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Vaulabelle - Histoire des deux restaurations jusqu’à l’avènement de Louis-Philippe, tome 1/5

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CHAPITRE V


Manifestation royaliste à Troyes ; exécution du chevalier de Gouault. — État de l’opinion au mois de février 1814. — Conférence militaire de Lusigny. — Première reddition de Soissons ; réunion de tous les corps de l’armée de Blücher ; ce général s’avance une seconde fois sur Paris. — Napoléon quitte Troyes et marche sur la Marne pour arrêter le mouvement des Prussiens ; il arrive à la Ferté-sous-Jouarre. — Blücher met la Marne entre les Français et lui, et se retire sur l’Aisne ; Napoléon le poursuit ; seconde capitulation de Soissons ; Blücher se retire sur Laon. — Bataille de Craonne ; les Prussiens, maîtres de Laon, sont attaqués par Napoléon, qui se replie à son tour sur l’Aisne, occupe Soissons et chasse les Russes de Reims. — Second mouvement de Schwartzenberg sur Paris : Napoléon marche sur la Seine ; panique des souverains alliés ; ils rétrogradent encore au delà de Troyes. — Napoléon manœuvre pour opérer sur les derrières de l’ennemi ; bataille d’Arcis-sur-Aube. — Pointe de Napoléon sur Saint-Dizier ; décret de levée en masse ; nouveau plan de campagne. — Traité de Chaumont. — Congrès de Châtillon ; sa rupture. — Concentration de toutes les forces alliées à Châlons-sur-Marne ; elles se portent en masse sur Paris. Napoléon quitte Saint-Dizier, traverse Troyes, Sens, Fontainebleau, et arriva à cinq lieues de Paris, le 30 mars, à dix heures du soir.

Deux officiers d’origine française faisaient partie de l’état-major de l’empereur Alexandre : le comte de Rochechouart, émigré, et l’ex-adjudant général Rapatel, ancien aide de camp de Moreau. Pendant les seize à dix-huit jours qu’ils venaient de passer à Troyes, ces officiers s’étaient naturellement mis en rapport avec les rares habitants demeurés fidèles au culte de la vieille Monarchie ; dans leurs entretiens avec ceux-ci, tous deux témoignaient sans cesse leur étonnement du complet oubli où était tombée la cause de la royauté ; ils avaient pénétré jusqu’au centre de la France, disaient-ils, et pas un cri, pas un signe dans les villages ou dans les villes traversées par eux, n’avait annoncé qu’il existât encore des royalistes. Leurs auditeurs se récriaient ; ils répondaient que les royalistes étaient nombreux, mais que la crainte de se compromettre inutilement les empêchait de se montrer. Ces conversations, d’abord simples confidences, aboutirent à une démarche plus significative. Un ancien marquis, M. de Vidranges, se rendit auprès du prince de Wurtemberg, et lui demanda quelles étaient les intentions des Alliés à l’égard du rétablissement de la maison de Bourbon. Le prince s’excusa de répondre, et conseilla au marquis de s’adresser directement à Alexandre. Encouragé et soutenu par MM. de Rochechouart et Rapatel, exalté par la pensée d’une glorieuse initiative, M. de Vidranges parvint à entraîner quelques-uns de ses amis, et, tous ensemble, ils se rendirent solennellement chez le Tzar, que les sollicitations de ses deux officiers d’état-major avaient décidé à leur accorder une audience.

Ce fut le 11 février, à midi, que cette députation fut reçue ; elle se composait de huit personnes, dont voici les noms : marquis de Vidranges, chevalier de Gouault, Richemont, de Montaigu, Mangin de Salabert, Gaulon, Delacour-Bureau, et Picard, médecin. Les deux premiers étaient décorés de la croix de Saint-Louis ; tous avaient arboré la cocarde blanche ; M. de Vidranges porta la parole en ces termes :

« Sire, organes de la plupart des honnêtes gens de Troyes, nous venons mettre aux genoux de Votre Majesté Impériale l’hommage de notre humble respect, et la supplier d’agréer le vœu que nous formons tous pour le rétablissement de la maison royale de Bourbon sur le trône de France. »

Alexandre répondit qu’il voyait la députation avec plaisir ; mais la démarche de ses membres, disait-il, lui semblait un peu prématurée. « Les chances de la guerre sont incertaines, ajouta le Tzar, et je serais fâché de vous voir sacrifiés. »

Cette réponse n’était pas fort encourageante : le marquis de Vidranges le comprit. MM. de Rochechouart et Rapatel lui avaient annoncé le débarquement du comte d’Artois sur le continent, et l’arrivée de ce prince en Suisse. M. de Vidranges, en homme plus avisé que ses collègues, se donna la mission de porter au prince la nouvelle de leur tentative royaliste. M. de Gouault resta.

Vingt-cinq ans s’étaient écoulés depuis que la cocarde tricolore avait été substituée à la cocarde blanche : la croix de Saint-Louis avait disparu depuis vingt-trois ans. La population de Troyes, lorsqu’elle vit défiler au milieu des rues ces couleurs et ces insignes oubliés, n’éprouva d’abord qu’un sentiment de profonde surprise. Mais, lorsque les quelques habitants qui avaient connu l’ancien régime eurent expliqué la signification des croix et des cocardes, lorsqu’on apprit surtout la démarche de M. de Vidranges et de ses amis auprès du chef des coalisés, l’étonnement fit place à l’indignation : on oublia les royalistes ; on ne vit plus dans les membres de la députation que des ennemis et des traîtres. La colère fut si forte, que, le 24, quand Napoléon entra dans la ville, des cris de vengeance se mêlèrent aux acclamations qui partaient de toutes les bouches. L’Empereur dut céder au sentiment public. À peine descendu à son logement, il jeta ses gants sur une table, et, la cravache encore à la main, il ordonna la réunion d’un conseil de guerre où M. de Gouault seul parut. Condamné à mort, sa famille essaya de le sauver. Une demande en grâce fut remise, le lendemain matin du jugement, par M. de Mesgrigny, écuyer de service et compatriote du condamné. L’Empereur ordonna immédiatement de suspendre l’exécution ; mais, quand l’officier d’ordonnance porteur de l’ordre arriva, M. de Gouault venait d’être passé par les armes avec cet écriteau sur la poitrine : Traître à la patrie.

La manifestation du 11 février fut un acte de mouvement spontané, une tentative isolée. Aucun plan de restauration n’existait à cette date. Dans quelques salons de Paris, dans un petit nombre de châteaux de province, on commençait à regarder la chute de l’Empire comme un événement possible ; on échangeait des espérances encore vagues, on se cherchait pour obtenir des nouvelles ; mais on ne faisait rien au delà. Ce sont pourtant ces confidences à huis clos, ces visites inaperçues, que quelques écrivains, dupes de vanteries de châteaux ou de salons, n’ont pas craint de transformer en une vaste conspiration ayant son organisation, son mot d’ordre et ses chefs. C’est le sort de tous les gouvernements nouveaux d’avoir à subir la révélation improvisée d’une foule de dévouements avides qui ne se sont jamais montrés, d’une foule de services, taxés très-haut, qu’on ne leur a jamais rendus. Il suffit de quelques vanités cupides, donnant un appui mutuel à leurs mensonges, pour faire accepter certaines fables politiques comme autant de vérités hors de conteste. Résultat de manœuvres conçues, exécutées par quelques roués habiles, au moment même de son avénement, la Restauration, comme on le verra plus loin, ne fut l’œuvre d’aucun effort, le produit d’aucune combinaison préparés à l’avance par une opinion ou par un parti politique. Comme parti, les royalistes ne présentaient que des individualités cachées dans toutes les administrations publiques et locales, ou isolées dans leurs terres ; comme opinion, comme expression des sentiments ou des vœux d’une partie de la population, ils n’existaient plus. La population, considérée dans sa généralité, dans ses masses, se plaignait amèrement, sans doute, du régime économique et politique de l’Empire, de cette passion de conquêtes et de batailles qui avait poussé l’Empereur jusqu’aux limites de la Russie asiatique ; mais elle ne demandait ni ne désirait une contre-révolution. Loin de la, toute décimée, tout épuisée qu’elle était par les levées incessantes qui, durant vingt-deux ans de guerre, avaient alimenté les armées de la République et de l’Empire, elle soutint la cause de Napoléon, devenue, en face de l’ennemi, la cause nationale, jusqu’au dernier homme, pour ainsi dire, et jusqu’au dernier jour. Il n’est pas un seul des départements envahis par la coalition, dont les habitants n’aient pris les armes en grand nombre pour harceler les détachements alliés, pour enlever les convois et se mêler dans l’occasion avec nos soldats. Ce fut même l’héroïque patriotisme de certaines populations urbaines et de toute la population rurale des Vosges, de la Lorraine, de la Champagne et de la Bourgogne, qui dicta à Napoléon ses derniers décrets, qui inspira son dernier plan de campagne. Il attendit trop tard !

Ce dévouement des masses pour le gouvernement impérial, et le complet oubli où elles laissaient l’ancienne Monarchie, ainsi que ses princes, avaient vivement frappé les chefs des coalisés. En vain, renouvelant la tactique employée à une autre époque par d’autres coalitions contre un des souverains les plus illustres de l’ancienne Monarchie[1], ils déclaraient ne pas faire la guerre à la France, mais à Napoléon seul : pas un homme ne se rangeait de leur côté ; nulle part on ne se soulevait contre l’Empereur ; partout, au contraire, la population leur opposait la résistance la plus vive. Aussi les souverains avaient-ils repoussé toutes les ouvertures tendant à faire admettre à leur quartier général un des membres de la maison de Bourbon ; et, dans le Midi même, comme on le verra au chapitre suivant, Wellington, reprochant aux quelques royalistes qui, à Bordeaux, venaient de se déclarer pour l’ancienne famille royale, l’imprudence et la nullité de cette démonstration vaine, leur signifiait « qu’il dépasserait probablement la ligne de ses devoirs s’il prêtait à leur cause le moindre appui. » Il y a plus : les Alliés maintenaient le congrès de Châtillon, bien que le duc de Vicence eût formellement refusé, au nom de Napoléon, de consentir aux limites de 1789. « La Belgique ainsi que les départements de la rive gauche du Rhin, avait dit le duc, ayant été constitutionnellement déclarés partie intégrante du territoire français, et reconnus comme tels par tous les traités conclus depuis leur réunion, l’Empereur ne pouvait pas, de son autorité privée, accéder à cette clause. » Enfin, au moment même de la rentrée des Français dans Troyes, le généralissime Schwartzenberg négociait avec Napoléon une suspension d’armes.

Ces pourparlers, résultat de la proposition d’armistice faite huit jours auparavant, le 17, à Nangis, par le comte de Parr, furent sérieusement abordés, le 23, au hameau de Châtres, près Méry-sur-Seine, entre les quatre murs nus de la chaumière d’un charron où Napoléon venait de passer la nuit. Le négociateur, cette fois, était le prince de Wentzell-Lichtenstein, aide de camp du généralissime. Cet officier ne dissimula point la portée des derniers échecs subis par les Alliés ; il affirma que les souverains désiraient sincèrement une suspension d’armes, et que sa démarche était sérieuse. Napoléon se montra incrédule ; et, parlant de bruits qui se répandaient sur un nouveau système que l’on prêtait aux Alliés, il demanda s’il était vrai que la querelle eût changé de nature, et que ce fût à sa personne et à sa dynastie qu’en voulaient positivement les souverains ; en un mot, si l’Europe, conformément au plan favori de l’Angleterre, n’avait envahi la France que pour rétablir la famille de Bourbon. Le prince de Lichtenstein repoussa ces suppositions avec la plus grande vivacité. Napoléon, toutefois, insista, en appuyant ses doutes de plusieurs faits dont il venait de recevoir la nouvelle positive : la présence du duc d’Angoulême au quartier général des Anglais dans le Midi, le débarquement du duc de Berri à Jersey, dans le voisinage de nos provinces de l’Ouest, et l’arrivée du comte d’Artois sur notre frontière de la Suisse. « Cependant, ajouta l’Empereur, je ne saurais croire que mon beau-père puisse entrer dans de pareils projets, et qu’il veuille prêter son concours au renversement de sa fille et de son petit-fils. »

M. de Lichtenstein protesta de nouveau contre le projet d’une restauration de l’ancienne famille royale, ajoutant que, si les Bourbons avaient débarqué et si l’on tolérait leur présence à la suite des armées alliées, c’était uniquement comme moyen de guerre et dans le but d’opérer quelques diversions : « Mais il n’y a rien de sérieux dans tout cela, disait-il ; l’Autriche ne se prêtera jamais une combinaison hostile à l’existence politique de Votre Majesté et au maintien de sa dynastie ; ce que désirent les Alliés, c’est la paix ; la mission que je viens remplir, ajouta le prince en terminant, en est la preuve. »

Napoléon remit sa réponse au lendemain. Le 24, un nouvel aide de camp du généralissime autrichien se présenta et proposa, pour la réunion des généraux négociateurs de l’armistice, le village de Lusigny, à quelques lieues au delà de Troyes, à mi-chemin entre cette ville et Vandœuvres. Il ajouta que les commissaires nommés par les puissances étaient : le général Duca, pour l’Autriche ; le général Schouwaloff, pour la Russie, et le général Rauch, pour la Prusse. Napoléon, de son côté, désigna le général Flahaut, son aide de camp, qui partit pour Lusigny le jour même. La conférence fut immédiatement ouverte.

Ainsi deux négociations allaient se poursuivre parallèlement à quelques lieues seulement de distance. À Châtillon, les représentants de la diplomatie européenne essayaient vainement d’arriver à un traité de pacification générale ; à Lusigny, c’étaient les députés de chaque armée qui devaient discuter une suspension d’armes. La pensée des coalisés, à l’égard de cette dernière réunion, n’allait pas au delà d’un simple armistice. La question, réduite à ces termes, aurait été promptement résolue. Mais Napoléon espérait profiter de cette conférence de généraux pour faire accepter, par les chefs militaires de la coalition, des bases de pacification différentes de celles posées par ses diplomates. Pour lui, pas de paix possible, acceptable, sans Anvers et les côtes de la Belgique ; pour l’Angleterre, au contraire, pas de traité acceptable ni possible avec ces limites. L’Angleterre avait ses représentants à Châtillon ; aucun général ne stipulait ses intérêts spéciaux à Lusigny : la possession d’Ostende, d’Anvers et des bouches de l’Escaut, question toute politique, devait importer assez peu, d’ailleurs, à des généraux russes, autrichiens et prussiens. L’Empereur comptait sur cette double circonstance pour arriver à son but ; la proposition dont il avait chargé M. de Flahaut était formulée de manière à trancher la question sans cependant la poser en termes formels. Anvers se trouvait dans nos mains ; M. de Flahaut demanda que la ligne d’armistice s’étendit depuis cette place jusqu’à Lyon. Le plénipotentiaire autrichien consentait à discuter cette ligne ; les représentants de la Prusse et de la Russie admettaient le statu quo, en prenant pour base la position actuelle de chaque corps d’armée, mais rien de plus ; leurs ordres étaient formels : au reste, une proposition était faite ; ils allaient la soumettre à leurs souverains. En effet, le soir même, des courriers furent expédiés au quartier général. Cet incident suspendit la négociation au moment où le congrès de Châtillon interrompait lui-même ses protocoles sous prétexte d’attendre le résultat de la conférence militaire de Lusigny.

De son côté, Napoléon n’avait pas arrêté son mouvement ; il continuait à pousser les Alliés l’épée dans les reins, convaincu qu’une poursuite active, victorieuse, était le plus puissant argument qu’il pût fournir à M. de Flahaut. L’événement lui aurait sans doute donné raison, si Blücher n’était venu se jeter à la traverse.

Blücher, après la bataille de Vauxchamps, s’était retiré en désordre, comme nous l’avons dit, sur Châlons, fort incertain du parti qu’il devait adopter et très-inquiet des deux corps de Sacken et d’York. On sait que, battus trois jours avant lui, ces deux généraux s’étaient enfuis de Château-Thierry, dans la direction de l’Aisne. Arrêtés par cette rivière et poursuivis par le duc de Trévise, les régiments qu’York et Sacken avaient pu emmener auraient été achevés sous les murs de Soissons, si les portes et les ponts de cette place s’étaient fermés devant eux. Mais, au moment où ils se présentèrent devant la ville, elle venait de se rendre à plusieurs divisions russes et prussiennes, commandées par le général Woronzoff, et qui, après la conquête de la Belgique, avaient, à leur tour, franchi la frontière et marché sur l’Aisne en suivant la route de Vervins et de Laon. Soissons n’avait que quelques soldats pour garnison : son commandant, le général Rusca, n’hésita pourtant pas à se défendre ; il fut tué dès la première attaque ; sa mort livra la place aux nouveaux arrivants. Ceux-ci, quand ils aperçurent les fuyards de Château-Thierry, ouvrirent les portes de la ville, et y recueillirent ces débris. Une fois réunis, tous ces corps se mirent en marche pour rallier Blücher, qu’ils joignirent enfin à Châlons, après deux jours de recherche. Grâce à ces renforts, à quelques autres corps de troupes arrivées par la Lorraine, et à 9,000 hommes détachés du corps de Langeron, Blücher se vit bientôt à la tête de plus de 60,000 combattants. Informé du mouvement de retraite de Schwartzenberg, et croyant pouvoir le rejoindre en avant de Troyes, il se porta entre cette ville et Nogent, et se présenta à Méry-sur-Seine, le 22 février, au moment même où Napoléon, marchant à la poursuite de la grande armée alliée, y arrivait avec une partie seulement de ses forces. Ce fut cette rencontre inopinée qui amena la lutte dont nous avons parlé, lutte obstinée et sanglante, dans laquelle Blücher fut blessé, et où l’on vit nos conscrits, mettant à contribution toutes les boutiques de Méry pour fêter le mardi-gras, se battre à outrance, affublés de masques et d’habits de carnaval.

Napoléon n’apprit que beaucoup plus tard le nom du général ennemi qui était venu ainsi se heurter contre ses colonnes de marche. Blücher, en effet, n’avait pas persisté. Sa jonction avec les Autrichiens se trouvant manquée, il avait repassé l’Aube et gagné de nouveau le bassin de la Marne. Arrivé là il eut un moment d’hésitation. Le souvenir de la diversion que, dix jours auparavant, Schwartzenberg avait faite en sa faveur en marchant sur Paris, le décida : il voulut rendre aux Autrichiens le service qu’il en avait reçu. Une seconde fois, il descend la Marne sur les deux rives, et s’avance rapidement sur Paris. Les ducs de Raguse et de Trévise, chargés de la défense du cours inférieur de la Marne et du pays compris entre cette rivière et l’Aisne, étaient trop faibles pour arrêter ce nouvel effort des Prussiens : tous deux se retirèrent, disputant chaque position, et, le 24 février, ils se réunirent à la Ferté-sous-Jouarre, à sept lieues en avant de Meaux, à quinze lieues seulement de Paris.

Ce fut le 26 février, le lendemain de l’ouverture des conférences militaires de Lusigny, que Napoléon connut le mouvement de Blücher. Cette nouvelle changeait tous ses plans. Les Prussiens n’étaient plus qu’à deux journées de marche de la capitale de l’Empire ; il fallait la sauver. Le 27 au matin, il quitte Troyes, traverse dans la journée Arcis-sur-Aube, couche au petit village d’Herbisse, près de Fère-Champenoise, et, le 28, arrive à Sézanne, où il apprend que, l’avant-veille, Marmont et Mortier, forcés d’abandonner la Ferté-sous-Jouarre, se sont retirés sur Meaux. Des dépêches expédiées de Troyes lui annoncent en même temps que, profitant de son départ de cette ville, les Autrichiens ont repris l’offensive, et que, tandis qu’il court à la rencontre de Blücher, Schwartzenberg, à son tour, a rallié toutes ses forces entre Langres et Bar, et revient sur Paris.

L’énergie de Napoléon semble grandir avec le péril. Il ne désespère pas de tenir tête à l’un et à l’autre assaillant. Des deux généraux alliés, Blücher est celui dont les progrès menacent le plus immédiatement la capitale française ; l’Empereur continue de marcher sur lui, et, le 1er mars, il arrive à la Ferté-Gaucher. Là, il apprend que les ducs de Trévise et de Raguse tiennent encore en avant de Meaux, et que Blücher est arrêté à la Ferté-sous-Jouarre. On ne pouvait donner à Napoléon une meilleure nouvelle. Enfin, il allait donc prendre corps à corps cet adversaire insaisissable ! Les troupes, exaltées par la promesse d’une bataille pour le soir même, franchissent, pour ainsi dire, au pas de course, les quelques lieues qui séparent les deux Ferté ; elles arrivent. Vain espoir ! efforts perdus ! Du haut des collines qui dominent la Ferté-sous-Jouarre et la rive gauche de la Marne, nos soldats aperçoivent, sur la rive droite, Blücher et son armée qui se disposent à la retraite. Les joindre est impossible : tous les ponts sont coupés. La nuit entière, toute la journée du lendemain, sont employées à rétablir les passages. Malgré l’avance que cette opération donne aux Prussiens, Napoléon espère les atteindre avant qu’ils aient encore pu mettre le cours de l’Aisne entre eux et lui. Ils ne se retirent pas, d’ailleurs, ils fuient dans un désordre qui ralentit leur marche, et par des chemins de traverse qu’un dégel subit vient de transformer en une boue liquide où les équipages et l’artillerie enfoncent jusqu’à l’essieu.

Le 2 mars au soir, les ponts sur la Marne se trouvant enfin rétablis, l’armée impériale n’attendit pas le jour pour passer sur la rive droite. Mais, au lieu de marcher derrière l’ennemi, elle remonta la grande route pavée de Paris à Châlons jusqu’à Château-Thierry, et là, tournant à gauche, elle se dirigea sur Fère-en-Tardenois et Fismes, où elle arriva le 4 au matin. Ce mouvement plaçait l’Empereur entre Soissons et Reims, et le rendait maître de tous les chemins entre ces deux villes.

La position de Blücher était critique. Non-seulement ses régiments harassés se débandaient, laissant à chaque pas des blessés, des traînards, des bagages ; mais, pressé sur sa droite par Napoléon ; menacé sur sa gauche par les deux corps de Marmont et de Trévise, qui, sur les ordres de l’Empereur, venaient de reprendre l’offensive et de déboucher par Neuilly-Saint-Front et Villers-Cotterets ; arrêté en tête par l’Aisne, dont Soissons garde le seul passage, toutes les issues lui sont fermées ; il se voit perdu. Résolu de tenter un effort désespéré, il ordonne à tout hasard une démonstration contre Soissons. Ses colonnes démoralisées s’avancent, prêtes à rétrograder et à se dissoudre au premier coup de canon. Chose étrange ! L’artillerie des remparts reste muette, les ponts-levis s’abaissent ; les Prussiens étonnés pénètrent une seconde fois dans la place. Blücher est sauvé !

Soissons, abandonné par les généraux Woronzoff, York et Sacken après leur jonction dans cette place, avait été occupé par le duc de Trévise, le 19 février. Forcé de se replier sur Meaux, à la suite du dernier mouvement offensif de Blücher, le maréchal y avait laissé une garnison suffisante sous les ordres d’un général au nom malheureux, le général Moreau. Les troupes amenées de Belgique par le général Woronzoff n’étaient que l’avant-garde d’un corps plus considérable commandé par les généraux Bulow et Wintzingerode, qui suivaient à quelques marches de distance. Arrivés, à leur tour, devant Soissons au moment même où Blücher quittait la Ferté-sous-Jouarre, Bulow et Wintzingerode sommèrent le général Moreau de rendre la place. Ce général pouvait se défendre ; il capitula : nous venons de dire les résultats de cette lâche faiblesse.

L’armée prussienne ne s’arrêta pas dans Soissons ; elle continua de rétrograder en désordre sur Laon, où elle devait se reformer. Décidé à se débarrasser de Blücher par une bataille, Napoléon quitte Fismes, franchit à son tour l’Aisne, à dix lieues au-dessus de Soissons, à Béry-au-Bac, et suit le mouvement de l’ennemi. Le 7 mars il atteint, à Craonne, les corps russes venus de Belgique, que Blücher venait de trouver à Soissons et qui étaient chargés de protéger sa retraite : ces corps, retranchés sur des hauteurs hérissées d’artillerie, occupaient une position formidable qu’ils défendirent avec le plus grand acharnement, et dont l’Empereur parvint cependant à s’emparer. Les Russes se replièrent sur le gros des troupes de Blücher, qui bientôt atteignit Laon après s’être éloigné de la vallée de l’Aisne de plus de vingt-cinq lieues. Ce général ne se serait pas arrêté dans cette ville et aurait probablement fui jusqu’en Belgique, si, par un hasard qui se reproduisit souvent dans cette guerre de quelques semaines, de nouvelles forces, — une partie de l’armée de Bernadotte, — ne l’avaient rejoint au moment où son arrière-garde était chassée de Craonne. Ce nouveau secours le rendait plus fort que jamais : il commandait encore une fois à plus de 100,000 soldats. Malgré cette immense supériorité numérique des Prussiens, Napoléon résolut de les déloger de leur nouvelle position, et, le 8 mars au soir, il fit ses dispositions pour les attaquer le lendemain.

Les approches de Laon, dans la direction suivie par nos troupes, étaient couvertes par le village d’Étrouvelle, que défendaient 7 à 8,000 soldats russes d’élite placés sous les ordres du général Woronzoff. Une chaussée longue d’une lieue, espèce de défilé tracé à travers des marais, conduisait à ce village, dont la possession était indispensable pour aborder Blücher et ses troupes. Le maréchal Ney, chargé de la poursuite des Russes depuis Craonne, avait vainement essayé, dans la journée, d’arriver jusqu’aux soldats de Woronzoff : tous ses efforts pour approcher d’Étrouvelle s’étaient arrêtés devant une forte batterie d’artillerie placée en avant du village, et dont le feu enfilait la chaussée. Dans la nuit, l’Empereur donna, à son premier officier d’ordonnance, le colonel Gourgaud, l’ordre de faire disparaître cet obstacle. Gourgaud prit deux bataillons d’infanterie ainsi que trois escadrons de cavalerie de la vieille garde, et, se jetant dans des chemins de traverse qui couraient sur les parties les plus solides des marais, il tourna ceux-ci, surprit les régiments chargés de défendre le défilé, les chassa de leur position, rendit la chaussée libre, et donna ainsi à nos soldats la facilité de déboucher sur la position des Prussiens.

Le lendemain 9, quatre heures du matin, l’Empereur achevait de s’habiller et demandait ses chevaux, quand deux dragons se présentent à lui, les habits en désordre, et lui apprennent que le corps du maréchal Marmont vient d’être surpris et dispersé, laissant aux mains des Alliés 2,500 à 3,000 prisonniers et 40 pièces de canon. Napoléon modifie quelques parties de son plan, et la bataille ne tarde pas à s’engager. L’ennemi, descendu, la veille, des hauteurs dont Laon occupe le sommet le plus élevé, fut repoussé jusqu’aux portes de cette ville. Mais tous les efforts de nos soldats, dont le chiffre était encore réduit par la dispersion du corps de Marmont, et qui se battaient 1 contre 5, vinrent échouer contre la force de la position et contre le nombre de ses défenseurs. Obligé de battre en retraite à son tour, Napoléon revient sur ses pas, et entre dans Soissons, où il passe les journées du 11 et du 12 avec les 20,000 hommes qu’il venait de ramener. Le 13, averti qu’un corps russe conduit par le général de Saint-Priest s’est emparé de Reims, il se porte sur cette ville, et en chasse l’ennemi, le soir même, après lui avoir tué, blessé ou pris 4 à 5 mille hommes. Le général de Saint-Priest, ancien émigré, était au nombre des morts. Les Russes avaient, en outre, été contraints d’abandonner 10 canons, 100 chariots de munitions, et l’Empereur, que les 100,000 soldats de Blücher n’avaient pas osé suivre, put séjourner dans cette ville les 14, 15 et 16, sans y être inquiété.

La pointe que Napoléon venait de faire sur Laon avait laissé le généralissime Schwartzenberg sans autres adversaires que les maréchaux Macdonald et Oudinot. Après avoir reformé ses masses, comme nous l’avons dit, entre Langres et les deux villes de Bar-sur-Seine et de Bar-sur-Aube, Schwartzenberg était revenu sur Troyes, puis, s’avançant une seconde fois sur Paris, par la vallée de la Seine, il avait passé cette rivière à deux lieues au-dessus de Nogent, à Pont, dans la nuit du 13 au 14 mars. Le 16, son avant-garde était à Provins, à deux jours de marche seulement de la capitale de l’Empire. La petite armée française achevait de se reposer à Reims, lorsque la nouvelle de ce mouvement parvint à Napoléon. Trop éloigné pour songer à se placer entre Schwartzenberg et Paris, l’Empereur se décide à se jeter sur les derrières du généralissime autrichien, et à le forcer de suspendre sa marche pour se retourner contre lui. Le 17 mars, au matin, il quitte Reims, arrive le même jour à Épernay, où il apprend que quelques anciens privilégiés, ainsi que nous aurons à le raconter plus loin, ont relevé le drapeau blanc à Bordeaux, et introduit les Anglais dans cette importante place maritime. Le 18, il continue sa marche sur l’Aube, et entre dans Fère-Champenoise, où il passe la nuit. Le 19, Napoléon poursuit son mouvement, franchit l’Aube, dans la journée, à Plancy, traverse ensuite la Seine à Méry, et s’arrête une seconde fois sur la grand’route de Paris à Troyes, au petit hameau de Châtres, où il s’empare de tout un équipage de pont, d’une assez grande quantité de bagages et d’un fort détachement qui rétrogradaient sur la haute Seine. Napoléon interroge les prisonniers ; ils lui annoncent, à sa grande surprise, que, loin d’avoir son avant-garde, comme il le croyait, à quelques lieues seulement de Paris, Schwartzenberg venait de se retirer en toute hâte, dans le plus grand désordre, et de reporter son quartier général à Troyes.

Schwartzenberg, en apprenant la prise de Reims et la mort du général de Saint-Priest, avait, en effet, arrêté immédiatement son avant-garde. La nouvelle de la marche de Napoléon sur Épernay n’avait pas tardé à lui arriver. Effrayé de la pensée d’avoir sur ses derrières ce terrible capitaine devant lequel Blücher et lui-même, malgré le nombre de leurs soldats, n’ont cessé de fuir depuis le commencement de la campagne, le généralissime venait de donner, encore une fois, l’ordre de la retraite. Une sorte de panique s’était mise aussitôt dans toute cette armée. L’emparée d’Autriche ; croyant voir son gendre déjà maître de tous les passages des Vosges et des montagnes de la haute Saône, avait traversé Troyes sans oser s’y arrêter, et s’était enfui jusqu’à Dijon. L’empereur de Russie et le roi de Prusse, plus résolus, avaient fait halte à quelques lieues au delà de Troyes, pour attendre le gros de l’armée, qui suivait en toute hâte en enlevant tous les ponts qu’elle avait jetés sur son passage. C’était l’équipage d’un de ces ponts qui venait de tomber aux mains de Napoléon, et la colonne qu’il avait également capturée formait le dernier détachement de l’extrême arrière-garde. La perspective d’une marche de Napoléon sur leur route de retraite, et de manœuvres ayant pour résultat de couper leurs communications avec le Rhin, avait jeté une épouvante si grande dans tous les rangs des coalisés, qu’un officier anglais, attaché au quartier général allié, raconte, dans ses Mémoires, que, le 18, à quatre heures du matin, Alexandre fit dire au prince de Schwartzenberg qu’il croyait urgent d’envoyer à Châtillon un courrier chargé de porter aux plénipotentiaires l’ordre d’accepter toutes les propositions du duc de Vicence, et de signer le traité de paix tel qu’il le demanderait. Un autre écrivain militaire étranger ajoute que le Tzar s’écria à diverses reprises, pendant cette marche, « que la moitié de sa tête en blanchirait. »

L’épouvante que le seul bruit de ses pas jetait au cœur de ses ennemis trompa plus d’une fois, dans le cours de cette héroïque guerre, les calculs de Napoléon. Ainsi l’Empereur venait de quitter Reims avec le projet de mettre les masses de Schwartzenberg entre Paris et la petite armée française, et, par le fait de la retraite de ce général, c’étaient nos troupes, au contraire, qui se trouvaient placées entre les Alliés et Paris. Trop faible pour attaquer de front, Napoléon reprend son projet de manœuvrer sur les derrières de l’ennemi, et se met aussitôt en devoir de le réaliser en se portant, par sa gauche, sur Chaumont et sur Langres. Le 20, dans la nuit, il part de Châtres, revient sur ses pas, franchit de nouveau les ponts de Méry-sur-Seine et Plancy-sur-Aube, et là, quittant le chemin de Fère-Champenoise et d’Épernay, il remonte la rive droite de l’Aube. À midi, l’Empereur se trouvait à la hauteur d’Arcis. L’Aube sépare cette ville de la route que suivaient alors les troupes impériales. Cette route est coupée, en face d’Arcis, par le grand chemin qui, traversant la ville et son pont, conduit de Troyes à Châlons. Arrivée au point d’intersection, notre avant-garde aperçoit de l’autre côté de la rivière, dans la direction de Troyes, un corps assez considérable de troupes qui semblaient hâter leur marche pour arriver à Arcis. L’Empereur ne devait pas entrer dans cette ville, mais la laisser sur sa droite. Cependant il ordonne une reconnaissance ; des éclaireurs franchissent aussitôt le pont, traversent Arcis et se jettent sur les détachements alliés les plus avancés. La résistance que rencontrent nos soldats est opiniâtre ; Napoléon les fait soutenir ; l’ennemi reçoit également quelques renforts : des deux parts le nombre des combattants continue à s’accroître ; bientôt des colonnes entières se trouvent engagées ; au bout d’une heure ou deux, ce combat d’avant-garde devient une affaire sérieuse. Voici l’explication de ce nouvel incident.

Une fois les masses de Schwartzenberg ralliées à Troyes, les chefs coalisés avaient tenu conseil pour arrêter une dernière et décisive résolution. Le prince de Schwartzenberg et le roi de Prusse avaient opiné pour éloigner encore le quartier général et pour le reporter au delà de la Seine et de l’Aube. L’empereur de Russie admettait l’impossibilité de se maintenir sur ces deux rivières ; mais il ne consentait à quitter cette ligne que pour se porter sur Châlons, y rallier Blücher, unir ainsi, dans la vallée de la Marne, toutes les forces de la coalition et marcher ensuite sur Paris avec une telle masse de soldats, que leur seul poids dût suffire pour écraser les troupes peu nombreuses chargées de les arrêter. Toute opération d’attaque ou de retraite devait être ajournée jusqu’après cette concentration. Ce plan n’appartenait pas tout entier au Tzar : les instances et les promesses d’un royaliste arrivé de Paris, et dont nous dirons plus loin la démarche, avaient surtout décidé l’empereur Alexandre : on adopta l’avis de ce souverain. Plusieurs officiers portèrent immédiatement à Blücher l’ordre de concentrer toutes ses colonnes à Châlons, et Schwartzenberg, à la tête de toutes ses forces, se mit lui-même en marche pour gagner cette ville. Comme on l’a vu, la route qui devait l’y conduire traversait Arcis, et c’étaient ses têtes de colonnes qui se présentaient sous les murs de cette cité, par la rive gauche de l’Aube, quand Napoléon, convaincu que le quartier général des souverains s’était replié à plus de vingt lieues de là, remontait la rive droite.

Cette rencontre inattendue, nouveau et fatal résultat de la terreur qu’il inspirait, devint une des plus rudes batailles de cette courte campagne.

L’Empereur, à la vue des masses qui se déployaient de l’autre côté de l’Aube, à la persistance et à la force des décharges de leur artillerie, reconnut la présence de toute l’armée de Schwartzenberg. Il ne voulut pas reculer. Traversant au galop le pont et la ville, il arriva sur le champ de bataille au moment où les régiments alors engagés commençaient à plier sous les coups d’une batterie de 60 pièces et sous l’effort d’un ennemi huit fois plus nombreux. Sa présence rétablit le combat. À Montereau, lui-même avait pointé les canons de sa garde ; cette fois, il mit l’épée à la main et lutta de sa personne. Enveloppé à différentes reprises dans le tourbillon des charges de cavalerie, il ne dut son salut qu’à son propre courage et au dévouement des officiers placés à ses côtés. Enfin, la garde arrive et forme ses lignes. L’ennemi redouble son feu. Un obus tombe à quelques pas de l’Empereur et vient rouler le long d’un des carrés placés devant lui. Le sentiment de conservation agit instinctivement sur ces hommes d’élite ; la présence du projectile prêt à éclater occasionne une sorte de flottement dans les rangs les plus proches. Napoléon s’en aperçoit ; il lance son cheval sur l’obus, et, pendant que l’animal flaire, épouvanté, la mèche enflammée, il demande froidement la cause de ce mouvement ; il s’étonne que des soldats aussi éprouvés fassent attention à un obus. À ce moment, l’obus éclate ; un nuage épais de poussière et de fumée enveloppe l’Empereur : un long cri d’épouvante s’élève des rangs ; le nuage se dissipe ; Napoléon est toujours debout, ses traits ont conservé leur calme. Les soldats le saluent d’acclamations frénétiques ; son cheval était tué ; il s’élance sur un autre et court se placer sous le feu de nouvelles batteries. Comme à Montereau, aucun coup, aucun éclat ne l’atteint. Ce n’est pas là qu’il doit mourir.

Cependant les Alliés s’étendent en un immense demi-cercle, qui, se resserrant par degrés, finit par enfermer l’armée française dans Arcis. Nos soldats, repoussés dans les faubourgs, crénellent les maisons, et, malgré les bombes, les obus qui sillonnent l’air, malgré les incendies qui éclatent de tous les côtés, ils parviennent à s’y maintenir. La nuit arrive ; Napoléon en profite pour faire établir un second pont, et le lendemain, 21, la lutte recommence à l’entrée des faubourgs, non plus pour arracher à l’ennemi une victoire impossible, mais pour donner à l’armée le temps de se retirer en ordre et sans être poursuivie. Plus convaincu que jamais, par la sanglante expérience qu’il vient de faire, que vouloir lutter corps à corps avec les masses de l’ennemi serait une tentative inutile ; décidé, d’ailleurs, à ne pas subir la honte de se voir refoulé de position en position jusqu’aux barrières de Paris, l’Empereur abandonne décidément les avenues de sa capitale à Schwartzenberg, et se porte, par la traverse, vers la haute Meuse et la Lorraine. Son plan n’est point changé, mais sa pensée vient de lui donner une portée et des proportions nouvelles.

À Soissons, à Reims, à Épernay, partout où il avait séjourné au retour de sa pointe sur Laon, des courriers, expédiés par les autorités civiles ou militaires des départements compris entre la haute Marne et le Rhin, lui avaient annoncé que le mouvement de retraite de Schwartzenberg, après les affaires de Mormant, Nangis et Montereau, avait agité les populations jusqu’au delà de la Lorraine et de l’Alsace. Les habitants des Vosges, enhardis par le passage de détachements autrichiens rétrogradant vers le Rhin, s’étaient soulevés et avaient fait éprouver à l’ennemi des pertes énormes sur toutes les routes. Dans le département de la Meuse, près de Bar-sur-Ornain, les habitants de plusieurs villages, réunis en partisans, avaient tué un général russe et dispersé tout un régiment qui lui servait d’escorte. Les garnisons de Verdun, de Metz, faiblement observées, faisaient des sorties continuelles et envoyaient des partis jusqu’aux portes de Saint-Mihiel et de Nanci. La garnison française de Mayence arrêtait une partie des renforts venant de la Saxe et de la Silésie. Enfin, toutes les populations de la rive gauche du Rhin se montraient disposées à seconder les efforts des autorités et des troupes impériales.

Ces nouvelles, jointes à l’impuissance de son système de défense régulière, avaient décidé Napoléon à recourir enfin au moyen de résistance le plus énergique et le plus sûr pour les empires envahis, à la levée en masse, à l’insurrection nationale. Le 5 mars, cinq mois seulement après l’entrée de Wellington sur le territoire français, plus de deux mois après l’invasion de la Lorraine, de l’Alsace et des Vosges par les masses de la coalition, quinze jours seulement avant la bataille d’Arcis, la dernière que Napoléon devait livrer, il avait signé, à Fismes, deux décrets ainsi conçus :

« I. — Considérant que les généraux alliés ont déclaré qu’ils passeraient par les armes tous les paysans qui prendraient les armes, décrétons :

Art. 1er. — Tous les citoyens français sont non-seulement autorisés à courir aux armes, mais requis de le faire ; de sonner le tocsin aussitôt qu’ils entendront le canon de nos troupes s’approcher d’eux ; de se rassembler, de fouiller les bois, de couper les ponts, d’intercepter les routes, et de tomber sur les flancs et sur les derrières de l’ennemi.

Art. 2. — Tout citoyen français pris par l’ennemi, et qui serait mis à mort, sera sur-le-champ vengé par la mort, en représailles, d’un prisonnier ennemi.

II. Considérant que les peuples des villes et des campagnes, indignés des horreurs que commettent sur eux les ennemis, et spécialement les Russes et les Cosaques, courent aux armes par un juste sentiment de l’honneur national, pour arrêter des partis de l’ennemi, enlever ses convois et lui faire le plus de mal possible, mais que dans plusieurs lieux ils en ont été détournés par le maire ou par d’autres magistrats, décrétons :

Article unique. — Tous les maires, fonctionnaires publics et habitants qui, au lieu d’exciter l’élan patriotique du peuple, le refroidissent, ou dissuadent les citoyens d’une légitime défense, seront considérés comme traîtres et traités comme tels. »

Il était bien tard pour en appeler à l’énergie et au patriotisme des masses. Deux mois et demi auparavant, cet appel eût arrêté les Alliés à la frontière. Jamais, assurément, les souverains n’auraient osé franchir le Rhin si, au lieu de rencontrer, pour uniques adversaires, Napoléon, ses lieutenants enrichis, ses fonctionnaires sans conviction et ses soldats épuisés, ils avaient dû lutter contre la nation tout entière, debout et armée pour le maintien de son indépendance. Mais aucune parole du chef de l’Empire, aucune mesure n’indiquaient alors chez lui la pensée même la plus lointaine d’un appel à la population. Loin de là : dans ses discours comme dans ses publications officielles, on l’entendait tonner encore contre les factions, la démagogie, les idées révolutionnaires. Le 20 décembre précédent, alors que les coalisés s’apprêtaient à franchir la frontière, il répondait à une Adresse où le Conseil d’État faisait quelque timide allusion aux malheurs qui menaçaient la patrie :

« C’est à l’idéologie, à cette ténébreuse métaphysique qui, en recherchant avec subtilité les causes premières, veut sur ces hases fonder là législation des peuples, au lieu d’approprier les lois à la connaissance du cœur humain et aux leçons de l’Histoire, qu’il faut attribuer tous les malheurs qu’a éprouvés notre belle France. Ces erreurs devaient et ont effectivement amené le régime des hommes de sang. En effet, qui a proclamé le principe d’insurrection comme un devoir ? qui a adulé le peuple, en le proclamant à une souveraineté qu’il était incapable d’exercer ? qui a détruit la sainteté et le respect des lois ?... »

Ces accusations contre l’idéologie, à propos de nos récentes défaites et de l’approche de l’ennemi, témoignent d’une préoccupation étrange. La France n’avait alors rien à redouter de la métaphysique ni de l’idée révolutionnaire ; le péril, pour Napoléon lui-même, n’était point là : l’équipée royaliste de Troyes le lui fit comprendre. Aussi les menaces du second décret de Fismes s’adressaient-elles exclusivement aux anciens privilégiés, aux émigrés placés par lui dans tous les services publics et à la tête de la plupart des administrations locales. Dans les premiers jours de 1814, à plusieurs semaines même de là, les fonctionnaires de cette catégorie auraient secondé l’effort de la population. Mais au mois de mars, lorsque deux fois déjà les coalisés s’étaient approchés des portes de Paris, ils attendaient et demeuraient incertains ou inertes. Disons, au reste, qu’aux derniers jours de l’Empire, époque d’affaissement ou de défection universelle, l’esprit de nationalité, le sentiment patriotique s’étaient réfugiés dans ce peuple des villes, des campagnes et de l’armée, qui avait tant donné à Napoléon et pour lequel il avait fait si peu. Triste condition des fortunes que l’aveuglement ou l’enthousiasme des nations fait si hautes ! Napoléon, ce génie dont le regard était si perçant, ne voyait plus rien, depuis longtemps, au delà de l’horizon borné que lui faisait son entourage officiel. Il lui fallut les hasards de la campagne de 1814, ainsi que le contact inattendu où elle le mit avec les vignerons de la Champagne et de la Bourgogne, avec les ouvriers des villes de ces deux provinces, pour découvrir toutes les ressources qu’il aurait pu trouver dans le courage et dans le patriotisme inépuisable de ces classes si nationales, si fortes, et pourtant si dédaignées ; leur concours moins tardif aurait sauvé son empire comme il avait sauvé la République vingt ans auparavant ; mais, jusque-là, il n’avait aperçu les classes laborieuses que du haut des fenêtres de ses palais ou à travers les nuages d’encens dont l’enivraient ses fonctionnaires, ses autorités constituées, tout ce monde officiel qui se renouvelle sans changer jamais, et dont le banal dévouement à tous les puissants et à tous les régimes n’a jamais sauvé ni un pouvoir ni un souverain. « Partout j’ai des plaintes du peuple contre les maires et les bourgeois qui l’empêchent de se défendre, écrivait-il de Soissons, le 13 mars, à son frère Joseph ; je vois la même chose à Paris. Le peuple a de l’énergie et de l’honneur : je crains bien que ce ne soient certains chefs qui ne veulent pas se battre, et qui seront tout sots, après l’événement, de ce qui leur sera arrivé à eux-mêmes.[2] »

Napoléon, à mesure qu’il approchait de la Lorraine, soulevait les populations, organisait des corps de partisans et lançait sur tous les chemins des officiers chargés de provoquer et de généraliser le mouvement. Ce nouveau système de défense devait placer entre l’Allemagne et les puissances alliées l’épaisseur de quinze départements dont l’insurrection, régularisée par Napoléon en personne, soutenue par l’armée qu’il conduisait et par les garnisons des places de l’Est, menaçait de jeter en quelques jours, sur les derrières et sur les flancs de l’ennemi, plus d’un demi-million d’hommes armés. Les Alliés, dans cette position, pouvaient difficilement s’aventurer sur Paris ; ils étaient forcés, soit d’aller chercher en Belgique une nouvelle base d’opérations, soit de se retourner contre Napoléon pour rétablir leurs communications avec le Rhin. La retraite en Belgique délivrait la plus grande partie du territoire ; un retour offensif sur la Meuse trouvait l’Empereur plus fort de toutes les ressources nouvelles que ses décrets de levée en masse devaient lui donner. Voila les projets qui occupaient la pensée de Napoléon trois jours après la bataille d’Arcis, lorsque, ayant traversé la Marne à une demi-lieue au-dessus de Vitry-le-Français, au gué de Frignicourt, il entrait le 23 mars à Saint-Dizier. C’était sous les murs de cette ville, le 27 janvier précédent, qu’avait eu lieu le premier engagement de la campagne ; c’était également là qu’elle devait finir.

Une des premières visites que reçut l’Empereur à son nouveau quartier général fut celle du duc de Vicence.

Nous avons dit que la conférence militaire de Lusigny avait suspendu les lents et stériles protocoles de Châtillon ; ouverte le 25 février, cette conférence compta deux séances à peine ; les généraux alliés, frappés d’impuissance dès le premier jour, par la proposition du général de Flahaut, avaient été obligés de demander de nouvelles instructions. Ces instructions n’arrivèrent pas. Les progrès de Blücher sur la Marne, la marche de Napoléon sur la Ferté-sous-Jouarre et Fismes, le retour offensif de Schwartzenberg lui-même sur Paris, emportèrent la négociation. Les négociateurs se retirèrent devant cette lutte qui se poursuivait plus générale, plus active que jamais, et, le 8 mars, le général de Flahaut avait rejoint l’Empereur entre Craonne et Laon.

Ce projet d’armistice produisit cependant un résultat important.

L’Angleterre n’avait pas de soldats dans les rangs alliés ; aucun général de cette nation ne la représentait dès lors officiellement au grand quartier général de l’armée active ; les diplomates qu’elle entretenait auprès des souverains, et son principal ministre, étaient au congrès de Châtillon. Un armistice, résultant de faits exclusivement militaires, et conclu entre les chefs des différentes armées, pouvait donc engager les puissances continentales, à l’insu des agents anglais, sur cette question d’Anvers, « la plus essentielle par-dessus toutes les autres, » avait écrit lord Castlereagh lui-même au comte d’Aberdeen, et qui n’était l’objet d’aucune stipulation spéciale dans les traités d’alliance ou de subside qu’elle avait précédemment signés. Ainsi cette question se serait trouvée résolue contre l’Angleterre, si les commissaires militaires alliés, à Lusigny, avaient immédiatement accepté la base proposée par le général de Flahaut. Avertis par le péril qu’ils venaient de courir, les représentants anglais se mirent en mesure de n’avoir plus à redouter une pareille surprise. Ils offrirent aux souverains une augmentation de subsides, que ceux-ci s’empressèrent d’accepter. Ce fut la régularisation de cette affaire d’argent qui devint l’occasion et le prétexte du fameux traité de Chaumont. Ce traité, conclu le 1er mars, six jours après la proposition de M. de Flahaut, contenait quatre articles :

Par le premier, l’Angleterre, l’Autriche, la Prusse et la Russie s’engageaient, dans le cas où la France refuserait d’accepter les conditions de la paix proposée (les limites de 1789), à poursuivre la guerre contre elle de tous leurs moyens, et à les employer dans un parfait concert.

Aux termes du second, chaque puissance continentale devait constamment tenir en campagne une force active de 150,000 hommes au moins.

Le troisième stipulait qu’aucune négociation séparée ne pourrait avoir lieu avec l’ennemi commun.

Enfin l’Angleterre s’engageait, par le quatrième article, à fournir un subside annuel de 4,800,000 l. sterl. (120 millions de francs) à répartir entre les trois alliés.

L’Angleterre, par ce traité, obtenait un double résultat : d’abord, elle faisait décider, en principe, comme la base de toute pacification future, le rétablissement des frontières de 1789, c’est-à-dire la perte, par la France, des côtes de la Belgique et du port d’Anvers ; en second lieu, elle n’avait plus à craindre, quels que fussent les incidents de la campagne, de voir ses alliés nous laisser, par une négociation séparée, la possession de ce port, menace toujours ouverte contre Londres, et dont la destruction, « essentielle à sa sûreté, » était le but caché des efforts et des sacrifices qu’elle s’imposait depuis vingt ans.

La conclusion de cette convention n’avait pas arrêté les impuissantes entrevues ni les conversations inutiles du congrès de Châtillon : suspendues lors de la réunion des commissaires militaires, à Lusigny, elles reprirent leur cours le 10 mars. Le protocole de cette séance ne contient que des observations fort justes sans doute, mais diffuses, interminables, du duc de Vicence, sur les bases exigées par les Alliés. Le 13, les plénipotentiaires des coalisés consignèrent au protocole une réplique non moins longue, dans laquelle ils déclaraient ne pouvoir se départir de leurs demandes ; ils insistaient, en terminant, sur une réponse catégorique, et n’accordaient, pour tout délai, au plénipotentiaire français, que la journée du lendemain : si, le 15 au matin, le duc de Vicence n’avait pas accepté le traité, sans condition, le congrès était dissous. Le 15, au lieu d’une acceptation pure et simple, Caulaincourt remit à l’assemblée un projet de traité en neuf pages et en vingt-neuf articles, dont voici la substance : l’Empereur renonçait, pour lui et pour ses successeurs, aux provinces illyriennes et à tous les territoires formant les départements français situés au delà du Rhin et des Alpes, à l’exception, toutefois, de l’île d’Elbe ; il renonçait également au royaume d’Italie en faveur du prince Eugène, qui garderait cette couronne en toute souveraineté pour lui et sa descendance, à perpétuité ; la princesse Élisa, sœur de Napoléon, conservait pour elle et ses descendants, en toute propriété et souveraineté, Lucques et Piombino ; enfin, la principauté de Neufchâtel et le duché de Bénévent demeuraient, l’une au maréchal Berthier, l’autre à M. de Talleyrand.

Cette contre-proposition, qui laissait à la France la Belgique, Anvers, la rive gauche du Rhin et la Savoie, était la négation formelle du projet des coalisés. Cependant les conférences ne furent pas immédiatement rompues : les plénipotentiaires alliés avaient reçu, dans la nuit, la nouvelle du mouvement de retraite de Schwartzenberg lors de la dernière panique causée par le retour de Napoléon à Reims et à Épernay, et par le seul bruit de sa marche sur la Seine. Mais, lorsque la panique fut passée et que les souverains eurent décidé de concentrer à Châlons toutes les forces de la coalition, ils décidèrent aussi que le congrès serait dissous. Le 19, un protocole final, résumé prolixe de toutes les conversations précédentes, fut signé, et les plénipotentiaires quittèrent Châtillon.

Ce congrès ne fut qu’un solennel mensonge. Ni les Alliés, ni Napoléon n’attendaient un résultat sérieux de ses travaux. Chaque matin, les instructions des plénipotentiaires variaient selon le résultat du combat livré la veille. Cependant les deux parties avaient laissé ce congrès constamment ouvert comme un instrument de rédaction et un moyen de transaction toujours prêts ; c’était un dernier recours que chacune d’elles se réservait pour le cas d’un péril suprême. L’Empereur se serait bien gardé d’en abréger la durée ; sa position était trop incertaine. Les Alliés eux-mêmes ne prirent le parti de le dissoudre que lorsqu’ils se furent résolus à réunir toutes leurs forces, à tenter un dernier et décisif effort contre la capitale de l’Empire. En changeant le plan de leurs opérations et leur champ de bataille, ils devaient également changer le théâtre des négociations ; vainqueurs ou vaincus, Paris devenait désormais, pour eux, le seul lieu où ils pouvaient traiter.

Disons, avant d’aller plus loin, que, dans aucune des notes ou des conversations officielles échangées dans ce congrès, pas plus que dans les conférences préliminaires qui avaient eu lieu à Francfort, on n’entendit la moindre allusion à la cause des Bourbons, et que le nom même de ces princes n’y fut jamais prononcé.

Quand les chefs militaires qui entouraient Napoléon apprirent, par le retour du duc de Vicence, la rupture définitive des négociations, ils se répandirent en murmures, en plaintes et en reproches. Les plus élevés, ceux qu’il avait le plus grandis et que sa main, prodigue d’honneurs et de richesses, avait le plus comblés, ceux-là, surtout, se montraient consternés. « Plus de paix possible ! que prétend donc l’Empereur ? disaient-ils. Où veut-il aller ? La guerre ! toujours la guerre ! quand donc viendra le repos ? »

Napoléon entendait ces plaintes, qui, dans d’autres bouches et dans un autre moment, eussent été fondées ; il les écoutait sans colère et discutait même les terreurs de ses lieutenants : « Je suis plus près de Munich que les Alliés ne le sont de Paris, » leur disait-il. Ce mot révèle toute la portée du plan qu’il venait d’adopter, et qui, selon les expressions consignées dans une lettre écrite par lui à l’Impératrice et interceptée par l’ennemi, devait tout perdre ou tout sauver.

C’est le 23 mars, au même moment où Napoléon arrivait à Saint-Dizier, qu’avait eu lieu, dans les plaines de Châlons, la jonction de toutes les forces alliées. Jamais, depuis Attila, dit un annaliste, témoin des événements, l’immense plaine qui s’étend entre Châlons et Arcis n’avait contenu plus de soldats ! Les coalisés avaient quitté les vallées de la Seine et de l’Aube, avec la ferme résolution de marcher sur Paris. Mais, une fois réunis, ils redevinrent hésitants. La présence de Napoléon sur leurs derrières épouvantait le plus grand nombre. Durant un jour et deux nuits ils flottèrent entre les résolutions les plus diverses. La question d’une retraite générale sur le Rhin fut posée et longuement débattue ; appuyée par le roi de Prusse et par le généralissime Schwartzenberg, elle fut opiniâtrément combattue par Alexandre, qui faisait observer que, dans la position prise par Napoléon, la véritable route de retraite des Alliés était, non pas la route du Rhin, puisque l’Empereur la gardait en s’appuyant sur trois lignes de forteresses et sur une insurrection générale dirigée par lui-même, mais la route de la Belgique. Il ajoutait que la marche de leurs armées dans cette dernière direction présentait un autre avantage : le dernier mouvement de Napoléon laissait libres toutes les avenues de Paris ; on pourrait tenter un coup de main sur cette capitale : si l’attaque échouait, les Alliés poursuivaient leur chemin ; si elle réussissait, ainsi qu’on le lui avait fait espérer, Napoléon, privé de sa capitale, pourrait difficilement prolonger la lutte. Ces considérations parurent ébranler le roi de Prusse et le prince de Schwartzenberg ; cependant ils résistaient encore lorsque, le 24, dans la nuit, Alexandre déclara que, las de ne se porter en avant que pour reculer toujours, il était décidé, pour en finir, à jouer le tout pour le tout, et qu’il s’avancerait sur la capitale française, dût-il marcher avec ses seules troupes. Cette menace fit cesser toutes les hésitations. Le 25 au matin, les coalisés, réunis en une seule masse, descendirent les deux rives de la Marne.

Napoléon ne connut ce mouvement que le 26 au soir, par des prisonniers appartenant à un corps de 10,000 cavaliers russes et prussiens, chargés, sous les ordres du général Wintzingerode, de harceler la petite armée impériale, et de masquer le nouveau mouvement des souverains sur Paris. L’Empereur passa la nuit sur ses cartes. Courrait-il au secours de Paris menacé, ou bien, abandonnant cette capitale aux chances de la guerre, et donnant à son dernier plan de campagne un développement inattendu, pousserait-il droit au Rhin, soulevant les populations sur son passage, soufflant dans toutes les âmes le feu de la vengeance et de la guerre ? Libre de ses mouvements comme il l’était, qui donc l’empêcherait de pénétrer dans l’Allemagne aujourd’hui sans soldats ; de réunir à son armée, que grossirait une partie des garnisons françaises d’entre le Rhin et la Meuse, les 60 à 70,000 combattants encore enfermés dans les places du haut Weser et de l’Elbe ; puis, tandis que l’insurrection de tous les départements de l’Est et du Centre tiendrait les souverains enfermés dans Paris, de parcourir en victorieux les États désarmés de ses adversaires, de porter, à son tour, la terreur jusque dans Vienne et dans Berlin ?

Mais, en même temps que ces pensées fermentaient dans l’esprit de Napoléon, les murmures qu’il avait entendus les jours précédents s’élevaient autour de lui plus violents et plus nombreux. Ce qui les surexcite, c’est la nouvelle du nouveau mouvement des Alliés sur Paris. Paris, disait-on, allait être enlevé de vive force et livré au pillage. Des intérêts égoïstes, dissimulant leurs secrètes préoccupations, s’indignaient à la pensée de l’incendie dévorant ces palais, ces monuments, dépôts inestimables, gages glorieux de la richesse et de la grandeur nationales. C’est à Paris qu’il faut courir ! s’écriait le haut état-major tout d’une voix.

Si Napoléon, traversant les rangs pressés de ses premiers généraux et de sa maison militaire, avait interrogé le patriotisme des officiers inférieurs et des simples soldats, il n’aurait rencontré dans ce peuple de l’armée qu’un sentiment, la haine de l’ennemi, qu’une préoccupation, la crainte de ne pas lui faire payer assez cher l’audace de l’invasion. Depuis deux mois, ces bandes héroïques ne connaissaient plus le repos ; obligées chaque jour à de nouveaux combats ou à des marches nouvelles, sans pain souvent et souvent sans abri, au milieu de la saison la plus rude de l’année, nulle part on ne les avait vues se lasser ou faiblir. Luttant toujours un contre cinq, quelquefois un contre dix, partout où elles avaient pu joindre l’ennemi, leurs coups avaient été terribles. Un grand nombre, conscrits ou gardes nationaux mobilisés, venaient de quitter leurs familles et le bien-être du foyer domestique ; pas un murmure, pas une plainte, ne s’élevaient pourtant parmi eux. Napoléon n’avait qu’à marcher, et tous, vétérans ou soldats de la veille, attachés fidèlement à ses pas, l’auraient suivi jusqu’au fond de l’Europe. Le peuple des campagnes n’était ni moins dévoué ni moins énergique ; les maux de la guerre exaltaient son courageux patriotisme au lieu de le glacer. Dans la journée même du 27, les paysans du petit village de Saint-Thibaut amenèrent à l’Empereur, conduits sur des charrettes, un ambassadeur autrichien, un général suédois, un conseiller de guerre prussien et plusieurs officiers généraux russes pris, la veille, par eux, et dont ils avaient dispersé l’escorte. Parmi ces prisonniers, se trouvait un personnage royaliste dont nous aurons occasion de parler, M. de Vitrolles, qui venait de quitter le comte d’Artois à Nancy. M. de Vitrolles, se glissant parmi les domestiques de ses compagnons de charrette, parvint à s’échapper. Napoléon rendit la liberté aux autres prisonniers. Peu de jours auparavant, le 10 mars, les habitants du village de Pers, arrondissement de Montargis, apprenant l’arrestation de la voiture de la poste aux lettres par une colonne de cavalerie russe, s’étaient réunis aux sons du tocsin, et, rangés en bataille par leur curé, nommé Pothier, qui, le pistolet au poing, leur avait donné lui-même le signal de l’attaque, ils s’étaient précipités sur les Russes, les avaient mis en fuite et avaient délivré la voiture ainsi que ses conducteurs. Ce n’étaient pas non plus ces braves paysans qui eussent exigé de l’Empereur qu’il cessât la lutte au prix d’indignes sacrifices ! Mais, emprisonné au milieu des triples barrières que, dans les déplorables calculs d’une fausse grandeur, lui-même avait élevées autour de sa personne ; condamné par cet isolement à subir l’influence d’un entourage doré, titré, qu’il regardait comme indispensable à la splendeur de son rang, il n’eut pas la force de résister aux obsessions de ses lieutenants : après avoir lutté durant tout un jour et toute une nuit contre leur mécontentement, il céda ; et, le 28 mars au matin, l’armée reprit la route de Paris.

L’Empereur venait de perdre cinq jours à Saint-Dizier. Son inaction dans cette ville lui fut fatale. Napoléon, à Saint-Dizier, ne se trouvait pas assez éloigné de Paris pour être dans l’impossibilité de courir à la défense de cette capitale ; il ne s’en trouvait pas assez près pour être certain d’arriver à temps. Si, le 23, il avait suivi sa première inspiration, non seulement il n’aurait pu songer à revenir sur ses pas, mais il aurait continué d’avancer sur le Rhin, et le comte d’Artois, enfermé dans Nancy, douze heures de marche de Saint-Dizier, tombait en ses mains. Nous avons dit les autres résultats qu’il attendait de ce mouvement. Mieux que personne les généraux coalisés pouvaient apprécier le péril où les jetait ce nouveau système d’opérations. Or voici ce qu’on lit dans l’histoire de la campagne de 1814, par un témoin oculaire, par sir Robert Wilson, général anglais, alors attaché à l’état-major des souverains :

« Les Alliés se trouvaient dans un cercle vicieux d’où il leur était impossible de se tirer, si la défection ne fût venue à leur secours. Ils étaient hors d’état d’assurer leur retraite, et cependant ils étaient obligés de se retirer. Cette défection, favorable à leur cause, fut consommée au moment même où le succès de Bonaparte semblait hors des atteintes de la fortune. Le mouvement sur Saint-Dizier, qui devait lui assurer l’empire, lui fit perdre la couronne. »

La défection, ici, ne doit pas s’entendre dans le sens matériel du mot. Sir Robert fait allusion à deux faits : d’abord, à la concentration des Alliés, à leur mouvement sur Paris, résultats d’une entrevue entre Alexandre et un royaliste dont nous avons déjà prononcé le nom ; en second lieu, à la résistance qui força Napoléon d’abandonner son dernier plan de campagne pour courir à la défense d’une capitale qu’il pouvait difficilement sauver. Sans l’abandon de ce plan, la marche des Alliés sur Paris n’aurait pas été décisive ; en perdant sa capitale, Napoléon n’aurait perdu qu’une ville ouverte ; ce n’était pas, en effet, en rétrogradant de la Lorraine vers Paris que « son mouvement sur Saint-Dizier devait lui assurer l’empire. »

L’ennemi avait une avance de trois jours. Toutefois, le nombre et l’épaisseur de ses bataillons, l’immensité de son matériel, devaient alourdir ses mouvements. Il était impossible, d’ailleurs, que, sur certains points, les corps détachés sur la basse Marne ne parvinssent pas à retarder sa marche. Les routes, au contraire, étaient libres pour l’armée française. Schwartzenberg, en se portant sur Châlons, avait rappelé tous les détachements auparavant répandus sur les deux rives de la Seine. Napoléon, en suivant la route de Troyes, de Sens, de Fossard et de Fontainebleau, n’avait donc aucun obstacle, aucun retard à craindre ; il pouvait, si Paris tenait seulement deux jours, y devancer encore les coalisés. Une fois sous les murs de sa capitale, lui-même se mettait à la tête de la population, et, appuyé sur elle, soutenu par les troupes qu’il ramenait, il faisait face à l’ennemi, lui présentait un front inexpugnable, tandis que l’insurrection de tous les départements du Centre et de l’Est, séparant les coalisés de tous leurs dépôts et de toutes leurs communications avec l’Allemagne, ne leur laissait d’autre alternative qu’une retraite désastreuse à travers les départements du Nord, ou un traité dont Napoléon dicterait alors les termes.

Le succès de cette nouvelle combinaison était subordonné, comme on le voit, à deux faits : la résistance de Paris pendant 48 heures ; la rapidité du retour de l’Empereur et de ses troupes. On ne compte pas moins de 65 lieues entre Saint-Dizier et Paris, par les détours de la route que devait suivre l’armée. Parties le 28 au matin, les troupes vinrent coucher le soir à Doulevant. Le lendemain, de bonne heure, elles se remirent en marche. Parvenu à Doulencourt, première halte de cette journée, l’Empereur dépêcha un de ses aides de camp, le général Dejean, à Joseph, pour lui annoncer son retour et lui enjoindre de tenir jusqu’à son arrivée. L’armée, continuant sa route, passa la nuit du 29 à Troyes. Le 30, de grand matin, l’Empereur quitta cette ville, marcha militairement jusqu’à Villeneuve-sur-Vannes, et là, certain que la route était parfaitement libre, il se jeta dans une carriole d’osier et arriva à Sens, ou il apprit, en changeant de chevaux, le départ de l’Impératrice et du roi de Rome pour Blois. On ne savait rien au delà. L’impatience de Napoléon en devint plus vive ; il pressait les postillons ; les roues de sa carriole brûlaient le pavé ; il traversa successivement et sans s’arrêter Pont-sur-Yonne, Fossard, Moret, Fontainebleau, et le soir, à dix heures, il arriva enfin à cinq lieues de Paris, à Fromenteau, après avoir fait plus de quarante lieues dans cette seule journée. Encore une heure, et il était aux Tuileries. Des groupes de soldats accablés de fatigue, quelques officiers abattus stationnaient devant la maison de poste. Napoléon les interroge. Le général Belliard lui annonce qu’ils battent en retraite. Il était trop tard ! Paris, attaqué le matin, venait de se rendre !

  1. Les puissances coalisées contre Louis XIV proclamaient dans leurs manifestes qu’elles faisaient la guerre, non contre la France, mais contre ce prince et sa politique de conquêtes.
  2. On lit dans le Journal des opérations du 6e corps pendant la campagne de 1814, par le colonel Fabvier :
    « Dans cette campagne sacrée, où chacun défendait le sol qui l’avait vu naître, chaque jour voyait des scènes nouvelles ou attendrissantes : tantôt, malgré nos efforts, il fallait abandonner aux barbares nos villes, nos villages et leurs habitants ; d’autres fois, nous y rentrions en vainqueurs, et alors, malgré les pillages et les incendies, ces nobles paysans venaient nous offrir leurs dernières ressources. Souvent on voyait, du milieu d’épaisses forêts s’élever des colonnes de fumée : c’étaient des vivres qui cuisaient pour nous ; on les apportait à la faveur de la nuit, à travers mille périls, à nos colonnes harassées. Habitants des campagnes, vous êtes la partie la plus vénérable du peuple français ! Que n’auraient-ils pas fait, ces paysans, si une politique insensée, habituelle au despotisme, ne les eût tenus désarmés de longue main !... »