autant.
    Dans cette première réunion, et dès que nous fûmes seuls, a ajouté Napoléon, Sieyès alla mystérieusement regarder aux portes si personne ne pouvait entendre ; puis, revenant à moi, il me dit avec complaisance et à demi-voix, en me montrant une commode : « Voyez-vous ce beau meuble ? vous ne vous doutez peut être pas de sa valeur ? » Je crus qu’il me faisait considérer un meuble de la couronne, et qui peut-être avait servi à Louis XVI. « Ce n’est pas du tout cela, me dit Sieyès en voyant ma méprise ; je vais vous mettre au fait : il renferme huit cent mille francs ! » Et ses yeux s’ouvraient tout grands. « Dans notre magistrature directoriale nous avions réfléchi qu’un directeur sortant de place pouvait fort bien rentrer dans sa famille sans posséder un denier, ce qui n’était pas convenable. Nous avions donc imaginé cette petite caisse, de laquelle nous tirions une somme pour chaque membre sortant. En cet instant, plus de Directeurs ; nous voilà donc possesseurs du reste. Qu’en ferons-nous ? » J’avais prêté une grande attention, et je commençais enfin à comprendre. Je lui répondis : « Si je le sais, la somme ira au trésor public ; mais, si je l’ignore, et je ne le sais pas encore, vous pouvez vous la partager, vous et Ducos, qui êtes tous deux anciens Directeurs ; seulement, dépêchez-vous, car demain il serait peut-être trop tard. » Mes collègues ne se le firent pas dire deux fois. Sieyès se chargea hâtivement de l’opération, et le partage, comme dans la fable, en lion. Il fit nombre de parts : il en prit un comme plus ancien Directeur, une autre comme ayant dû rester en charge plus longtemps que son collègue, une autre parce qu’il avait donné l’idée de cet heureux changement, etc. ; bref, il s’adjugea six cent mille francs, et n’en envoya que deux cent mille au pauvre Ducos, qui, revenu des premières émotions, voulait absolument réviser ce compte et lui chercher querelle. À chaque instant, tous les deux revenaient à moi, à ce sujet, pour que je les misse d’accord ; je leur répondais toujours : « Arrangez-vous entre vous ; surtout, soyez silencieux ; car, si le bruit remontait jusqu’à moi, il vous faudrait abandonner le tout. »
  2. Après avoir réussi à renverser la Constitution de l’an III, Sieyès avait espéré pouvoir enfin doter la République de ce mystérieux système politique qu’il tenait en réserve depuis la Constituante, système que ses amis vantaient d’après ses propres affirmations, et sur lequel il gardait un silence d’oracle. Il le soumit, en effet, aux Consuls ses collègues ; mais Bonaparte en avait brusquement repoussé les dispositions principales en les qualifiant de « nouveauté bizarre, de création monstrueuse, composée d’idées hétérogènes qui n’offraient rien de raisonnable. » Sieyès venait de siéger, au sein de la commission consulaire, l’espace de quelques semaines ; à sa sortie de cette commission, où il n’avait donné que des preuves de la plus complète impuissance, il reçut, pour prix du mois qu’il y avait passé, la toute propriété du magnifique domaine national de Crosne. On sait la somme considérable que déjà il s’était adjugée à son entrée dans la commission : son concours au coup d’État de brumaire lui fut ainsi payé deux fois.
    Ce prêtre était aussi orgueilleux que cupide. Aumônier d’une princesse de France, il disait un jour la messe devant elle ; un accident oblige la princesse de se retirer ; ses dames la suivent. Sieyès, très-occupé à lire son missel, ne s’en aperçoit pas dans le premier moment ; mais quand, en se retournant vers l’assistance, il se voit abandonné par tout ce qu’il y avait de grands seigneurs, et réduit, pour auditoire, à la basse domesticité, il ferme brusquement le missel et se retire, s’écriant : « Je ne dis pas la messe pour la canaille. »
  3. Voyez p. 18.
  4. Trois mois auparavant, le 9 janvier, Topino-Lebrun, Céracci, Aréna et Demerville avaient comparu devant le même tribunal, qui les condamna à la peine de mort ; ils furent exécutés le 30.
  5. « Jamais, a dit Napoléon à Sainte-Hélène, je n’ai trouvé Louis XVIII dans une conspiration directe contre ma vie, ce qui a été, l’on peut le dire, permanent ailleurs. Je n’ai jamais connu de ce prince que des plans systématiques, des opérations idéales, » etc.
  6. Depuis le partage de 1795.
  7. C’est à Offenbourg, après le passage du Rhin (20 avril 1797) que Moreau s’était emparé du fourgon du général Klinglin ; le général Reynier assistait à son ouverture ; ce fut lui qui reconnut l’écriture de Pichegru ; il engagea Moreau à transmettre sur-le-champ les papiers au Directoire ; Moreau promit de le faire, mais les garda durant quatre mois.
  8. Interrogatoire du 28 ventôse (20 mars).
  9. Interrogatoire du 26 ventôse (18 mars).
  10. Les préparatifs de cette descente se faisaient alors au camp de Boulogne. L’inquiétude, à Londres, était bien plus vive que les écrivains anglais ne l’ont dit. Le complot de Georges Cadoudal se lie aux terreurs très-réelles que causait au gouvernement britannique cette menace d’invasion.
  11. Il se nommait Leblanc.
  12. Mémoires de Napoléon. Les deux noms laissés en blanc dans les Mémoires sont ceux de Fouché et de M. de Talleyrand. M. de Montholon, en nommant le premier, dans ses Récits de Sainte-Hélène, ajoute : « L’empereur nous disait que Fouché lui avait offert plusieurs fois de le défaire de tous les princes de la famille royale, à raison d’un million par tête. » Quant à M. de Talleyrand, nous tenons d’un autre compagnon de l’Empereur à Sainte-Hélène, que ce dernier disaît à cette occasion : « Le prince de Bénévent ne comprenait rien à mes scrupules ; il ne voyait dans un acte de cette nature qu’une simple mesure politique, que l’accomplissement d’un de ces devoirs rigoureux commandés aux gouvernements par le salut public et par le besoin de leur conservation. »
  13. Cambacérès avait voté la mort de Louis XVI.
  14. Mémorial et Récits de Sainte-Hélène, des comtes de Las-Cases et de Montholon.
  15. Les courses du duc d’Enghien à Strasbourg avaient acquis assez de notoriété pour alarmer sa famille ; son grand-père, le prince de Condé, éclairé par une triste prévision, lui écrivait d’Angleterre, neuf mois auparavant :
    Wanstead, le 16 juin 1803.

    « Mon cher enfant,

    On assure ici, depuis plus de sis mois, que vous avez été faire un voyage à Paris ; d’autres disent que vous n’avez été qu’à Strasbourg. Il faut convenir que c’était un peu inutilement risquer votre vie et votre liberté ; car, pour vos principes, je suis tranquille de ce côté-là ; ils sont aussi profondément gravés dans votre cœur que dans les nôtres. Il me semble qu’à présent vous pourriez nous confier le passé, et, si la chose est vraie, ce que vous avez observé dans vos voyages.

    À propos de votre santé, qui nous est si chère à tant de titres, je vous ai mandé, il est vrai, que la position où vous êtes pouvait être très-utile à beaucoup d’égards. Mais vous êtes bien près, prenez garde à vous, et ne négligez aucune précaution pour être averti à temps et faire votre retraite en sûreté, en cas qu’il passât par la tête du Consul de vous faire enlever. N’allez pas croire qu’il y ait du courage à tout braver à cet égard.

    « Louis-Joseph de Bourbon »
  16. On lit dans le Mémorial de Sainte-Hélène de M. de Las-Cases : « Le langage de l’Empereur, à l’occasion du duc d’Enghien, m’a servi à remarquer, dans sa personne, des nuances caractéristiques des plus prononcées. J’ai pu voir, à ce sujet, très-distinctement en lui, et maintes fois, l’homme privé se débattant avec l’homme public ; et les sentiments naturels de son cœur aux prises avec ceux de sa fierté et de la dignité de sa position. Dans l’abandon de l’intimité, il ne se montrait pas indifférent au sort du malheureux prince ; mais, sitôt qu’il s’agissait du public, c’était tout autre chose. Un jour, après avoir parlé avec moi de la jeunesse et du sort de l’infortuné, il termina en disant : « Et j’ai appris depuis, mon cher, qu’il m’était favorable : on m’a assuré qu’il ne parlait pas de moi sans quelque admiration et voilà pourtant la justice distributive d’ici-bas !... » C’est un sentiment du moment, une situation inopinée, sans doute, que je surprenais là ; ce point délicat touchait de trop près à sa fierté et à la trempe particulière de son âme. Aussi variait-il tout à fait ses raisonnements et ses expressions à cet égard, et cela à mesure que le cercle s’élargissait autour de lui. On vient de voir ce qu’il témoignait dans l’épanchement du tête-à-tête ; quand nous étions rassemblés entre nous, c’était déjà autre chose : « Cette affaire avait pu laisser en lui des regrets, disait-il, mais non des remords, pas même des scrupules. » Y avait-il des étrangers, « le prince avait mérité son sort. »
  17. La Constitution du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799) en avait fixé le nombre à cent ; mais le sénatus-consulte du 16 thermidor an X (4 août 1802), qui instituait le Consulat à vie, avait réduit ce nombre à la moitié.
  18. Les Tribuns recevaient annuellement 15,000 fr., et les membres du Corps législatif 10,000.
  19. Affaire de la machine infernale.
  20. Voici en quels termes le Moniteur du 27 germinal an IX (17 avril 1801) annonça cet événement :
    « Paul Ier est mort dans la nuit du 24 au 25 mars !
    L’escadre anglaise a passé le Sund le 31.
    L’histoire nous apprendra les rapports qui peuvent exister entre ces deux événements ! »
  21. Gagnée par Napoléon le 14 octobre 1806.
  22. Mémoires d’un ministre du Trésor, t. II, IIIe partie. Imprimés en 1845, sous ce simple titre, sans nom d’auteur, ces Mémoires, qui renferment l’histoire financière de la France depuis 1785 jusqu’en 1815, sont du comte Mollien ; ils n’ont pas été publiés ; on n’en a tiré que quelques exemplaires, qui ont été donnés aux amis de cet ancien ministre.
  23. Le roi de Suède, à cette époque, était ce Gustave IV que ses sujets, à dix-huit mois de là (29 mars 1809), devaient déposer et renvoyer pour jamais de son royaume. Il est mort, il y a peu d’années, dans un cabaret de la Suisse. Ce monarque découronné fut longtemps l’adversaire le plus persistant et la plus résolu de la Révolution française. Il vivait, dans les dernières époques de sa vie, des émoluments de nous ne savons quel obscur emploi qu’il devait à la munificence de l’empereur d’Autriche.