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Vaulabelle - Histoire des deux restaurations jusqu’à l’avènement de Louis-Philippe, tome 1/4

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CHAPITRE IV


Réception aux Tuileries, le 1er janvier 1814 : allocution de l’Empereur au Corps législatif ; scènes diverses. — Les Alliés franchissent la frontière sur deux points : proclamations des souverains et des généraux alliés. — Napoléon pourvoit au gouvernement de l’empire et réorganise la garde nationale de Paris ; son allocution aux officiers de cette garde ; dernier conseil de cabinet ; paroles de l’Empereur au comte Mollien. — Napoléon part pour Châlons-sur-Marne. — Mouvement sur Saint-Dizier ; l’armée de Blücher est coupée ; Napoléon se porte sur Brienne. — Combat de Brienne ; bataille de la Rothière ; retraite des Français sur Troyes ; combat de Rosnay ; Napoléon se replie sur Nogent ; son découragement ; ses hésitations. — Congrès de Châtillon. — Blücher s’avance sur Paris ; Napoléon marche pour arrêter ce mouvement ; combat de Champaubert ; bataille de Montmirail ; combat de Château-Thierry ; seconde bataille de Montmirail ; Blücher se retire sur Châlons. — Schwartzenberg, à son tour, menace Paris ; Napoléon quitte Blücher pour arrêter la marche des Autrichiens ; combats de Guignes, de Mormans, de Nangis. Proposition d’armistice : lettre de l’Empereur à son frère Joseph. — Bataille de Montereau. — Napoléon poursuit Schwartzenberg ; combat de Méry-sur-Seine, les Français entrent dans Troyes.

1814. — Le 1er janvier 1814, tous les corps constitués vinrent aux Tuileries présenter leurs hommages à Napoléon. Le Corps législatif, bien que prorogé la veille, ne voulut pas manquer à ce devoir ; tous ses membres étaient accourus, désireux sans doute de faire oublier leur opposition de l’avant-veille. Quand vint leur tour de défiler devant le trône, Napoléon les arrêta du geste, éleva la voix et leur dit :

« Députés du Corps législatif, vous pouviez faire beaucoup de bien, et vous avez fait beaucoup de mal.

Les onze douzièmes d’entre vous sont bons ; les autres sont des factieux.

Je vous avais appelés pour m’aider, et vous êtes venus dire et faire ce qu’il fallait pour seconder l’étranger : au lieu de nous réunir, vous nous divisez.

Votre commission a été entraînée par des gens dévoués à l’Angleterre : M. Lainé, votre rapporteur, est un méchant homme. Son rapport a été rédige avec une astuce et des intentions dont vous ne vous doutez pas. Deux batailles perdues en Champagne eussent fait moins de mal.

Dans votre rapport, vous avez mis l’ironie la plus sanglante à côté des reproches ! Vous dites que l’adversité m’a donné des conseils salutaires. Comment pouvez-vous me reprocher mes malheurs ? Je les ai supportés avec honneur, parce que j’ai reçu de la nature un caractère fort et fier, et, si je n’avais pas cette fierté dans l’âme, je ne me serais pas élevé au premier trône du monde.

Cependant j’avais besoin de consolations, et je les attendais de vous. Vous avez voulu me couvrir de boue ; mais je suis de ces hommes qu’on tue, mais qu’on ne déshonore pus.

Était-ce par de pareils reproches que vous prétendiez relever l’éclat du trône ? Qu’est-ce que le trône, au reste ? Quatre morceaux de bois revêtus d’un morceau de velours. Tout dépend de celui qui s’y assied. Le trône est dans la nation. Ignorez-vous que c’est moi qui la représente par-dessus tout ? On ne peut m’attaquer sans l’attaquer elle-même. Quatre fois j’ai été appelé par elle ; quatre fois j’ai eu les votes de cinq millions de citoyens pour moi. J’ai un titre, et vous n’en avez pas. Vous n’êtes que les députés des départements de l’Empire.

Est-ce le moment de me faire des remontrances, quand 200,000 Cosaques franchissent nos frontières ? Est-ce le moment de venir disputer sur les libertés et les sûretés individuelles, quand il s’agit de sauver la liberté politique et l’indépendance nationale ? Vos idéologues demandent des garanties contre le Pouvoir : dans ce moment, toute la France ne m’en demande que contre l’ennemi.

N’êtes-vous pas contents de la Constitution ? C’est il y a quatre mois qu’il fallait en demander une autre, ou attendre deux ans après la paix. Vous parlez d’abus, de vexations ; je sais cela comme vous ; cela dépend des circonstances et des malheurs du temps. Pourquoi parler devant l’Europe armée de nos débats domestiques ? Il faut laver son linge sale en famille. Vous voulez donc imiter l’Assemblée constituante et recommencer une révolution ? Mais je n’imiterai pas le roi qui existait alors ; j’abandonnerais le trône, et j’aimerais mieux faire partie du peuple souverain que d’être roi esclave ! »

Ces paroles, prononcées d’une voix forte, vibrante, produisirent un effet que nous devons renoncer à décrire. La trivialité de quelques expressions, la personnalité hautaine et l’indomptable fierté qui perçaient sous chaque justification, disparaissaient au milieu des grandes et fortes pensées patriotiques que jetait à son auditoire l’impérial improvisateur. Passant immédiatement de la salle du Trône dans la salle des réceptions, pour recevoir le serment des chefs de la garde nationale, récemment réorganisée, il aperçoit M. de Gontaut-Biron père, qui, nommé chef d’une des douze légions, n’avait pas accepté cet honneur : « Que venez-vous faire ici, monsieur ? lui dit-il. — Sire, vous offrir mes hommages. — Comment l’osez-vous, après avoir refusé l’insigne honneur que je vous avais fait ? Vous croyez donc que le temps où vous étiez trop heureux de caracoler autour de ma voiture et de la suivre à Paris est passé ? Allez, monsieur, vous n’êtes pas digne du signe qui décore votre poitrine ; sortez ! » M. de Gontaut, après avoir balbutié quelques paroles confuses, disparut. Napoléon, continuant à faire le tour du salon, et apercevant M. Pictet-Diodati, député du Léman, s’approcha et lui dit : « Eh bien, monsieur, vos magnifiques seigneurs de Genève ont donc ouvert leurs portes aux ennemis de la France, et les ont invités, par une Adresse, à entrer dans leurs murs ? (Il venait d’en recevoir la nouvelle.) Est-ce votre père, est-ce votre frère, qui l’ont signée ? — Sire, mon père est mort, et je suis fils unique. — C’est toujours un de vos parents. Écrivez à Genève que je n’y laisserai pas pierre sur pierre, et que je ferai un exemple de cette ville coupable. » M. Pictet-Diodati et ses collègues quittèrent la salle, éperdus et tremblants. Des amis de M. Lainé, alarmés par les reproches directs échappés à l’Empereur, lui conseillèrent de se mettre en sûreté. M. Lainé refusa de fuir. On doit louer ce courage. Mais toute crainte était inutile : ce député ne fut nullement inquiété ; comme tous ses collègues, il put se retirer, paisible, dans son département.

« C’est il y a quatre mois, avait dit l’Empereur, qu’il fallait demander une autre Constitution. » Quelques textes portent quatre années. Nous avons adopté la première version. Il est difficile, en effet, de supposer que Napoléon ait voulu parler de 1810, année de son union avec Marie-Louise. Les fêtes de ce mariage, qui l’introduisait dans les vieilles familles monarchiques de l’Europe, auraient été assez mal choisies pour demander et pour obtenir des institutions politiques larges et sérieuses. L’Empereur, évidemment, faisait allusion aux derniers temps de son séjour en Saxe. Si la levée de boucliers du Corps législatif avait eu lieu au mois d’août précédent, il est probable que Napoléon se serait montré plus facile aux propositions des Alliés ; la paix aurait été signée à Prague.

« Est-ce le moment de faire des remontrances, de demander des institutions politiques, s’était écrié Napoléon, quand 200,000 Cosaques envahissent nos frontières ? » L’Empereur connaissait depuis quelques jours l’entrée des Alliés en Suisse ; son coup d’œil militaire ne l’avait pas trompé sur les résultats de ce mouvement. À l’heure même où il prononçait les paroles que nous venons de rappeler, deux armées, fortes ensemble de plus de 350,000 hommes, pénétraient, en effet, sur notre territoire. Ce fut dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier que ces deux armées franchirent la frontière : la première, sous les ordres du généralissime Schwartzenberg, s’avançait par la Suisse et par le haut Rhin sur les deux vallées du Doubs et de la Saône ; la seconde, commandée par le maréchal Blücher, avait franchi le Rhin entre Spire et Coblentz, et se dirigeait sur la haute Moselle et sur la Meuse. Les têtes de colonnes de l’une et de l’autre étaient tournées vers Paris ; mais, avant de descendre les vallées qui conduisent du Jura et des Vosges à cette capitale, toutes deux devaient manœuvrer de manière à pouvoir se joindre. Le plateau de Langres était le point désigné pour leur communication.

Les Alliés avaient hésité pendant six semaines avant d’oser franchir le Rhin. Redoutant, toutefois, en entrant sur notre territoire, de voir prendre à la résistance un caractère général et d’avoir à combattre une levée en masse, ils voulurent arrêter l’élan possible des populations envahies, atténuer du moins leur effort, en essayant d’isoler l’Empereur de la nation, de diviser leur cause, de séparer, en un mot, l’intérêt de la France du sort du chef qui, après avoir précipité la patrie dans les périls d’une lutte suprême, pouvait seul encore en sauver l’indépendance. Dans ce but, les souverains et leurs généraux avaient publié différentes proclamations où ils protestaient à l’envi de leurs vues pacifiques et de leur désintéressement. Un de ces documents, ayant pour titre : Déclaration des puissances alliées, contenait les passages suivants :

« Les puissances alliées ne font point la guerre à la France, mais à cette prépondérance hautement annoncée, que, pour le malheur de la France et de l’Europe, l’Empereur Napoléon a trop longtemps exercée hors des limites de son empire.

La victoire a conduit les armées alliées sur le Rhin. Le premier usage que LL. MM. II. et RR. ont fait de la victoire a été d’offrir la paix à S. M. l’Empereur des Français. Leurs vues sont justes dans leur objet, généreuses et libérales dans leur application, rassurantes pour tous, honorables pour chacun. Elles désirent que la France soit grande, forte et heureuse, parce que la puissance française grande et forte est une des bases fondamentales de l’édifice social. Elles désirent que la France soit heureuse, que le commerce français renaisse, que les arts, ces bienfaits de la paix, refleurissent, parce qu’un grand peuple ne saurait être tranquille qu’autant qu’il est heureux. Les puissances confirment à l’Empire français une étendue de territoire que n’a jamais connue la France sous ses rois, parce qu’une nation valeureuse ne déchoit pas pour avoir, à son tour, éprouvé des revers dans une lutte opiniâtre et sanglante où elle a combattu avec son audace accoutumée. »

— « Français ! nous ne faisons pas la guerre à la France ; nous ne voulons que briser le joug que votre gouvernement voulait imposer à nos pays, qui ont les mêmes droits à l’indépendance et au bonheur que le vôtre, » disait, à son tour, le 21 décembre, le prince de Schwartzenberg. — « L’Empereur Napoléon a réuni à l’Empire français la Hollande, une partie de l’Allemagne et de l’Italie, et a déclaré qu’il ne céderait aucun village de ses conquêtes, quand même l’ennemi occuperait les hauteurs qui dominent Paris. C’est contre cette déclaration et ces principes que marchent les armées de toutes les puissances européennes, » ajoutait Blücher le 31 décembre.

Voilà les promesses et les déclarations mensongères que les Alliés n’hésitaient pas à jeter à la France au moment où ils envahissaient son territoire avec 350,000 soldats. Bien que possédant encore une armée en Italie, deux armées en Espagne ou sur cette frontière, et une force de près de 150,000 hommes enfermés dans les places du nord de l’Allemagne et de la Pologne, Napoléon ne pouvait opposer aux masses de l’ennemi, dans les premiers jours de janvier, que les débris ramenés de Leipsick. L’armée de Blücher n’eut donc qu’à marcher pour traverser successivement la Sarre, la Moselle et la Meuse, pour s’emparer de toutes les villes ouvertes ou mal fortifiées, et pour chasser devant elle les corps chargés de la défense de cette partie de nos frontières. Le généralissime Schwartzenberg arriva sans éprouver plus de difficultés jusqu’au pied des Vosges. Le passage de cette barrière fut disputé ; il fallut vaincre la patriotique résistance de la population de ces montagnes, que vinrent appuyer quelques régiments de la garde, amenés par le maréchal Mortier. Le nombre l’emporta ; après deux jours de combats, les Vosges furent franchies, et Schwartzenberg occupa Langres. Les deux grandes armées alliées, à la date du 20 janvier, communiquaient entre elles, sans être cependant réunies, et se trouvaient déjà à moins de 65 lieues de Paris. Adossées aux Vosges et à la Meuse, leur ligne présentait un arc de cercle dont les points principaux passaient par Langres, Nanci et Verdun : les deux extrémités de cet arc s’appuyaient sur l’Aisne et sur la haute Seine, qui formaient les deux côtés d’un angle ayant Paris pour sommet ; Châlons-sur-Marne en occupait le centre. C’est dans cet étroit espace que devaient se concentrer toutes les opérations de la campagne de 1814.

La position centrale de Châlons porta Napoléon à choisir cette ville pour son premier quartier général. Du 15 au 25 janvier, toutes les troupes dont il pouvait disposer y furent successivement dirigées. Mais, avant de s’y transporter de sa personne, il voulut pourvoir à la sûreté de la capitale et à l’administration de l’Empire. Depuis longtemps la garde nationale n’avait plus qu’une existence nominale ; il venait de la réorganiser, mais sur des proportions étroites et dans un déplorable système de défiance contre la partie la plus nombreuse et la plus énergique de la population. On ne la composa provisoirement que de dix à douze mille hommes pris parmi les employés des administrations publiques, les notaires, les avoués, les avocats, tous les hommes, en un mot, qui se trouvaient placés sous la dépendance plus ou moins directe de l’autorité, ou qui semblaient offrir le plus de garantie en faveur de l’ordre public. L’Empereur se réserva la nomination de tous les officiers, et choisit, pour les grades supérieurs, soit des personnages de l’ancienne ou de la nouvelle aristocratie, soit les hauts fonctionnaires qu’il supposait le plus dévoués à son gouvernement et à sa personne. Il porta la méfiance plus loin : la nouvelle milice ne reçut pas de fusils ; on se contenta de l’armer avec des piques ; quelques gardes nationaux privilégiés obtinrent seuls des sabres ou des carabines sans baïonnettes. Cette organisation avait été décrétée le 8 janvier. Le 23, Napoléon signa des lettres patentes qui investissaient Marie-Louise du titre et des fonctions de régente, et, quelques jours plus tard, il lui adjoignit, en qualité de lieutenant général de l’Empire, son frère Joseph, que l’insurrection de ses sujets, aidée par les armées anglaises et par la nullité de ce monarque, avait chassé d’Espagne[1]. Le 24, l’Empereur manda aux Tuileries tout le corps des officiers de la nouvelle garde nationale, le réunit dans le salon des Maréchaux, et, s’avançant au milieu du cercle, accompagné de l’Impératrice, et en tenant dans ses bras le jeune roi de Rome, son fils, il annonça que, par suite des mouvements qu’il allait exécuter, il était possible que l’ennemi trouvât l’occasion de s’approcher de Paris ; le danger, dans ce cas, n’aurait rien de sérieux, ajoutait-il, parce qu’il serait toujours en mesure d’accourir au secours de la capitale et de la délivrer. « Je vous recommande d’être unis entre vous, continua Napoléon ; on ne manquera pas de chercher à vous diviser, à ébranler votre fidélité à vos devoirs ; je compte sur vous pour repousser toutes ces coupables instigations. Je vous laisse l’Impératrice et le roi de Rome... ma femme et mon fils, reprit-il d’une voix émue : je partirai l’esprit dégagé de toute inquiétude, parce qu’ils seront sous votre sauvegarde. Ce que j’ai de plus cher au monde, après la France, je le remets dans vos mains. »

L’émotion de l’Empereur, en prononçant ces dernières paroles, était profonde ; tous les assistants la partagèrent et répondirent à son allocution par les acclamations les plus bruyantes et par les serments de fidélité et de dévouement les plus énergiques.

« Cette scène avait été attendrissante, a dit un des ministres qui s’y trouvaient présents ; celle qui suivit eut une teinte lugubre. L’Impératrice s’étant retirée. Napoléon avait retenu les ministres, auxquels, disait-il, il voulait faire connaître ses dernières dispositions. Ses premières paroles eurent, en effet, la gravité de dispositions testamentaires ; mais, après qu’il eut parlé, pendant quelques instants, de la faiblesse des moyens dont il pouvait disposer malgré nos efforts auxquels il rendait justice, et de la fermeté que nous devions conserver, son regard, porté, comme par hasard, sur un des dignitaires présents, s’alluma, et, comme par une inspiration subite, il ajouta qu’il savait bien qu’il laissait à Paris d’autres ennemis que ceux qu’il allait combattre ; que son absence allait leur laisser le champ plus libre... Ces insinuations n’étaient qu’indirectes ; mais on ne pouvait se méprendre sur le personnage auquel elles s’adressaient[2]. La violence des accusations s’accrut encore lorsque l’Empereur vit que ce dignitaire continuait avec sang-froid, dans un coin du cabinet, une conversation entamée avec le roi Joseph... Je revis Napoléon plus tard : il n’avait pas répondu à plusieurs notes dans lesquelles je lui exposais que le Trésor public perdait chaque jour quelques-unes de ses communications avec les caisses des départements, et que bientôt un parti de Cosaques suffirait pour lui enlever celles qui lui restaient encore. Je lui proposais, dans mon devoir, les mesures qui pouvaient prévenir une pénurie complète de ressources ; voici sa réponse : « Mon cher, si l’ennemi arrive aux portes de Paris, il n’y a plus d’Empire. » Ce sont là les derniers mots que m’adressa Napoléon[3]. » Dans la nuit du 25, l’Empereur livra aux flammes ses papiers les plus secrets, dit à sa femme et à son fils un adieu long, déchirant, qui devait être éternel, et quitta les Tuileries à trois heures du matin.

Pour la première fois, depuis l’origine de notre histoire, l’Europe entière s’avançait contre nous. 700,000 soldats, premier ban de sa population armée, étaient alors en marche pour renverser la puissance impériale ; 160,000 Anglais, Espagnols et Portugais, conduits par Wellington, avaient déjà franchi les Pyrénées à la suite des maréchaux Soult et Suchet ; 80.000 Autrichiens, Illyriens, Italiens, commandés par les généraux de Bellegarde et Bubna, s’efforçant de rejeter l’armée du prince Eugène hors de la péninsule italique, cherchaient à se frayer, à travers les Alpes, un chemin jusqu’à Lyon ; 12,000 Hollandais et 8,000 Anglais, aux ordres du général Graham, donnant la main aux 80,000 Suédois, Hanovriens, Russes et Prussiens, composant l’armée du Nord, commandée par Bernadotte, s’avançaient par la Hollande, le bas Rhin et la Belgique ; enfin, les deux armées de Bohême et de Silésie conduites par Schwartzenberg et Blücher, et où l’on voyait, mêlés aux soldats de toutes les puissances du nord de l’Europe, des baskirs accourus du fond de l’Asie, des musulmans appelés des bords de la mer d’Azoff et de la Caspienne, venaient de déboucher sur la haute Meuse et au pied des Vosges, et s’apprêtaient à envahir la Champagne. 400,000 autres soldats s’organisaient ou étaient en marche sur les trois grandes lignes qui, de Vienne, de Varsovie et de Berlin, centres des armements de l’Autriche, de la Russie et de la Prusse, conduisent à la frontière française. Armées actives et réserves, c’était plus d’un million de soldats !

Napoléon, quelque audacieux que fût son génie, n’aurait certes pas entrepris de lutter contre de telles forces, s’il avait dû les combattre toutes à la fois. Mais, comme l’a dit avec justesse un des meilleurs annalistes de l’époque impériale[4], son œil exercé a toisé le géant qui s’avance, et, dans sa colossale structure, il a reconnu quelques parties faibles qui peuvent servir de point de mire à ses coups. Ce n’est que successivement, d’ailleurs, que les différentes armées, les nombreuses colonnes en marche, peuvent arriver sur le véritable théâtre des événements. Soult et Suchet pourront arrêter longtemps Wellington au pied des Pyrénées ; Eugène est assez habile et assez fort pour défendre, durant un mois ou deux, les passages des Alpes ; les premiers commandent à 70,000 hommes ; le second en a 50,000 sous ses ordres. Les troupes françaises sont, à la vérité, beaucoup plus faibles sur la frontière du Nord ; mais elles ont pour elles les canaux, les rivières, les fleuves qui sillonnent la Hollande et la Belgique ; le pays est, en outre, hérissé de places fortes ; Carnot, qui garde Anvers, Maison, qui commande les détachements pouvant tenir la campagne, se chargeront, de ce côté, de gagner du temps. Paris, but de tous les efforts des Alliés, n’a donc rien à craindre de ces trois côtés ; il n’est menacé sérieusement que par les deux armées de Bohême et de Silésie. Là est le véritable péril.

Ces deux armées, à leur entrée en France, comptaient, comme nous l’avons dit, 350,000 combattants. La garde des villes qu’ils ont enlevées, le blocus des places qui tiennent sur leurs derrières, ont réduit cet effectif à moins de 280,000 hommes. Napoléon dispose du cinquième au plus de ce chiffre de soldats. Mais il espère qu’en manœuvrant avec vivacité au centre des marches de l’ennemi il pourra couper ses communications, isoler ses principales colonnes, battre séparément celles-ci, et parvenir, en multipliant ses coups, à suppléer l’infériorité du nombre. Si, du moins, les régiments avec lesquels il doit combattre se composaient de vétérans aguerris ! Mais le peu de troupes dont il dispose est en partie formé de soldats tirés de tous les dépôts, ou de conscrits à peine habillés, précipitamment armés, et exercés pendant les marches. « Levés et incorporés à la hâte, l’innocence et la simplicité de ces braves jeunes gens amusaient les vieux soldats, a dit un des acteurs de cette lutte suprême, le colonel Fabvier. Leur habillement consistait en une redingote grise et un bonnet de forme féminine ; on les appelait les Marie-Louise (la plupart furent levés par décrets signés de la Régente). Ces enfants manquaient de forces et d’instruction ; mais chez eux l’honneur remplaçait tout, et leur courage était indomptable. Au cri : En avant, les Marie-Louise ! on voyait leurs figures éteintes se couvrir de la plus noble rougeur ; affaiblis par la fatigue et par la faim, leurs genoux se roidissaient pour voler à l’ennemi. Quant à ce qu’ils savaient faire, les grenadiers russes peuvent le dire. [5] » 60 à 65,000 hommes, voilà la seule force que Napoléon peut opposer aux masses de Schwartzenberg et de Blücher, masses qui, dans trois mois, s’élèveront à 500,000 soldats. Le succès ne serait pas douteux s’il disposait des 70,000 hommes qui défendent notre frontière d’Espagne, et des 140 à 150,000 soldats qu’il a imprudemment jetés dans les places fortes de la Pologne et du nord de l’Allemagne ! Toutefois, réduit, comme il est, à se battre un contre cinq, il ne désespère pas de la fortune ; le génie qui, l’année précédente, lui aurait encore une fois donné l’Europe, — après les batailles de Lutzen et de Bautzen, s’il avait eu de la cavalerie ; après la bataille de Dresde, si Vandamme avait été appuyé, — ce génie ne l’abandonnera pas ; loin de là : jamais il n’aura brillé d’un éclat plus vif ; jamais Napoléon ne se sera montré plus grand capitaine. Nouvel Antée, il lui aura suffi de toucher la terre natale pour retrouver toute la force, toute l’énergie de ses plus jeunes et de ses plus belles années de gloire.

Ce fut le soir même du 25 janvier que Napoléon arriva au quartier général de Châlons-sur-Marne. L’approche de l’ennemi avait jeté une sorte de stupeur sur toute la route qu’il venait de parcourir ; son passage suffit pour rassurer les populations ; son arrivée prochaine à l’armée était pour elles un gage de délivrance. Napoléon allait se battre ; donc il allait vaincre. Aussi sa présence, dans chaque village, à chaque relais, était-elle accueillie par des cris frénétiques de vive l’Empereur ! auxquels se mêlaient toutefois, comme une plainte contre le système administratif et une critique amère du régime économique de son règne, les cris de : À bas les droits réunis !

L’arrivée de Napoléon à Châlons suspendit le mouvement rétrograde des corps français que les masses de l’ennemi poussaient devant elles ; tous s’arrêtèrent. Dès le lendemain 26, ces corps, réunis aux troupes arrivées de Paris les jours précédents, reprirent l’offensive, traversèrent Vitry-le-Français pendant la nuit, et, le 27 au matin, rencontrèrent à quelque distance de Saint-Dizier la tête d’une colonne prussienne que le général Duhesme attaqua sur-le-champ et rejeta au delà de cette ville. La campagne était commencée.

Le généralissime Schwartzenberg ne s’était pas arrêté longtemps à Langres ; ses communications avec Blücher une fois établies, il avait quitté cette position pour descendre dans les vallées de l’Aube et de la Seine. Blücher, dont l’armée se trouvait entre la Meuse et l’Aisne, reçut l’ordre de venir joindre le généralissime, avec qui marchaient l’empereur de Russie, l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse. Troyes était le point de réunion désigné pour les deux armées. Les Prussiens, pour passer de Lorraine en Champagne, étaient obligés de traverser la haute Marne et l’Aube ; divisés en quatre corps, les deux premiers venaient de franchir la Marne, quand Napoléon, qui remontait cette rivière depuis Châlons, avait rencontré à Saint-Dizier les têtes de colonne des deux derniers corps. Ceux-ci, arrêtés dans leur marche par Duhesme, s’étaient hâtés de rétrograder. Les poursuivrait-il dans leur retraite, de manière à compléter leur isolement et à les détruire, ou bien, gagnant de vitesse les deux premières colonnes de Blücher, essayerait-il d’occuper Troyes avant que l’ennemi y eut paru, et d’empêcher ainsi la jonction des deux généraux alliés ? L’Empereur se décida pour ce dernier parti. Les régiments français qui avaient déjà dépassé Saint-Dizier furent rappelés, et toute l’armée, traversant la forêt du Der, parvint, malgré la pluie et le mauvais état des chemins, à atteindre Montier-en-Der le lendemain au soir 28. Le 29, au point du jour, Napoléon se remit en marche pour Brienne, et, dès huit heures du matin, il rencontra, à quelque distance de cette ville, dans les bois de Maizières, les éclaireurs des deux premiers corps de Blücher, qui, bien que séparé de la moitié de son armée, n’en avait pas moins continué de marcher à la rencontre de Schwartzenberg. Averti de l’approche des Français, le général prussien fit aussitôt occuper Brienne, concentra la plus grande partie de ses forces sur les hauteurs où se trouve le château dans lequel Napoléon avait fait ses premières études militaires, et confia la défense de la ville basse aux deux corps russes de Sacken et d’Alsufief. Nos troupes, malgré les fatigues d’une longue marche faite par des chemins de traverse que la neige et la pluie avaient défoncés, ne furent arrêtées ni par la force de la position ni par le nombre ; elles attaquèrent sur tous les points, et enlevèrent successivement la ville et le château. Mais Blücher, la nuit venue, parvint à rallier la plus grande partie de ses troupes, continua son mouvement sur Troyes en remontant la rive droite de l’Aube, et se hâta de gagner Bar, où il espérait rencontrer Schwartzenberg.

Deux incidents signalèrent cette rencontre du 29. Au plus fort de la lutte, des tirailleurs français, franchissant la grande rue du château, se heurtèrent contre un gros d’officiers prussiens qui s’efforçaient de gagner la ville basse ; des coups furent aussitôt échangés ; nombre d’officiers ennemis tombèrent sous le fer et le feu de nos soldats, plusieurs furent pris ; quelques-uns seulement s’échappèrent à grand’peine. Parmi les prisonniers se trouvait un neveu de M. de Hardenberg, chancelier de Prusse ; il raconta que le groupe ainsi dispersé se composait de l’état-major général prussien, et que Blücher lui-même en faisait partie ; entouré à plusieurs reprises par nos tirailleurs, ce général n’avait dû, en effet, son salut qu’à une défense énergique et à la vigueur de son cheval.

À quelques heures de là, Napoléon, précédé de quelques aides de camp, et suivi par plusieurs généraux de sa maison, se retirait de Brienne au village de Maizières, son quartier général durant cette journée. Il était nuit noire. Dans ce moment, une bande de Cosaques rôdait entre le village et la ville, cherchant quelque occasion de butin. Le bruit causé par le pas des chevaux que montaient Napoléon et son escorte les fait accourir. Ils se ruent d’abord sur un des généraux de la suite de l’Empereur qui crie : Aux Cosaques ! et se défend. Un des assaillants, apercevant à quelques pas de là un cavalier à redingote grise qui marchait à peu près seul, quitte aussitôt ses camarades, et court sur ce dernier. Le général Corbineau se jette vainement à la traverse : « Je serais mort, a raconté Napoléon, si Gourgaud n’avait, d’un coup de pistolet, fait sauter la cervelle d’un Cosaque dont la lance m’atteignait déjà en pleine poitrine[6]. » L’escorte arrive enfin, sabre quelques-uns de ces effrontés maraudeurs, qui abandonnent alors le terrain et disparaissent.

Si la journée du 29 janvier nous avait donné la ville de Brienne, elle ne fit que hâter, en revanche, la jonction des deux premiers corps de Blücher et de l’armée de Schwartzenberg. La rencontre eut lieu à Bar-sur-Aube, ainsi que l’avait espéré le feld-maréchal prussien. Une fois réunis, les deux généraux, descendant la rive droite de l’Aube, revinrent ensemble sur Napoléon, et ne s’arrêtèrent qu’à deux lieues et demie au-dessus de Brienne, au village de la Rothière, où se trouvaient nos avant-postes. Une bataille devenait inévitable ; elle eut lieu le 1er février. L’acharnement fut égal des deux parts. Les Français combattaient au nombre de 40,000 hommes contre 160,000. Grâce aux efforts du plus héroïque courage, nos troupes parvinrent à conserver leur champ de bataille ; elles ne purent rien gagner au delà. Trop faibles pour tenter le lendemain la fortune, elles profitèrent de la nuit pour passer sur la rive gauche de l’Aube, à l’aide des ponts rétablis pendant les deux jours précédents, et se retirer sur Troyes. Les Alliés ne pouvaient se glorifier de nous avoir battus ; cette rencontre de la Rothière n’en demeurait pas moins un véritable échec : elle était la première bataille rangée de la campagne ; il nous fallait une victoire, et la journée se terminait par une retraite. Le chiffre des morts et des prisonniers fut, dit-on, le même de chaque côté ; on l’évalue à 12,000 pour les deux armées ; mais la perte n’était pas égale : elle s’élevait, pour nous, au septième environ des combattants, tandis qu’elle allait à peine au vingt-cinquième pour les Alliés.

Le maréchal Marmont avait été laissé en avant de Brienne pour masquer la retraite du corps principal ; ses troupes ne se montaient pas à 6,000 hommes. Lorsque le dernier peloton des régiments qui devaient suivre l’Empereur à Troyes eut traversé l’Aube, tous les ponts furent coupés, et le duc de Raguse se retira par la rive droite. L’ennemi lança plusieurs corps à la poursuite du maréchal. Le général bavarois de Wrède, entre autres, reçut l’ordre de forcer la marche, de tourner Marmont et de lui couper la route d’Arcis ; de Wrède gagna près de deux heures sur le duc de Raguse, et le devança au village de Rosnay-sur-la-Voire. Arrivé sur ce point, Marmont trouva le passage de la rivière gardé par un corps de 5,000 Bavarois établis sur une hauteur qui domine le village ; 20,000 autres soldats de la même nation arrivaient à marche forcée ; un fort parti de cavalerie alliée s’étendait déjà dans la plaine. La Voire n’est pas guéable ; Wrède renouvelait la même manœuvre qu’à Hanau ; le danger pour nos troupes était semblable ; le corps de Marmont, coupé de sa route, courait risque d’être forcé et détruit. Le maréchal, voyant le péril, prend trois bataillons, se met à leur tête, monte au pas de charge la colline de Rosnay, aborde l’ennemi sans s’arrêter et le culbute. Quelques escadrons de cuirassiers, chargeant aussitôt avec la plus grande vigueur, complètent la déroute ; tout ce qui avait passé la Voire fut tué, noyé ou pris, et Marmont put arriver à Arcis au même moment où Napoléon entrait dans Troyes.

Troyes, ville ouverte, ne présentait pas un point de résistance sérieuse. En se renfermant dans cette ville, Napoléon laissait d’ailleurs tous les autres chemins de Paris ouverts aux coalisés. Le 6 février au matin, après trois jours de repos donnés à ses troupes, il quitte le chef-lieu du département de l’Aube, et, le 7, arrive à Nogent-sur-Seine. Son double mouvement de flanc et de retraite, depuis Saint-Dizier, l’avait rapproché de Paris d’environ vingt-cinq lieues. Cette marche constamment rétrograde portait le découragement dans toutes les âmes ; les populations commençaient à croire que Napoléon lui-même abandonnait sa cause. — Où donc nous arrêterons-nous ? disaient à leur tour les soldats.

L’Empereur n’était pas moins inquiet. La seconde journée de Brienne venait de renverser tous ses plans. Il avait manœuvré pour isoler les principaux corps ennemis, pour les attaquer séparément, et, par une fatalité déplorable, c’était précisément contre leurs masses réunies à la Rothière qu’il avait dû combattre, c’était devant elles qu’il était forcé de se retirer. En continuant à marcher sur lui, elles pouvaient le contraindre de reculer jusqu’aux barrières de la capitale de l’Empire. Ce n’est pas tout : des nouvelles de Paris lui apprenaient que le maréchal Soult, obligé d’abandonner Bayonne, venait de laisser la route de Bordeaux ouverte et de se replier sur Toulouse ; que le général Maison, malgré les efforts des troupes sous ses ordres, avait, à son tour, été forcé d’abandonner la Belgique et de s’abriter derrière la ligne de places fortes qui défend le département du Nord. Enfin, comme si tous ces coups ne suffisaient pas, il reçut du duc de Vicence des dépêches de nature à lui enlever tout espoir de négociation.

Le projet d’un congrès pour la pacification de l’Europe n’avait pas été officiellement abandonné ; de chaque côté, on avait continué de prononcer le mot de négociations, mais faiblement, par intervalle, et dans l’unique but de persuader aux populations envahissantes ou envahies que leurs souverains, en faisant peser sur elles les lourdes charges de la guerre, voulaient seulement arriver à une paix honorable. Si M. de Metternich, après avoir annoncé, le 10 décembre, à notre ministre des relations extérieures, « qu’on lui indiquerait ultérieurement le jour de l’ouverture des conférences, » était resté complétement silencieux, Napoléon, à son tour, n’avait pas fait la moindre tentative pour avancer la négociation. Tout le mois de décembre s’était écoulé sans aucune démarche des deux parts ; et c’est seulement après la levée de boucliers du Corps législatif, et quand il connut le passage du Rhin par les deux armées de Silésie et de Bohême, que Napoléon avait enfin fait partir le duc de Vicence, dans le but d’activer l’ouverture du congrès. Caulaincourt était arrivé, le 6 janvier, à Lunéville, où le manque de sauf-conduits nécessaires pour aller plus loin l’avait obligé de s’arrêter. Le même jour, il écrivit à M. de Metternich pour lui demander la réponse promise par sa lettre du 10 décembre précédent. Le ministre autrichien lui répondit, le surlendemain 8, qu’il n’avait pas écrit plus tôt parce que lord Aberdeen, seul représentant officiel de l’Angleterre près de l’Alliance, était sans pouvoirs suffisants pour traiter ; « mais, ajoutait-il en gardant le silence sur la protestation de la cour de Londres contre les bases convenues, on attend, d’un moment à l’autre, le ministre des affaires étrangères lui-même, lord Castlereagh. L’Empereur, mon auguste maître, et le roi de Prusse, disait en terminant M. de Metternich, me chargent de prévenir Votre Excellence qu’elle recevra, le plus tôt possible, une réponse à la proposition de se rendre au quartier général des souverains alliés. » Les coalisés s’avançaient alors, sans éprouver, pour ainsi dire, de résistance, jusqu’au centre du territoire ; la réponse promise ne vint donc pas, et, le 26 janvier, le duc de Vicence attendait encore aux avant-postes, lorsque la nouvelle du départ de Napoléon de Paris (le 25), ainsi que la crainte d’un de ces prodiges familiers à son génie, vint rendre tout à coup la parole aux diplomates de la coalition. Le 27, quelques heures après avoir appris l’arrivée de l’Empereur au milieu de ses troupes à Châlons-sur-Marne, M. de Metternich fit parvenir au plénipotentiaire impérial les sauf-conduits dont il avait besoin, et s’empressa de lui annoncer que, le 4 février, le congrès s’ouvrirait enfin, non plus à Manheim, cette place se trouvant trop loin du théâtre des événements, mais à Châtillon-sur-Seine, qui serait neutralisée.

Les plénipotentiaires chargés de représenter les différentes puissances à ce congrès étaient : le duc de Vicence ; le comte de Stadion, pour l’Autriche ; le comte Razumouski, pour la Russie ; le baron de Humboldt, pour la Prusse ; lord Castlereagh, pour l’Angleterre.

Les instructions du duc de Vicence lui défendaient de rien céder sur les frontières naturelles ; il devait exiger les limites de 1799. « La France, lui avait fait écrire Napoléon, sans les départements du Rhin, sans la Belgique, sans Anvers, sans Ostende, ne serait rien. Ce sont là ses limites naturelles, et l’Empereur fait de leur conservation une condition sine qua non. Sa résolution est bien prise ; elle est immuable. Ces bases, toutes les puissances les ont reconnues à Francfort. » Toutefois, Napoléon, après la seconde journée de Brienne, comprit que cet ultimatum pouvait arrêter court les négociations. Il n’avait pas encore quitté Troyes, lorsque, le 3 février, veille de l’ouverture des conférences, M. de la Besnardière, premier commis des relations extérieures, qui devait rejoindre le duc de Vicence, vint demander à l’Empereur ses dernières instructions. Napoléon le chargea de dépêches qui modifiaient ses premières résolutions. Il fit plus : le 5, avant son départ pour Nogent, il expédia au duc de Vicence un nouveau courrier qui lui portait décidément carte blanche ; le duc avait tout pouvoir « pour conduire la négociation à une heureuse issue, sauver la capitale et éviter une bataille où sont les dernières espérances de la nation. »

Si la bataille du 1er février avait pu faire ainsi fléchir la volonté de Napoléon, le résultat de cette journée, agissant en sens contraire sur les Alliés, avait grandi leurs prétentions. Dès les premières séances, ils refusèrent de traiter en accordant les frontières naturelles comme limites de la France. « Les alliés disconviennent des bases proposées à Francfort, écrivait le duc de Vicence à l’Empereur ; pour obtenir la paix, il faut rentrer dans les anciennes limites. »

Voici, en effet, ce qu’on lit dans le protocole de la séance tenue par le congrès, le 7 février :

« ...Les plénipotentiaires des cours alliées consignent au protocole qu’ils ont l’ordre de demander :

Que la France rentre dans les limites qu’elle avait avant la Révolution... qu’elle renonce à toute influence hors de ces limites. »

Ce fut une copie de ce protocole que, le 8 février, Napoléon reçut à Nogent. Il s’enferma dans son cabinet après l’avoir lue, et resta plusieurs heures sans vouloir recevoir personne. Le prince de Neufchâtel et le duc de Bassano purent enfin entrer. L’Empereur, quand ils se présentèrent, leur tendit silencieusement la copie du protocole. Berthier et Maret, après en avoir pris lecture, demeurèrent interdits. La première émotion passée, ils hasardèrent quelques considérations sur la nécessité de céder. À ce mot, Napoléon éprouva une sorte de secousse électrique ; il se leva avec vivacité et s’écria :

« Quoi ! vous voulez que je signe un pareil traité et que je foule aux pieds mon serment[7] ! Des revers inouïs ont pu m’arracher la promesse de renoncer aux conquêtes que j’ai faites ; mais que j’abandonne aussi celles qui ont été faites avant moi, que je viole le dépôt qui m’a été remis avec tant de confiance ; que, pour prix de tant d’efforts, de sang et de victoires, je laisse la France plus petite que je ne l’ai trouvée : jamais ! Le pourrais-je sans trahison ou sans lâcheté ?... Vous êtes effrayés de la continuation de la guerre ; moi je le suis de dangers plus certains que vous ne voyez pas. Si nous renonçons à la limite du Rhin, ce n’est pas seulement la France qui recule, c’est l’Autriche et la Prusse qui s’avancent !... La France a besoin de la paix ; mais celle qu’on veut lui imposer entraînera plus de malheurs que la guerre la plus acharnée ! Songez-y. Que serais-je pour les Français, quand j’aurai signé leur humiliation ? Que pourrais-je répondre aux républicains du Sénat, quand ils viendront me demander leurs barrières du Rhin ? Dieu me préserve de tels affronts !... Répondez à Caulaincourt, si vous le voulez ; mais dites-lui que je rejette ce traité. Je préfère courir les chances les plus rigoureuses de la guerre[8] ! »

L’Empereur se jette alors sur un lit de camp, et le duc de Bassano passe une partie de la nuit à son chevet, cherchant à ramener le calme dans cet esprit agité et à lui inspirer une résignation nécessaire. Ses efforts ne furent pas sans succès : il obtint enfin l’autorisation de répondre au duc de Vicence en termes qui lui permissent du moins de ne pas rompre sur-le-champ la négociation. Le duc sortit pour rédiger la dépêche ; quand elle fut écrite et remise au courrier qui l’attendait, il rentra dans le cabinet de l’Empereur et le trouva couché sur d’immenses cartes, un compas à la main ; il lui annonça que la dépêche était partie. « Ah ! vous voilà, lui dit Napoléon ; il s’agit maintenant de bien d’autres choses ! Je suis en ce moment à battre Blücher de l’œil ; il s’avance sur Paris par la route de Montmirail ; je pars ; je le battrai demain ; je le battrai après-demain ; si ce mouvement a le succès qu’il doit avoir, l’état des affaires se trouvera complétement changé ; et nous verrons alors ! »

Les espérances de Napoléon venaient d’étre ranimées par un courrier que lui avait expédié, dans la nuit, le maréchal Macdonald dont la lettre était ouverte devant lui.

Après la bataille de la Rothière, les Alliés n’avaient qu’à suivre en masse la route de Troyes pour arriver, en passant sur le corps de la petite armée impériale, jusqu’aux portes de Paris. C’était, assure-t-on, l’opinion de l’empereur Alexandre ; mais ce parti, dicté par le bon sens le plus vulgaire, ne parut pas assez savant. Les généraux alliés se mirent en tête de manœuvrer. Schwartzenberg, avec les souverains, passa l’Aube, et se porta à pas comptés sur Troyes, dans le but d’arriver à Paris en descendant le bassin de la Seine. Blücher revint sur Châlons pour rallier les deux corps que le mouvement de l’Empereur sur Saint-Dizier avait rejetés en Lorraine, et, la jonction faite, marcher sur Paris par le bassin de la Marne. Chacun de ces deux généraux voulait prévenir l’autre dans l’attaque de la capitale française ; c’était le mouvement de Blücher et la marche de ses colonnes sur Meaux que Macdonald annonçait à Napoléon.

On ne compte pas moins de douze lieues de traverse entre la route de Paris à Troyes, que barrait alors Napoléon, et la route de Châlons à Paris, que suivaient Blücher et ses troupes. Cette distance, malgré les obstacles que présentaient les chemins et la saison, fut rapidement franchie par nos troupes. L’Empereur avait quitté Nogent le 9 février ; le 10, il rençontrait au village de Champaubert plusieurs colonnes de l’armée de Blücher. Cette armée, forte de 120,000 combattants, marchait échelonnée sur une seule ligne, qui, partant de Châlons, pénétrait alors assez avant dans le département de Seine-et-Marne. Les colonnes qui traversaient Champaubert, au moment où l’Empereur s’y présentait, se composaient de troupes russes. Attaquées sur-le-champ avec vigueur, elles furent mises en si complète déroute, que l’une d’elles, forte de 6,000 hommes, compta 5,000 morts, blessés ou prisonniers. Tout ce qui ne fut pas pris ou tué s’enfuit en désordre, partie dans la direction de Meaux, partie vers Châlons[9]. Une seconde fois, l’armée de Blücher était coupée en deux. Blücher, de sa personne, se trouvait entre Champaubert et Châlons avec la moitié de ses forces ; le reste, aux ordres des généraux Sacken et York, n’était plus qu’à une petite distance de Meaux et pouvait en apercevoir les clochers ; encore deux marches, et ces corps, qui forçaient de vitesse pour arriver les premiers sous Paris, pouvaient bivaquer au pied de Belleville et de Montmartre.

Avertis par les fuyards de Champaubert, York et Sacken s’arrêtèrent, revinrent en toute hâte sur leurs pas, et, le 11, se trouvèrent, à Montmirail, en face de l’Empereur, qui, lui-même, marchait à leur rencontre. La journée précédente, à vrai dire, avait été moins une bataille qu’un heureux et brillant combat. Cette fois, l’affaire fut sérieuse : 50,000 Russes ou Prussiens et 25,000 Français se trouvèrent engagés. Nos soldats se battaient un contre deux ; le courage suppléa au nombre ; ils culbutèrent l’ennemi sur tous les points, l’obligèrent de se sauver à travers champs, dans la direction de la Marne, et, le lendemain 12, l’atteignirent de nouveau à Château-Thierry. Les rues, les maisons, devinrent le théâtre de luttes acharnées, auxquelles on vit se mêler les habitants de la ville et de la campagne, à l’aide de fusils prussiens ou russes ramassés sur les chemins. L’ennemi, chassé de Château-Thierry après y avoir subi de nouvelles et notables pertes, fut encore obligé de s’enfuir en désordre dans la direction de Soissons. Les abords de Paris, de ce côté, devenaient libres dans une distance de 50 lieues.

Lorsque, le 10 février, Blücher avait appris, à son tour, par les fuyards de Champaubert, la présence des Français au centre de sa ligne de marche, il s’était hâté d’appeler à lui les corps des généraux Kleist et Langeron, que de nouvelles troupes, arrivées du nord de l’Europe, venaient de remplacer dans le blocus de Mayence et des places fortes de la Lorraine. Dès que ces forces furent réunies à celles qui lui restaient, il se remit en marche pour rallier les régiments d’York et de Sacken, et s’ouvrir une seconde fois la grande route de Châlons à Paris. Ce fut le 13 que ses têtes de colonne se présentèrent en vue de Montmirail, au même moment où, débarrassé de Sacken et d’York, dont il avait abandonné la poursuite sur Soissons au maréchal Mortier, Napoléon, marchant à la rencontre du général en chef prussien, arrivait lui-même à moins d’une demi-lieue de son champ de bataille du 11. Les troupes de Blücher étaient beaucoup plus nombreuses que celles qui avaient été engagées l’avant-veille. Les régiments amenés par Napoléon se trouvaient, au contraire, plus faibles de toutes les pertes essuyées dans les trois derniers jours. Nos soldats étaient à peine un contre quatre. Cette disproportion de forces n’arrêta pas l’Empereur ; il prit résolûment position dans la plaine de Vauxchamps, passa la nuit à faire ses dispositions, et, le 14 au matin, ordonna l’attaque. Malgré son immense supériorité numérique, l’ennemi, culbuté partout, fut forcé de reprendre, en désordre, la route de Châlons. Blücher, enveloppé à diverses reprises avec son état-major, et obligé chaque fois de lutter corps à corps avec nos cavaliers pour se dégager, dut uniquement son salut, dans une dernière charge, à l’obscurité de la nuit.

Napoléon avait prophétisé juste : les cinq jours écoulés depuis son départ de Nogent avaient, pour ainsi dire, été signalés par autant de victoires ; et, si les forces de Blücher n’étaient pas détruites, du moins cette armée, battue à quatre reprises différentes, fuyait dispersée. L’Empereur, au milieu de ses dernières marches, avait reçu la réponse de Caulaincourt aux dépêches expédiées, le 5, de Troyes, et dans lesquelles il lui avait donné carte blanche ; cette réponse contenait les phrases suivantes :

« J’étais parti les mains presque liées, et je reçois des pouvoirs illimités ; on me retenait, et l’on m’aiguillonne... Dois-je consentir à tout, aveuglément, sans discussion, sans retard ? »

Le 17, trois jours après la seconde journée de Montmirail (bataille de Vauxchamps), Napoléon répondait à son plénipotentiaire :

« Monsieur le duc de Vicence, je vous avais donné carte blanche pour sauver Paris et éviter une bataille qui était la dernière espérance de la nation. La bataille a eu lieu ; la Providence a béni nos armes ; j’ai fait 30 à 40,000 prisonniers et enlevé 200 pièces de canon... Votre attitude doit être la même : vous devez tout faire pour la paix ; mais mon intention est que vous ne signiez rien sans mon ordre, parce que seul je connais ma position. »

Le chiffre de nos soldats était malheureusement si réduit, et les troupes qu’ils avaient à combattre étaient si nombreuses, que chaque corps d’armée alliée présentait, isolément, une masse d’assaillants trois et quatre fois plus considérable que les forces conduites par Napoléon. Chaque coup qu’il frappait entamait et faisait reculer l’ennemi placé devant lui ; mais il se multipliait en vain pour arrêter le torrent humain qui se précipitait alors sur la France : refoulé sur un point, le flot envahisseur débordait partout où Napoléon n’était pas, partout où il n’était plus. C’est ainsi que les Autrichiens avaient profité de la marche de l’Empereur sur la Marne pour forcer le passage de la Seine à Nogent, à Bray, à Montereau, et pour s’approcher de Paris en descendant les deux rives du fleuve. Les ducs de Bellune et de Reggio, chargés de disputer le terrain, n’avaient pu résister au nombre ; vainement chaque pouce du sol qu’ils avaient cédé avait été marqué par un combat ; les progrès de l’ennemi étaient si rapides, que le 16, dans la journée, les équipages des deux maréchaux avaient déjà gagné Charenton, et que Paris, en alarmes, s’attendait à voir le lendemain, à ses portes, les avant-gardes alliées.

Napoléon, à ces nouvelles, cesse de poursuivre Blücher, et court à la rencontre de Schwartzenberg. Il trouve dans le patriotisme de la population des campagnes une aide qui jamais, du reste, ne lui a manqué ; nos soldats harassés doublent leurs étapes sur les voitures que les habitants de chaque village mettent à leur disposition ; l’artillerie elle-même est conduite en poste. L’armée fait 30 lieues en 36 heures. C’est à Guignes, à 8 lieues seulement de Paris, que, le 16 février, l’Empereur rencontre les premières colonnes autrichiennes. À la vigueur des coups portés immédiatement à Mormant, à Donnemarie, à Nangis, où deux de ses divisions sont complétement détruites ; à la vue de ses régiments rejetés les uns sur les autres et couvrant bientôt tous les chemins de leurs morts et de leurs blessés, Schwartzenberg reconnaît la présence de Napoléon ; il ordonne aussitôt la retraite, et, précédé par les souverains, rétrograde précipitamment sur Troyes après avoir dépêché un de ses officiers, le comte de Parr, à l’Empereur pour en solliciter une suspension d’armes.

Après la bataille de la Rothière, Napoléon avait autorisé le duc de Vicence à accepter les anciennes limites, c’est-à-dire à obtenir la paix au prix de sacrifices territoriaux qui obligeaient la France de rentrer dans les frontières de l’ancienne Monarchie. Après les victoires de Champaubert, de Montmirail, de Vauxchamps, et la dispersion de l’armée de Blücher, l’Empereur n’avait pas révoqué formellement ces instructions, mais il défendait à son plénipotentiaire « de rien signer sans son ordre. » Les derniers avantages qu’il a remportés sur Schwartzenberg, la retraite précipitée à laquelle il vient de l’obliger, la suspension d’armes qui lui est demandée, modifient encore une fois ses résolutions. Ses espérances sont revenues, ses prétentions grandissent, ce sont d’autres conditions qu’il entend exiger, et, sous cette impression, il écrit à son frère Joseph la lettre suivante :

Nangis, 18 février.

« Le prince de Schwartzenberg vient enfin de donner signe de vie. Il vient d’envoyer un plénipotentiaire pour demander une suspension d’armes. Il avait constamment refusé, dans les termes les plus insultants, toute espèce de suspension, d’armistice, même de recevoir mes parlementaires, après la capitulation de Leipsick, celle de Dresde, violations horribles dont on trouverait peu d’exemples dans l’histoire. Ces misérables, au premier échec, tombent à genoux. Heureusement qu’on n’a pas laissé entrer l’aide de camp du prince de Schwartzenberg. Je n’ai reçu que sa lettre. Je n’accorderai aucun armistice qu’ils n’aient purgé mon territoire. D’après les nouvelles que j’ai, tout a changé chez les Alliés. L’empereur de Russie, qui, il y a peu de jours, avait rompu les négociations, parce qu’il voulait pour la France des conditions pires que les anciennes limites, désire les renouer ; et j’ai l’espérance que j’arriverai promptement à une paix fondée sur les bases de Francfort, ce qui est le minimum de la paix que je puisse faire avec honneur.

Avant de commencer mes opérations, je leur ai fait offrir de signer sous la condition des anciennes limites, pourvu qu’ils s’arrêtassent sur-le-champ. Cette démarche a été faite par le duc de Vicence, le 8. Ils ont répondu négativement, en disant que même la signature des préliminaires n’arrêterait pas les hostilités, lesquelles ne pouvaient l’être que lorsque tous les articles de la paix seraient signés. Cette inconcevable réponse a été punie ; et hier, 17, ils me demandent un armistice ! Vous concevez qu’en me voyant à la veille d’une bataille dans laquelle j’étais décidé à vaincre ou à périr[10], et sans laquelle, si je cédais, ma capitale eût été prise, j’eusse consenti à tout, pour éviter cette grande chance. Je devais ce sacrifice de mon amour-propre à ma famille et à mon peuple ; mais, dès qu’ils ont refusé, dès que la chance de la bataille a eu lieu et que tout est rentré dans les chances d’une guerre ordinaire où le résultat d’une bataille ne peut plus menacer ma capitale, et que toutes les données possibles sont pour moi, je dois aux intérêts de l’Empire et à ma gloire de négocier une véritable paix.

Si j’eusse signé les anciennes limites, j’aurais couru aux armes deux ans après, et j’aurais dit à la nation que ce n’était pas une paix que j’avais signée, mais une capitulation. Je ne pourrais le dire d’après le nouvel état des choses, puisque, la fortune étant revenue de mon côté, je suis maître de mes conditions. L’ennemi est dans une position bien différente de celle où il se trouvait lors des bases de Francfort, et avec la presque certitude qu’il ramènera bien peu de monde au delà des frontières. Sa cavalerie est excessivement fatiguée, et à bas ; son infanterie est lasse de ses mouvements et contre-mouvements ; enfin il est entièrement découragé. J’espère donc pouvoir faire une paix telle que tout homme raisonnable peut la désirer ; et mes désirs ne vont pas au delà des propositions de Francfort[11].

Napoléon. »

En même temps que l’Empereur songeait à profiter de ses derniers succès pour arracher aux coalisés une paix digne de la France et de lui-même, il s’occupait de poursuivre et de compléter les avantages qu’il venait d’obtenir.

Un corps de 25 à 30,000 hommes, aux ordres du général Bianchi, avait passé la Seine à Montereau et s’était avancé, par la rive gauche du fleuve, jusqu’à Fontainebleau[12], en même temps que le gros de l’armée de Schwartzenberg descendait vers Paris par les routes de la rive droite. Ce corps, pour suivre le mouvement général de retraite de l’armée alliée sur Troyes, était forcé de revenir à Fossard, hameau distant de Montereau d’environ une demi-lieue. La route, à Fossard, se divise en deux embranchements : l’un, qui conduit de ce point au chef-lieu du département de l’Aube, en traversant Montereau, Bray-sur-Seine et Nogent ; l’autre, qui mène également à Troyes, en passant par Pont-sur-Yonne, Sens et Villeneuve-sur-Vannes. En devançant le général Bianchi à Fossard, Napoléon lui coupait donc ses deux seuls chemins de retraite et le forçait de poser les armes. Mais, pour arriver au point de bifurcation, il fallait que les ponts de Montereau se trouvassent libres. Ils étaient faiblement gardés par l’ennemi ; Napoléon le savait ; le 17, il donna au maréchal Victor l’ordre de les occuper le soir même. Le maréchal, en se hâtant, pouvait s’en emparer sans rencontrer une résistance sérieuse ; mais, au lieu d’opérer rapidement, il s’arrête à Salins, où il passe la nuit, et ne se présente sur la position que le lendemain matin, à dix heures, lorsque, depuis moins d’une heure, un corps nombreux de Wurtembergeois, détaché par le général autrichien, et qui avait marché toute la nuit, venait de s’établir sur les hauteurs de Surville, en avant de Montereau, de manière à couvrir la ville et ses ponts. Vainement le maréchal, pour réparer sa faute, s’épuise en efforts dignes de son courage et de la bravoure de ses troupes ; les Wurtembergeois tiennent ferme. Victor, dont le gendre, le général Château, vient d’être tué en conduisant la première attaque, était arrivé par la route de Donnemarie. Napoléon accourait de son côté par la route de Valence. Mais, lorsqu’à deux heures de l’après-midi il débouche de la forêt du même nom, au lieu de trouver le passage ouvert, ainsi qu’il s’y attendait, des coups de fusil l’arrêtent. Un effort vigoureux le rend bientôt maître des hauteurs qui dominent le confluent de la Seine et de l’Yonne ; puis, à l’aide de batteries qu’il y fait établir à mesure qu’arrivent les pièces, il foudroie les masses wurtembergeoises alors concentrées sur les ponts et dans les rues de Montereau. Il pointe lui-même les canons de sa garde et commande les décharges. Le feu de l’artillerie ennemie n’est ni moins vif ni moins meurtrier ; les boulets sifflent de tous les côtés ; bon nombre de canonniers sont tués sur leurs pièces à côté de l’Empereur, qui conserve son calme et continue de prodiguer les encouragements et les ordres. Les soldats auxquels il est mêlé, murmurent de le voir exposer ainsi sa vie : « Allez, mes amis, répondit-il en souriant à ceux qui insistent pour qu’il se retire, le boulet qui doit me tuer n’est pas encore fondu. » Au bout de quelques heures d’un feu terrible, l’Empereur lance sur le faubourg le plus rapproché un corps de gardes nationaux bretons, arrivés depuis quelques jours et que commande le général Gérard : le faubourg est emporté. On arrive proche des ponts. Le général Pajol s’y précipite à la tête de sa cavalerie, et les enlève avec tant de vigueur et de rapidité, que les Wurtembergeois n’ont pas le temps de faire sauter une seule arche. On les poursuit dans toutes les rues, sur tous les chemins ; leurs pertes sont énormes. Cette journée du 18 février, glorieuse pour nos armes, fut une victoire inutile. La résistance des Wurtembergeois avait atteint son but : pendant la bataille, le gros des forces de Bianchi défilait rapidement à une demi-lieue de là, et, quand nos troupes arrivèrent à Fossard, elles purent apercevoir au loin, sur la route de Sens, les dernières colonnes de ce corps d’armée, dont l’arrière-garde servait de point de ralliement aux fuyards de Montereau.

Si Napoléon ne manquait pas à son génie, si nos soldats se montraient aussi braves, aussi dévoués et plus infatigables peut-être qu’à aucune autre époque de nos guerres, un grand nombre de chefs, en revanche, avaient perdu de leur vigueur et de leur activité. Lors des campagnes d’Italie, début de Napoléon, et qui présentent une remarquable analogie avec la campagne de France, dernière phase de sa carrière militaire, ses généraux les plus âgés avaient à peine trente ans. En 1814, l’Empereur avait bien encore autour de lui les anciens lieutenants du général Bonaparte ; mais ce n’étaient plus les mêmes hommes : usés par la guerre, amollis par les honneurs et par la fortune, ils se montraient fatigués, alourdis, et trop âgés de plusieurs années. La veille de cette bataille, à Villeneuve le-Comte, une fausse manœuvre du général Lhéritier, commandant une division de dragons, avait fait avorter un mouvement qui devait amener la destruction du principal corps bavarois ; pendant la nuit, un parc d’artillerie, confié au général Guyot, avait été surpris et enlevé ; dans la journée, au plus fort du combat, l’artillerie, par la faute du général Digeon, avait manqué de munitions ; enfin le général de brigade Montbrun, chargé de défendre, avec 1,800 hommes, la petite ville de Moret et la forêt de Fontainebleau, les avait abandonnées sans résistance et s’était replié sur Essonne. Nous avons dit la faute du duc de Bellune. Napoléon, irrité, voulut punir ; quelques excuses, le souvenir des anciens services, suffirent pour désarmer sa colère. Le 19, il lança plusieurs corps à la poursuite des différentes colonnes alliées, qui continuaient leur retraite sur Troyes ; le 20, au matin, il remontait la Seine, déjeunait à Bray dans la maison que l’empereur de Russie avait quittée la veille, et couchait, le soir, à Nogent. La journée du 21 fut employée tout entière à presser la marche des troupes sur Troyes. Le 22, lui-même se mit en chemin pour cette ville, et vint coucher aux portes de Méry-sur-Seine, où nos troupes venaient de rencontrer une résistance inattendue, qu’elles n’avaient pu vaincre qu’après une lutte acharnée. Ce combat, dont nous parlerons plus loin, n’avait pas été soutenu par un des corps de Schwartzenberg, car la retraite des Autrichiens, depuis l’avant-veille, était presque une déroute : une partie de leurs bagages gagnaient déjà les passages des Vosges ; la garde russe se retirait sur Langres ; le quartier général allié était reporté à Colombé-les-Deux-Églises, à huit lieues au delà de Bar-sur-Aube, et les souverains étaient, de leur personne, à Chaumont. En six jours, Schwartzenberg avait reculé de près de soixante lieues.

Le 23, l’Empereur arriva enfin devant le chef-lieu du département de l’Aube. Les portes étaient fermées et barricadées ; les Russes occupaient encore la ville. Après un combat de quelques heures, dans lequel les Français ménagèrent cette vieille cité, Napoléon consentit à suspendre son attaque, afin de donner à l’ennemi le temps de se retirer ; il voulait sauver Troyes. Les Russes profitèrent de cette généreuse tolérance : leur dernier peloton sortait par une des portes, le lendemain 24, au même moment, où l’avant-garde française entrait par la porte opposée.

Les Alliés étaient restés maîtres de Troyes pendant trois semaines. Le séjour des souverains dans cette ville fut marqué par un incident qui mérite quelques détails ; car il fut le premier symptôme public, la première révélation d’un sentiment favorable à la restauration des Bourbons.

  1. Les lettres patentes contenant la nomination de Joseph aux fonctions de lieutenant général de l’Empire portent seulement la date du 28 janvier. Cette nomination et l’établissement d’un conseil de régence, dont nous aurons à parler lors de l’arrivée des Alliés sous Paris, ne furent point annoncés dans le Moniteur.
  2. M. de Talleyrand.
  3. Comte Mollien, Mémoires d’un ministre du Trésor, t. IV.
  4. Le baron Fain.
  5. Journal des opérations du 6e corps pendant la campagne de 1814, par le colonel Fabvier.
  6. Récits de la captivité de Sainte-Hélène, par le comte de Montholon : « Je regrette, à présent, ajoutait l’Empereur, que le bulletin de la bataille de Brienne n’ait pas dit cette circonstance ; c’est Berthier qui ne l’a pas voulu, afin de ne pas effrayer l’Impératrice, et de ne pas faire connaître l’excès des périls qui menaçaient l’Empire. » Le général Gourgaud reçut, à cette occasion, de l’Empereur, l’épée que ce dernier portait dans ses campagnes d’Italie.
  7. Le serment prêté par Napoléon à son couronnement était ainsi conçu :
    « Je jure de maintenir l’intégrité du territoire de la République... et de gouverner dans la seule vue de l’intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple français. »
  8. Manuscrit de 1814, du baron Fain.
  9. Le colonel Fabvier, dans le Journal des opérations du 6e corps, plus haut cité, rapporte, sur le combat de Champaubert, les détails suivants :
    « L’ennemi occupait fortement un petit bois. On se disposa à l’enlever. Les Marie-Louise (voir plus haut, page 211), composant le 113e, eurent la tête ; des pelotons de tirailleurs furent placés autour du bois, pour l’attaquer en même temps, soutenus de deux brigades en masse. Avant le signal, le duc de Raguse parcourut les pelotons de tirailleurs en répétant les ordres ; à l’un d’eux il demanda : « Qui commande ici ? y a-t-il un officier ? — Non, lui dit un conscrit qui était un véritable enfant. — Un sous-officier ? — Non, mais nous sommes bons là. » Plus loin, un autre Marie-Louise dit : « Oh ! je tirerais bien mon coup de fusil, seulement je voudrais bien avoir quelqu’un pour le charger. » Avec de pareilles gens on pouvait donner le signal. Tout s’élança en même temps ; le bois fut enlevé.
    Le corps d’Alsufieff, composé de 9,000 grenadiers, fut totalement détruit ; ce général fut pris dans le bois par un chasseur du 16e, conscrit de six mois, qui ne voulut jamais le quitter qu’il ne l’eût conduit à l’Empereur ; il fut fait légionnaire.
    Un enfant de treize ans amena d’une lieue deux grenadiers. Il avait pour arme un grand couteau de boucher qu’il brandissait d’un air tout à fait plaisant. « Ces gaillards-là voulaient broncher, disait-il, mais je les ai bien fait marcher. »
  10. L’Empereur fait allusion à la position où il se trouvait à Nogent-sur-Seine, après sa retraite de Troyes et avant son mouvement de flanc sur Champaubert et Montmirail.
  11. Les limites naturelles qui formaient la base des propositions de Francfort, et que Napoléon se montrait prêt à accepter, étaient la frontière tracée par le Rhin, la Belgique comprise, les Alpes et les Pyrénées ; les anciennes limites, qu’il repoussait, et que les Alliés entendaient lui imposer, étaient les frontières de l’ancienne Monarchie, c’est-à-dire les limites, à quelques cantons près, de la France actuelle.
  12. On lit dans le Moniteur du 21 février : « Le palais de Fontainebleau a été conservé. Le général autrichien Hardeck, dès son entrée dans la ville, y avait placé des sentinelles pour le défendre des excès des Cosaques, qui sont cependant parvenus piller plusieurs portiers. »