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Vaulabelle - Histoire des deux restaurations jusqu’à l’avènement de Louis-Philippe, tome 1/3

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CHAPITRE III


Mort de la reine ; Louis XVIII quitte Gosfield-Hall et vient habiter Hartwell ; sa liste civile situation morale de ce prince ; sa correspondance. — Extinction du parti royaliste. — Mariage de Napoléon avec Marie-Louise d’Autriche. — Les almanachs nationaux et impériaux de 1802 à 1812 ; l’ancienne noblesse et la nouvelle. — Le Moniteur et la petite cour d’Hartwell à l’occasion du mariage de l’Empereur. — Fautes de Napoléon ; ses paroles dans une des fêtes de Fontainebleau ; prévisions remarquables du prince Eugène. — Mot de Louis XVIII à l’occasion de la naissance du roi de Rome ; lettre de ce prince à Alexandre après la campagne de Russie. — Le duc d’Orléans en Espagne.
1813. — Arrivée de Napoléon aux Tuileries à son retour de Moscou ; son entrevue avec le comte Mollien. Tableau de l’opinion publique à ce moment. — Préparatifs de guerre. Langage de Napoléon ; mot du comte Lavallette. — Première campagne de Saxe : batailles de Lutzen, Bautzen et Würtschen ; armistice de Pleisswitz. L’Autriche offre sa médiation : Entrevue du duc de Metternich avec l’Empereur ; récit de Napoléon. — Congrès de Prague ; sa rupture — Reprise des hostilités ; Bernadotte et Moreau. — Seconde campagne de Saxe : bataille de Dresde ; mort de Moreau ; mouvement de Vandamme sur Tœplitz ; désastre de Kulm. — Marche de Napoléon sur Berlin ; il s’arrête à Düben ; défection de la Bavière et du Wurtemberg ; l’Empereur rétrograde vers le Rhin ; les trois journées de Leipsick ; retraite et désorganisation de l’armée. Bataille de Hanau. — Napoléon repasse le Rhin ; son arrivée à Saint-Cloud ; sénatus-consultes ; levées extraordinaires ; les conscriptions sous l’Empire. — Propositions de Francfort ; protestation de l’Angleterre. — Question d’Anvers ; dépêche de lord Castelreagh au comte d’Aberdeen. Fixation d’un congrès à Manheim. — Progrès des Alliés. — Ouverture de l’Assemblée législative ; discours de l’Empereur. — Le Corps législatif : son esprit ; nomination de cinq commissaires ; leur rapport sur les communications du gouvernement ; dissolution de cette Assemblée.

1808-1812. — Louis XVIII avait fixé sa résidence à Gosfield Hall à la fin de 1807 ; il ne quitta ce château qu’au bout de quatre ans, au commencement de 1811, peu de temps après la mort de la princesse, sa femme, décédée le 13 novembre 1810[1]. Il vint alors habiter Hartwell, propriété du baronnet sir Henry Lee, dans le comté de Buckingham, à 48 milles (16 lieues) de Londres. Louis XVIII ne fut d’abord que locataire de sa nouvelle demeure, moyennant un loyer annuel de 600 livres sterling (15.000 fr.). Ses revenus, à cette époque, s’élevaient à 600,000 francs environ, que lui payaient le gouvernement britannique et la cour du Brésil : sur cette somme, 100,000 francs étaient donnés au duc et à la duchesse d’Angoulême pour défrayer leur maison ; l’archevêque de Reims recevait une somme égale pour les dépenses de la chapelle et les aumônes du roi ; 100,000 autres francs servaient à entretenir, près des différentes cours, des agents chargés de mettre Louis XVIII au courant de la politique de chaque Cabinet et de suivre les événements. Restaient 100,000 écus pour l’entretien de la personne et de la maison de ce prince, somme bien minime, surtout si l’on songe au prix élevé de toutes choses en Angleterre, prix qu’augmentaient encore les besoins de la guerre, l’approvisionnement de nombreuses escadres et d’une armée de terre considérable, ainsi que la difficulté des arrivages du continent. Aussi tout l’équipage du roi se composait-il de deux chevaux et d’une voiture de remise. Le comte d’Artois, son fils le duc de Berri, le prince de Condé et le duc de Bourbon recevaient des secours particuliers du gouvernement anglais. Le duc d’Orléans, premier prince du sang, vivait en Sicile.

On a cru longtemps qu’une agence royaliste, établie à Paris, avait entretenu d’actives relations avec Louis XVIII pendant toute la durée de l’Empire. Il n’en est rien. La dernière agence royaliste qui ait existé à Paris avait pour principaux membres M. Hyde de Neuville, qui se cachait sous le pseudonyme de Paul Berry, M. Ferrand[2], qui prenait le nom de Dubois, l’abbé de Montesquiou et M. Royer-Collard. Cette agence se sépara après la découverte de la conspiration de Georges, Moreau et Pichegru. Elle ne fut point reconstituée. Un comité royaliste devenait, d’ailleurs, sans but. Les royalistes restés à l’intérieur, les émigrés rentrés après le 9 thermidor et sous le Directoire, avaient pris leur parti dès les premiers jours du Consulat. La plupart, nous l’avons dit, s’étaient casés dans les services publics ou dans les administrations locales. Quant aux émigrés revenus les derniers, lorsque Bonaparte avait ouvert toutes les frontières à cette classe de proscrits, dix à douze années d’un exil souvent misérable les avaient dégoûtés pour longtemps de la politique. Ruinés par leurs courses à travers le continent et par les confiscations, forcés de se créer une position et une nouvelle fortune, le plus grand nombre, à mesure de leur rentrée, avaient demandé et obtenu des places, des emplois qu’ils n’avaient garde de compromettre. Les plus illustres par la naissance, ceux qui ne comprenaient d’autre existence que l’existence de cour, d’autre occupation que le métier de courtisan, ceux-là s’étaient glissés dans les salons et dans les antichambres de la famille impériale. De nouvelles générations, d’ailleurs, arrivaient ; et les plus obstinés, s’ils tenaient personnellement rigueur au nouvel ordre de choses, se montraient plus faciles pour leurs enfants. À la fin de 1809, il n’était pas une seule des familles les plus anciennes qui ne comptât quelques-uns de ses membres les plus jeunes dans la diplomatie ou dans l’armée impériales. Ainsi, tandis que l’action du temps, chez l’ancien parti royaliste, affaiblissait les passions et modifiait les principes, d’un autre côté les exigences de la vie matérielle y brisaient toute pensée de résistance ou d’opposition. Bientôt les hommes de ce parti cessèrent de prononcer le nom des Bourbons ; les adolescents commencèrent à l’oublier ; les enfants ne l’apprirent plus.

Louis XVIII, depuis longtemps, n’avait donc plus avec l’intérieur de la France que des relations très-rares et fort incertaines. En revanche, il recevait régulièrement le Moniteur, le Journal de l’Empire, quelques autres publications périodiques françaises, et y suivait avec un douloureux étonnement les changements qui se produisaient chaque jour dans les personnes et dans les choses, ainsi que les progrès toujours ascendants de la puissance impériale. Intelligence sans élévation et sans étendue, personnalité étroite, égoïste, Louis XVIII ne jugeait les événements qu’à travers le double voile de ses intérêts ou de ses préjugés ; la conscience de son titre et de ses droits dominait chez lui tous les sentiments ; il était prince et Bourbon avant d’être Français. Jacques II, assistant à la défaite de la flotte française qui devait le ramener à Londres, oubliait la chute de toutes ses espérances pour battre des mains et s’écrier : « Comme mes braves Anglais se battent bien ! » Louis XVIII ne se laissait pas emporter par le même patriotisme : chaque victoire de Napoléon ou de ses lieutenants soulevait sa critique et sa mauvaise humeur, tandis qu’il n’avait que des éloges et des applaudissements pour ceux des généraux ennemis qui réussissaient parfois à humilier nos armes. Sa correspondance, à cette époque, offre des preuves nombreuses de cette triste disposition d’esprit. « Tout va bien militairement dans la Péninsule, mal politiquement, écrivait-il au comte d’Avaray, le 5 mai 1811 ; lord Wellington avance, mais les cortès font leur possible pour tout gâter et tout perdre. » Cette Assemblée, qui devait sauver l’indépendance espagnole et conserver la couronne d’Espagne dans sa famille, avait plus d’un tort aux yeux de Louis XVIII : d’abord, elle était une assemblée élue par la nation ; en second lieu, la Grandesse espagnole, ralliée en grande partie à Joseph, n’y comptait que quelques-uns de ses membres ; il l’appelait une Assemblée monstrueuse : « Je dis monstrueuse, ajoutait-il, car je ne crois pas que les annales d’Espagne fassent mention d’une seule réunion de cortès où, comme dans celle-ci, il ne se trouve que trois personnes titrées ; ses premiers actes me rappellent ceux de 1789. » Cette correspondance offre, dans nombre de passages, une colère sans dignité contre le chef de l’Empire, que Louis XVIII désigne habituellement par les lettres B. P. Annonçant au comte d’Avaray l’arrivée de Lucien Bonaparte, à Malte, comme prisonnier des Anglais, il ajoute : « On veut le représenter (Lucien) comme s’étant évadé, et il avait quarante personnes à sa suite ! B. P. ne pouvait donc pas ignorer ce départ, car il n’est pas servi par des imbéciles. Quel en était donc le but ? Je l’ignore complétement. Tout ce que je sais, c’est que je regarde M. Lucien comme un autre Sinon. Mais il était brouillé avec son frère... Plaisante raison ! querelle de coquins n’est rien. Ils ont le même intérêt ; voilà le lien de tous ces gens-là[3]. » Dans d’autres lettres, nos généraux les plus illustres sont l’objet de plaisanteries d’un aussi mauvais goût : Masséna, battant les généraux anglais en Espagne et en Portugal, est pour lui, non pas l’enfant chéri, mais l’enfant pourri de la victoire. Ces sentiments d’hostilité haineuse contre nos soldats et leurs chefs étaient partagés, au reste, par tous les autres membres de sa famille. Des lettres récentes, et dont l’authenticité n’a pas été contestée, ont prouvé que le chef de la branche d’Orléans, lorsqu’il résidait à Palerme, ne désirait pas avec une vivacité moins sincère le triomphe des généraux anglais et la destruction de nos armées.

Le Moniteur, à la vérité, mettait à de fréquentes et rudes épreuves la résignation du chef des Bourbons. Chaque jour cette feuille enregistrait des défections nouvelles ; et Louis XVIII, à mesure que grandissait l’établissement impérial, voyait passer au service du Victorieux, qu’il appelait l’usurpateur de sa couronne, les hommes qui avaient été le plus avant dans sa confiance et dans les faveurs de l’ancienne cour. Mais la mesure se trouva comblée quand le journal officiel lui annonça le mariage de Monsieur Bonaparte avec une archiduchesse d’Autriche, petite-nièce de Marie-Antoinette et de Louis XVI, union qui allait non-seulement mêler le sang plébéien du chef de l’Empire au sang des vieilles races royales de l’Europe, mais le rendre le proche allié de la famille même de Bourbon. Cet événement avait un autre résultat : il achevait de rallier l’ancienne noblesse au nouvel ordre de choses ; le petit nombre de familles demeurées jusqu’alors fidèles à la cause royale l’abandonnaient à leur tour ; toutes avaient des représentants dans la cour nouvelle, et, en lisant le compte rendu de la cérémonie du mariage, en parcourant la liste des personnes qui y figuraient, soit avec des dignités de Palais, soit comme attachées aux maisons de l’Empereur et de la nouvelle impératrice, Louis XVIII y trouva tous les noms dont le trône de la vieille Monarchie était le plus constamment et le plus étroitement entouré. Les progrès de cette désertion sont assez curieux à suivre sur les almanachs nationaux et impériaux publiés depuis 1802.

L’Almanach national de 1802 (an X) ne renferme pas un seul nom de l’ancienne cour ; mais on y découvre, cachés dans les emplois secondaires des différentes administrations, sous la qualification commune de citoyen, bon nombre de gens appartenant au peuple de la gentilhommerie. L’invasion des anciens privilégiés dans les fonctions publiques est plus marquée dés 1803 (an XI) : on les voit arriver dans les sous-préfectures, dans les préfectures ; l’administration des eaux et forêts en est, pour ainsi dire, toute peuplée ; le corps diplomatique compte dans ses rangs un la Rochefoucauld, chargé d’affaires à Dresde, et un Salignac-Fénelon, deuxième secrétaire de légation en Suède. Le titre de citoyen est toujours le seul en usage. L’Almanach national de 1804 (an XII) constate un progrès toujours croissant dans la transformation des anciens royalistes ; ils continuent à envahir toutes les administrations de la République. La forme du gouvernement n’est pas encore changée : les huit ministres, le secrétaire d’État et les trois Consuls eux-mêmes sont désignés sous le simple titre de citoyens. Les Consuls ont une garde, mais pas un d’eux ne possède une maison.

Ce n’est que dans l’Almanach de 1805 (an XIII) que l’Empire apparaît avec son organisation monarchique. L’Empereur et tous les membres de sa famille ont des maisons. On compte, en outre, six grands dignitaires : un grand électeur (le prince Joseph), un connétable (le prince Louis), un archichancelier (M. Cambacérès), un architrésorier (M. Lebrun), un archichancelier d’État (le prince Eugène), un grand amiral (le maréchal Murat). La maison de l’Empereur ne comprend pas moins de cinq grands officiers  : un grand aumônier (le cardinal Fesch), un grand chambellan (M. Charles-Maurice Talleyrand), un grand écuyer (le général Caulaincourt), un grand veneur (le maréchal Berthier), un grand maître des cérémonies (M. Ségur). Deux de ces onze noms appartiennent seuls à l’ancienne noblesse de cour, qui ne fournit également que deux noms aux chambellans du nouvel Empereur, lesquels, au reste, sont encore peu nombreux ; ce sont MM. Archambault-Talleyrand et Merci-Argentau. La maison de l’impératrice est plus aristocratiquement fournie : le premier aumônier de Joséphine est M. Ferdinand Rohan, archevêque de Cambrai ; sa dame d’honneur madame Chastulé-la Rochefoucauld ; elle compte, en outre, parmi ses dames d’atour, mesdames Dalberg, Séran, Colbert, Ségur, Turenne et Bouillé.

Le maréchalat est également rétabli.

Le grand électeur et le connétable ont le titre d’Altesses Impériales ; les quatre autres grands dignitaires sont Altesses Sérénissimes ; les cinq grands officiers de la maison, les maréchaux, les inspecteurs et colonels généraux, ainsi que les ministres, deviennent Excellences. Tous les autres fonctionnaires, de quelque ordre qu’ils soient, portent la qualification uniforme de monsieur ou madame. Le titre de citoyen a complétement disparu.

L’Almanach de 1805 constate, en outre, la transformation des tribunaux d’appel en cours d’appel qui devinrent elles-mêmes, en 1811, cours impériales. Avant 1805, on ne découvre pas de magistrats de l’ancien régime dans le corps judiciaire. Mais, en changeant de dénomination, les tribunaux d’appel virent doubler, pour ainsi dire, leur personnel, et s’introduire dans leur sein bon nombre d’anciens parlementaires. Cette invasion fut complétée en 1811 ; à cette date, tous les membres de la haute et moyenne magistrature de l’ancienne Monarchie qui avaient survécu aux orages des vingt dernières années, ou que l’âge ne condamnait pas à la retraite, étaient rentrés au service de l’Empire.

Dans l’Almanach de 1806, la maison de l’Empereur et roi s’enrichit de deux institutions nouvelles : elle a des pages, et M. de Rémusat, jusqu’alors premier chambellan, devient, en outre, maître de la garde-robe ; son personnel reste à peu près le même. Il n’en est pas ainsi de la maison de l’impératrice : le nombre de ses dames d’atour est presque doublé, et l’on voit figurer, parmi les nouvelles titulaires, mesdames Vintimille, Brignolles, Chevreuse, Mortemart et Montmorency.

Les maisons de Madame-mère, des princes et des princesses, ses fils et ses filles, ont également augmenté leurs services et leur personnel ; la plus grande partie des emplois, même les plus vulgaires, y sont occupés par les membres de l’ancienne noblesse.

En 1807 et en 1808, le nombre des fonctions et celui des anciens privilégiés s’accroît encore dans les maisons de l’Empereur et des différents membres de sa famille ; mais tout ce qui n’est pas Altesse impériale, ou Sérénissime et Excellence, reste monsieur ou madame tout court. La particule n’est pas même encore rétablie ; tous les noms sont imprimés tels que nous venons de les écrire. Une seule exception se fait remarquer dans la longue liste des chambellans de Napoléon ; les trois derniers, étrangers tous les trois, il est vrai, sont ainsi dénommés : prince de Sapiéha, prince Michel Radziwil, comte Alexandre Potocki.

C’est dans l’Almanach de 1809 que la noblesse impériale fait sa première apparition. Tous les maréchaux sont ducs, moins monsieur Brune et les comtes Pérignon et Serrurier. Les généraux de division sont comtes, les généraux de brigade barons ; un très-petit nombre de fonctionnaires civils, si ce n’est dans le Sénat et dans le Conseil d’État, ont ces titres. La noblesse impériale, cette première année, est une noblesse toute militaire. Ce caractère se fait surtout remarquer dans la composition des maisons impériales : tous les généraux attachés à la maison de l’Empereur sont titrés ; on y voit le comte Klein, le comte Gudin, le comte Dupas, le comte Loison ; puis, à côté d’eux, dans les mêmes fonctions, messieurs (sans autre qualification) de la Luzerne, de Montbadon, de Montmorency et de Mortemart. Il en est de même pour la maison de Joséphine : la liste de ses dames d’atour comprend la duchesse de Rovigo (madame Savary), la comtesse Klein, puis mesdames (sans autre qualification) de Luçay, de Talhouet, de Dalberg, de Walsh-Sérent, de Ségur, de Turenne, de Bouillé, de Vintimille, de Chevreuse, de Mortemart, de Montmorency. On leur a restitué, toutefois, la particule : M. Merci-Argentau est redevenu M. de Merci-d’Argentau ; ainsi des autres, comme on vient de le voir.

L’Empereur, cette première année, semble avoir voulu punir les membres de l’ancienne aristocratie attachés à son service particulier et au service personnel de sa famille des plaisanteries que, chez eux et entre eux, ils laissaient échapper contre les nouveaux maîtres et la nouvelle cour ; il ne leur tint cependant pas longtemps rigueur, car on voit figurer, dès 1810, dans les différents emplois de sa cour, les comtes d’Aubusson de Lafeuillade, de Croï, de Béarn, de Saint-Simon, de Graves, de Contades, de Thiard, de Meun, de Praslin, de Nicolaï, etc, ; puis, en 1811, les comtes de Miramon, de Lur-Saluces, de Gontaut, de Chabot, de Beauvau, de Noailles, de Brancas, etc. À dater de cette année, tous les noms de l’ancienne cour figurent dans la nouvelle ; l’Almanach impérial devient pour ainsi dire la reproduction de l’ancien Almanach royal ; les services et les serviteurs sont les mêmes ; les noms seuls des maîtres sont changés.

On raconte, à l’occasion du mariage de Napoléon avec Marie-Louise, que la lecture du numéro du Moniteur contenant le détail de la cérémonie fut faite par Louis XVIII lui-même aux membres réunis de sa petite cour. Il s’arrêtait à chaque nom connu de lui et des siens, et n’épargnait pas les réflexions. M. Ferdinand Rohan, ancien archevêque de Cambrai, devenu successivement Ferdinand de Rohan, puis comte de Roban, puis chevalier de l’ordre de la Légion d’honneur, y figurait comme premier aumônier de la nouvelle impératrice. « Voici encore un Rohan et une archiduchesse d’Autriche ! » s’écria-t-il en faisant une allusion de défavorable augure à la fameuse affaire du collier. La lecture achevée, l’auditoire, à son tour, fit ses commentaires. Si Napoléon avait créé une noblesse Impériale, il n’avait pas rétabli, comme on l’a vu, la noblesse de l’ancien régime ; les titres de prince, de duc, de comte et de baron, étaient, en outre, les seuls qu’il eût empruntés à l’ancienne nomenclature nobiliaire. Ceux des anciens nobles qui voulurent redevenir titrés furent donc obligés de solliciter l’octroi impérial. Le nouveau gouvernement se montrait facile aux demandes de cette nature ; mais, quand il les accueillait, l’ancien titré n’obtenait qu’une qualification toujours différente et souvent inférieure à celle qu’il avait eue sous l’ancien régime. Ainsi la noblesse impériale ne compta pas un seul prince, pas un seul duc ayant eu ces titres avant 1789. De là, l’opposition persistante et le mécontentement de l’ancienne noblesse, mécontentement qui laissa subsister au sein de l’Empire le ferment royaliste que l’on vit se produire et se développer aux premiers jours d’avril 1814.

La présence, aux cérémonies du mariage impérial, d’un nombre considérable d’anciens privilégiés, dont les noms étaient dépouillés de toute espèce de titre ou précédés de nouvelles qualifications nobiliaires, frappa l’attention d’un des seigneurs alors réunis dans le salon de Louis XVIII. Il n’y comprenait rien. Après quelques instants de profonde réflexion, le noble personnage adressa la parole au roi et lui dit : « Mais tout ce que vient de nous lire Votre Majesté ne serait-il pas un mensonge du Moniteur ? Le journal de Bonaparte ne donne aucun titre à un grand nombre de nos amis qui sont ducs, vicomtes, marquis, ou bien il les appelle comtes et barons ; cela me semble louche ; un gentilhomme n’oublie pas ainsi ses titres. Tous ces nouveaux Messieurs des Tuileries ne seraient-ils pas autant de mauvais sujets que Bonaparte aurait affublés de beaux noms, dans le but de singer la Monarchie tout en déconsidérant l’ancienne noblesse ? » Plusieurs des assistants accueillirent l’explication. Louis XVIII sourit avec tristesse, congédia tout le monde et resta quelques jours enfermé dans son cabinet, repoussant toute espèce de visite. À peu de temps de là, il réunit sa petite cour et offrit de demander des passeports au gouvernement anglais pour tous ceux qui voudraient rentrer en France.

Ce mariage, qui semblait au Prétendant l’arrêt irrévocable de la déchéance de sa race, fut précisément une des causes les plus actives de la chute du trône impérial. Voici en quels termes Napoléon lui-même s’est expliqué à Sainte-Hélène sur cette union : « Un fils de Joséphine m’eut été nécessaire ; mon divorce n’aurait pas eu lieu ; je serais encore sur le trône ; je n’aurais pas mis le pied sur l’abîme couvert de fleurs qui m’a perdu. » L’Empereur évidemment exagère l’influence de cette triste union sur les revers de ses deux dernières campagnes : cette influence fut réelle ; mais elle n’aurait pas suffi pour le renverser. Les causes de sa chute sont multiples. Ainsi il a dit également de la guerre d’Espagne : « Cette malheureuse guerre m’a perdu ; toutes les circonstances de mes désastres viennent se rattacher à ce nœud fatal ; elle a divisé mes forces, multiplié mes efforts, ouvert une aile aux soldats anglais, attaqué ma moralité en Europe. J’embarquai fort mal l’affaire, je le confesse ; l’immoralité dut se montrer par trop patente, l’injustice par trop cynique ; le tout demeure fort vilain. » Il aurait pu tenir le même langage au sujet de la création de l’inutile royaume de Westphalie, de l’envahissement et de l’incorporation du duché d’Oldenbourg, qui furent l’occasion de sa rupture avec Alexandre et de la fatale campagne de Russie ; il pouvait encore attribuer sa chute à ce régime d’absolu despotisme et de compression morale sous lequel il s’efforça de courber toutes les forces vives de la France politique ; il devait surtout en accuser l’orgueil de son génie, et cet enivrement qui, en le portant à voir la nation en lui seul, la puissance et la grandeur de la patrie dans sa puissance et dans sa grandeur personnelles, lui firent employer la plus grande partie des ressources laissées par la République à élever des frères incapables sur des trônes d’un jour, et à étendre les frontières de son empire depuis les bouches de l’Elbe jusqu’à celles du Tibre. Peu de temps avant son mariage, se reposant de la campagne de Wagram dans les fêtes de Fontainebleau, il laissait échapper ces propos de table :

« Où est telle division ? — À Salzbourg, sire. — Ma garde à Salzbourg ! Elle sera bientôt ici. Cela prouve que l’Europe est bien petite... je ne suis pas ambitieux ; les circonstances seules m’ont obligé à faire ce que j’ai fait. Mon grand ouvrage n’est cependant encore qu’ébauché ; mais j’aurai le temps de le finir, car je vivrai quatre-vingts ans.

Les affaires d’Espagne m’ont empêché d’anéantir, comme je le voulais, la maison d’Autriche. Sa destruction est nécessaire à l’affermissement de mon système. Avant tout, il faut finir les affaires d’Espagne. Moi seul je le puis : où je ne suis pas, rien ne va bien ; il faut que je sois partout ! L’Espagne arrangée, je reviendrai à l’Autriche. Elle est cernée ; elle ne pourra plus opposer une longue résistance[4]. »

Napoléon, aussi longtemps qu’il fut sur le trône, n’aperçut pas ses fautes, même celles dont il s’est accusé avec le plus d’amertume ; il lui fallut, pour les comprendre, les enseignements de sa double chute ainsi que le silence et les réflexions de sa prison. Ses adversaires du dedans et du dehors, tant qu’il resta debout, ne les virent pas davantage. Seuls, quelques-uns de ses amis les plus sincères, les plus dévoués, ne partageaient pas l’illusion commune. À l’époque où le Conquérant se plaignait que l’Europe fût trop petite et annonçait que son ouvrage n’était encore qu’ébauché ; lorsque, victorieux pour la troisième fois de l’Autriche et dominateur du continent, il paraissait dans toutes les fêtes publiques suivi du roi de Saxe, du roi de Bavière, du roi de Wurtemberg, d’un frère du roi de Prusse, d’un frère de l’empereur d’Autriche, et des rois de Hollande, de Naples et de Westphalie, qui tous lui faisaient cortége à ce moment, disons-nous, où sa puissance et sa grandeur paraissaient, aux yeux de la foule, hors des atteintes de la fortune, le prince Eugène de Beauharnais, alors vice-roi d’Italie et fils adoptif de Napoléon, disait au comte Mollien : « L’Empereur se trompe sur l’état de l’Europe ; peut-être les souverains qui doivent à son appui un accroissement apparent de puissance se trompent-ils eux-mêmes sur les dispositions de leurs sujets. Mais les nations ne se trompent pas sur la domination nouvelle qu’exerce sur elles une seule nation, ou plutôt un seul homme. Ils ne seront jamais nos alliés de bonne foi, ces peuples dont la défaite a fondé notre gloire et dont nos succès ont fait le malheur. Déjà humiliés comme vaincus, comme tributaires, ils ont vu leurs souverains recevoir dans leur propre capitale les ordres d’un souverain plus grand ; ils les voient aujourd’hui appelés dans la sienne comme pour orner son char. Les humiliations qui pèsent sur des nations entières portent tôt ou tard des moissons de vengeance. Je n’en redoute rien encore sans doute pour la France ; mais, si j’aime la guerre, c’est pour quelle donne la paix, et je ne vois plus de paix durable pour le monde. » — « C’est ainsi, ajoute le même ministre, que s’exprimait avec moi le meilleur des serviteurs de Napoléon, à une époque où, même avec quelques nuances dans les opinions, il n’y avait plus en France et dans ses nouvelles dépendances qu’un sentiment : soumission unanime. Et ce qui honore le plus le prince Eugène, c’est qu’il avait eu le courage de tenir un langage à peu près pareil à Napoléon lui-même[5]. »

Le chef des Bourbons ne voyait pas d’aussi loin. On raconte que, pendant les années qui précédèrent la désastreuse retraite de Russie, Louis XVIII disait parfois à son entourage : Le temps viendra. Quelques écrivains ont signalé dans ce mot la conjecture d’un esprit sagace qui prévoit les événements. Ce prince n’avait pas la vue aussi perçante. Son langage était le langage de tous les Prétendants, de ceux qui ont des raisons sérieuses d’espérer, comme de ceux qui se sont éteints, eux et leur race, dans un éternel exil. C’était un de ces élans involontaires que font tous les abandonnés vers un avenir meilleur, vers ce lendemain ignoré auquel tous aspirent. L’impression qu’il ressentit de la naissance du fils de Napoléon, de cet Enfant-Roi que toute l’Europe salua comme le futur continuateur de l’Empire, indique quelle était, à cette époque, la situation véritable de son esprit : « Voilà donc un poupon dans la famille napoléonne, écrivait-il au comte d’Avaray le 2 avril 1811. Qu’il soit sorti des flancs de la malheureuse archiduchesse, ou entré chez elle par la porte de sa chambre, peu m’en chaut[6] ! Beaucoup de gens regardent cet événement comme fort important ; je ne puis être de leur avis, et voici mon dilemme : « Si Dieu a condamné le monde, B. P. ne manquera pas de successeurs ; si, au contraire, la colère divine s’apaise, toute la marmaille du monde n’empêchera pas l’édifice d’iniquité de s’écrouler. »

En plaçant ainsi son unique espérance en Dieu, Louis XVIII, évidemment, regardait sa cause comme humainement perdue. En effet, il ne fallut rien de moins que les désastres de l’hiver de 1812 à 1813, la défection du général prussien York, les progrès de l’armée russe, le soulèvement de la Prusse, la retraite successive de l’armée française derrière la Vistule, ensuite sur l’Oder, puis sur l’Elbe, pour faire poindre, aux regards fatigués de ce prince, la première lueur de ce lendemain dont nous avons parlé. Oublié depuis longtemps par les souverains du continent, il voulut réveiller chez Alexandre, que les événements posaient comme le chef de la nouvelle coalition, le souvenir de sa cause et de sa personne. Ce fut le comte Alexis de Noailles, ardent royaliste et dévot fervent, espèce d’apôtre voyageur arrivé la veille, pour ainsi dire, d’une longue exploration politique et religieuse à travers l’Europe continentale, qu’il chargea de cette mission. Il fallait un prétexte pour écrire au tzar. Louis XVIII saisit avec assez d’habileté l’occasion que lui offrait la présence en Russie de nombreux prisonniers faits pendant la retraite et dans les combats qui suivirent. Voici la lettre que M. de Noailles remit entre les mains d’Alexandre :

« Le sort des armes a fait tomber dans les mains de Votre Majesté Impériale plus de cent cinquante mille prisonniers ; ils sont la plus grande partie Français. Peu importe sous quels drapeaux ils ont servi ; ils sont malheureux : je ne vois parmi eux que mes enfants ; je les recommande à Votre Majesté Impériale. Qu’elle daigne considérer combien un grand nombre d’entre eux ont déjà souffert, et adoucir la rigueur de leur sort ! Puissent-ils apprendre que leur vainqueur est l’ami de leur père ! Votre Majesté ne peut pas me donner une marque plus touchante de ses sentiments pour moi. »

Nous regrettons de le dire : les sentiments d’humanité exprimés dans cette lettre par le chef des Bourbons n’avaient pour but que de solliciter le souvenir d’Alexandre. Si Louis XVIII avait ressenti aussi profondément qu’il le disait les misères de nos prisonniers de guerre, il n’aurait pas eu besoin, pour exercer sa médiation pieuse, d’attendre aussi longtemps ni de parler d’aussi loin. Chaque semaine, chaque jour, des marins français, enfermés sur les pontons des rades et des ports d’Angleterre, périssaient victimes d’un abominable système de destruction, combiné de sang-froid par le gouvernement britannique, et organisé avec une science si parfaite des phénomènes de la vie, que plusieurs mois de séjour dans ces réduits infects suffisaient pour briser la constitution la plus énergique. Les cris de détresse poussés par ces malheureux durent arriver jusqu’à lui. S’en inquiéta-t-il une seule fois ? On a raconté les moindres actions de ce prince et des membres de sa famille durant les longues années qu’ils ont passées sur le sol anglais ; nulle part, malgré d’attentives recherches, nous n’avons trouvé la moindre trace, nous ne dirons pas d’une démarche, mais d’une pensée même ayant pour objet l’adoucissement des tortures infligées, par l’oligarchie anglaise, à nos matelots prisonniers.

Alexandre ne répondit pas à la lettre que lui remit M. de Noailles ; quelques compliments sans portée, des assurances banales d’intérêt pour la personne de Louis XVIII, données de vive voix, voilà les seuls témoignages de sympathie que le comte put transmettre à Hartwell. Louis XVIII espérait mieux ; il reprit son rôle de résignation passive et attendit. Dans le même moment, le chef de la branche cadette de sa maison faisait en Espagne une tentative qui ne devait pas avoir un meilleur succès.

Le prince qui portait à cette époque le titre de duc d’Orléans, titre qu’il quitta seulement en 1830 pour celui de roi des Français, était ce même duc de Chartres que la République, pendant quelques mois, avait compté au nombre de ses généraux de division, et qui se trouvait aux côtés de Dumouriez lorsque ce général entreprit de soulever son armée contre la Convention. Dumouriez tenta vainement la fidélité de ses troupes. Rappelé à Paris pour rendre compte de sa conduite, il refusa d’obéir et passa à l’ennemi : le duc de Chartres l’accompagna dans sa fuite. La part active et souvent influente prise par son père à la chute de la Monarchie et à la condamnation de Louis XVI, les principes révolutionnaires que lui-même avait publiquement professés, lui fermaient les rangs de l’Émigration ainsi que l’accès de toutes les cours étrangères ; il changea de nom, chercha un refuge de quelques mois dans un obscur collége de la Suisse, puis il voyagea. Après avoir passé plusieurs années à visiter d’abord, le nord de l’Europe, ensuite le continent américain, las de cette existence sans but, il dut se résigner à solliciter de Louis XVIII un pardon qui lui permît d’alléger les charges de son exil, à l’aide des avantages que pouvait lui assurer, soit en Russie, soit en Angleterre, son double titre de prince et de Bourbon. Louis XVIII accueillit le prince repentant. Ce fut peu de temps après le mariage de la fille de Louis XVI avec le duc d’Angoulême que la réconciliation s’opéra. Le duc d’Orléans reprit ses voyages. Amené, à quelques années de là, en Sicile, il y épousa la fille de son parent le roi de Naples, alors réfugié dans cette île, où lui-même fixa définitivement sa résidence. Ce séjour le mettait, pour ainsi dire, en contact avec l’Espagne. Tant que la lutte entre la population espagnole et les troupes impériales parut incertaine, le duc se borna au rôle de spectateur ; mais lorsque la création de nombreux corps d’armée dirigés par une régence de gouvernement et par une assemblée nationale, et appuyés sur une armée anglaise, vinrent donner des chances probables de succès à la résistance, alors le duc d’Orléans crut devoir offrir le secours de son épée à l’insurrection. Était-ce dans des vues d’ambition personnelle ou dans l’intérêt seul de sa race ? On serait tenté de pencher pour la première hypothèse ; car, débarqué d’abord à Tarragone, où sa personne et ses prétentions au commandement d’une armée espagnole destinée à pénétrer en France furent assez mal accueillies, il se rendit à Cadix, siége des cortès ainsi que de la junte directrice, et, là, il fit solliciter ou laissa demander pour lui la régence du royaume. Les cortès répondirent à cette ouverture en faisant signifier au duc l’ordre de quitter le territoire espagnol dans les vingt-quatre heures. Ce fut, dit-on, l’ambassadeur anglais qui dicta cette réponse. Cet agent, dans ce cas, obéit probablement à des instructions formelles de son Cabinet, instructions que, très-probablement aussi, la petite cour d’HartweIl, alarmée par le rôle à part que semblait vouloir jouer le duc d’Orléans, avait elle-même provoquées.

Les passions de Napoléon, à l’époque où nous arrivons ; les fautes de ses lieutenants amollis ou lassés ; l’épuisement de la France et l’éparpillement insensé des forces qui lui restaient ; l’irritation et le soulèvement de ces populations allemandes que la conquête impériale avait si souvent abattues et si longtemps foulées, toutes ces causes avançaient l’heure de la chute de l’Empire bien plus vite et bien plus sûrement que n’aurait pu le faire le maintien du chef de la branche cadette de Bourbon à la tête de l’insurrection espagnole.

1813. — Paris et la France étaient encore sous le coup de la consternation causée par la publication du sinistre bulletin qui annonçait les désastres de la retraite de Russie, lorsque, le 18 décembre 1812, au milieu de la nuit, Napoléon, que les dernières nouvelles laissaient dans la Pologne russe, était soudainement arrivé aux Tuileries. Parti de la petite ville lithuanienne de Smorgonié, sans aucune suite, avec le seul duc de Vicence, son grand écuyer, il ne s’était arrêté que quelques heures à Varsovie, et avait poursuivi sa route sans se faire reconnaître dans aucun lieu, ne séjournant nulle part, traversant, non sans péril, la Pologne citérieure déjà parcourue par de nombreux partis de Cosaques ; la Prusse, qui quittait ses drapeaux pour passer sous ceux de la Russie ; le reste de l’Allemagne prête à se soulever, et, durant ce trajet de quatre cents lieues, livré, pour ses moyens de transport, aux seules ressources que le hasard ou la présence d’esprit de son compagnon de voyage pouvaient lui procurer. « Jamais retour n’avait été plus imprévu, a dit celui de ses ministres que nous avons déjà cité. L’Empereur ne voulut pas que la surprise sortît des Tuileries avant le jour, et ce ne fut que le matin, à huit heures, que je fus instruit de son arrivée par l’ordre qu’il me fit donner de me rendre auprès de lui. Je trouvai dans le premier salon un des grands officiers du Palais, qui me dit que l’Empereur avait voulu me demander quelque bon copiste de mes bureaux, parce qu’il n’avait personne pour écrire sous sa dictée, mais qu’il en essayait un, depuis deux heures, et que, déjà, il avait expédié un grand nombre de dépêches. Ses secrétaires n’avaient, en effet, pu le suivre, et ni le ministre des affaires étrangères, le duc de Bassano, ni le ministre d’État, le comte Daru, n’étaient auprès de lui.

Je n’avais encore vu Napoléon revenir dans sa capitale que triomphant ; dans ces occasions, il répondait ainsi, dans son intérieur, aux lieux communs des premières félicitations : Nous avons maintenant autre chose à faire. Ce ne fut pas sans émotion, cette fois, que j’entrai dans son cabinet, et l’on devine quelle fut la curiosité de mon premier regard. Eh bien, j’affirme que rarement j’avais trouvé l’Empereur aussi calme et aussi serein. On pourra taxer de puérils les détails dans lesquels je vais entrer ; mais je ne veux pas les omettre parce qu’ils me paraissent encore ajouter quelques nuances au caractère le plus varié peut-être qui ait existé. On a comparé Napoléon a un gros diamant resté un peu brut en une partie, quand le reste était taillé en mille facettes ; je vais essayer de faire entrevoir quelques facettes encore inaperçues.

Peu de jours avant son départ pour la Russie, j’avais été menacé du plus affreux malheur : la vie de ma femme avait été en danger. Napoléon, informé du péril que je courais, avait chargé son premier médecin, M. Corvisart, de se joindre à ceux qui me donnaient déjà leur secours. Sept mois s’étaient écoulés depuis cette époque, et, ces sept mois, on sait quels événements les avaient remplis. Le premier mot de l’Empereur, en me voyant, fut de me parler de la santé de madame Mollien, et de me demander des détails sur les suites du terrible accident qu’elle avait éprouvé, sur les soins qu’on y avait donnés, et sur les précautions qui restaient à prendre. Il continuait ses questions, lorsqu’on vint lui dire que plusieurs de ses pages attendaient ses ordres ; il remit à quelques-uns d’entre eux les listes d’un assez grand nombre de familles auxquelles il faisait annoncer que tel général, tel jeune officier était revenu avec lui en Pologne, et qu’elles reverraient bientôt le père, le fils, le frère dont le sort pouvait les inquiéter. Une mission plus triste était réservée aux autres ; mais quelques faveurs nouvelles pour les familles qui avaient des pertes à regretter se joignaient aux condoléances qu’il les chargeait de leur porter. En consacrant ses premiers moments à de tels soins, Napoléon semblait obéir plus encore à son habitude qu’à la circonstance. Lorsque cet homme extraordinaire se prêtait à certains actes qui pouvaient bien ne pas lui être familiers, il savait du moins leur donner toujours le mérite du naturel et de la simplicité.

Revenant à moi, et à quelques questions que justifiaient de ma part le mode et la singularité de son retour : « Je ne voyageais pas plus commodément quand j’étais petit officier d’artillerie, me dit-il ; vous voyez que j’ai bien fait de ne pas l’oublier : il est vrai qu’alors mes courses n’étaient pas aussi longues, et qu’on s’occupait moins de mes voyages ; la machine humaine est la même pour toutes les conditions ; elle se prête à tout pour qui sait s’en servir. »

L’Empereur me parla ensuite très-brièvement de quelques faits qui s’étaient passés pendant son absence, et je croyais qu’avant de me congédier il me ferait quelques questions sur la situation des finances ; il se borna à me dire que la Trésorerie, qui paraissait avoir fait jusque-là assez bonne contenance, allait encore avoir de nouveaux échecs à réparer. Il faisait sans doute allusion aux pertes d’argent faites dans la retraite de Moscou ; je n’en avais pas encore la nouvelle ; je voyais bien, d’ailleurs, que ce n’était pas aux affaires de mon ministère qu’il avait destiné cette entrevue, et je me retirai.

Lorsque je quittai les Tuileries, le bruit de l’arrivée de l’Empereur était déjà répandu dans Paris ; on savait que je l’avais vu ; je trouvai, en rentrant, mon cabinet assiégé par une foule de personnes conduites par un sentiment plus sérieux que la simple curiosité ; leur impatience leur avait fait trouver mon entrevue plus longue encore qu’elle n’avait été ; chacun m’abordait avec sa question ; je ne pouvais faire à tous que la même réponse : j’avais trouvé l’Empereur aussi calme qu’avant son départ, et je désirais que sa sécurité pût en donner aux autres. Mais cette sécurité contrastait tellement avec le sinistre bulletin, avec les désastres qu’il annonçait, et toutes les nouvelles reçues par la voie du commerce, que l’on concluait seulement de ma réponse, que je n’avais rien appris, ou que je ne disais pas tout ce que je savais. Je remarquai dans les mêmes hommes un sentiment contradictoire : ils étaient contents de savoir Napoléon à Paris, et mécontents de ce qu’il avait quitté son armée. On voulait généralement la paix ; on la voyait plus éloignée que jamais, et l’on se demandait où seraient les moyens de continuer la guerre.

Cette disposition uniforme des esprits n’empêcha pas le Sénat, le Corps législatif, le Conseil d’État, les corps judiciaires, le corps municipal de Paris, de venir, comme après les retours triomphaux, offrir à Napoléon les hommages de la reconnaissance, du dévouement et de la fidélité de la France entière, toujours prête à faire les nouveaux efforts qu’il exigerait d’elle. Ces phrases d’habitude, qui restaient les mêmes dans des circonstances si différentes, étaient-elles, comme autrefois, l’expression de l’opinion publique ? Napoléon lui-même n’était pas dupe de ces scènes de palais, ni de leur effet sur la France. Sa présence à Paris, son stoïcisme apparent sur les revers qu’il venait d’éprouver, sa confiance même dans les succès d’une nouvelle campagne, ne modéraient pas, en effet, le sentiment de lassitude et d’anxiété répandu dans toutes les classes ; on ne demandait pas à l’Empereur de nouvelles victoires, mais une nouvelle politique : la France ne trouvait plus de sécurité dans celle où il s’était engagé ; et, Napoléon, de son côté, ne concevait pas de sécurité pour lui dans un autre système. Il ne se dissimulait pas qu’il n’aurait pas moins à craindre de ses alliés que de ses ennemis ; et c’était précisément pour prévenir et conjurer les menaces de toute l’Europe qu’il voulait reprendre encore, le premier, une attitude menaçante. Le temps était passé où il pouvait obtenir, de l’enthousiasme public, de nouveaux efforts ; il ne pouvait plus que les arracher au dévouement et à l’habitude de l’obéissance.

C’était une époque peu favorable, en effet, pour un appel de nouveaux conscrits que celle où, sur tous les points, tant de soldats anciens rentraient dans leurs foyers comme des fugitifs. Aussi, malgré les soins que prenait Napoléon pour relever tous les courages, étaient-ils bien tristes ces jours qui apportaient, chaque matin, en détail, de nouvelles révélations sur le malheur que l’on n’avait d’abord connu qu’en masse ; c’était par ces détails mêmes que le deuil se multipliait dans les familles.

Cependant Napoléon s’occupait de réunir les débris épars de l’armée et de remplir les cadres de chaque corps par de nouveaux soldats. Il savait que les Russes avaient envahi la Pologne et que la Prusse rompait son alliance avec lui ; que l’Autriche hésitait, et que toute l’Allemagne attendait les armées d’Alexandre comme auxiliaires. Pour entrer en campagne au printemps, il lui fallait créer, en trois mois, une armée au moins égale à celle qu’il avait perdue. Il voulait conserver toutes les provinces qu’il avait enlevées à l’Autriche ; soutenir la guerre d’Espagne ; maintenir toutes les garnisons qui occupaient la Hollande, les forteresses de la Prusse, Stettin, Custrin, Magdebourg, les villes anséatiques, Brême, Lubeck, Hambourg, Dantzick et même Kœnigsberg. Il disait que, s’il cédait une ville, on lui demanderait des royaumes ; qu’il connaissait bien l’esprit des Cabinets étrangers ; qu’en ne leur abandonnant rien il les intimiderait encore par le sentiment de sa supériorité ; que la paix, dont ils avaient plus besoin encore que la France, en serait plus facile ; qu’obligés par cette longue ligne de défense, de diviser leurs forces, ils ne pourraient, nulle part, lui opposer des masses ; que, partout où il n’aurait pas le climat à combattre, il viendrait facilement à bout des hommes ; et que, lors même que toute l’Allemagne se joindrait aux Russes, une seule victoire suffirait pour rompre ce nœud mal assorti. À côté de la prétention de tout conserver, l’alternative de s’exposer à tout perdre ne se présentait jamais à son esprit.

Assurément on ne supposait pas encore à Paris, ni ailleurs, que la fortune de nos armes pût se démentir. Mais la perspective de guerres interminables fatiguait toutes les pensées. La France était désenchantée de tout triomphe inutile et de toute exagération de gloire. Sans être épuisée de ressources, elle regrettait les sacrifices qu’elle voyait employer au profit d’une ambition qui dépassait les bornes de la sienne. Malgré les routes nouvelles que l’on ouvrait avec effort à son industrie, la nation se trouvait chaque jour comme plus isolée des autres nations, au milieu même de cette agglomération de nouveaux peuples auxquels on imposait son nom. Je me rappelle cette phrase remarquable que je lus alors dans une lettre écrite par un négociant d’un de nos ports à son correspondant de Paris : Quand même nous aurions établi un préfet français à Moscou, qu’est-ce que cela aurait prouvé à Londres ? Aussi n’est-ce qu’avec une sorte de résignation qu’on attendait de nouvelles victoires ; et si, pour les nouveaux efforts que Napoléon avait à demander à la France, il n’avait pas de résistance à craindre, il n’avait pas non plus d’empressement à espérer[7]. »

Trois Sénatus-Consultes, rendus successivement les 9 et 11 janvier, et 3 avril (1813). mirent à la disposition du gouvernement un total de 810,000 conscrits à prendre sur les classes suivantes : 9 janvier, 120,000 hommes sur les classes de 1814 et des années antérieures ; 160,000 hommes sur la classe de 1815 ; 11 janvier, 100,000 hommes sur les 100 cohortes formant le premier ban de la garde nationale[8] ; 100,000 hommes sur les conscriptions de 1809, 1810, 1811 et 1812 ; 150,000 hommes sur la conscription de 1814 ; 3 avril, 10,000 hommes de gardes d’honneur[9], 80,000 hommes à prendre sur le premier ban de la garde nationale, et 90,000 hommes sur la conscription de 1814.

Ces levées extraordinaires, bien qu’effectuées seulement en partie, permirent à Napoléon non-seulement de réparer numériquement les pertes de la dernière campagne, mais d’augmenter encore les cadres mêmes de l’armée. Si l’on tient compte des appels qui, depuis plus de vingt ans, étaient venus périodiquement décimer la population, les nouveaux sacrifices demandés par l’Empereur, quoiqu’ils portassent sur un territoire presque double du territoire actuel, devenaient cependant immenses. La nation les subit sans murmurer. Il est vrai que Napoléon avait soin de dire bien haut et de faire répandre, par toutes les voies, que les étrangers connaissaient trop bien la France pour essayer de rompre le cercle d’acier que leur opposeraient ses frontières ; que si ses propositions pacifiques n’avaient pas été écoutées sur les bords de la Moskowa, il saurait les imposer entre le Rhin et l’Elbe ; que c’était uniquement pour arriver à ce résultat qu’il occupait, par de nombreuses garnisons, une foule de places fortes en Allemagne, en Prusse, même en Pologne, places qu’il destinait ; soit à servir de moyens de compensation avec l’ennemi, s’il consentait à traiter, soit à l’inquiéter sur ses derrières, s’il osait avancer ; en un mot, ses nouveaux armements n’avaient qu’un but : conquérir la paix. Ce langage était-il sincère ? On peut le supposer ; car, dans les premières semaines qui suivirent son retour, on put surprendre en lui une certaine défiance de l’avenir, on put l’entendre répondre, à plusieurs députations qui venaient le complimenter et protester de leur dévouement : C’est pour les revers, s’il en arrive, qu’il faut me réserver votre zèle. Mais lorsque, à trois mois de là, vers la fin de mars, il se vit à la tête de forces assez considérables pour aller prévenir et défier, au cœur même de l’Allemagne, les armées de la Prusse et de la Russie, son imagination mobile s’enflamma et lui présenta sa position sous un autre aspect ; ses passions reprirent le dessus. Chaque matin, dans la cour des Tuileries, il passait la revue de quelques-uns des nombreux régiments qu’il venait de créer par une sorte de miracle ; sa vue électrisait ces jeunes soldats ; ils se montraient ardents, enthousiastes ; leurs cris l’enivraient. Cette belle armée ne mérite-t-elle pas au moins les honneurs d’une victoire ? s’écriait-il après le défilé. « L’Empereur n’est pas changé, disait alors avec tristesse, au ministre du Trésor, le comte Lavalette, un des hommes les plus sincèrement dévoués à la personne et au gouvernement de Napoléon. La leçon du malheur est perdue. Quand donc finira la guerre, s’il retrouve sa fortune, et quelle sera la paix, s’il succombe[10] ? »

Ce fut le 13 avril que l’Empereur partit pour la campagne de Saxe. Dix-neuf jours plus tard, le 2 mai, à Lutzen, il attaquait en personne, à la tête de quatre-vingt-cinq mille conscrits des dernières levées, cent sept mille Russes et Prussiens tous vieux soldats. Napoléon manquait de cavalerie ; celle qu’il lui avait fallu créer n’était pas suffisamment formée, ou n’avait pas encore eu le temps de rejoindre. L’absence de cette arme rendit la victoire plus disputée. Enfin, le soir, les Alliés forcés dans toutes leurs positions, étaient obligés de se retirer avec une perte de quinze mille hommes, perte considérable sans doute, mais qui eût été beaucoup plus forte si Napoléon avait pu lancer quelque cavalerie à leur poursuite ; il dut se borner à les suivre. Le 21, il les atteignit à Bautzen. L’ennemi, dont les forces étaient augmentées, présentait une masse de cent quatre-vingt mille combattants rangés sur une double ligne, et appuyés sur les hauteurs de Würschen, position qui avait déjà décidé du sort de plus d’une bataille, et que l’empereur de Russie avait encore fortifiée d’un camp retranché, garni d’artillerie. Nos troupes, que l’arrivée de nouveaux corps avait portées à cent cinquante mille hommes, attaquèrent les Alliés à midi ; à huit heures du soir, les Prussiens et les Russes, forcés de nouveau sur tous les points, se retiraient sur les hauteurs fortifiées de Würschen, au pied desquelles l’armée française dut passer la nuit. Une seconde bataille devenait inévitable : elle se livra le lendemain 22 mai, et, malgré le double avantage du nombre et du terrain, l’ennemi, abordé sur tous les points avec la plus rare vigueur, se vit chassé de tous ses retranchements, après avoir essuyé des pertes énormes, et fut rejeté sur la rive droite de l’Oder.

Étonnés, déconcertés par ces trois défaites si rapides, les souverains de Prusse et de Russie, s’appuyant de négociations déjà ouvertes par l’Autriche immédiatement après la bataille de Lutzen, sollicitèrent un armistice. Napoléon venait d’obtenir, pour son armée, ces honneurs d’une victoire qu’il avait désirés pour elle ; la demande de l’ennemi, fortifiée par de nouvelles instances de l’Autriche, le trouva donc assez facile. Sept mois auparavant, l’espoir d’ouvertures pacifiques l’avait tenu inactif après son entrée à Moscou ; il avait attendu, au milieu des ruines de cette capitale, durant cinq semaines entières, du 14 septembre au 18 octobre, des propositions de paix qui ne devaient pas venir, laissant ainsi aux Russes le temps de se réorganiser, d’augmenter leurs forces par l’adjonction de l’armée de Moldavie, appelée en toute hâte sur le théâtre de la guerre, et perdant, en outre, un temps précieux pour sa retraite. Le 5 juin, le lendemain, pour ainsi dire, de sa dernière victoire, les mêmes espérances d’arrangement pacifique lui firent signer à Plesswitz un armistice qui devait produire un résultat analogue à celui de son inaction de Moscou. « Cette suspension d’armes me fut bien funeste, a-t-il dit ; si j’avais continué la poursuite de l’ennemi, j’aurais dicté la paix sur les bords du Niémen. Les armées russe et prussienne étaient tellement désorganisées, qu’elles abandonnaient toutes les positions qui auraient pu faciliter leur ralliement, et il était à penser que la Vistule même ne leur paraîtrait pas une barrière suffisante pour arrêter mes armées victorieuses. » L’armistice de Plesswitz eut de tout autres résultats : non-seulement l’empereur de Russie et le roi de Prusse purent l’employer à réorganiser et à augmenter leurs forces ; mais, dix jours après la conclusion de cet acte, les 14 et 15 juin, Alexandre et Frédéric-Guillaume mettaient à profit la cessation momentanée des hostilités pour conclure une alliance offensive et défensive avec l’Angleterre, et pour signer à Reichenbach[11] deux traités par lesquels la cour de Londres accordait au Cabinet de Berlin un subside de 666,666 livres sterling (17,446,000 fr.), et au Cabinet de Saint-Pétersbourg, un subside de 1,333,334 livres sterling 33,600,000 fr.). L’Autriche devait entrer dans l’alliance ; un de ses ministres, le comte de Stadion, était au quartier général des deux souverains alliés, et venait d’y prendre des engagements au nom de sa cour. Mais l’Autriche n’était pas encore en mesure de se déclarer ; son armée ne se trouvait ni assez nombreuse ni convenablement organisée ; et, malgré ses efforts, elle avait encore besoin de deux mois pour achever ses préparatifs. Or l’armistice expirait le 10 juillet. Le cabinet de Vienne voulut gagner du temps. M. de Metternich fut chargé d’aller demander à Dresde, où se trouvait Napoléon, une prolongation de la suspension d’armes. Il fallait un prétexte pour y décider ce dernier, dont les troupes, depuis le 5 juin, se trouvaient resserrées derrière une assez mauvaise ligne de défense, dans un pays ruiné par la guerre, désolé par les incendies et que menaçait la famine. M. de Metternich venait proposer l’ouverture d’un congrès où la France, la Prusse et la Russie discuteraient les bases d’un traité de pacification générale, et dans lequel François II interviendrait comme médiateur.

L’état politique de l’Europe, à cette date, donnait à l’Autriche une influence prépondérante sur la situation : en joignant ses soldats aux soldats d’Alexandre et de Frédéric-Guillaume, le cabinet de Vienne apportait aux nouveaux alliés une supériorité numérique presque décisive ; ceux-ci, d’un autre côté, pouvaient difficilement soutenir la lutte, si François II se rangeait de notre côté. Enfin, sa neutralité établissait une sorte de balance qui laissait à Napoléon toutes les chances que lui donnaient sur l’ennemi la bravoure de ses troupes, le prestige de son nom, sa prodigieuse activité et son génie.

L’Empereur connaissait les traités de Reichenbach ainsi que les pourparlers engagés entre les Alliés et le Cabinet de Vienne, lorsque M. de Metternich arriva à Dresde ; un courrier du comte Stakelberg, ambassadeur de Russie à Vienne, venait d’être arrêté à nos avant-postes par une patrouille de hussards ; ses dépêches ne laissaient rien ignorer ; elles confirmaient, quant au rôle de l’Autriche, un mot prononcé par le prince de Schwartzenberg, son ambassadeur à Paris, et que l’on venait de transmettre à l’Empereur : Le mariage, la politique l’a fait ; il n’engage pas l’avenir. Cependant Napoléon se refusait à croire que l’empereur François II ne fût pas personnellement de bonne foi ; ce dernier venait, en effet, de lui écrire de sa main une lettre où se trouvait ce passage : « Le médiateur est l’ami de Votre Majesté ; il s’agit d’asseoir sur des bases inébranlables votre dynastie, qui s’est confondue avec la mienne. » Une autre lettre, dont M. de Metternich était porteur, contenait les mêmes assurances ; voici en quels termes Napoléon a raconté l’entrevue qu’il accorda, dès son arrivée à Dresde, au premier ministre de son beau-père :

« Vous voilà donc enfin, Metternich ! Soyez le bienvenu. Mais pourquoi venir aussi tard, si, franchement, vous voulez la paix ? Pourquoi ne pas m’avoir avoué de prime abord les changements survenus dans votre politique ? Vous ne voulez plus garantir l’intégrité de l’empire français : eh bien, soit ; mais il fallait oser me parler avec franchise à mon retour de Russie. Peut-être aurais-je modifié mes plans ; peut-être ne serais-je pas rentré en campagne. Nous pouvions nous entendre ; j’ai toujours reconnu l’empire des circonstances.

Vous comptiez sans doute sur une marche moins rapide des événements ou sur moins de bonheur pour mes armes. Mais pourquoi me parler de médiation et m’engager à accorder un armistice dans le temps que vous parliez d’alliance à mes ennemis ? Sans votre intervention je les aurais refoulés au delà de la Vistule, et la paix serait signée. Tandis qu’aujourd’hui je ne connais encore d’autre résultat de votre intervention et de l’armistice que les conventions de Reichenbach, par lesquelles l’Angleterre s’engage à fournir à la Prusse et à la Russie cinquante millions de subsides pour me faire la guerre. On me parle aussi d’un traité semblable avec une troisième puissance ; vous devez en savoir plus que moi à cet égard, puisque le comte Stadion assistait aux conférences. Avouez-le, Metternich, l’Autriche n’a pris le rôle de médiateur que pour servir son ambition et ses rancunes contre moi. La médiation de l’Autriche n’est point impartiale, elle est ennemie. La victoire de Lutzen vous a fait sentir le besoin d’augmenter votre armée avant de vous déclarer. Vous avez voulu gagner du temps ; vous m’avez traîtreusement offert votre médiation, et vous m’avez imposé l’armistice. Aujourd’hui que vous avez réussi à rassembler deux cent mille hommes prêts à entrer en lice, derrière le rideau des montagnes de Bohême, vous venez à moi pour me dicter vos lois !

Si votre maître est médiateur, pourquoi ne pas tenir en main une balance équitable ? S’il ne l’est pas, pourquoi ne pas se ranger franchement du côté de mes ennemis ? Voilà le rôle d’un grand roi. Mais je vous ai deviné ; vous venez reconnaître votre terrain ; vous venez savoir si vous aurez plus d’avantage à me rançonner sans combattre, ou à me combattre pour recouvrer tout ou partie des provinces que vous avez perdues.

Soyez franc, Metternich ; que voulez-vous ? Je connais ma position : je sais que je puis tout espérer de la victoire ; mais je suis las de la guerre, je veux la paix, et ne me dissimule pas que, pour l’obtenir sans de nouveaux combats, j’ai besoin de votre neutralité. Je vous ai offert l’Illyrie pour rester neutres ; voulez-vous plus encore ? Parlez.

M. de Metternich convint qu’au point où en étaient les choses, l’Autriche ne pouvait rester neutre, et qu’il fallait nécessairement qu’elle fût pour moi ou contre moi. Eh bien, j’y consens, repris-je. Dites ! que veut l’Autriche pour se donner franchement à moi ? Et je le menai à une table sur laquelle se trouvaient des cartes étendues ; son amour-propre l’aveugla ; il me crut vaincu, reconnaissant mon impuissance à dicter la paix sans le concours de l’Autriche. Il m’indiqua sur la carte les sacrifices qu’il considérait comme le prix de la paix. Quoi ! m’écriai-je, non-seulement pour vous l’Illyrie, mais la moitié de l’Italie et la confédération du Rhin ! Voilà donc votre esprit de modération et votre respect pour les droits des États indépendants !

Vouloir pour vous l’Italie, le protectorat de la confédération du Rhin et de la Suisse ; la Pologne pour la Russie ; la Norvége pour la Suède ; la Saxe pour la Prusse ; la Hollande et la Belgique pour l’Angleterre ; mais c’est vouloir le démembrement de l’empire français ; et vous croyez que, pour atteindre un tel but, il suffit d’une menace de l’Autriche !

Vous voulez faire tomber à votre voix les remparts de Dantzick, de Hambourg, de Magdebourg, de Wesel, de Mayence, d’Anvers, d’Alexandrie, de Mantoue, de toutes les places, enfin, les plus fortes de l’Europe, et dont je n’ai pu avoir les clefs qu’à force de victoires ! Vous voulez que, soumis aux arrêts de votre politique, j’évacue l’Allemagne, dont j’occupe encore la moitié, et que je ramène mes légions victorieuses, la crosse en l’air, derrière le Rhin, les Alpes et les Pyrénées ; que je me livre enfin, comme un sot, à mes ennemis ! Et c’est quand mon armée triomphante est aux portes de Berlin et de Breslau, quand, en personne, je suis à la tête de deux cent mille braves soldats, que l’Autriche se flatte de m’amener, sans même tirer l’épée, à souscrire à de telles conditions ! Et c’est de mon beau-père que me vient un tel outrage ! c’est lui qui vous envoie ! Dans quel attitude veut-il donc me placer vis-à-vis du peuple français ? Il s’abuse étrangement s’il croit que mon trône ainsi mutilé puisse être un refuge au milieu des Français pour sa fille et son petit-fils. Si je consentais à signer une telle paix, mon empire s’écroulerait encore plus vite qu’il ne s’est élevé. On peut s’arrêter quand on monte, jamais quand on descend.

En résumé, les conditions que l’Autriche met à son alliance pourraient paraître acceptables à tout autre qu’à moi. Louis XIV en a accepté d’aussi onéreuses.

Que votre Cabinet donc réduise ses prétentions à la satisfaction de ses propres intérêts ; qu’il comprenne que je suis nécessaire au principe monarchique, que c’est moi qui lui ai rendu sa splendeur, qui l’ai sauvé de l’atteinte mortelle du républicanisme, et que vouloir abattre tout à fait ma puissance, c’est livrer l’Europe au joug de la Russie. Et alors je ne désespérerai pas de la paix.

Metternich comprit qu’il avait été trop loin ; il protesta de son désir ardent de la paix, et il admit la nécessité de laisser l’empire français assez fort pour balancer la puissance russe.

Toutes les difficultés semblaient aplanies. M. de Metternich cédait sur tous les points, depuis que la cession de l’Illyrie n’était plus mon dernier mot. Je croyais l’avoir ramené à ma cause, et je me laissai aller à lui dire : Je vous ai donné vingt millions ; en voulez-vous vingt autres ? je vous les donnerai. Mais combien l’Angleterre vous offre-t-elle donc ?

La foudre n’a pas d’effet plus prompt. La pâleur mortelle de M. de Metternich me prouva l’énormité de ma faute. Je venais de m’en faire un ennemi irréconciliable.

Ces fautes appartiennent à ma nature impressionnable ; il y a chez moi de certaines cordes qui vibrent avec la violence de la foudre quand par malheur elles sont heurtées dans leur susceptibilité d’honneur ou de patriotisme ; c’est comme ma sortie à cet ambassadeur anglais qui osa me rappeler la bataille d’Azincourt. À Dresde, c’était différent ; je suis impardonnable. Mes passions nobles ne sont pas mon excuse ; c’est un mauvais sentiment qui m’a fait dire à M. de Metternich : Mais combien les Anglais vous donnent-ils donc ? C’était l’humilier par plaisir, et il ne faut jamais humilier l’homme que l’on veut gagner[12]. » — « En effet, depuis ce moment, a dit le duc de Bassano, qui était présent à l’entretien, nous n’avons jamais pu l’avoir pour traiter, et nous n’avons pas tardé à nous apercevoir que l’Autriche avait pris son parti. » L’Empereur, après cette entrevue, aurait dû rompre toute négociation. Mais, gendre de François II, Napoléon n’admettait pas que ce souverain pût le tromper, et sacrifier les intérêts de sa fille, de son petit-fils, à la vénalité de ses conseillers, à la rivalité jalouse d’Alexandre, à la vengeance du roi de Prusse, et à la haine ardente, implacable, du gouvernement britannique. Ces illusions, triste fruit de sa seconde union, l’emportèrent sur les conseils de la prudence la plus vulgaire : au lieu de recommencer la lutte lorsque l’Autriche était encore hors d’état d’y jeter le poids de ses masses, il accepta, le 30 juin, la médiation de cette puissance ; et, consentant à ce qu’un congrès s’ouvrît à Prague, il prorogea l’armistice jusqu’au 10 août.

L’ouverture du congrès de Prague eut lieu le 5 juillet. Les plénipotentiaires de toutes les puissances intervenantes furent exacts au rendez-vous, moins les nôtres. Les préliminaires furent longs. Un grand nombre de séances se passèrent à discuter la forme et les termes d’inutiles protocoles : ces formalités remplies, on posa des principes généraux dont chaque expression devint le prétexte de notes interminables ; puis l’Autriche, à titre de médiatrice, demanda en son nom et au nom des autres puissances :

1° La dissolution du grand-duché de Varsovie, donné quelques années auparavant par Napoléon au roi de Saxe, ainsi que le partage de ce territoire entre la Russie, la Prusse et l’Autriche ;

2° Le rétablissement des villes de Hambourg, Brême, Lubeck, etc., dans leurs anciennes franchises et dans leur indépendance ;

3° La renonciation de Napoléon aux titres de médiateur de la confédération du Rhin et de protecteur de la confédération suisse ;

4° Une nouvelle organisation territoriale pour la Prusse avec une frontière sur l’Elbe ;

5° La cession à l’Autriche de toutes les provinces Illyriennes, y compris Trieste ;

6° La garantie réciproque que l’état des puissances grandes ou petites, tel qu’il se trouverait fixé par la paix, ne pourrait plus être altéré que d’un commun accord ;

7° Le retour de la Hollande et de l’Espagne à leur ancienne indépendance et à leur ancien gouvernement.

Ces propositions, comme on le voit, laissaient les droits des Bourbons dans le plus complet oubli ; les puissances abandonnaient même les Bourbons des Deux-Siciles. Murat restait à Naples, et, si Napoléon perdait ses titres de protecteur et de médiateur des confédérations du Rhin et de la Suisse, il gardait sa couronne d’Italie, la Belgique, la Savoie, le Piémont et toute la rive gauche du Rhin. Les sacrifices qu’on lui demandait n’intéressaient réellement que son amour-propre. Il conservait une puissance politique plus considérable et des limites plus étendues que les limites et la puissance dont il avait hérité, soit comme Premier Consul, soit comme Empereur. Mais, habitué jusqu’alors à dicter ses volontés, il se révoltait à la pensée de subir les conditions d’adversaires tant de fois vaincus. D’abord il résista opiniâtrement à la suppression de ses titres de protecteur et de médiateur : à ses yeux, accepter cette renonciation, c’était déchoir ensuite ; il débattit avec non moins de vivacité les questions d’Espagne et de Hollande. Les puissances tinrent ferme sur la suppression des titres ; elles consentirent à réserver la discussion quant aux deux dernières questions. Cet ultimatum, résultat de longs débats, fut signifié à Napoléon, par l’Autriche, le 7 août, trois jours avant l’expiration de l’armistice ; on l’avertit en même temps que si, le 10 au soir, l’ultimatum n’était pas formellement accepté, le congrès serait irrévocablement rompu et les hostilités reprises dès le lendemain.

Obligé de se prononcer, Napoléon flotta durant deux jours entre les résolutions les plus opposées : ce fut seulement le 10, assez tard, qu’il chargea le général autrichien comte de Bubna, alors en mission à Dresde, de porter enfin sa réponse à l’empereur François II. Il consentait, 1° à l’abandon des provinces Illyriennes, Trieste comprise, la frontière entre ces provinces et le royaume d’Italie devant être formée par l’Isonzo ; 2° à l’abandon du grand-duché de Varsovie au profit des trois puissances ; 3° à la renonciation de ses titres de protecteur de la confédération du Rhin et de médiateur de la confédération suisse. Mais il ne s’expliquait qu’en termes vagues sur la reconstitution de la Prusse, et ne disait rien de la garantie réciproque demandée pour l’intégrité territoriale de chaque puissance. Quant à la Hollande et aux villes anséatiques, Napoléon s’engageait à ne retenir ces possessions que jusqu’à la paix, et comme moyen de compensation pour obtenir de l’Angleterre la restitution des colonies qu’elle nous avait enlevées.

Ces concessions ne donnaient pleine satisfaction qu’à l’Autriche. C’était cette puissance, à la vérité, que Napoléon désirait surtout flatter et retenir. Sa confiance fut trompée. L’instant fatal fixé pour la rupture du congrès était sonné depuis plusieurs heures quand arriva M. de Bubna : un geste, un mot de l’Autriche pouvaient renouer la négociation ; mais on venait d’apprendre, au quartier général allié, la perte de la bataille de Vittoria, par Joseph, et l’évacuation de l’Espagne par la plus grande partie de nos forces ; l’Autriche, sous l’impression de ces nouvelles, s’était décidée à signer un traité de subsides avec l’Angleterre, et un traité de coalition avec les autres puissances ; ses armements, d’ailleurs, étaient terminés ; elle demeura immobile et muette : et la guerre, aux termes de l’armistice, dut immédiatement recommencer.

Les alliés étaient-ils de bonne foi ? Napoléon, de son côté, avait-il la ferme intention de traiter ? Les Alliés ne croyaient pas à la sincérité de leur adversaire ; de là, les premières lenteurs du congrès et le terme absolu assigné à ses délibérations. Malgré cette défiance et les engagements pris avec l’Angleterre, ils auraient probablement traité sur les bases proposées le 7 août, si Napoléon les avait sérieusement acceptées ; les subsides promis par la cour de Londres, bons tout au plus pour solder les premiers frais d’une campagne, ne pouvaient certes pas entrer en balance avec les dépenses énormes et les sacrifices sans limites que pouvait leur coûter une lutte nouvelle, acharnée, dont le succès, d’ailleurs, restait incertain. Quant à Napoléon, désirant la paix, mais voulant sinon la dicter, du moins ne pas la subir ; croyant, d’ailleurs, la France inépuisable, et refusant d’admettre que les nations, ainsi que le lui avait écrit le duc de Bassano le 9 mai précédent, se fatiguent de la nécessité de vaincre toujours, il trouvait exorbitantes les conditions exigées par les puissances alliées, et il ne put se résoudre à les accepter. M. de Narbonne et le duc de Vicence étaient ses plénipotentiaires ; non-seulement le premier, arrivé seul, le 5 juillet, à Prague, pour l’ouverture du congrès, ne reçut ses instructions que le 16 ; mais Caulaincourt, sans qui M. de Narbonne ne pouvait traiter, n’avait rejoint son collègue que le 28, douze jours avant le terme assigné à la durée des conférences. D’un autre côté, les trois jours donnés par les Alliés à l’Empereur, pour répondre à leur ultimatum, étaient un délai suffisant ; un courrier pouvait, en neuf ou dix heures, franchir les trente-cinq lieues qui séparaient son quartier général (Dresde) de la capitale de la Bohême. Sa réponse, d’ailleurs, était un refus véritable ; on exigeait une acceptation pure et simple, et il envoyait une contreproposition. Lui-même, au reste, l’a dit : « Les conditions du congrès étaient excessives et faites évidemment dans l’opinion qu’elles seraient rejetées[13]. »

La reprise des hostilités amena sur la scène deux nouveaux acteurs, tous deux anciens généraux de la République, Bernadotte et Moreau.

Les intérêts de la Suède, que blessait profondément le blocus continental, peuvent faire comprendre l’accession de cette puissance à la coalition des trois grandes cours du Nord contre l’empire français et son chef ; mais ce que l’on conçoit moins, ce que rien ne saurait justifier, c’est le rôle que prit Bernadotte dans la lutte de l’Europe contre la France. Général en chef des armées de la République, ministre de la guerre à deux reprises différentes sous le Directoire, maréchal et prince de Ponte-Corvo sous l’Empire, il ne pouvait oublier que c’était à la France et à l’Empereur qu’il se trouvait surtout redevable de sa nouvelle position, ainsi que du trône qui l’attendait. On a dit, pour excuser ce prince, que l’Empereur avait contrarié son élection à l’héritage du trône de Suède. Ce reproche n’a pas le moindre fondement. La Suède, à cette époque, gravitait dans l’orbite impérial, et ce qui fixa sur Bernadotte le choix des États suédois fut précisément son double titre de maréchal de l’Empire et d’allié de la famille de Napoléon[14]. L’élection de Bernadotte n’aurait pas eu lieu si l’Empereur y avait apporté la moindre opposition, et Bernadotte lui-même n’aurait pas accepté ce trône si Napoléon, malgré les fautes graves — nous devrions dire les crimes — de ce maréchal à Iéna et à Wagram, ne le lui avait pas permis. Il y a plus : au moment de partir pour Stockholm, Bernadotte reçut de l’Empereur le don d’un million destiné à lui donner les moyens de soutenir sa nouvelle dignité sans être obligé de recourir immédiatement au trésor épuisé de la Suède[15]. « Pour prendre femme, a dit Napoléon à l’occasion du rôle de Bernadotte en 1813, on ne renonce pas à sa mère ; encore moins est-on tenu à lui percer le sein et à lui déchirer les entrailles. » Ce blâme énergique n’a rien d’exagéré. Si le prince royal de Suède avait eu le cœur au niveau de l’intelligence[16], il aurait compris que, dans cette lutte, sa place était à Stockholm, non à l’armée ; il aurait laissé à un autre général suédois le soin de guider les coups portés à nos soldats par ses nouveaux compatriotes. Mais, comme le vulgaire des ambitieux, il se laissa entraîner par la pensée d’arriver encore plus haut qu’il n’était monté. Alexandre, dans une conférence qu’ils eurent à Abo, lui avait fait entrevoir la succession de Napoléon comme le but où il pouvait aspirer. Cette vision éblouit Bernadotte et lui fit oublier ce qu’il devait à son ancienne patrie et au souverain qui lui avait laissé prendre une couronne.

Si la conduite de Bernadotte fut coupable, on peut du moins l’expliquer. Il est plus difficile de comprendre le rôle de Moreau. Condamné à deux ans de prison par les juges qui envoyèrent Georges Cadoudal et quelques-uns de ses complices à l’échafaud, Moreau avait été gracié par Napoléon. Il y a plus : conduit sur sa demande à la frontière d’Espagne, et prenant congé du colonel de gendarmerie chargé de l’accompagner jusque-là, il avait dit à cet officier: « Je vous donne ma parole d’honneur que si la guerre avait lieu, et si l’Empereur avait besoin de moi, il n’aurait qu’à me le faire savoir ; je reviendrais plus vite que je ne m’en vais. » Réfugié aux États-Unis, à quelque temps de là, ce ne fut pas Napoléon qui le rappela en Europe ; il y reparut sur l’invitation d’Alexandre, qui, peu confiant dans l’habileté de ses généraux et dans le talent des généraux de ses alliés, voulut opposer à Napoléon un des hommes que les luttes de la République contre l’Europe avait le plus grandis, et que les puissances étrangères, trompées par les exagérations des ennemis de l’Empereur, regardaient comme son rival dans l’art de la guerre. Voici la lettre écrite par le tzar a Moreau, et que remit à ce dernier M. Hyde de Neuville, qui, retiré également aux États-Unis depuis la dispersion de la dernière agence royaliste et resté en correspondance avec la petite cour d’Hartwell, servit d’intermédiaire dans cette négociation :

« Monsieur le général Moreau, connaissant les sentiments qui vous animent, en vous proposant de vous approcher de moi, je me fais un plaisir de vous donner l’assurance formelle que mon unique but est de rendre votre sort aussi satisfaisant que les circonstances pourront le permettre, sans qu’en aucun cas vous soyez exposé à mettre votre conduite en opposition avec vos principes. Soyez persuadé, monsieur le général Moreau, de toute mon estime ainsi que de mon affection.

« Alexandre. »

Non-seulement Moreau ne repoussa pas la proposition d’Alexandre, mais il mit un tel empressement à se livrer à ce souverain étranger, que, débarqué au port suédois de Gottenbourg le 26 juillet 1813, il était à Prague le 10 août, jour de la rupture du congrès, y discutant les plans de campagne proposés par les principaux généraux alliés. On raconte que, dans une entrevue avec Bernadotte, à son passage à Stralsund, il essaya de masquer l’odieux de son nouveau rôle par la nécessité de rendre à la France les droits politiques et la liberté que Napoléon lui avait ravis. « Prenez garde, général ! lui dit le nouveau prince suédois, les Français ne reconnaîtront jamais le vainqueur de Hohenlinden sous l’uniforme russe. » Si Moreau, après les désastres de Russie, et à ce moment de lutte suprême, avait eu le sentiment de sa position et de ses devoirs, on l’aurait vu se présenter à Napoléon, et demander à combattre aux premiers rangs. C’eût été une noble revanche de ses faiblesses passées, la France se fût montrée reconnaissante et fière, et Napoléon, ainsi que les alliés eux-mêmes, eussent été forcés à l’admiration et au respect. La grandeur d’un pareil sacrifice dépassait malheureusement la force morale de l’ancien chef de nos armées du Rhin.

Le 12 août, deux jours après l’expiration du second armistice, l’Autriche, qui venait de jouer successivement le rôle de conciliatrice, de médiatrice armée, puis d’arbitre, déclara la guerre à la France et notifia officiellement son adhésion à l’alliance de la Russie, de la Prusse et de l’Angleterre. L’Autriche apportait à la coalition 130,000 soldats. En ajoutant à ces 130,000 hommes, 155,000 Russes, 180,000 Prussiens, 25,000 Suédois et 50,000 hommes fournis par quelques princes allemands, on trouve un total de 520,000 combattants qui furent divisés en trois armées principales placées sous le commandement du Français Bernadotte, de l’Autrichien Schwartzenberg, du Prussien Blücher, et ayant leurs quartiers généraux à Berlin, à Prague et à Breslau.

Si les Alliés, l’Autriche surtout, avaient utilisé les deux mois d’armistice pour augmenter et organiser leurs moyens d’attaque, Napoléon, de son côté, n’était pas demeuré inactif : de nouvelles levées en France, des contingents nouveaux demandés à l’Italie, à la Hollande, et aux différents princes de la confédération germanique, étaient venus remplir les vides laissés dans nos rangs, — depuis le 30 avril 1813, date des premières opérations de cette campagne, jusqu’au 5 juin, date de la signature du premier armistice, — par les batailles de Lutzen, de Bautzen, de Würtschen, et les combats livrés pour maintenir l’armée entre l’Oder et l’Elbe. Décidé à faire de ce dernier fleuve la base de ses nouvelles opérations, et persuadé qu’il ne reculerait pas au delà, Napoléon augmenta les garnisons de Magdebourg et de Hambourg, jeta de forts détachements dans toutes les autres places de cette ligne, et divisa les 230,000 Français, Polonais, Allemands, Hollandais et Italiens qui lui restaient, en deux armées principales destinées à opérer sur Berlin et Breslau. 90,000 hommes furent donnés au maréchal Oudinot pour combattre Bernadotte et s’emparer encore une fois de la capitale de la Prusse ; 120,000 hommes, placés sous le commandement direct de l’Empereur, furent destinés à agir contre Blücher, à rejeter ce général derrière la Vistule, à prendre à revers le gros de l’armée alliée concentré à Prague, et à couper toutes les communications d’Alexandre et de ses troupes avec la Russie ; les 20,000 restants, confiés au maréchal Gouvion Saint-Cyr, devaient garder Dresde, centre de toutes les opérations.

Napoléon prenait l’offensive sur deux points. Sa marche sur Breslau eut le succès qu’il en attendait. Blücher, battu dans toutes les rencontres, fut obligé d’abandonner toutes ses positions entre l’Elbe et l’Oder ; et, le 21 août, Napoléon avait déjà dépassé Lowemberg, sur la Bober, quand il apprit que, tandis qu’il repoussait Blücher vers la Pologne et qu’il s’apprêtait à tourner la principale armée alliée, celle-ci, commandée par Schwartzenberg, sortait de la Bohême avec l’empereur de Russie, l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse ; descendait vers Dresde par la rive gauche de l’Elbe, et semblait vouloir opérer sa jonction avec les forces de Bernadotte. Cette marche, conseillée par Moreau, enfermait, pour ainsi dire, Napoléon entre l’Oder et l’Elbe ; elle plaçait la masse des coalisés entre ce dernier fleuve et le Rhin, sur les derrières de notre armée, et pouvait ainsi compromettre toutes les communications de l’Empereur, non-seulement avec la Bavière, le Wurtemberg et les autres États restés dans son alliance, mais encore avec la France elle-même. Napoléon quitte immédiatement la Silésie, laissant au maréchal Macdonald le soin de continuer, avec 60,000 hommes, la poursuite de Blücher alors en pleine retraite ; il revient sur ses pas avec le reste de l’armée, et, le 25, s’arrête à douze lieues de Dresde, à Stolpen, pour attendre des nouvelles précises de la marche des trois souverains, et décider son mouvement.

Pour passer de la rive droite de l’Elbe supérieur sur la rive gauche, et déboucher sur la route alors suivie par Schwartzenberg et les souverains, Napoléon avait à choisir entre deux ponts que des camps retranchés protégeaient, et qui, l’un et l’autre, se trouvaient à égale distance de Stolpen : d’abord, le pont de Dresde ; ensuite, à douze lieues environ au-dessus de cette place, à la sortie des premières gorges de Bohême, le pont de Kœnigstein. Si les Alliés, marchant à la rencontre de Bernadotte, dépassaient Dresde sans en attaquer le camp retranché, l’Empereur déboucherait par le pont de cette ville sur la rive gauche du fleuve[17] ; et, mettant les souverains entre son armée et celle d’Oudinot restée en pleine communication avec lui, il les attaquerait dans cette position. Si les coalisés, au contraire, s’arrêtaient devant Dresde et essayaient d’en emporter le camp retranché, Napoléon franchirait l’Elbe à Kœnigstein, couperait toutes les communications de Schwartzenberg et des souverains avec la Bohême, prendrait position sur leurs derrières et leur livrerait bataille, soutenu par le corps d’armée campé dans Dresde. Mais, pour accomplir cette dernière manœuvre, il était nécessaire que Dresde pût tenir prés de deux jours. L’Empereur, peu d’instants après son arrivée à Stolpen, avait donc chargé son premier officier d’ordonnance, le colonel Gourgaud, de se rendre dans cette capitale, d’en examiner les ouvrages, de visiter les généraux, de s’assurer, en un mot, des moyens qu’elle pouvait offrir pour une courte résistance. Le soir même du 25, à onze heures, Gourgaud revint et apprit à Napoléon que les Alliés, arrêtés devant Dresde depuis la veille (24), avaient attaqué le camp retranché dans la journée (25), et qu’il serait enlevé le lendemain, si Gouvion Saint-Cyr n’était pas immédiatement secouru ; que ce maréchal se plaignait de n’avoir dans ses cadres que des enfants, et qu’il faisait ses dispositions pour se retirer sur la rive droite. Napoléon prend son parti sur-le-champ, et fait donner au général Vandamme l’ordre de se porter à Kœnigstein avec cinquante-deux bataillons, deux brigades de cavalerie légère, et un corps de 4,000 hommes de grosse cavalerie commandé par le général Corbineau ; de couper la principale route de retraite des Alliés sur la Bohême ; d’occuper, sur leurs derrières, la ville de Pirna et tout son plateau ; d’exécuter, en un mot, le mouvement que lui-même se réservait d’opérer, si Dresde avait pu tenir pendant quarante-huit heures. Cet ordre fut expédié à une heure du matin (26) ; à deux heures, l’Empereur quittait Stolpen et marchait sur Dresde.

Les Alliés, en effet, avaient abordé les approches de cette ville, dans la journée du 25. Dès les premières attaques, les avant-postes du maréchal Gouvion Saint-Cyr s’étaient retirés dans l’enceinte du camp retranché, et l’ennemi put se loger le soir même dans une partie du faubourg dit de Pirna.

La population de Dresde passa la nuit du 25 au 26 au milieu des inquiétudes les plus vives ; elle s’attendait pour le lendemain à une prise de vive force et à tous les désastres qui en sont le résultat inévitable. L’attaque du camp retranché commença vers les sept heures du matin, mais incertaine et partielle ; l’ennemi formait alors ses masses sur les hauteurs qui dominent la rive gauche de l’Elbe. Les habitants, à la vue de ce formidable déploiement de forces, perdirent tout espoir ; et la consternation était devenue générale, lorsque, à neuf heures, les détachements placés de l’autre coté du fleuve, sur la route de Silésie, signalent l’apparition de plusieurs têtes de colonnes dont les soldats semblaient harassés de fatigue. On accourt, on se presse : c’était Napoléon, qui venait de faire, avec sa garde et le reste de ses troupes, plus de douze lieues en sept heures. Après une courte visite au palais du roi de Saxe, l’Empereur parcourt toute la ligne de défense, seul, à pied, sans autre suite que le grand écuyer et un page, examine tous les ouvrages, ainsi que les positions de l’ennemi, donne ses ordres et attend. À deux heures et demie, trois coups de canon se font entendre. L’armée alliée, à ce signal, s’élance de toutes les hauteurs et s’avance vers l’enceinte, faisant tomber sur Dresde une pluie de bombes et d’obus à laquelle répond vainement l’artillerie de tous les ouvrages avancés. On se bat avec acharnement des deux parts ; le nombre, toutefois, l’emporte ; le feu de plusieurs batteries de la place est éteint ; une redoute et tout le faubourg dit de Pirna sont occupés. Les Alliés pensent avoir ville gagnée. Ils redoublent d’efforts. Mais tout à coup les barrières de la ville s’ouvrent et donnent passage à de nombreux bataillons qui, s’élançant avec une impétuosité irrésistible, repoussent, renversent tout ce qui est devant eux, nettoient tous les postes et rejettent l’ennemi dans ses positions du matin. « L’Empereur est dans Dresde ! s’écrie le généralissime Schwartzenberg en voyant le terrible effet de ces sorties ; le moment pour enlever la ville est perdu ! » La nuit suspend le combat. Napoléon se prépare pour le lendemain ; ses dispositions ont pour but de donner la main à Vandamme, qui doit être arrivé à Pirna, de refouler les Alliés sur la Bohême, mais en les rejetant sur les difficiles défilés de Zinnwal, et de compléter ainsi la séparation de Schwartzenberg d’avec Bernadotte, qui déjà communiquent par des détachements volants. La journée du 27 réalisa les espérances de l’Empereur. Les Alliés, attaqués partout avec furie, furent partout battus. Murat, secondé par les généraux Doumerc, Bordesoulle et Oudenarde, enlève à lui seul quinze mille prisonniers, douze canons, douze drapeaux, trois généraux, et met sept à huit mille hommes hors de combat. Cependant, malgré ces pertes, les souverains disposaient de forces encore trop considérables pour ne pas recommencer la lutte. Aussi Napoléon s’attendait-il à une nouvelle bataille pour le lendemain, lorsque, dans la nuit, Schwartzenberg et ses troupes se mirent en pleine retraite. Une blessure mortelle reçue par le transfuge qui conseillait les souverains et les généraux alliés fut probablement la cause de ce soudain mouvement rétrograde. Moreau indiquait une manœuvre à l’empereur de Russie, lorsqu’un boulet, tiré par une batterie de la jeune garde, vint lui fracasser la cuisse. Transporté à Nottoritz, puis à Lahn, il subit l’amputation dans cette petite ville, où il expira le 2 septembre.

En apprenant, le 28 au matin, que l’ennemi abandonnait toutes ses positions, l’Empereur ordonna au maréchal Saint-Cyr d’opérer sa jonction avec Vandamme, qui s’était empressé d’exécuter le mouvement que Napoléon lui avait indiqué, l’avant-veille, dans sa dépêche de Stolpen, puis, une fois réuni avec ce général, de se mettre à la poursuite des coalisés ; le duc de Trévise devait remplacer Vandamme dans ses positions de Pirna ; l’Empereur ajoutait que lui-même se rendrait dans cette ville. Quelques heures plus tard (quatre heures après midi), Vandamme recevait personnellement l’ordre de rassembler toutes les forces précédemment mises à sa disposition et auxquelles on ajoutait dix-huit bataillons ; de se diriger sur Peterswalde, point culminant de la route suivie par l’armée alliée lors de la sortie de la Bohême ; de pénétrer dans ce royaume, et de s’efforcer d’arriver, avant l’ennemi, sur la communication de Tetschen, Aussig et Tœplitz, afin de s’emparer de ses équipages, de ses ambulances, de ses bagages, enfin de tout ce qui marche derrière une armée. Le lendemain, 29, à cinq heures et demie du matin, une nouvelle dépêche enjoignait à Saint-Cyr de suivre l’ennemi dans la direction de Maxen, direction qui le mettait en mesure de soutenir Vandamme ; Murat et Marmont, de leur côté, recevaient l’ordre de suivre les Alliés dans toutes les directions qu’ils auraient prises. Ce mouvement général de poursuite avait été commencé dès la veille, et, pour l’activer, l’Empereur, ainsi qu’il l’avait annoncé, était venu coucher à Pirna. Mais, à peine arrivé, une fièvre violente le saisit. Cette fièvre, causée, dit-on, par la pluie battante à laquelle il était resté exposé la veille durant quinze heures, prit d’abord un caractère alarmant ; une transpiration abondante ne tarda pourtant pas à la faire céder. Le lendemain, 29, confiant dans l’activité de ses généraux, obligé d’ailleurs à de nouveaux soins, ainsi que nous aurons bientôt à le dire, l’Empereur quitta Pirna et revint à Dresde.

Pendant ce temps, Vandamme pénétrait en Bohême. La veille (28) ce général avait écrit à l’Empereur : « J’ai environ quatre à cinq mille hommes devant moi ; je les attaquerai à la pointe du jour et je marcherai sur Tœplitz si je ne reçois pas d’ordre contraire[18]. » L’ordre que nous avons analysé plus haut, et qui lui arriva dans la soirée, enjoignait à ce général d’entrer en Bohême et de se porter sur la communication de Tetschen, Aussig et Tœplitz ; voyant dans ces instructions une sorte de sanction du mouvement projeté par lui sur Tœplitz, rendez-vous probable de tous les corps ennemis, qui battaient alors en retraite ; regrettant, d’ailleurs, de n’avoir pas eu sa part dans la victoire des deux derniers jours, et désirant une sorte de revanche, Vandamme, le matin du 29, se mit en marche dès la pointe du jour ; il franchit avec de simples têtes de colonne le défilé de Peterswalde, enlève un régiment russe qui y avait passé la nuit, s’empare ensuite de Nollendorf, descend, vers midi, dans la plaine de Kulm, et, poussant devant lui le général Ostermann, il arrive bientôt à peu de distance de Tœplitz. Telle était la hâte de Vandamme à occuper cette ville, qu’il s’avançait sans laisser sur ses derrières la moindre réserve, même de simples postes d’observation. La possession de Tœplitz, en rendant Vandamme maître du débouché de tous les chemins qui venaient de Dresde, devait achever, en effet, la défaite des Alliés et décider le succès de la campagne. Mais le général ennemi, comprenant de son côté l’importance de cette ville comme position militaire, veut tenter un dernier effort pour l’empêcher de tomber entre nos mains ; il s’arrête et tient ferme. Vandamme, n’ayant encore avec lui que ses têtes de colonne, ne peut emporter cette première résistance ; il attend des renforts, et tente de nouvelles charges à mesure que ses brigades le rejoignent. Mais les secours arrivent également à Ostermann. Si les diplomates restés à Tœplitz et le nombreux personnel des différents services administratifs, frappés de terreur à la nouvelle de la marche de nos troupes, se hâtent d’abandonner cette ville et de fuir dans toutes les directions, en revanche, chaque corps allié dont on signale l’approche y est immédiatement appelé et dirigé contre Vandamme : soixante escadrons commandés par le grand-duc Constantin et un corps nombreux de grenadiers renforcent successivement Ostermann. Vainement Vandamme multiplie ses charges ; la nuit le surprend sans qu’il ait pu forcer la position. Les deux troupes campent à demi-portée de fusil l’une de l’autre, sur le lieu même du combat.

Le général Haxo conseille alors à Vandamme de s’échelonner sur Nollendorf ; l’aventureux général repousse cet avis. Les maréchaux chargés de le soutenir arriveraient, disait-il, pendant la nuit. Mais aucun secours ne parut, et, quand vint le jour, l’ennemi seul avait reçu de puissants renforts ; il présentait, dès les premières heures du matin (30), des masses considérables. Vandamme, craignant enfin de se voir débordé, se retire lentement sur Kulm, rallie sur cette position la plus grande partie de ses régiments et son artillerie, et fait face aux nombreux corps qui l’ont suivi. Vers les dix heures du matin, des officiers qu’il a envoyés à la rencontre des corps dont il attend l’appui reviennent annoncer que la route, sur les derrières du corps d’armée, est complétement libre, mais qu’ils n’ont aperçu aucune troupe en marche pour le soutenir. À onze heures, de fortes décharges d’artillerie se font cependant entendre sur les hauteurs de Nollendorf et de Peterswalde, et l’on voit des colonnes épaisses d’infanterie descendre les rampes qui conduisent vers Kulm. « C’est l’Empereur ! » s’écrie-t-on dans tous les rangs de Vandamme. La joie fut de courte durée : les colonnes aperçues par nos soldats appartenaient au corps du général prussien Kleist, qui, errant depuis la veille dans les montagnes, s’efforçait en ce moment de regagner Tœplitz. Kleist, grâce aux hasards de cette fuite, se trouvait maître de la route de retraite de Vandamme. Ce général se voit entouré ; il ordonne à la cavalerie de Corbineau de charger les Prussiens ; cette cavalerie se précipite sur les premières troupes de Kleist, les culbute, et parvient à atteindre la crête du passage, puis à gagner le versant opposé. 10 à 12,000 fantassins, profitant de cette trouée, franchissent à leur tour le défilé de Peterswalde et rejoignent Corbineau. Le reste du corps d’armée de Vandamme, composé des divisions Dumonceau, Mouton-Duvernet et Philippon, rejeté et enfermé dans Kulm par un ennemi cinq fois plus nombreux, soutient pendant quatre heures une lutte désespérée et finit par poser les armes ; ils étaient près de 15,000, ayant avec eux 60 pièces de canon. L’ennemi ne se montra pas généreux envers ces prisonniers : conduit à Tœplitz, puis à Prague, Vandamme, dont on accusait la sévérité cupide dans le commandement de quelques provinces allemandes, y fut publiquement exposé sur une charrette, et abandonné aux insultes des paysans et des soldats.

Le désastre de Kulm, qui annula tout le fruit de la victoire de Dresde et porta un coup funeste à la confiance des chefs de l’armée, avait deux causes : d’abord, l’ardeur de Vandamme, qui, marchant avec de simples têtes de colonne sans que son corps fût réuni, refusa de se replier à temps et négligea de se maintenir en constante communication avec les généraux chargés de le soutenir ; en second lieu, la lenteur de Gouvion-Saint-Cyr. Ce maréchal, dans la journée du 29, s’était arrêté à Reinardsgrimma après avoir fait une lieue et demie ; le lendemain 30, à cinq heures du soir, il s’était avancé de trois lieues. Murat ne se montra pas plus actif. On a blamé Napoléon de la brièveté de son séjour à Pirna et de son retour précipité à Dresde : sans doute, l’Empereur, s’il était resté à Pirna, aurait imprimé à la poursuite de ses lieutenants l’énergie qu’elle n’eut pas ; mais leurs corps étaient alors en mouvement, et il ne devait pas supposer qu’une fois éloigné d’eux ils ralentiraient leur marche. D’un autre côté, des désastres, qu’il ne pouvait prévoir, l’obligeaient de rentrer à Dresde ; car il n’y avait plus qu’hésitation, mollesse ou fatigue partout où il n’était pas ; la fortune commençait à s’éloigner de lui ; il l’avait lassée.

Macdonald, chargé de poursuivre Blücher, mais bientôt attaqué, puis battu par le général prussien, venait d’être chassé de la Silésie et poursuivi lui-même au delà de la Neiss, après avoir abandonné aux mains de l’ennemi, sur la Katzbach et ses affluents, 16 à 17,000 hommes et plus de 80 pièces de canon. « La division Puthod n’existe plus, disait ce maréchal dans un rapport daté du 27 août, le jour même de la victoire de Dresde ; je me reploierai successivement sur la Neiss, sur la Sprée et sur l’Elbe. Il ne m’a pas encore été possible de connaître l’état de nos pertes et le nombre de combattants qui nous restent. »

Oudinot, dans son mouvement sur Berlin, n’avait pas été plus heureux. Battu, quatre jours auparavant, le 23 août, à Gross-Beeren, Oudinot, soldat intrépide, mais général d’avant-garde plutôt que chef d’armée, dut céder bientôt son commandement au maréchal Ney, que Napoléon chargea de continuer le mouvement sur Berlin. Ney, battu à son tour à Dennewitz, se replia. Napoléon ne se décourage ni ne s’émeut. Trompé dans tous ses efforts pour reporter la lutte sur l’Oder et sur ses affluents, décidé à se maintenir sur l’Elbe, il cherche, à force d’activité et d’énergie, à ne pas se laisser déborder. De tous les généraux ennemis, Blücher est celui dont les succès sont les plus marqués, les progrès les plus rapides ; il se jette de nouveau sur lui et le fait fuir jusqu’en Silésie. La grande armée des coalisés, ralliée à Tœplitz, profite encore une fois de son éloignement pour sortir de la Bohême et tenter un nouvel effort sur Dresde ; l’Empereur accourt et la repousse au delà des montagnes qu’elle vient de franchir. Blücher reparaît sur la Sprée ; Napoléon court à lui et le met en fuite une troisième fois. Victoires inutiles ! Pendant que l’Empereur défend ainsi l’Elbe supérieur contre deux armées, fortes ensemble de plus de 300,000 hommes, dont les attaques se succèdent sans relâche et qui, toujours battues, ne sont jamais lassées, sa gauche est tout à coup forcée par Bernadotte, qui, après avoir repoussé Ney jusque sous les murs de Torgau, a franchi le fleuve au-dessus et au-dessous de Wittemberg et percé enfin cette ligne de l’Elbe derrière laquelle il n’existe plus, comme barrière sérieuse de la France, que la seule ligne du Rhin. Napoléon sent que Dresde ne peut plus rester le centre et la base de ses opérations ; mais il ne veut quitter cette position que pour frapper un coup de la plus grande audace, pour tenter un effort digne de son génie. Plus de cent lieues séparent encore les armées coalisées de la frontière française ; on ne compte, au contraire, que cinq jours de marche entre Dresde et Berlin ; c’est sur Berlin qu’il va marcher, Berlin, dépôt général des ressources matérielles de la Prusse, foyer du travail insurrectionnel qui agite depuis quelque temps toutes les populations allemandes, centre d’où partent l’impulsion, les ordres pour la défense des provinces prussiennes, et que le mouvement de Bernadotte sur l’Elbe a laissé à découvert. Maître de cette capitale, il y établira son quartier général, il en fera la base de nouvelles opérations dont le champ, reporté ainsi à plus de quarante lieues au nord de sa ligne actuelle, placera le théâtre de la guerre entre l’Elbe et l’Oder, fleuves dont il domine le cours et les principaux passages par une double ligne de places fortes pourvues de garnisons nombreuses et de magasins amplement fournis : Torgau, Wittemberg, Magdebourg et Hambourg, sur l’Elbe ; Glogau, Custrin et Stettin, sur l’Oder. Napoléon n’ignore pas les efforts des souverains coalisés pour détacher de la France les puissances secondaires placées entre l’Elbe et le Rhin ; le roi de Bavière les lui a fait connaître, en ajoutant qu’il a personnellement repoussé toutes les ouvertures des Alliés, même leurs menaces, mais qu’il n’ose répondre de pouvoir longtemps maîtriser les passions qui entraînent son peuple et son armée à vouloir se soulever contre la puissance française. Toutefois. il suffit que la Bavière reste encore fidèle pendant quelques semaines, pour que l’occupation de Berlin et de nouveaux succès maintiennent ce royaume dans notre alliance. Réunissant aussitôt toutes ses troupes et laissant au maréchal Saint-Cyr le soin de défendre encore une fois Dresde, où restent les malades et les blessés, Napoléon descend la rive gauche de l’Elbe dans le but de donner le change à l’ennemi. Arrivé à quelques lieues au delà de Torgau, à Düben, il se dirige vers Wittemberg pour y passer l’Elbe et marcher directement sur Berlin. Déjà plusieurs divisions de l’armée avaient atteint Wittemberg et détruit les ponts de l’ennemi, à Dessau, lorsqu’une lettre du roi de Wurtemberg annonce à l’Empereur que la Bavière vient de changer subitement de parti, et que, sans déclaration de guerre contre la France, l’armée bavaroise, cantonnée sur les bords de l’Inn, s’est réunie à l’armée autrichienne et ne forme plus qu’un seul camp avec celle-ci ; que ces deux armées, fortes ensemble de 80,000 hommes, placés sous le commandement du général bavarois de Wrède, marchent sur le Rhin ; que lui-même n’a pu résister à la contrainte de forces aussi considérables, et qu’il a dû y joindre son propre contingent ; enfin, que bientôt Mayence sera probablement cernée par cent mille soldats coalisés.

Ces nouvelles, qui ne tardent pas à se répandre parmi le haut état-major impérial, permettaient difficilement à Napoléon de persister dans le vaste plan de campagne dont il commençait l’exécution ; autour de lui, d’ailleurs, il ne voit qu’abattement et inquiétude ; on y murmure, on se récrie contre sa marche sur Berlin, qui peut compromettre la retraite de l’armée et laisser la France exposée aux insultes de l’ennemi ; on se plaint de voir les guerres succéder aux guerres, les campagnes aux campagnes, les batailles aux batailles, sans obtenir jamais un résultat certain, sans apercevoir une limite à ces luttes sans cesse renaissantes. Napoléon arrête donc son mouvement sur la capitale de la Prusse, et, prenant une direction opposée, il traverse la Moldau et vient prendre position à Leipsick. « La fatigue, le découragement, gagnaient le plus grand nombre, a-t-il dit en parlant de cette époque de sa vie ; mes lieutenants devenaient mous, gauches, maladroits, et conséquemment malheureux. Les hauts généraux n’en voulaient plus : je les avais gorgés de trop de considération, de trop d’honneurs, de trop de richesses ; ils avaient bu à la coupe des jouissances... Je voyais donc arriver l’heure décisive. L’étoile pâlissait. Je sentais les rênes m’échapper et je n’y pouvais rien. Un coup de tonnerre pouvait seul nous sauver. »

Ce coup de tonnerre fut la bataille de Leipsick ; mais, au lieu de relever sa fortune, il en précipita la chute.

Les Alliés, que Bernadotte conseillait depuis la retraite de Russie et qu’il dirigeait depuis la mort de Moreau, suivirent Napoléon dans sa marche sur Leipsick. Bernadotte, à la tête des 70,000 hommes composant l’armée du Nord, arrivait sur ce champ de bataille à la suite de Ney, qu’il ne cessait de pousser devant lui. Blücher, après s’être mis en communication avec le prince royal de Suède, appuyait le mouvement de ce dernier avec les 90,000 hommes de l’armée de Silésie ; Schwartzenberg, conduisant les 140,000 soldats qui composaient l’armée de Bohême, s’y rendait de son côté par la rive gauche de l’Elbe, en réglant sa marche sur celle de Napoléon depuis sa sortie de Dresde ; enfin, le général Beningsen, accouru, du fond de la Pologne, avec 60,000 hommes, dernier ban de la Russie, et parmi lesquels figuraient des Tartares et des Baskirs armés d’arcs et de flèches, devait déboucher à son tour de la Bohême, à la suite de Schwartzenberg, et prendre également, à Leipsick, sa place de combat. Ces forces réunies présentaient un total de 360,000 soldats.

Deux mois et demi auparavant, lors de la rupture du congrès de Prague, Napoléon avait divisé son armée en quatorze corps : six de ces corps se trouvaient maintenant ou détruits ou renfermés dans des places fortes : le 1er, commandé par Vandamme, détruit en partie à Kulm, ne présentait plus que des débris qui formaient la garnison de Dresde avec le 14e corps, sous le commandement du maréchal Gouvion Saint-Cyr ; le 9e, composé de Bavarois, était dans les rangs ennemis ; le 10e, commandé par Rapp, se trouvait enfermé dans Dantzick ; le 12e, confié au maréchal Oudinot, était anéanti ; enfin, le 13e, commandé par le maréchal Davoust, occupait Hambourg, Lubeck et quelques places sur le bas Elbe. Restait les 2e, 3e, 4e, 5e, 6e, 7e, 8e et 11e corps, commandés par les maréchaux Victor et Ney, les généraux Bertrand et Lauriston, le maréchal Marmont, le général Régnier, le prince Poniatowski et le maréchal Macdonald. Ces huit corps, en y ajoutant les troupes de la garde impériale et la cavalerie, présentaient un effectif de 175,000 combattants.

Les masses qui allaient s’entre-choquer s’élevaient donc à plus d’un demi-million d’hommes, dont la furie devait encore se trouver secondée par le feu de près de 3,000 pièces de canon. Les Alliés étaient un peu plus de deux contre un.

Les Allemands ont donne à ce terrible choc le nom de bataille des Nations ; tous les peuples de l’Europe, moins les Anglais et les Espagnols, s’y trouvaient, en effet, représentés ; le sang de tous y coula. Il n’y eut pas, d’ailleurs, qu’une seule rencontre ; ce furent trois batailles différentes, livrées successivement les 16, 18 et 19 octobre, sur une surface de moins de trois lieues carrées. La lutte, le dernier jour, fut, à la vérité, moins un combat qu’un affreux massacre et une déroute.

Ce fut le 16, vers les neuf heures du matin, à deux lieues et demie au sud de Leipsick, que se firent entendre les premiers coups de canon ; ils partaient d’une batterie de 200 pièces, établie en face du plateau de Wachau, position occupée par le centre de nos troupes. 140,000 soldats, sous les ordres du prince de Schwartzenberg, appuyaient cette artillerie. Les divisions françaises placées sur ce point comptaient à peine 70,000 combattants. Le premier effort des masses ennemies fit d’abord perdre du terrain à nos soldats ; mais bientôt Napoléon accourt, ordonne de nouvelles dispositions, rétablit le combat et chasse les Alliés du plateau. Ceux-ci, grâce à leur supériorité numérique, qui leur permet de remplacer incessamment leurs troupes fatiguées par des troupes fraîches, essayent, à six fois différentes, de reprendre la position ; ils sont repoussés six fois. Enfin, à cinq heures du soir, ils abandonnent la lutte après des pertes énormes, et s’éloignent en couvrant leur retraite par le feu répété de leur nombreuse artillerie. Murat et le prince Poniatowski venaient de contribuer puissamment à ce succès ; l’Empereur récompensa le prince polonais en l’élevant, le soir même, sur le champ de bataille, à la dignité de maréchal. Le village de Wachau, dont la possession avait joué un grand rôle dans les efforts des deux partis, donna son nom à cette première journée.

Pendant que la lutte était ainsi engagée au sud de Leipsick avec Schwartzenberg, Blücher, vers le milieu du jour, avait débouché au nord de la ville avec les 90,000 hommes de l’armée de Silésie. Mais, contenu par Ney et par Marmont, il dut s’arrêter au delà de la petite rivière de la Partha.

Le lendemain, 17, dans la matinée, Bernadotte et ses 70,000 hommes vinrent renforcer Blücher. Ces deux généraux, une fois réunis, franchirent la Partha et se mirent en communication avec Schwartzenberg et avec Beningsen, qui venait d’arriver à son tour, par la route de Dresde, sur les positions occupées par le généralissime autrichien. Tandis que ces quatre armées opéraient leur jonction et que leurs chefs concertaient une attaque en masse pour le jour suivant, Napoléon essayait de négocier un armistice. La bataille de Wachau était, à ses yeux, une victoire assez signalée pour lui permettre d’offrir la paix sans que cette démarche parût dictée par la nécessité. Parmi les prisonniers faits la veille, se trouvait le général autrichien comte de Merfeld ; l’Empereur lui donna la liberté, en le chargeant d’aller déclarer, en son nom, aux souverains alliés, qu’il était prêt à souscrire aux conditions qu’il avait repoussées lors des négociations précédentes. Mais la journée de Wachau, par les pertes mêmes qu’elle venait de coûter aux princes coalisés, avait augmenté leur irritation : plus Napoléon s’était montré terrible, plus ils s’animaient à sa ruine. Cette ruine, un nouveau combat pouvait suffire à la décider ; non-seulement ils avaient maintenant, par la réunion de toutes leurs forces, une supériorité assez considérable pour écraser nos troupes, mais ils savaient encore que nos munitions commençaient à s’épuiser ; la désertion des corps saxons et wurtembergeois, restés dans nos rangs, leur était promise, en outre, pour le lendemain ; enfin, une négociation, entamée depuis plusieurs mois, venait de mettre dans leurs intérêts, par l’espoir d’une paix séparée, cet insensé et malheureux Murat, dont le courage s’était déployé si brillamment contre eux dans la bataille de la veille, et qui, deux ans plus tard, devait voir finir si tragiquement son rêve de royauté napolitaine. Les Alliés répondirent à la démarche pacifique de Napoléon en se disposant à une lutte décisive pour le jour suivant, 18 octobre.

Les forces que Napoléon pouvait opposer aux armées réunies de Schwartzenberg, Bernadotte, Blücher et Beningsen, s’élevaient à environ 115,000 hommes ; il les concentra au sud et à l’est de la ville. À neuf heures, l’attaque commença. Les Alliés, serrés en masse, au nombre de 530,000 combattants, formaient un immense demi-cercle, ayant sur son front une ligne de 1,500 pièces d’artillerie, et appuyant ses deux extrémités sur la Pleiss et la Partha. Quelque manœuvre que voulût tenter Napoléon, il venait se heurter contre une ligne forte partout et partout impénétrable. Le but des Alliés était moins d’emporter Leipsick que d’y enfermer l’armée française et de déborder sa gauche et sa droite de manière à couper sa route de retraite. Bien qu’il fut réduit à se battre un contre trois, Napoléon fit face sur tous les points. Les régiments opposés aux deux corps de Bernadotte et de Blücher se battirent entre autres, dès le début, avec une telle vigueur, que ces deux généraux, dont l’artillerie, d’ailleurs, était peu nombreuse, furent obligés de plier ; nos soldats, redoublant d’énergie, s’élancèrent la baïonnette en avant ; mais, au moment où, se précipitant au pas de course sur les masses placées devant eux, ils croient saisir la victoire, un vide soudain se fait au centre de leur ligne : 12,000 hommes d’infanterie saxonne, 10 escadrons de cavalerie wurtembergeoise, ayant avec eux 40 pièces de canon, qui combattaient et tiraient pour nous quelques minutes auparavant, passent aux Prussiens et aux Suédois, ainsi qu’ils l’avaient promis, se retournent, font feu et chargent immédiatement contre nous.

Nos régiments, un instant ébranlés par cette infâme désertion accomplie en plein combat, parviennent cependant à se reformer. Napoléon, averti de cette trahison, accourt avec la moitié de sa garde ; il repousse les Saxons et les Suédois, et les chasse de leurs positions. Les colonnes de Schwartzenberg et de Beningsen, malgré de prodigieux efforts, viennent également se briser contre les divisions françaises placées devant elles. Vers les quatre heures, l’ennemi, découragé, fait un mouvement rétrograde sur toute sa ligne, et va prendre ses bivacs en arrière des positions qu’il a vainement essayé d’enlever. Dans cette seconde journée, dite de la Partha, notre armée réussit à garder le champ de bataille.

Napoléon, le soir de cette seconde rencontre, loin de songer à la retraite, prenait, au contraire, des dispositions nouvelles pour le lendemain, lorsque les commandants de l’artillerie vinrent lui annoncer que les munitions allaient manquer. Deux cent vingt mille coups de canon, tirés depuis trois jours, avaient épuisé les réserves ; le matin, il en existait encore cent dix mille ; mais quatre-vingt-quinze mille coups ayant été dépensés dans la journée, il n’en restait plus que quinze mille, c’est-à-dire un nombre à peine suffisant pour alimenter le feu pendant deux heures. L’Empereur dut se résoudre à quitter Leipsick ; et cependant, en prolongeant sa résistance vingt-quatre heures, peut-être contraignait-il les souverains de se séparer : leurs soldats, réunis depuis deux jours, au nombre de près de 340,000 hommes, sur un terrain ruiné par nos troupes, manquaient complétement de vivres ; de sourdes dissensions, résultat de rivalités que l’insuccès des deux derniers jours avait encore irritées, allaient, en outre, éclater entre les différents généraux en chef. Nais, ainsi que l’a dit Napoléon, l’étoile pâlissait ; tout nous devenait contraire.

La nuit fut employée à disposer la retraite. Le 19 au matin, Napoléon, après avoir présidé au défilé de ses têtes de colonne, se rendit chez le roi de Saxe, venu de Dresde avec l’armée, et que jetait dans un désespoir profond la déloyale conduite de ses troupes. Après une assez courte visite, l’Empereur le quitta en lui conseillant de céder, comme les rois de Bavière et de Wurtemberg, aux passions de son peuple, d’abandonner, comme eux, son alliance, et de traiter à son tour avec les coalisés. À ce moment, une vive fusillade se faisait entendre dans toutes les directions. C’étaient les Alliés, qui, instruits de notre mouvement rétrograde, essayaient de pénétrer dans Leipsick et de s’emparer des portes. Les corps désignés pour quitter la ville les derniers, rangés à l’entrée des faubourgs, en défendaient vigoureusement l’approche. Cependant la retraite continuait, mais lentement, par suite des difficultés de la route, espèce de défilé long de près de trois quarts de lieue, encombré de chevaux morts et de voitures brisées, et qui, courant, à partir des murs de Leipsick, au milieu de marais formés par la Pleiss et par l’Elster, traversait cinq ou six ponts, dont le plus considérable, jeté sur le principal bras de l’Elster, était le pont dit du Moulin. Bientôt Napoléon franchit à son tour ce pont, qu’il avait fait miner ; il s’y arrêta quelques instants et recommanda, dans les termes les plus exprès, au colonel du génie de Montfort, chargé de garder la mine, de n’y faire mettre le feu que lorsque le corps du maréchal Oudinot serait passé. Ce corps devait fermer la retraite ; mais, soit qu’un malentendu eût fait intervertir les ordres de départ, soit plutôt que ce corps se trouvât moins engagé que les 7e, 8e et 11e, toujours est-il qu’il évacua la ville avant ceux-ci. Quand Oudinot eut franchi le pont du Moulin, le colonel de Montfort, croyant le mouvement de retraite à sa fin, laissa la garde de la mine à un sous-officier de sapeurs et courut au maréchal pour lui demander ses derniers ordres. Cette démarche prit à peine quelques minutes ; le colonel revenait à son poste, et il n’en était plus qu’à une faible distance, lorsqu’une explosion terrible ébranle le sol sous ses pas : la mine venait d’éclater, le pont était détruit. Une courte interruption dans le passage de nos régiments et la présence inopinée, à l’entrée du pont, de plusieurs détachements de tirailleurs russes, qui s’étaient glissés le long des rives de l’Elster, avaient fait penser au sous-officier de sapeurs que toutes nos troupes avaient évacué la ville, que l’ennemi se jetait à leur poursuite, et que le moment de couper la route était arrivé. Voilà la vérité sur la destruction du pont de Leipsick, si diversement interprétée, destruction que quelques récits ont attribuée à la coupable négligence du colonel de Montfort, et qui fut seulement causée par l’erreur d’un subalterne placé sous les ordres de ce loyal officier.

Cependant les 7e, 8e et 11e corps, commandés par Régnier, Poniatowski et Macdonald, ayant avec eux 200 pièces de canon, étaient encore dans la ville, soutenant les efforts des Alliés ; toute retraite leur était fermée. Le combat dut continuer sur les boulevards, dans les rues, dans les maisons. Leipsick, encombré de morts et de mourants, ne tarda pas à présenter une horrible scène de désordre. Des édifices entiers sont abattus par le canon ; on se bat au milieu des décombres. Vainement les Français luttent en soldats qui n’attendent aucun quartier ; les masses qu’ils ont devant eux, incessamment poussées par d’autres colonnes qui pénètrent dans la ville par trois portes différentes, les accablent sous leur nombre. Des hommes isolés sont massacrés de sang-froid jusque sous les yeux des souverains alliés, qui venaient d’entrer à Leipsick après avoir donné l’ordre d’arrêter le vieux et noble roi de Saxe, coupable, à leurs yeux, d’une fidélité trop obstinée à la cause de Napoléon. Le carnage dura jusqu’à midi. Tous ceux qui ne tombèrent pas sous le plomb et la mitraille de l’ennemi, ou qui ne périrent pas égorgés, furent faits prisonniers. Quelques-uns essayèrent d’échapper en franchissant la Pleiss et l’Elster. La première de ces rivières n’opposa aux fuyards que peu d’obstacles ; mais la seconde, dont le lit, encaissé et bourbeux, a ses rives en quelque sorte coupées à pic, engloutit le plus grand nombre des fugitifs. Le maréchal prince Poniatowski fut une de ces victimes. Poursuivi par des cavaliers russes qui l’entourèrent à différentes reprises, et se frayant, chaque fois, un chemin à coups de sabre, il atteignit enfin l’Elster, et y lança son cheval ; mais, arrivé à l’autre bord, ce fut vainement qu’il essaya de gravir la berge ; le courant l’emporta. Le maréchal Macdonald, plus heureux, parvint à gagner la rive.

Du demi-million d’hommes engagés sous les murs de Leipsick, le quart, 125,000 environ, périrent durant les trois jours de cette effroyable lutte. Les calculs les plus certains portent la perte des Français à 50,000 hommes, tant tués que prisonniers. Nous citerons, parmi les morts, le maréchal Poniatowski, les généraux de division Vial, Rochambeau et Delmas ; parmi les blessés, les maréchaux Ney et Marmont, les généraux de division Compans, Latour-Maubourg, Maison et Friedrich ; parmi les prisonniers, les généraux en chef Lauriston et Régnier, les généraux de division Charpentier, Rotnietzki (Polonais), Krasinzki (Polonais), Hochberg (Badois), et le prince Émile de Hesse-Darmstadt. La perte des coalisés fut encore plus considérable : elle ne fut pas moindre de 85,000 hommes, tués ou blessés. Ce chiffre s’explique par la rapidité et la justesse des coups de nos artilleurs, et par la profondeur des colonnes que leurs boulets venaient labourer. Les Autrichiens eurent 4 feld-maréchaux-lieutenants et 500 officiers de grades supérieurs tués ou blessés ; les Russes comptèrent 2 lieutenants généraux et 4 généraux-majors tués, 5 généraux-majors blessés ; la perte des Prussiens, en officiers généraux, ne fut pas moins considérable.

La puissance de Napoléon, déjà fortement ébranlée par la fatale retraite de Russie, reçut un coup mortel à Leipsick. C’était, en moins de quatorze mois, la troisième armée qui fondait, pour ainsi dire, en ses mains. L’effet politique de ce dernier désastre ne fut pas moins funeste que son résultat matériel. La défection gagna tous les alliés qui pouvaient nous rester encore. L’Europe entière s’ébranla contre la France. De tous les intérêts que l’Empire avait blessés, ou que la révolution avait meurtris, un seul, l’intérêt des Bourbons, ne se montra nulle part. Les princes de cette famille, oubliés de la France et de l’Europe, se bornaient à faire, pour le triomphe des coalisés, des vœux qui n’étaient ni écoutés ni entendus. Voici ce qu’écrivait, à l’occasion du désastre de Leipsick, un des principaux hôtes du château d’Hartwell, le duc de Croï-d’Havré :

« Voilà une affaire dont les conséquences peuvent être majeures. C’est bien le cas de crier : Vive le roi ! Le roi y a été très-sensible. Ah ! si les puissances voulaient se rappeler ce cri tout français, en ajoutant au souligné[19] le nom de Louis XVIII, tout serait bientôt terminé ; car cette victoire de Leipsick est le coup de cloche de l’agonie de Bonaparte, et un second doit l’achever. »

Triste condition des princes de la maison de Bourbon ! Les désastres de nos armées pouvaient seuls exciter leurs joies, et la marche victorieuse de l’ennemi sur nos frontières était leur seule espérance !

Napoléon, en quittant Leipsick, avait porté son quartier général à Erfurth, où il espérait s’arrêter. Mais il devait recueillir cette « moisson de vengeances » que prévoyait le prince Eugène quatre ans auparavant, à l’occasion des humiliations infligées aux peuples de la Confédération germanique. Les populations allemandes, en effet, se levaient, s’armaient en masse, entraînant contre la France leurs propres souverains. Obligé par cette insurrection générale, et par l’immense supériorité numérique des forces attachées à sa poursuite, d’aller abriter les restes de son armée derrière le Rhin, Napoléon continua son mouvement de retraite sur Mayence, par Fulde et par Hanau. Le 29, à une faible distance de cette dernière ville, la tête de la première colonne entrait dans un bois qui en couvre les approches, lorsqu’une fusillade assez vive annonce que ce bois est gardé. Quelques officiers s’avancent à la découverte : 55,000 Bavarois, nos alliés la veille, conduits par le général de Wrède, et ayant leur front protégé par 80 bouches à feu, étaient rangés en bataille au delà du bois et nous barraient le chemin. À cette nouvelle, un seul cri s’échappe de toutes les bouches : Tout est perdu ! nous sommes coupés ! Les débris composant l’armée se trouvaient, à la vérité, dans un tel état d’épuisement et de désordre, que la moindre lutte devait sembler un effort impossible. Le plus grand nombre des fantassins avaient jeté leurs fusils ; la plupart des cavaliers avaient à peine gardé leurs sabres ; les soldats ne marchaient plus par détachements, mais pêle-mêle, sans chefs, par troupes nombreuses où toutes les armes et tous les corps étaient confondus. Au milieu de cette masse d’hommes exténués de fatigue ou de besoin, et démoralisés, les bataillons et les escadrons de la garde conservaient seuls une apparence d’organisation. Enfin l’Empereur arrive ; il interroge plusieurs généraux arrêtés à l’entrée du bois ; ces mots sont leur unique réponse : « Il n’y a plus de ressources ; nous sommes coupés ! » La consternation est sur tous les visages, le désespoir dans tous les cœurs. Napoléon, conservant son sang-froid, s’efforce de ranimer les courages et donne des ordres ; de nouveaux officiers vont reconnaître la position ; leurs rapports annoncent qu’il faut renoncer à forcer le passage. L’Empereur fait appeler le général Drouot et le charge de visiter les lieux à son tour. Drouot revient, et dit qu’avec 50 bouches à feu et deux bataillons de la vieille garde il se fait fort d’ouvrir le chemin. L’Empereur se rend avec lui sur le terrain et s’avance devant le front des Bavarois, au milieu d’une grêle de balles et de boulets. Drouot le supplie de se retirer, de ne pas compromettre inutilement sa vie. « Mais il faut bien que je voie moi-même la position de l’ennemi, répond Napoléon. — Ayez confiance en moi, Sire, réplique Drouot ; je vous promets d’ouvrir le passage avec 50 bouches à feu. — Comment les placerez-vous ? » Drouot explique les dispositions qu’il compte prendre ; l’Empereur les approuve, et se retire pour activer l’arrivée de l’artillerie. À une heure de l’après-midi, 3 premières pièces sont amenées à Drouot ; d’autres suivent ; enfin, vers les trois heures, 50 bouches à feu se trouvent en batterie. Jusque-là, Drouot s’était borné à canonner les Bavarois de loin, sans sortir en plaine, et sous la protection du bois ; il porte alors ses 50 pièces en avant, mais sans montrer la moindre force pour les appuyer. La cavalerie ennemie, ainsi qu’il l’avait prévu, ne tarde pas à se rassembler en masse pour enlever cette batterie formidable que pas un seul détachement de troupe n’appuie et où se trouvent un certain nombre de pièces de 12, dont les boulets font d’énormes trouées dans les rangs bavarois ; quand Drouot voit cette cavalerie s’ébranler, il fait charger tous ses canons à mitraille et défend de tirer avant qu’elle soit à quarante pas ; les artilleurs obéissent ; les canons se taisent ; la cavalerie bavaroise s’avance. Au signal de Drouot, les 50 pièces font feu et foudroient l’ennemi. Napoléon lance aussitôt la cavalerie de sa garde sur cette masse de chevaux et d’hommes abattus, ou à demi broyés par la mitraille ; d’autres détachements suivent, achèvent la destruction de la cavalerie bavaroise, sabrent et, culbutent les carrés d’infanterie chargés de la soutenir. Drouot porte alors ses 50 pièces encore plus avant dans la plaine, et redoublant son feu, il force bientôt l’ennemi à se retirer en désordre. Ce général et son artillerie venaient de sauver l’armée ; ses débris purent continuer leur retraite. Le lendemain de cette victoire, la dernière que nous ayons gagnée de l’autre côté du Rhin, nos troupes arrivèrent à Francfort ; le 2 novembre, elles entraient à Mayence ; le Rhin était franchi.

On porte à 270,000 le nombre des soldats français, vieilles bandes ou nouvelles levées, qui, depuis le mois de mars précédent, avaient passé ce fleuve pour former, avec 50,000 hommes recueillis par Eugène de Beauharnais après la retraite de Russie, les deux armées qui firent la double campagne de 1813, la campagne qui précéda l’armistice de Plesswitz et celle qui suivit !a rupture du congrès de Prague. De ces 300,000 Français, 40,000 environ rentrèrent alors à Mayence, et restèrent, pour la plus grande partie, dans les hôpitaux de cette ville, qui devint leur tombeau ; 130 ou 140,000 étaient morts ou prisonniers ; le reste formait les garnisons de Zamosc, Modlin, Dantzick, Glogau, Custrin, Stettin, Dresde, Torgau, Wittemberg, Magdebourg, Hambourg, Lubeck, etc.

Un mot sur ces garnisons : Napoléon les avait formées dans l’intérêt de ses manœuvres entre l’Elbe et la Vistule, lorsqu’il croyait pouvoir maintenir la guerre entre ces deux fleuves ; elles devinrent sans but après le désastre de Leipsick ; malheureusement l’Empereur se trouva débordé si vite, la désertion de ses alliés, ainsi que le soulèvement des populations, se produisit d’une façon si générale et si soudaine ; ses communications avec les provinces qu’il était successivement forcé d’abandonner furent si promptement et si complétement interrompues ; enfin, son mouvement de retraite sur le Rhin fut si rapide, qu’il n’eut pas le temps de les rappeler. On a dit que quelques ordres, dans ce but, avaient été expédiés ; mais, soit qu’on les ait livrés, soit plutôt qu’ils aient été interceptés par l’ennemi, aucun de ces ordres ne parvint. Ce furent 150,000 hommes environ, toute une nombreuse armée, que la France perdit entièrement pour sa lutte contre l’invasion. Quelques-unes de ces garnisons tenaient encore au mois d’avril 1814.

30,000 hommes, entre autres, étaient restés à Dresde sous les ordres de Gouvion Saint-Cyr. Les instructions que l’Empereur, lors de son mouvement sur Düben, avait laissées à ce maréchal, lui enjoignaient de tenir ses troupes en mouvement sur les deux rives de l’Elbe. Le 16 octobre, Saint-Cyr, entendant la canonnade de la première journée de Leipsick[20], donna au général Bonnet l’ordre de se préparer à enlever, le lendemain, une partie du corps allié resté en observation devant la place, et de marcher ensuite, à la tête de 15,000 hommes dans la direction de Leipsick. Le 17, Bonnet prit le commandement des divisions Razout, Claparède et Mouton-Duvernet, et sortit de ses lignes ; ses dispositions étaient faites et il allait attaquer, lorsque le maréchal arriva sur le terrain et arrêta le mouvement. À quelques jours de là, lorsque la nouvelle du désastre de Leipsick et de la retraite de l’Empereur parvint à nos garnisons de l’Elbe, le comte de Narbonne, gouverneur de Torgau, le général Brun de Villeret, commandant les troupes, et le général Bernard, aide de camp de l’Empereur, que ses blessures avaient obligé de s’enfermer dans cette place, firent proposer au maréchal Saint-Cyr de prendre l’initiative d’un grand mouvement qui pouvait assurer le salut de toutes les troupes enfermées dans les places de cette ligne ; il s’agissait, pour le maréchal, de sortir de Dresde avec son corps d’armée, de descendre l’Elbe, de rallier les garnisons de Torgau, Wittemberg, Magdebourg et Hambourg, et de ramener en France, par le Hanovre et par la Hollande, cette masse de forces s’élevant ensemble à plus de 80,000 hommes. Qui saurait dire les résultats de cette opération sur les événements de 1814, si elle s’était réalisée ? Ce mouvement se trouvait implicitement indiqué dans quelques-uns des ordres adressés, depuis Düben, par l’Empereur, aux généraux enfermés dans les places de l’Elbe ; Saint-Cyr ne refusa pas de l’exécuter ; mais, au lieu de prendre rapidement son parti, il fit demander aux trois généraux, par son chef d’état-major, d’inutiles états de situation. Le 5 novembre, son irrésolution parut cependant cesser : le comte de Lobau reçut l’ordre de sortir de Dresde avec un nouveau corps de 15,000 hommes, et de marcher sur Torgau. Cette sortie était insuffisante ; le maréchal ne se décidait qu’à demi ; d’ailleurs, il était trop tard : non-seulement l’ennemi avait considérablement augmenté les troupes chargées du blocus de chaque place ; mais la population s’était levée en masse, et à chaque pas il fallait combattre. Lobau, après s’être avancé jusqu’à Drachenberg, dut se replier sur Dresde. La position du maréchal, à la suite de cette tentative incomplète, devint difficile : enfermé dans une ville mal fortifiée, au milieu d’habitants dont l’attitude se montrait chaque jour plus menaçante, dépourvu de vivres, sans munitions, il fut bientôt forcé d’écouter les propositions des généraux alliés qui le bloquaient dans Dresde. En pareille situation, des armées autrichiennes s’étaient plus d’une fois rendues prisonnières. Saint-Cyr ne pouvait accepter cette honte. Il consentit à sortir de Dresde, mais à la condition que toutes les troupes composant la garnison seraient ramenées en France. Cette capitulation, acceptée et signée par le général autrichien Kleineau et par le général russe Tolstoï, fut odieusement violée. Lorsque Saint-Cyr et ses régiments, au nombre de près de 50,000 hommes, après avoir déposé les armes, se furent avancés de quelques marches vers le Rhin, le généralissime autrichien Schwartzenberg déclara le maréchal et ses soldats prisonniers de guerre. À six semaines de là, la garnison de Dantzick devait se trouver victime de la même perfidie. Disons-le bien haut, à l’honneur de la France et à la honte de ses ennemis : il n’était pas une seule place forte du continent européen qui, depuis vingt ans, ne fût tombée au pouvoir des généraux de la République ou de l’Empire ; toutes les capitulations avaient été religieusement observées. On ne pourrait pas citer, dans l’histoire des longues et sanglantes guerres que nous eûmes à soutenir durant cette période, un seul exemple de la déloyauté dont firent preuve les coalisés pour les troupes capitulées de Dresde et de Dantzick.

Parti de Mayence le 7 novembre, Napoléon arriva le 9 à Saint-Cloud, et, le 14, il reçut aux Tuileries tous les corps constitués. Voici ses premiers mots au Sénat :

« Toute l’Europe marchait avec nous il y a un an ; toute l’Europe marche aujourd’hui contre nous : c’est que l’opinion du monde est faite par la France ou par l’Angleterre. »

Il était difficile de résumer la situation politique du moment en moins de mots et avec plus de justesse. Le lendemain 15, le Sénat reprenait son travail habituel, et formulait, en Sénatus-Consultes, les ordres que lui portèrent les ministres de l’Empereur. Un premier Sénatus-Consulte mit à la disposition du gouvernement 300,000 conscrits, pris dans les classes des années XI, XII, XIII et XIV de la République, 1806 et années suivantes, jusques et y compris 1814. Les hommes mariés étaient exempts de cette levée. Cinq semaines auparavant, le 9 octobre, le Sénat avait déjà décrété un appel de 280,000 conscrits, dont 120,000 devaient être pris sur les classes de 1814 et années antérieures, et 160,000 sur la classe de l815 ; les départements sur lesquels avait pesé une levée spéciale, décrétée le 24 août précédent, pour l’armée d’Espagne, étaient exempts, ainsi que les hommes mariés. Ces différents décrets appelaient, en réalité, sous les armes tous les hommes valides et disponibles, sans exception, qui pouvaient rester en France. On calcula qu’ils atteindraient même les hommes âgés de trente-trois ans. Ces appels sans mesure n’avaient probablement pour but que d’effrayer l’ennemi, en exagérant à ses yeux la puissance et les ressources militaires de la France ; car ils dépassaient évidemment les forces de la population, que ses précédents sacrifices avaient presque épuisée, et qui ne renfermait plus un nombre de célibataires suffisant pour fournir le chiffre de conscrits fixé par le Sénat ; aussi ce chiffre fut-il loin de se trouver rempli. La seule énonciation du total des différentes levées de conscrits décrétées en 1813 suffit pour faire comprendre cette impuissance : elles s’élèvent toutes ensemble, pour cette seule année, à 1,140,000 hommes[21].

Un second Sénatus-Consulte du même jour (15 novembre) prorogeait, pour la session du Corps législatif, fixée au mois de décembre suivant, les pouvoirs des membres composant la Série dont le mandat expirait le 1er janvier 1814 ; il supprimait ensuite le droit qu’avait ce corps politique de présenter les candidats parmi lesquels son président devait être choisi, et déférait directement cette nomination à l’Empereur, sans l’astreindre à prendre le titulaire dans le sein de l’Assemblée. En exigeant du Sénat ce dernier Sénatus-Consulte, Napoléon poursuivait un double but : éviter l’excitation publique que pouvaient faire naître, en un pareil moment, de nouvelles nominations ; et mettre dans ses mains la direction effective du Corps législatif. La faculté d’imposer ainsi à cette Assemblée un président qui lui était étranger violait une disposition formelle de la Constitution ; le ministre de la justice fut chargé de justifier ce nouvel empiétement du pouvoir impérial.

Ce ministre était un homme jeune encore et qui devait son élévation rapide à l’affection de Cambacérès, à la faiblesse de Napoléon pour les noms de l’ancien régime, et à une exaltation monarchique qui s’était manifestée par des brochures où il proclamait le despotisme pur comme le régime politique le plus désirable et le meilleur système de gouvernement. Maître des requêtes, conseiller d’État, comte, puis ministre de la justice, en quelques années, M. Molé, dans cette occasion, donna une preuve curieuse de cette servilité intrépide qui fit la fortune d’un grand nombre de serviteurs alors fort dévoués de l’Empire, mais qui ne fut pas sans influence sur la chute du souverain ; voici le motif sur lequel il insista :

« Il peut arriver que les hommes portés sur la liste des candidats, quelque honorables et distingués qu’ils soient par leurs lumières, n’aient jamais été connus de l’Empereur...

Or il est, dans le palais, des étiquettes, des formes, qu’il est convenable de connaître, et qui, faute d’être bien connues, peuvent donner lieu à des méprises, à des lenteurs que les corps interprètent toujours mal. Tout cela est évité par la mesure que nous proposons. »

La mesure, nous l’avons dit, fut adoptée ; on viola la Constitution dans la crainte que les candidats du Corps législatif ne possédassent pas assez parfaitement la science de l’étiquette. Voilà où en étaient venus, dans les derniers jours de l’Empire, les ministres de Napoléon et le Sénat ! Disons-le toutefois : au milieu de cet abaissement moral où il avait réduit les pouvoirs et les hommes dont il était entouré, et qui fut une des causes les plus actives de sa chute, Napoléon se maintenait national et grand. Depuis plusieurs années, il tenait en réserve, dans les caves des Tuileries, une partie des contributions de guerre que, dans ses jours de victoires, il avait frappées sur l’ennemi ; on le vit alors consacrer aux dépenses publiques ce trésor dont il ne devait compte à personne. Quelques jours après son retour de Leipsick, il y puisait 30 millions, qu’il versait dans les caisses de la trésorerie nationale[22].

Ce premier secours permit de faire immédiatement de nombreuses demandes aux dépôts de remontes, aux fonderies, aux manufactures d’armes, aux ateliers d’habillement. Des conseils d’administration, des conseils de guerre et de finances, se succédaient d’heure en heure aux Tuileries. Ce que Napoléon n’avait pu faire le jour, il le faisait la nuit. Aucune mesure ne restait en souffrance, aucune décision n’attendait. Il conduisait avec la même activité la formation de nouveaux corps de troupes, la réorganisation de tous les services à l’intérieur, et les négociations alors ouvertes avec les coalisés.

Ceux-ci, depuis vingt ans, n’étaient pas habitués à vaincre. Le choc de Leipsick, malgré l’importance de ses résultats, laissait leurs généraux incertains sur l’issue d’une invasion qui porterait la guerre, non plus au milieu de populations foulées longtemps par la conquête française, heureuses d’en être délivrées, et accueillant les soldats alliés comme des libérateurs, mais au centre même de la redoutable puissance de Napoléon, au cœur des provinces d’où s’étaient élancées, depuis 1792, ces nombreuses armées si longtemps victorieuses sur tous les champs de bataille de l’Europe. Si les Alliés avaient osé pénétrer en France à la suite de l’Empereur, peut-être seraient-ils entrés dans Paris avec son arrière-garde ; car rien n’était préparé pour la résistance aux premiers jours de novembre 1813. Napoléon, d’ailleurs, rentrait à peu près seul ; les armées assurément ne lui manquaient pas ; outre deux armées en Espagne et une armée en Italie, il avait plus de 150,000 hommes dispersés sur les côtes de la Hollande, en Allemagne, en Prusse, jusqu’au fond de la Pologne, dont ils occupaient les places fortes. On peut dire que, à cette date, les troupes françaises étaient partout, excepté en France. Or toutes ces forces se trouvaient entièrement perdues pour la défense du sol national, et il fallait du temps pour lever, pour organiser de nouveaux soldats ! Heureusement l’aspect seul de nos frontières militaires intimida les coalisés ; arrivées au Rhin, leurs têtes de colonnes, étonnées de leur succès, s’arrêtèrent.

Ce fut dans ce premier instant de crainte et d’hésitation que M. de Saint-Aignan, ministre de France près la cour de Weimar, enlevé de son poste par une bande de partisans, se vit amené au quartier général des coalisés. La liberté lui fut sur-le-champ rendue ; on le renvoyait en France. Le départ de cet agent diplomatique parut à M. de Metternich une occasion favorable pour transmettre au gouvernement impérial de nouvelles propositions d’accommodement ; il lui donna rendez-vous à Francfort, et, là, lui dicta une note qui obtint l’approbation unanime des chefs politiques et militaires de la coalition, même celle de lord Aberdeen, ambassadeur anglais à Vienne, que sa cour venait d’accréditer auprès du grand quartier général allié. Cette note, que M. de Saint-Aignan fut chargé de remettre directement à Napoléon, était datée de Francfort, 9 novembre, et portait :

« Que les puissances coalisées étaient engagées par des liens indissolubles qui faisaient leur force, et dont elles ne dévieraient jamais ;

Que les engagements réciproques qu’elles avaient contractés leur avaient fait prendre la résolution de ne faire qu’une paix générale ;

Que, lors du congrès de Prague, on avait pu penser à une paix continentale, parce que les circonstances n’auraient pas donné le temps de s’entendre pour traiter autrement mais que, depuis, les intentions de toutes les puissances et celles de l’Angleterre étaient connues : qu’ainsi il était inutile de penser soit à un armistice, soit à une négociation qui n’aurait pas, pour premier principe, une paix générale.

Que les souverains coalisés étaient unanimement d’accord sur la puissance et la prépondérance que la France devait conserver dans son intégrité, et en se renfermant dans ses limites naturelles, qui sont : le rhin, les alpes et les pyrénées ;

Que le principe de l’indépendance de l’Allemagne était une condition sine qua non ; qu’ainsi la France devait renoncer, non pas à l’influence que tout grand État exerce nécessairement sur un État de force inférieure, mais à toute souveraineté sur l’Allemagne ; que d’ailleurs c’était un principe que Sa Majesté avait posé elle-même en disant qu’il était convenable que les grandes puissances fussent séparées par des États plus faibles ;

Que, du côté des Pyrénées, l’indépendance de l’Espagne et le rétablissement de l’ancienne dynastie étaient également une condition sine qua non ;

Qu’en Italie, l’Autriche devait avoir une frontière qui serait un objet de négociation ; que le Piémont offrait plusieurs lignes que l’on pourrait discuter, ainsi que l’État de l’Italie, pourvu, toutefois, qu’elle fût, comme l’Allemagne, gouvernée d’une manière indépendante de la France ou de toute autre puissance prépondérante ;

Que, de même, l’État de la Hollande serait un objet de négociation, en partant toujours du principe qu’elle devait être indépendante ;

Que l’Angleterre était prête à faire les plus grands sacrifices pour la paix, fondée sur ces bases, et à reconnaître la liberté du commerce et de la navigation à laquelle la France a droit de prétendre ;

Que, si ces principes d’une pacification générale étaient agréés par Sa Majesté, on pourrait neutraliser sur la rive droite du Rhin tel lieu qu’elle jugerait convenable où les plénipotentiaires de toutes les puissances belligérantes se rendraient sur-le-champ sans cependant que les négociations suspendissent le cours des opérations militaires. »

Ces bases n’étaient plus celles du mois de juillet précédent. À Prague, lorsque, campé à Dresde et maître de toute la ligne de l’Elbe, Napoléon commandait à plus de 200,000 soldats, on lui laissait toutes les conquêtes de la République et la plus grande partie des agrandissements territoriaux décrétés par l’Empire. À Francfort, les conditions s’étaient amoindries en proportion de sa fortune ; rejeté au delà du Rhin, on ne lui accordait plus que les frontières naturelles ; encore ne lui donnait-on même pas la certitude que, en acceptant ces bases, il préserverait la France de l’invasion, puisque « les opérations militaires devaient continuer nonobstant les négociations. »

Si l’on songe que, au moment où M. de Saint-Aignan remit à l’Empereur ce dur ultimatum, la Hollande restait encore tout entière dans ses mains, que l’Italie, également intacte, était, en outre, gardée par une armée nombreuse, on comprendra la grandeur de l’effort que Napoléon dut s’imposer pour lire cette note jusqu’au bout. Il fit plus : il y répondit. M. de Saint-Aignan était arrivé à Paris le 14 novembre au matin ; le surlendemain 16, le duc de Bassano, ministre des affaires étrangères, annonça à M. de Metternich que l’Empereur faisait choix de la ville de Manheim pour la réunion du congrès proposé par les souverains ; qu’il y serait représenté par le duc de Vicence, et que ce plénipotentiaire s’y rendrait aussitôt qu’on lui aurait fait connaître le jour indiqué pour l’ouverture des conférences. Cette réponse, nous devons le faire remarquer, gardait le silence le plus absolu sur les bases indiquées par les coalisés. Le ministre autrichien la soumit aux souverains ainsi qu’à leurs ministres, et répondit, le 25, au duc de Bassano : « que les Alliés acceptaient la ville de Manheim pour lieu de réunion, et qu’ils seraient prêts à entrer en négociation dès qu’ils auraient la certitude que S. M. l’Empereur des Français admettait les bases générales et sommaires indiquées à M. de Saint-Aignan, bases dont la lettre de M. de Bassano ne faisait aucune mention. » Le 2 décembre, le duc de Vicence, qui venait de remplacer M. de Bassano au ministère des relations extérieures, répondit, au nom de Napoléon, que l’Empereur adhérait aux bases générales et sommaires proposées. Le 10, M. de Metternich répliqua que cette adhésion avait été accueillie avec la plus vive satisfaction par les souverains de Russie, de Prusse et d’Autriche ; « mais, ajoutait ce ministre, il est nécessaire que ce consentement soit communiqué à tous les alliés de ces monarques ; immédiatement après la réception de toutes les réponses, les conférences pourront s’ouvrir. »

Si, au commencement de cette négociation, dans le but surtout d’éloigner le moment de l’entrée des Alliés sur notre territoire et de gagner du temps pour préparer ses moyens de défense, Napoléon avait volontairement retardé les préliminaires en évitant de se prononcer sur les bases posées par les Alliés, ceux-ci, à leur tour, semblaient bien moins pressés, comme on le voit, de donner suite à leurs propositions du 9 novembre. C’était le 2 décembre que Napoléon y avait adhéré ; à sept semaines de là, les Alliés n’avaient pas encore fixé le jour où pourraient se réunir les plénipotentiaires. Cette lenteur des ministres de la coalition à ouvrir les conférences dont eux-mêmes avaient pris l’initiative tenait à plusieurs causes : d’abord, à une succession de faits politiques et militaires que nous aurons à énumérer ; ensuite, au refus formel de l’Angleterre d’accéder à l’arrangement proposé.

Lord Aberdeen s’était empressé d’envoyer à sa cour une copie de la note remise à M. de Saint-Aignan. La lecture de ce document causa le plus vif mécontentement au Cabinet anglais, et le ministre spécialement chargé de la direction des affaires étrangères, lord Castlereagh, se hâta d’enjoindre à lord Aberdeen de remettre sur-le-champ aux Alliés une protestation énergique contre les bases de pacification arrêtées à Francfort. La dépêche qui accompagnait cet ordre met en pleine lumière les motifs secrets de cette guerre implacable, acharnée, sans trêve, que, depuis vingt-deux ans, l’Angleterre entretenait contre la France ; elle éclaire tous les actes de sa politique envers la République et l’Empire, et peut faire pressentir quelques-unes des transactions qui devaient être arrêtées après la lutte. Cette dépêche, datée du 13 novembre 1813, contient, entre autres passages, la déclaration suivante :

« Je dois particulièrement vous recommander de fixer votre attention sur Anvers. La destruction de cet arsenal est essentielle à notre sûreté. Le laisser entre les mains de la France, c’est nous imposer la nécessité d’un état de guerre perpétuel. Après tout ce que nous avons fait pour le continent, nos alliés nous doivent et se doivent à eux-mêmes d’éteindre cette source féconde de périls pour eux comme pour nous. Nous ne voulons pas imposer à la France des conditions déshonorantes comme le serait la délimitation du nombre de ses vaisseaux : mais il ne faut pas la laisser en possession d’Anvers. C’est là un point que, vous devez considérer comme essentiel par-dessus tous les autres en ce qui concerne les intérêts britanniques[23]. »

Non-seulement cette formelle opposition de la Puissance que ses subsides constituaient le trésorier de la coalition suffisait pour arrêter l’ouverture des conférences indiquées à Manheim, mais une suite d’événements graves survenus pendant les mois de novembre et de décembre venait, en outre, d’apporter dans la situation de chaque parti de rapides changements qui devaient nécessairement modifier d’une manière notable les résolutions des Alliés. Ainsi Napoléon commençait à lutter contre des difficultés intérieures qui ne s’étaient jamais manifestées et qu’il n’avait jamais prévues, tandis que les Alliés, dont les forces grossissaient dans des proportions colossales, gagnaient un immense terrain : au nord, la Hollande venait d’accueillir Bulow et ses Prussiens comme des sauveurs, et proclamait son indépendance ; au midi, Wellington avait franchi les Pyrénées et envahissait les départements français limitrophes ; à l’est, Murat, trahissant ses devoirs les plus saints et ses véritables intérêts, traitait avec l’Autriche et s’apprêtait à s’unir à cette puissance pour conduire toutes les forces de son royaume contre le prince Eugène, qui déjà tenait tête à une armée autrichienne commandée par le général Bellegarde. En un mot, vers le milieu de décembre, les immenses frontières de l’empire se trouvaient menacées au centre et entamées à leurs deux extrémités, et le courage ainsi que l’assurance étaient revenus aux chefs de la coalition.

Napoléon, à son retour de Leipsick, avait d’abord fixé l’ouverture du Corps législatif au 2 décembre. L’espérance de pouvoir annoncer officiellement la réunion du congrès de Manheim, fit proroger cette solennité au 19 ; mais l’attente demeura vaine : un nouveau délai pouvait alarmer l’opinion ; la cérémonie eut lieu au jour indiqué. Napoléon s’y rendit avec la pompe habituelle, malgré un temps détestable, où nombre de gens virent un signe de sinistre augure ; le discours qu’il prononça contenait les passages suivants :

« Sénateurs, conseillers d’État, députés des départements au Corps législatif, d’éclatantes victoires ont illustré les armes françaises dans cette campagne ; des défections sans exemple ont rendu ces victoires inutiles : tout a tourné contre nous. La France même serait en danger sans l’énergie et l’union des Français.

Dans ces grandes circonstances, ma première pensée a été de vous appeler près de moi. Mon cœur a besoin de la présence et de l’affection de mes sujets.

Je n’ai jamais été séduit par la prospérité. L’adversité me trouverait au-dessus de ses atteintes.

J’ai plusieurs fois donné la paix aux nations lorsqu’elles avaient tout perdu. D’une part des conquêtes, j’ai élevé des trônes pour des rois qui m’ont abandonné.

J’avais conçu et exécuté de grands desseins pour la prospérité et pour le bonheur du monde !... Monarque et père, je sens ce que la paix ajoute à la sécurité du trône et à celle des familles. Des négociations ont été entamées avec les puissances coalisées. J’ai adhéré aux bases préliminaires qu’elles ont présentées. J’avais donc l’espoir qu’avant l’ouverture de cette session le congrès de Manheim serait réuni. Mais de nouveaux retards, qui ne peuvent être attribués à la France, ont différé ce moment, que presse le vœu du monde.

J’ai ordonné qu’on vous communiquât toutes les pièces originales qui se trouvent au portefeuille de mon département des affaires étrangères. Vous en prendrez connaissance par l’intermédiaire d’une commission. Les orateurs de mon conseil vous feront connaître ma volonté sur cet objet.

Rien ne s’oppose de ma part au rétablissement de la paix. Je connais et je partage tous les sentiments des Français : je dis des Français, parce qu’il n’en est aucun qui désirât la paix au prix de l’honneur.

C’est à regret que je demande à ce peuple généreux de nouveaux sacrifices ; mais ils sont demandés par ses plus nobles et ses plus chers intérêts. J’ai dû renforcer mes armées par de nombreuses levées : les nations ne traitent avec sécurité qu’en déployant toutes leurs forces.

Sénateurs, conseillers d’État, députés des départements au Corps législatif, vous êtes les organes naturels de ce trône : c’est à vous de donner l’exemple d’une énergie qui recommande notre génération aux générations futures. Qu’elles ne disent pas de nous : — Ils ont sacrifié les premiers intérêts du pays ! Ils ont reconnu les lois que l’Angleterre a cherché en vain, pendant quatre siècles, à imposer à la France !... »

Le surlendemain, 21, un décret autorisait le Sénat et le Corps législatif à nommer, chacun dans leur sein, une commission extraordinaire de cinq membres, les présidents non compris, qui prendraient connaissance des pièces relatives aux négociations entamées à Francfort. Le Sénat composa la sienne de MM. de Talleyrand, de Fontanes, de Saint-Marsan, Barbé-Marbois et du général Beurnonville ; la désignation se fit sans discussion. Il n’en fut pas de même dans le Corps législatif, où nombre de membres avalent pris la résolution de repousser inexorablement tous ceux de leurs collègues qui se trouvaient sous la dépendance directe du gouvernement ; aussi n’est-ce qu’après de nombreux tours de scrutin que sortirent enfin de l’urne les noms de MM. Raynouard, Lainé, Gallois, Flaugergues et Maine de Biran, qui représentaient non pas les passions ou les opinions politiques de cette Assemblée, car elle n’avait ni opinions ni passions de cette nature, mais les rancunes et les griefs de sa majorité. Le Corps législatif impérial offrait, dans son organisation, le spectacle étrange d’une Assemblée législative nombreuse dont les membres, choisis par un autre corps politique, par le Sénat, se réunissaient, chaque année, durant plusieurs mois, non pour proposer des mesures d’utilité publique, pour examiner ou pour débattre les propositions du gouvernement, mais pour voter silencieusement les seuls projets de loi qu’on daignait lui soumettre. Toute discussion y était interdite. Si un patriotisme véritable, si des sentiments généreux avaient animé la majorité de cette Assemblée, elle aurait nécessairement rencontré, dans les projets de loi plus ou moins oppressifs soumis à son vote, plus d’une occasion d’opposition ou de censure. Or, dans sa docilité infatigable aux volontés du Pouvoir, jamais son approbation la plus explicite n’avait manqué aux demandes qui lui étaient faites. Ce n’était donc pas de l’intolérable despotisme de l’Empire que se plaignait cette majorité : la position inférieure, le rôle effacé que lui assignaient la Constitution et l’Empereur, voilà ce qui la mécontentait.

Le 13 décembre 1808, quelques journaux, rapportant une réponse de l’Impératrice à nous ne savons quelle Adresse du Corps législatif, avaient mis ces paroles dans la bouche de Joséphine : ... « Le Corps législatif, qui représente la nation... » Le lendemain 14, le Moniteur contenait un article évidemment dicté par l’Empereur, et dans lequel on lisait :

« S. M. l’Impératrice n’a point dit cela : elle connaît trop bien nos constitutions ; elle sait trop bien que le premier représentant de la nation, c’est l’Empereur : car tout pouvoir vient de Dieu et de la nation.

Dans l’ordre de nos constitutions, après l’Empereur est le Sénat ; après le Sénat est le Conseil d’État ; après le Conseil d’État est le Corps législatif ; après le Corps législatif viennent chaque tribunal et fonctionnaire public, dans l’ordre de ses attributions.

... Ce serait une prétention chimérique et même criminelle que de vouloir représenter la nation avant l’Empereur.

Le Corps législatif, improprement appelé de ce nom, devrait être appelé conseil législatif, puisqu’il n’a pas la faculté de faire des lois, n’en ayant pas la proposition...

Dans l’ordre de notre hiérarchie constitutionnelle... le conseil législatif a seulement le quatrième rang.

Tout rentrerait dans le désordre, si d’autres idées constitutionnelles venaient pervertir les idées de nos constitutions monarchiques. »

Le Corps législatif ressentit profondément la dureté de ce commentaire, impérieux jusqu’à l’offense ; tant qu’il dut rester dans son rôle de muet, il se contint. Une occasion lui était enfin offerte de parler, il s’empressa de la saisir et de venger son injure. La mission qu’il entendit donner à ses cinq commissaires avait donc moins pour objet de plaider la cause de la liberté violée que de répondre au commentateur hautain du 14 décembre 1808 ; et il ne fallut rien de moins que les prodigieux événements des trois mois qui suivirent, et que nul homme assurément ne prévoyait encore, pour donner aux rancunes de cette Assemblée l’importance d’un fait politique considérable.

Les commissaires du Corps législatif n’avaient pas encore commencé leur travail, que la commission du Sénat avait déjà terminé le sien ; son rapport, confié à M. de Fontanes, fut suivi d’une Adresse laudative, obséquieuse comme toujours, et dont nous citerons le dernier paragraphe :

« La paix est le vœu de la France et le besoin de l’humanité. Si l’ennemi persiste dans son refus, eh bien, nous combattrons pour la patrie entre les tombeaux de nos pères et les berceaux de nos enfants ! »

Les commissaires du Corps législatif se livrèrent à l’examen des documents diplomatiques mis sous leurs yeux par le comte d’Hauterive, avec l’ardeur inquiète, irritée, de gens que l’on a longtemps tenus à très-grande distance, et dont on est forcé de solliciter l’approbation et l’appui. Une discussion s’éleva, dans une des séances, entre M. Flaugergues et le duc de Massa (Régnier) qui, nommé président du Corps législatif, bien qu’il n’en fût pas membre, faisait partie de la commission : « Ce que vous demandez, dit le duc de Massa au commissaire, est contraire à la Constitution. — Non, répondit M. Flaugergues, et il n’y a d’inconstitutionnel ici que vos fonctions et votre présence. — Il faut relever le Corps législatif si longtemps déprimé ! » s’écria plusieurs fois M. Lainé dans le cours de cette conférence.

La première réunion des commissaires avait eu lieu le 24, cinq jours après l’ouverture de la session ; le 28, ils firent leur rapport au Corps législatif. Après avoir exposé, dans tous leurs détails, les correspondances échangées entre M. de Metternich et les ministres de l’Empereur à la suite de la note apportée par M. de Saint-Aignan, les commissaires poursuivaient en ces termes :

« Comme le Corps législatif attend de sa commission des réflexions propres à préparer une réponse digne de la nation française et de l’Empereur, nous nous permettrons de vous exposer quelques-uns de nos sentiments.

Le premier est celui de la reconnaissance pour une communication qui appelle en ce moment le Corps législatif à prendre connaissance des intérêts politiques de l’État. On éprouve ensuite un sentiment d’espérance, au milieu des désastres de la guerre, en voyant les rois et les nations prononcer à l’envi le nom de paix. Les déclarations solennelles et réitérées des puissances belligérantes s’accordent, en effet, messieurs, avec le vœu universel de l’Europe pour la paix, avec le vœu si généralement exprimé autour de chacun de nous dans son département, et dont le Corps législatif est l’organe naturel.

... Cette paix, qui peut donc en retarder les bienfaits ? Les puissances coalisées rendent à l’Empereur l’éclatant témoignage qu’il a adopté les bases essentielles au rétablissement de l’équilibre et de la tranquillité de l’Europe. Nous avons pour premiers garants de ses desseins pacifiques, et cette adversité, conseil véridique des rois, et le besoin des peuples hautement exprimé, et l’intérêt même de la couronne.

... D’après les lois, c’est au gouvernement à proposer les moyens qu’il croira les plus prompts et les plus sûrs pour repousser l’ennemi et asseoir la paix sur des bases durables. Ces moyens seront efficaces, si les Français sont persuadés que le gouvernement n’aspire plus qu’à la gloire de la paix ; ils le seront, si les Français sont convaincus que leur sang ne sera plus versé que pour défendre une patrie et des lois protectrices. Mais ces mots consolateurs de paix et de patrie retentiraient en vain si l’on ne garantit les institutions qui promettent les bienfaits de l’une et de l’autre.

Il paraît donc indispensable à votre commission qu’en même temps que le gouvernement proposera les mesures les plus promptes pour la sûreté de l’État, Sa Majesté soit suppliée de maintenir l’entière et constante exécution des lois qui garantissent aux Français les droits de la liberté, de la sûreté, de la propriété, et à la nation le libre exercice de ses droits politiques. Cette garantie a paru à votre commission le plus efficace moyen de rendre aux Français l’énergie nécessaire à leur propre défense.

Ces idées ont été suggérées à votre commission par le désir et le besoin de lier intimement le trône et la nation, afin de réunir leurs efforts contre l’anarchie, l’arbitraire et les ennemis de notre patrie.

... Si la première pensée de Sa Majesté, en de grandes circonstance,a été d’appeler autour du trône les députés de la nation, leur premier devoir n’est-il pas de répondre dignement à cette convocation en portant au monarque la vérité et le vœu du peuple pour la paix ? »

Si les commissaires du Corps législatif, dans leur rapport, sollicitaient une garantie pour le libre exercice des droits politiques promis par les constitutions, s’ils invoquaient l’exécution des lois auxquelles la sûreté des biens et la liberté des personnes étaient confiées, ils ne mettaient pas une moindre insistance, comme on le voit, à opposer la nation au trône, et à se poser comme les organes naturels, comme les députés de cette nation. Assurément, quand on songe au despotisme du régime impérial, il est impossible de ne pas reconnaître que jamais réclamations ne furent plus légitimes, ni langage plus modéré. Le moment, toutefois, était-il bien choisi pour ces plaintes ? L’Empereur demandait au Corps législatif de l’aider à repousser l’invasion étrangère, à sauver l’indépendance nationale, et ses commissaires répondaient par une pétition de prérogatives et de principes ! Les préoccupations constitutionnelles de M. Lainé et de ses collègues, si humbles, si dociles jusque-là, étaient d’autant plus inopportunes, qu’à ce moment-là même on venait d’apprendre à Paris l’invasion de la Suisse par 100,000 soldats aux ordres du généralissime Schwartzenberg, ainsi que leur marche sur notre extrême frontière. Toute opposition, toute discussion, devaient cesser à cette seule nouvelle ; et, loin de mettre des conditions au concours du Corps législatif, de créer ainsi au chef du gouvernement des embarras inattendus, les commissaires de cette Assemblée auraient dû voiler la statue de la Liberté, si l’Empire l’avait laissée debout. Les républiques antiques, dans ces moments suprêmes, plaçaient toutes les lois sous la sauvegarde d’une dictature.

Le rapport de la commission, discuté en comité secret les 29 et 30 décembre, fut adopté, après un débat assez vif, par 233 voix contre 21. La Chambre en ordonna immédiatement l’impression au nombre de six exemplaires pour chacun de ses membres. Mais Napoléon, dès qu’il connut ce vote, voulut dérober aux puissances alliées les termes et la portée de cette protestation : il en fit arrêter l’impression, les formes furent détruites, tous les exemplaires déjà tirés furent saisis, la salle des séances fut fermée, et, le lendemain, un décret ajourna le Corps législatif sous prétexte de laisser à des élections nouvelles le soin de compléter la Série dont les pouvoirs expirés avaient été prorogés par le Sénatus-Consulte du 15 novembre.

La plupart des historiens, et Napoléon lui-même, dans le premier moment de son irritation, ont signalé le rapport des cinq comme le résultat de l’influence anglaise ou d’une complicité bourbonienne. M. Lainé était de Bordeaux ; ce député, quelques jours avant l’ouverture du Corps législatif, avait reçu la visite de son compatriote, le comte Lynch, maire de cette ville, accouru à Paris « pour mettre son dévouement et celui de ses administrés aux pieds de son auguste souverain. » Bordeaux est la première ville qui se soit livrée aux Anglais et déclarée pour les Bourbons ; le comte Lynch accepta un rôle de complice dans cet événement. On a conclu du rapprochement de tous ces faits que M. Lainé, dans la commission comme au sein de l’Assemblée, avait nécessairement été un instrument de l’Angleterre et de la dynastie exilée. Cependant les écrivains royalistes les mieux informés ne font ni à M. Lainé, ni à aucun autre membre du Corps législatif, l’injure de les glorifier de cette trahison ; il est même certain qu’au mois de décembre 1813 il n’existait pas au sein de tous les pouvoirs politiques de l’Empire un seul homme qui entrevît la restauration prochaine de la maison de Bourbon. Les Alliés, s’ils venaient de pénétrer en Suisse, n’avaient pas encore franchi la frontière ; il y a plus, ils consentaient ostensiblement à traiter. En admettant même qu’ils ne fussent pas de bonne foi, en supposant que déjà l’empereur de Russie et le roi de Prusse eussent la pensée de remplacer Napoléon et sa famille par l’ancienne dynastie, supposition inadmissible, ainsi que les faits ne tarderont pas à le prouver, toujours est-il qu’ils n’auraient assurément pas admis dans la confidence de leurs desseins M. Lainé, alors homme politique obscur, ni les 223 membres qui approuvèrent son rapport. Comme nous l’avons dit, il ne fallut rien de moins que les fautes et les malheurs des trois mois qui suivirent, pour donner à cet acte de rancune étroite et d’aveugle taquinerie le caractère d’une manifestation contre-révolutionnaire.

La prorogation du Corps législatif vint clore l’année 1813. Cette Assemblée avait toujours vécu silencieuse et inaperçue ; la suspension de ses séances eut également lieu sans bruit. L’attention publique était alors exclusivement absorbée par les préparatifs de défense qui avaient lieu sur tous les points du territoire, et par les mouvements des coalisés.
  1. Marie-Joséphine-Louise de Savoie, née à Turin le 2 septembre 1753, et mariée le 14 mai 1771.
  2. Depuis comte et pair de France.
  3. Les deux frères étaient positivement séparés. Lucien s’était retiré, dès 1804, dans les États de l’Église : or le pape venait d’être enlevé de sa capitale et transféré en France ; Rome allait devenir le simple chef-lieu d’un département francais. Résolu à ne pas résider dans les États de son frère, Lucien s’était embarqué pour les États-Unis, à bord d’un navire napolitain que les Anglais ne tardèrent pas à capturer et qu’ils conduisirent à Malte.
  4. Mémoires et souvenirs du comte Stanislas de Girardin.
  5. Mémoires d’un ministre du Trésor, t. III.
  6. Allusion à un bruit que firent alors courir les partisans de l’ancienne royauté, et qui fut renouvelé par leurs adversaires, neuf ans plus tard, en 1820, à l’occasion de la naissance du duc de Bordeaux. On racontait que Marie-Louise était accouchée d’une fille à laquelle on avait substitué un enfant mâle né dans la même nuit, et également fils de Napoléon.
  7. Comte Mollien. Mémoires d’un ministre du Trésor, t. III.
  8. Un sénatus-consulte du 13 mars 1813 avait divisé la garde nationale de l’Empire en premier ban, second ban et arrière-ban. Le premier ban se composait de tous les hommes de vingt à vingt-six ans qui, appartenant aux six dernières classes de la conscription mises en activité, n’avaient pas été appelés à l’armée active. Ce ban ne devait pas sortir du territoire de l’Empire. À la vérité, ce territoire comprenait, à cette époque, une moitié de l’Italie, la Savoie, une partie de la Suisse, toute la rive gauche du Rhin, la Belgique, la Hollande et de nombreux territoires en Allemagne ; il s’étendait des bouches de l’Elbe à celles du Tibre.
  9. Les gardes d’honneur devaient s’habiller, s’équiper et se monter à leurs frais ; ils avaient la solde des chasseurs à cheval de la garde. Ces gardes, après douze mois de service dans leurs régiments, obtenaient le grade de sous-lieutenant. — « Lorsque, après la campagne, ajoute le décret d’institution, il sera procédé à la formation de quatre compagnies de gardes du corps, une partie de ces compagnies sera choisie parmi les gardes d’honneur qui se seront le plus distingués. »
  10. Comte Mollien. Mémoires d’un ministre du Trésor.
  11. Petite ville de la Silésie, à douze lieues de Breslau.
  12. Récits de Sainte-Hélène, par le comte de Montholon. — Les Mémoires tirés des papiers d’un homme d’État (le prince de Hardenberg), dont la rédaction est attribuée au baron de Stein, un des principaux ministres de la coalition, contiennent, sur cette entrevue, des détails presque semblables à ceux donnés par Napoléon, et que M. de Hardenberg tenait probablement de M. de Metternich lui-même ; ils rapportent le mot jeté à ce dernier : « Mais combien l’Angleterre vous offre-t-elle donc ? » à peu près dans les mêmes termes. Puis, ils ajoutent :
    « Ce dernier mot échappé, un profond silence régna de nouveau. Dans la colère qui l’animait, Napoléon avait laissé tomber son chapeau ; le ministre autrichien l’eût respectueusement relevé en tout autre moment ; il ne le fit pas alors ; et l’Empereur le repoussa sans le fouler aux pieds, comme il avait fait à Erfurth, dans son audience particulière au baron de Vincent. Le calme se rétablit enfin dans son esprit irrité ; des formes plus affectueuses succédèrent à cet instant d’orage : on y répondit avec une politesse froide, et, en congédiant ce ministre, Napoléon lui laissa entrevoir l’intention de traiter généreusement son maître. Le comte de Metternich ne partit cependant pas sur-le-champ ; il fallait régler ce qui avait trait au congrès.
  13. Mémoires de Napoléon, t. II.
  14. Joseph Bonaparte et Bernadotte avaient épousé les deux sœurs.
  15. « Au comte Mollien, ministre du Trésor. Donnez un million au prince de Ponte-Corto, sur la caisse de service ; cela sera ensuite régularisé.
    Saint-Cloud, 16 septembre 1810.
    « Napoléon »

    — « Au même. Je donne ordre que le million avancé par la caisse de service du Trésor public, au prince de Ponte-Corvo, soit remboursé par mon domaine extraordinaire, afin de terminer cette affaire.

    Fontainebleau, 24 octobre 1810.

    « Napoléon »
  16. On lit dans les Considérations sur la Révolution française, de madame de Staël :
    « Lorsqu’on vint annoncer à Bernadotte que les Français étaient entrés dans Moscou, les envoyés des puissances à Stockholm, alors réunis chez lui, étaient consternés ; lui seul déclara formellement qu’à dater de cet événement la campagne des vainqueurs était manquée. Et, s’adressant à l’envoyé de l’Autriche, dont les troupes, à cette époque, faisaient partie de l’armée de Napoléon : « Vous pouvez le mander à votre Empereur, lui dit-il ; Napoléon est perdu, bien que cette prise de Moscou semble le plus grand exploit de sa carrière militaire. » J’étais près de lui quand il s’exprima ainsi, et j’avoue que je ne croyais pas entièrement à ses prophéties. »
  17. Le camp retranché de Dresde enfermait dans ses lignes toute la partie de cette ville qui est assise sur la rive gauche de l’Elbe.
  18. Lettre datée de Hollendorf, le 28 août à huit heures et demie du soir.
  19. Vive le roi !
  20. Quelques personnes, s’appuyant de la distance qui sépare Leipsick de Dresde (18 à 20 lieues), ont soutenu qu’il était impossible d’entendre sur ce dernier point le bruit de l’artillerie de Leipsick. Cette opinion a sa cause sans doute dans des faits de répercussion empruntés à des batailles ordinaires ; mais celle de Leipsick fut tout exceptionnelle : c’est la seule bataille moderne, nous le croyons, où près d’un demi-million d’hommes et 3,000 pièces d’artillerie furent engagés. Au reste, le maréchal Saint-Cyr et plusieurs des généraux sous ses ordres ont affirmé avoir positivement entendu le canon.
  21. Les conscriptions décrétées par le Sénat, sous l’Empire, depuis le 2 vendémiaire an XIV (septembre 1805) jusques et y compris les derniers mois de 1813, s’élèvent en totalité à 2,103,000 conscrits. Mais nous devons faire observer que ces levées s’opéraient sur un territoire beaucoup plus étendu que celui de la France actuelle. La population de la France impériale, en 1812, présentait un total de près de 50,000,000 d’habitants, total dans lequel la France, telle qu’elle est aujourd’hui, n’entrait que pour un chiffre de 28,700,000 âmes.
  22. Les avances faites par Napoléon, sur son trésor particulier, pour les besoins généraux de l’État, dans les derniers mois de 1813 et les trois premiers mois de 1814, s’élevèrent à 244,164,500 francs. C’était la presque totalité du numéraire existant dans cette réserve.
  23. Recueil des correspondances et dépêches de lord Castelreagh, second marquis de Londonderry.