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Vie, travaux et doctrine scientifique d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire/Chapitre I

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CHAPITRE PREMIER.

ENFANCE ET PREMIÈRE JEUNESSE DE GEOFFROY SAINT-HILAIRE.
I. Origine. — Enfance et éducation. — Premières études scientifiques sous Brisson. — II. Premières relations avec Haüy, Lhomond et Daubenton. — Études de minéralogie et de cristallographie. — III. Haüy et treize autres ecclésiastiques sauvés des massacres de septembre 1792. — IV. Retour à Étampes. Lettres d’Haüy. — V. Circonstances de l’entrée de Geoffroy Saint-Hilaire au Jardin des plantes. — Offre faite à Lacépède, et noble refus de celui-ci.
(1772 — 1793).

I.

Étienne Geoffroy Saint-Hilaire est né à Étampes, le 15 avril 1772.

Il appartenait à une famille honorable, mais peu fortunée, qui, de Troyes, était venue vers 1720 s’établir à Étampes. C’est une autre branche de la même famille qui, dans le dix-huitième siècle, avait donné trois membres à l’Académie des sciences. Par un concours assez singulier de circonstances semblables dans la vie de deux hommes, d’ailleurs fort différents de caractère et d’esprit, le plus célèbre des anciens Geoffroy était né en 1672, précisément un siècle avant Étienne Geoffroy Saint-Hilaire ; il avait porté ce même prénom d’Étienne[1] ; il avait réuni, jeune encore, au titre d’académicien celui de professeur au Jardin des Plantes ; et l’on peut ajouter, pour rendre le rapprochement plus complet, qu’il a émis des idées analogues, dans un autre ordre de recherches, à quelques-unes des vues de Geoffroy Saint-Hilaire ; au point que le chimiste et le naturaliste se sont quelquefois rencontrés jusque dans l’emploi des mêmes termes.

Tandis que l’amour et le culte de la science étaient héréditaires dans la famille du célèbre chimiste, les circonstances au milieu desquelles naissait Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, semblaient l’appeler à revêtir un jour la robe d’avocat ou de procureur. Son père, Jean-Gérard Geoffroy, exerçait cette dernière profession, et il ne la quitta que lorsque, au commencement de la révolution, il fut appelé par élection à siéger au tribunal d’Étampes. Cité dans le pays pour son austère probité, il jouissait aussi de la réputation d’un légiste habile et d’un homme éclairé, aimant les lettres et possédant une instruction générale, bien rare à cette époque parmi ceux de sa profession. La pureté de son caractère et les qualités de son esprit lui avaient valu ce qu’il considérait avec raison comme l’une des plus nobles récompenses qu’il pût ambitionner, l’intérêt et l’estime de Malesherbes.

Tel est le sage et vénérable guide que le jeune Geoffroy Saint-Hilaire avait reçu de la nature, et dont la voix fut toujours écoutée par lui avec une égale déférence, qu’il s’agît d’affaires privées ou publiques, ou même de travaux scientifiques.

Deux personnes, de caractères et de goûts bien différents, partagèrent avec Gérard Geoffroy les soins de l’éducation de son fils ; l’une, simple et pieuse femme, ne voyant, dans sa modeste vertu, rien au-dessus du soin matériel de la famille et des devoirs intérieurs ; l’autre, conservant, dans un âge avancé, une grande activité de pensée ; sinon fort instruite, au moins fort désireuse de l’être, et employant les loisirs que lui avait faits la vieillesse, à cultiver tardivement, mais non infructueusement, une belle intelligence. De ces deux femmes, la première était la mère de Geoffroy Saint-Hilaire, l’autre son aïeule paternelle ; celle-ci fut, après Gérard Geoffroy, la personne qui exerça la plus grande et la plus heureuse influence sur l’enfance du futur naturaliste. Elle aimait à se faire faire par son petit-fils des lectures à haute voix, et les livres les plus graves étaient ceux qu’elle préférait pour elle-même et pour lui. C’est ainsi que, tout jeune encore, Geoffroy Saint-Hilaire était initié à la connaissance des plus beaux monuments littéraires de l’antiquité et du siècle de Louis XIV. De toutes les lectures qu’il fit à cette époque, une surtout, les Vies des hommes illustres de Plutarque, produisit sur lui, à peine âgé de onze ans, une impression profonde ; et peut-être son aïeule, en l’introduisant, si prématurément en apparence, dans cette galerie d’admirables modèles de toutes les vertus civiques et privées, eut-elle le bonheur de déposer dans le cœur de son petit-fils les germes précieux que nous verrons bientôt se développer.

Gérard Geoffroy, avec une fortune très-médiocre, avait un grand nombre d’enfants. Il fallut donner de bonne heure une direction au jeune Étienne, et la carrière ecclésiastique parut devoir lui convenir mieux que toute autre. Au collége d’Étampes, où il avait fait ses premières études, il avait montré de l’intelligence et de l’aptitude pour le travail, et son père eût pu concevoir la pensée de lui transmettre sa charge. Mais la constitution de l’enfant était délicate, faible même, et semblait ne pouvoir résister aux fatigues d’une profession laborieuse. Gérard Geoffroy avait d’ailleurs dans le clergé quelques amis dont il regardait la protection comme acquise à l’avance : il ne se trompait pas. Bientôt il eut obtenu pour son fils une bourse au collége de Navarre ; et un peu plus tard, en 1788, sans même que le jeune élève de Navarre eût besoin de quitter Paris, l’un des canonicats du chapitre de Sainte-Croix d’Étampes et un bénéfice assez avantageux lui étaient conférés par un ami de la famille, alors commendataire de l’abbaye de Morigny, près d’Étampes. Cet ami était l’abbé de Tressan, fils du célèbre romancier, et lui-même connu dans les lettres par sa Mythologie comparée avec l’histoire.

Ces faveurs n’étaient que les préludes de toutes celles que pouvait espérer Geoffroy Saint-Hilaire, s’il se décidait à entrer, selon les intentions de sa famille, dans la carrière ecclésiastique. Mais il était encore au collége de Navarre, que déjà il se sentait appelé en d’autres voies. Au nombre de ses professeurs, le collége avait l’honneur de compter Brisson, et les élèves de philosophie suivaient son cours de physique expérimentale. Le jour où Geoffroy Saint-Hilaire y fut admis pour la première fois, fut aussi le jour où il entrevit sa véritable vocation, et pour ainsi dire où il se découvrit lui-même. Bientôt il fut tout à Brisson et à la science ; et lorsque, en 1790, après avoir achevé sa philosophie, il dut quitter le collége de Navarre, il supplia son père de lui permettre de rester à Paris, et de s’inscrire parmi les élèves du Jardin des plantes et du Collége de France.

Mais, à cette époque surtout, la culture des sciences n’était pas une carrière pour un jeune homme sans fortune. Gérard Geoffroy permit à son fils d’entrer comme pensionnaire en chambre au collége du Cardinal Lemoine, et de suivre les cours des établissements scientifiques, mais à la condition de suivre en même temps ceux de l’École de droit. Quoique la jurisprudence lui parût avoir l’aridité de la théologie sans en avoir la grandeur, Geoffroy Saint-Hilaire se résigna si bien, qu’avant la fin de cette même année 1790, il était bachelier en droit. Mais ce premier pas dans la carrière fut aussi le dernier. Il renouvela ses instances auprès de sa famille, et cette fois on décida, à sa grande satisfaction, qu’il ne serait pas jurisconsulte, mais médecin. C’était là sans doute le parti le plus sage que l’on pût prendre, le seul qui pût satisfaire à la fois le fils dans son goût pour la science et le père dans ses prudents calculs d’avenir ; mais il en devait être de ce plan si bien combiné comme de tous les autres ! Et de même qu’un corps entraîné par la gravitation vers la terre ne s’arrête qu’après l’avoir atteinte, Geoffroy Saint-Hilaire, après avoir délaissé la théologie pour le droit, le droit pour la médecine, devait arriver bientôt de la médecine à la science pure.

II.

Au collége de Navarre, Geoffroy Saint-Hilaire avait trouvé dans Brisson un maître habile. Au collége du Cardinal Lemoine il allait être plus heureux encore ; il allait y devenir l’élève et l’ami d’Haüy.

C’est au réfectoire du collége du Cardinal Lemoine que Geoffroy Saint-Hilaire rencontra l’illustre physicien. Tous deux y venaient chaque jour prendre leurs repas, loin l’un de l’autre, il est vrai ; Geoffroy Saint-Hilaire s’asseyait parmi les élèves ; Haüy, au contraire, ancien régent de grammaire à Navarre, puis régent émérite de seconde au Cardinal Lemoine, et depuis sept ans déjà membre de l’Académie des Sciences, occupait l’une des places d’honneur à la table des maîtres. Mais il était impossible que la distance établie entre eux par la hiérarchie ne fût pas un jour franchie. Comme Geoffroy Saint-Hilaire, l’abbé Haüy avait fait ses études à Navarre ; d’élève devenu maître dans le même collége, il y avait connu et aimé Brisson ; c’est en s’entretenant, dans les loisirs que lui laissait sa chaire, avec son savant collègue, qu’il avait pris lui-même le goût de la physique, et avait été initié à la science qui devait immortaliser son nom. Malgré la différence des âges et des positions, que de souvenirs communs entre le savant déjà illustre et le jeune élève en médecine ! Aussi, dès le premier jour où le hasard les rapprocha, le plaisir de parler de Navarre, le bonheur de parler de Brisson, le bonheur plus grand encore de parler de science, établit entre eux un lien de mutuelle affection que les événements de 1792 devaient bientôt resserrer de toute la puissance du dévouement et de la reconnaissance.

C’est ainsi que Geoffroy Saint-Hilaire connut Haüy ; et bientôt lui, jeune homme de dix-huit ans, il se trouva en tiers dans la douce intimité qui unissait entre eux l’un des membres les plus éminents de l’Académie des sciences et un homme qu’Haüy lui-même ne traitait qu’avec respect, le vénérable Lhomond, régent émérite du Cardinal Lemoine, comme Haüy dont il était l’ami, le commensal et de plus le directeur spirituel. Les entretiens d’Haüy et de Lhomond, véritables leçons privilégiées pour le jeune Geoffroy Saint-Hilaire, étaient aussi variés qu’instructifs. Tantôt le physicien suivait le grammairien sur le terrain qui lui était familier, et Haüy, oubliant un moment qu’il venait de créer la cristallographie, n’était plus que le modeste régent de Navarre et du Cardinal Lemoine. Souvent la zoologie[2], la botanique, qui était depuis longtemps la science favorite de Lhomond, et qu’Haüy, jeune encore, s’était pris aussi à aimer et à apprendre, peut-être pour complaire à son ami ; plus souvent, la physique, la chimie, la minéralogie, faisaient le sujet de la conversation. Quelquefois on discutait des questions moins abstraites : les interlocuteurs échangeaient leurs pensées sur les événements et sur les hommes de l’époque ; et la simple, mais ferme vertu des deux prêtres, le calme d’Haüy toujours occupé de ses travaux, la constante sérénité de son âme, n’étaient pas pour Geoffroy Saint-Hilaire des enseignements moins salutaires et moins bien compris que les plus belles théories scientifiques du célèbre physicien.

Sous l’influence d’une telle amitié et d’un tel exemple, Geoffroy Saint-Hilaire s’affermissait chaque jour dans la volonté de se consacrer tout entier à la science. Il fréquentait de moins en moins l’École de médecine, de plus en plus le Jardin des plantes et le Collége de France. Il devenait l’un des auditeurs les plus assidus de Fourcroy au Jardin des plantes ; mais surtout il suivait avec ardeur le cours de minéralogie que Daubenton faisait alors au Collége de France. Geoffroy Saint-Hilaire y était toujours le premier arrivé ; et la leçon faite, il s’approchait du professeur qui aimait à se voir entouré de ses élèves, et à s’assurer qu’il avait été compris. Les questions que lui adressait quelquefois le jeune disciple d’Haüy, les connaissances étendues qu’il montrait dès lors en physique et en cristallographie, son amour pour la science et l’intelligence qui brillait en lui, ne pouvaient manquer de frapper un juge tel que Daubenton, et de lui inspirer un véritable intérêt pour son élève. En effet, Daubenton ne tarda pas, selon les expressions d’une lettre d’Haüy, à distinguer Geoffroy Saint-Hilaire entre tous ses auditeurs ; il l’invita à venir le voir au Jardin des plantes, le chargea de travaux relatifs à son cours, et bientôt, l’appréciant d’autant plus qu’il le connaissait davantage, lui confia la détermination de quelques objets de la collection du Jardin des plantes.

Telle était la position de Geoffroy Saint-Hilaire à vingt ans. Justement fier et heureux de l’affection et de l’estime d’Haüy, de la bienveillance qu’il venait d’inspirer à Daubenton, plein d’ardeur pour la science, il n’avait plus qu’une seule pensée : celle de cultiver la minéralogie sous les auspices des deux illustres professeurs.

Mais, tandis qu’il se livrait paisiblement à ses travaux et à ses espérances, les événements les plus graves, les plus terribles éclataient autour de lui ; et il ne s’agissait plus d’écouter ses maîtres, mais de les sauver.

III.

Au moment même où l’Europe coalisée portait la guerre sur notre territoire, le trône, depuis longtemps ébranlé, de Louis XVI, s’écroulait sous la colère du peuple. Par la journée du 10 août, la nation se trouva divisée en deux classes ennemies ; et la main du redoutable vainqueur s’appesantit aussitôt sur les vaincus.

Geoffroy Saint-Hilaire, jeune et obscur étudiant, n’avait rien à redouter pour lui-même. Mais ceux qui l’entouraient, étaient, par leur qualité de prêtres non assermentés, désignés à l’avance à la persécution. Haüy, comme le plus illustre, fut arrêté l’un des premiers. Dès le 12 ou 13 août, Geoffroy Saint-Hilaire eut la douleur de voir ce maître bien-aimé, arraché de sa modeste cellule du Cardinal Lemoine, et conduit au séminaire Saint-Firmin, dont on venait de faire une prison. Les autres ecclésiastiques du Cardinal Lemoine et de Navarre furent de même presque tous incarcérés ; et comme la prison de Saint-Firmin, précisément attenante au Cardinal Lemoine, était la plus voisine de ce collége et de Navarre[3], elle réunit la plupart des maîtres de ces deux établissements.

En voyant frapper tout ce qu’il aime et tout ce qu’il vénère, Geoffroy Saint-Hilaire élève son courage au niveau de sa douleur ; il se promet à lui-même de tout tenter, de tout braver pour les prisonniers. Haüy, qui lui est le plus cher de tous, est aussi, il le sent, le plus facile à sauver. Il court chez Daubenton, chez tous les savants qu’il connaît, chez tous ceux qu’il ne connaît pas, mais auxquels il sait un noble cœur ; et telles sont l’activité, la chaleur de ses démarches, que la liberté d’Haüy est, dès le lendemain, sollicitée par plusieurs hommes influents, réclamée au nom de l’Académie, et obtenue. Le 14 août, à dix heures du soir, Geoffroy Saint-Hilaire a entre les mains l’ordre de délivrance : quelques minutes après, il est à Saint-Firmin, se jette au cou d’Haüy, et lui dit : Venez, vous êtes libre ! Mais l’illustre physicien, voyant autour de lui plusieurs de ses collègues et amis, semblait se croire encore au Cardinal Lemoine. Aussi calme que son jeune libérateur est ému, il lui objecte qu’il est tard, et demande à passer encore une nuit en prison. Et quand, le lendemain matin, Geoffroy Saint-Hilaire et d’autres amis reviennent près d’Haüy, il leur faut encore consentir à un nouveau délai ; car le 15 août est un jour de fête, et le prisonnier veut avant tout assister à l’office divin[4]. Enfin, après quelques heures, Haüy consent à suivre Geoffroy Saint-Hilaire, et bientôt il se retrouve au Cardinal Lemoine, près du vénérable Lhomond, délivré aussi, presque aussitôt qu’arrêté, grâce à la puissante protection de l’un de ses anciens élèves, Tallien.

Geoffroy Saint-Hilaire venait de payer sa dette à Haüy : mais il ne pouvait se livrer à la joie, tandis que ses respectables professeurs de Navarre et du Cardinal Lemoine restaient sous les verroux. Que faire pour eux ? telle est, jour et nuit, sa pensée de tous les instants. Quelques démarches sont essayées ; elles échouent. Plusieurs jours encore s’écoulent ; on touche à la fin d’août, et les portes de Saint-Firmin ne se sont plus ouvertes pour aucun des prisonniers. Cependant les circonstances sont devenues plus graves encore ; Danton a prononcé ces terribles paroles : il faut faire peur aux royalistes, et le sens sinistre de cette menace n’est que trop facile à comprendre ! Geoffroy Saint-Hilaire sent que le moment des démarches est passé : il n’y a plus un instant à perdre ; s’il reste quelque espérance de salut, elle est toute en lui seul et en son dévouement.

Un plan d’évasion s’était présenté à son esprit : il fait aussitôt ses préparatifs. À la faveur des relations qui naissent du voisinage, il avait déjà réussi à gagner l’un des employés de Saint-Firmin ; le 1er septembre, par l’entremise de son barbier, il parvient à se procurer la carte et les insignes d’un commissaire des prisons. Retiré dans sa chambre, dont la fenêtre avait jour sur Saint-Firmin, il attend, plein d’anxiété, le moment favorable. Le 2 septembre, à deux heures, au moment où le tocsin sonne, où le désordre est partout, il revêt ses faux insignes ; il se présente à la prison ; il y pénètre, et bientôt ses maîtres connaissent les moyens d’évasion qu’il a préparés. Tout est prévu, leur dit-il, et vous n’avez qu’à me suivre. Tout avait été prévu, en effet ; tout, sinon le dévouement sublime de ces vénérables prêtres : « Non, répond l’un d’eux, l’abbé de Keranran, proviseur de Navarre ; non ! Nous ne quitterons pas nos frères. Notre délivrance rendrait leur perte plus certaine ! »

Les supplications de Geoffroy Saint-Hilaire ne purent vaincre leur résolution[5]. Il sortit, plein de regrets, suivi d’un seul ecclésiastique qu’il ne connaissait pas.

Dans la même journée, le massacre, qui, vers trois heures, avait commencé aux Carmes et à l’Abbaye, devint général. De sa fenêtre, Geoffroy Saint-Hilaire vit frapper plusieurs victimes : il vit, et cet horrible spectacle lui est toujours resté présent, il vit précipiter d’un second étage un vieillard qui n’avait pas répondu à l’appel, soit qu’il eût voulu se cacher, soit peut-être qu’il fût sourd !

Et pourtant, il restait à sa fenêtre, ne pouvant détacher son esprit de la pensée d’être utile aux ecclésiastiques de Navarre et du Cardinal Lemoine, et toujours prêt à saisir les chances favorables qui pourraient naître des circonstances. Il attendit en vain toute la soirée ; mais, dès que la nuit fut venue, il se rendit avec une échelle à Saint-Firmin, à un angle de mur qu’il avait, le matin même, afin de tout prévoir, indiqué à l’abbé de Keranran et à ses compagnons. Il passa plus de huit heures sur le mur, sans que personne se montrât. Enfin, un prêtre parut, et fut bientôt hors de la fatale enceinte. Plusieurs autres lui succédèrent. L’un d’eux, en franchissant le mur avec trop de précipitation, fit une chute, et se blessa le pied. Geoffroy Saint-Hilaire le prit dans ses bras, et le porta dans un chantier voisin. Puis il courut de nouveau au poste que son dévouement lui avait assigné, et d’autres ecclésiastiques s’échappèrent encore. Douze victimes avaient été ainsi arrachées à la mort, lorsqu’un coup de fusil fut tiré du jardin sur Geoffroy Saint-Hilaire, et atteignit ses vêtements. Il était alors sur le haut du mur, et tout entier à ses généreuses préoccupations, il ne s’apercevait pas que le soleil était levé !

Il lui fallut donc descendre et rentrer chez lui, à la fois heureux et désespéré. Il venait de sauver douze vénérables prêtres ; mais il ne devait plus revoir ses chers maîtres de Navarre : au pieux rendez-vous convenu entre le libérateur et les victimes, le libérateur seul s’était rendu ![6]

IV.

Deux jours après les massacres de septembre, Geoffroy Saint-Hilaire était à Étampes. Sa famille attendait impatiemment de ses nouvelles, lorsqu’il paraît au milieu d’elle. Il n’a pas encore parlé, que déjà l’inquiétude causée par son absence a fait place à une anxiété plus vive encore. Il est pâle, défait, épuisé, presque sans voix : à peine peut-il retracer les effroyables scènes auxquelles il vient d’assister et de prendre part, ses angoisses durant ces longues heures d’attente sur le mur de Saint-Firmin, et le succès, pour lui si douloureusement incomplet, de son dévouement.

C’était le prélude d’une grave maladie. Le jeune homme de vingt ans avait bien pu élever son énergie morale, mais non ses forces physiques, au niveau des terribles événements des 2 et 3 septembre, et maintenant, il succombait sous le poids des émotions si diverses qui l’avaient tour à tour agité. Les médecins appelés le trouvèrent atteint d’une fièvre nerveuse qui ne le quitta pas pendant une semaine. Enfin le malade, que l’on avait transporté à la campagne, entra en convalescence. Lui-même, dans sa vieillesse, se plaisait encore à raconter comment la vue de la nature, le spectacle des paisibles occupations des villageois, leurs chants rustiques, quelques excursions aux environs d’Étampes, et des études de botanique qu’il fit alors, d’après le conseil d’Haüy, substituèrent peu à peu dans son esprit, à de funèbres tableaux, à de sanglantes images, de douces et calmes pensées, et achevèrent la guérison commencée par la médecine.

Au commencement de l’hiver de 1792 à 1793, Geoffroy Saint-Hilaire put venir reprendre ses occupations à Paris. La mort avait fait bien des vides au Cardinal Lemoine ! mais, du moins, il fut reçu à bras ouverts par Haüy et par le vénérable Lhomond.

Le même accueil l’attendait au Jardin des plantes. Dans l’effusion de sa reconnaissance et de son amitié pour son élève, Haüy avait dit à Daubenton ces paroles consignées dans plusieurs biographies : Aimez, aidez, adoptez mon jeune libérateur. Jamais prière ne fut plus complètement exaucée. Geoffroy Saint-Hilaire, dès sa première visite, fut accueilli par Daubenton avec une bienveillance tout affectueuse ; et peu de mois après, il trouvait dans le vénérable collaborateur de Buffon, un ferme appui et déjà presque un second père.[7]

V.

C’est en mars 1793 que l’occasion, vivement désirée, d’être utile au jeune protégé d’Haüy, s’offrit pour la première fois à Daubenton. Lacépède, obligé par divers motifs de se retirer à la campagne, venait de résigner le titre et les fonctions de garde et sous-démonstrateur au Cabinet d’histoire naturelle. Daubenton ne connut pas plus tôt la retraite de Lacépède, qu’il courut chez Bernardin de Saint-Pierre, alors intendant général du Jardin des plantes ; et quelques jours après, le 13, sur la présentation de l’auteur de Paul et Virginie, le Conseil exécutif provisoire nommait Geoffroy Saint-Hilaire à la place vacante. On ne lui donnait toutefois que le titre de sous-garde et sous-démonstrateur du Cabinet d’histoire naturelle.

Cette nomination comblait tous ses vœux ; elle l’appelait à donner ses soins aux collections, et par là même lui conférait le droit de puiser librement dans ces inépuisables sources de connaissances positives. Elle resserrait les liens qui déjà l’unissaient à Daubenton ; car il devenait l’adjoint de son illustre maître, alors garde et démonstrateur du Cabinet, et le devoir s’ajoutait désormais à l’affection pour créer entre eux des relations de chaque jour. Enfin, si modeste que fût sa place, elle lui assurait un avenir ; un logement voisin de celui de Daubenton était mis à sa disposition ; et les plans que, dans son ardeur pour les sciences, il s’était tracés à lui-même avec tant de prédilection, étaient maintenant approuvés par la prudence paternelle.

Cependant, à cette époque où les institutions, aussi bien que les hommes, tombaient de toute part sur le sol ébranlé de la France, était-il permis de compter sur le lendemain ? À peine Geoffroy Saint-Hilaire devait-il à Daubenton le bonheur d’être attaché au Jardin des plantes, que déjà cet établissement était gravement menacé. De la tempête qui se formait sur lui, il pouvait, il devait sortir, pour Geoffroy Saint-Hilaire, la ruine de toutes ses espérances. Contre toutes les probabilités, ce fut l’inverse qui eut lieu ; et celui qui, trois mois auparavant, avait été si honoré du titre d’adjoint de Daubenton, se trouva tout à coup, sans l’avoir demandé, sans l’avoir prévu, élevé au rang de son collègue. Telle fut l’une des conséquences du mémorable décret, secrètement préparé par Lakanal, et presque aussitôt voté que présenté, par lequel la Convention réorganisa le Jardin des plantes sous le nom de Muséum d’histoire naturelle, y créa douze chaires, et appela à les occuper les douze naturalistes ou, comme on disait alors, les douze officiers de l’établissement.

Par la loi du 10 juin, Geoffroy Saint-Hilaire était investi de plein droit de l’une des douze chaires du Muséum. Mais quelques difficultés s’élevèrent.

Fourcroy, que Geoffroy Saint-Hilaire a plus tard compté au nombre de ses meilleurs amis, mais qui, à cette époque, connaissait à peine l’élève d’Haüy et de Daubenton ; Fourcroy, alors membre très-influent du Comité d’instruction publique de la Convention, s’éleva avec une certaine violence contre la mesure qui appelait au professorat un jeune homme à peine âgé de vingt et un ans. L’appui de Daubenton, qui se déclarait avec chaleur garant de la capacité de Geoffroy Saint-Hilaire ; la fermeté de Lakanal[8], qui avait appris de Daubenton à l’apprécier, eurent bientôt réduit Fourcroy, sinon à l’approbation, du moins au silence[9].

Mais d’autres difficultés étaient venues de Geoffroy Saint-Hilaire lui-même ; et il fallut, pour les lever, tout l’ascendant de Daubenton sur son jeune collègue. Geoffroy Saint-Hilaire était de l’avis de Fourcroy, il se trouvait trop jeune ; puis, lui, minéralogiste, c’est une chaire de zoologie (celle des animaux vertébrés), qu’on lui offrait ; car toutes les autres chaires avaient été demandées par les autres professeurs, tous plus anciens que lui. Geoffroy Saint-Hilaire, appelé à une place qu’il ne croyait pas pouvoir remplir dignement, n’hésitait pas sur le parti qu’il avait à prendre : il allait refuser. « Vous ne le ferez pas, dit Daubenton ; j’ai sur vous l’autorité d’un père, et je prends sur moi la responsabilité de l’événement. Nul n’a encore enseigné à Paris la zoologie ; des jalons existent à peine de loin en loin pour en faire une science : tout est à créer ; osez l’entreprendre, et faites que dans vingt ans on puisse dire : La zoologie est une science française. »

C’était faire appel à la fois à tous les sentiments qui avaient le plus de puissance sur Geoffroy Saint-Hilaire ; son respect pour Daubenton, son amour pour la science, son patriotisme : sa modestie dut céder.

Mais alors même, il ne donna à Daubenton qu’un consentement conditionnel. Si Lacépède n’eût pas été obligé de quitter Paris et le Jardin des plantes, c’est lui qui eût été nommé à la chaire de zoologie ; et les droits qu’il n’avait pas, mais qu’il aurait pu avoir, étaient, pour Geoffroy Saint-Hilaire, aussi respectables, aussi sacrés que ceux des autres professeurs.

Geoffroy Saint-Hilaire, malgré toutes les observations qu’on lui fit, écrivit donc à Lacépède pour lui offrir la chaire : si Lacépède pouvait et désirait venir l’occuper, la démission du jeune titulaire la rendrait immédiatement vacante.

Mais Lacépède mit à refuser autant de fermeté que Geoffroy Saint-Hilaire avait mis d’empressement à offrir ; et le jeune professeur, vaincu dans sa modestie, vaincu dans sa délicatesse, prit place au milieu de ses maîtres[10].

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  1. Étienne-François. C’est l’auteur de la table des affinités chimiques. Voyez son Éloge, par Fontenelle.

    Les deux autres académiciens de la même famille, sont le frère aîné d’Étienne-François, Claude-Joseph, qui eut l’honneur d’être élu à 22 ans, et le fils de celui-ci, mort prématurément, quelques mois après son admission à l’Académie.

  2. Haüy, minéralogiste et physicien illustre, botaniste assez distingué pour avoir appartenu d’abord à la section de botanique de l’Académie des sciences, Haüy possédait aussi des connaissances étendues en zoologie. Il a été l’un des collaborateurs de la partie ichthyologique de l’Encyclopédie méthodique.
  3. Les bâtiments du Cardinal Lemoine existent encore en partie dans les chantiers qui portent ce nom (rue Saint-Victor et quai Saint-Bernard). Le Séminaire Saint-Firmin ou de la Mission qui, avant 1624, était aussi un collége, est devenu, après la révolution, l’Institution des jeunes aveugles : il vient d’être converti en caserne. Le collége de Navarre, en très-grande partie reconstruit et considérablement augmenté, est présentement l’École polytechnique.
  4. Dans le bel éloge d’Haüy, lu par Cuvier, en 1825, à l’Académie des sciences, après un récit, en général exact, de l’arrestation et de la délivrance d’Haüy, l’auteur dit : « Le lendemain matin il fallut presque l’entraîner de force ; on frémit encore en songeant que le surlendemain fut le 2 septembre. » On voit, par le récit que nous avons fait nous-même d’après divers documents, que cette dernière phrase ne doit pas être prise à la lettre.

    Tous ceux qui ont assisté à la séance où fut prononcé l’éloge d’Haüy, se souviennent encore de la profonde sensation qu’il produisit, et des vives sympathies dont Geoffroy Saint-Hilaire se vit l’objet de la part de l’assemblée tout entière. Son émotion était déjà extrême, lorsqu’un des assistants s’élance vers lui, en s’écriant : « Cher ami, cœur, esprit, talent, vous avez tout ! » Cet ami chez lequel le récit d’une noble action venait d’allumer un si généreux enthousiasme, c’était le général Foy.

  5. Presque au même moment où ces vénérables ecclésiastiques refusaient de quitter Saint-Firmin, d’autres prêtres, aux Carmes, se sacrifiaient aussi à leurs frères. « Quelques-uns, dit Peltier (Récit de la révolution du 10 août), purent se sauver en escaladant les murs… ; mais pensant que leur absence pourrait faire massacrer leurs compagnons, ils rentrèrent, à l’exception d’un petit nombre. » Ce trait, fort peu connu, est étranger à notre sujet ; mais on nous pardonnera de le citer ici. Il est impossible de reporter sa pensée sur les horribles journées de septembre, sans ressentir le besoin de la reposer sur quelques-uns des actes de vertu et de dévouement qui brillèrent au milieu de tous les crimes de cette époque néfaste de notre histoire.
  6. Nous avons dû rapporter ces faits avec détail. Geoffroy Saint-Hilaire, dans une de ses lettres, les a lui-même résumés en ces termes :

    « Élevé à Navarre, j’avais vingt ans en 1792 ; j’ai aspiré à sauver mes honorés maîtres, le grand-maître, le proviseur et les professeurs de mon collége, et de plus les professeurs du collége le Cardinal Lemoine, où je demeurais avec Haüy et Lhomond. Profitant du désarroi occasionné par le tocsin, et d’intelligences acquises à prix d’argent, j’ai pénétré à deux heures, le 2 septembre, dans la prison de Saint-Firmin ; je m’étais procuré la carte et les insignes d’un commissaire. Si le bon M. Keranran et mes autres maîtres n’ont point accepté de sortir, cela a tenu à un excès de délicatesse, à la crainte de compromettre le sort des autres ecclésiastiques.

    « J’ai passé la nuit du 2 au 3 septembre sur une échelle en dehors de Saint-Firmin, et douze ecclésiastiques, qui m’étaient inconnus, échappèrent le 3, à quatre heures du matin. L’un d’eux se blessa le pied ; je le portai dans un chantier voisin où, pour courir à d’autres infortunés, je fus forcé de le laisser, et d’où il réussit à s’évader. »

  7. Nous avons pensé qu’on lirait avec intérêt deux des lettres écrites par Haüy à son jeune ami, en septembre et octobre 1792. En même temps qu’elles complètent utilement le récit que nous venons de faire, elles feront admirer, mieux que tout ce que nous pourrions dire, ce calme, cette sérénité d’âme, cette douce gaîté qu’Haüy sut toujours conserver au milieu des plus graves circonstances.

    « Monsieur et cher ami,

    « Qu’êtes-vous donc devenu depuis que vous nous avez quittés, et serai-je encore longtemps condamné à ressentir doublement le regret de ne plus vous voir, en restant privé de la seule satisfaction capable de l’adoucir, celle de recevoir de vos nouvelles ? Je tâche d’écarter de mon esprit toutes les idées que pourrait me suggérer une amitié facile à s’alarmer, et j’aime à me persuader que votre silence n’est occasionné que par quelque occupation imprévue, et n’a rien de fâcheux que pour moi-même. M. Prêtre… a eu la complaisance de venir ici de temps en temps. Nous calculons ensemble les lois de la cristallisation ; mais il résulte de votre absence un décroissement dans nos plaisirs que nous sentons vivement l’un et l’autre… M. Daubenton m’a fait part hier d’un article composé le matin même sur les théories en histoire naturelle, qui est charmant, et où règne une fraîcheur de style étonnante à cet âge. Il interrompt quelquefois nos conversations minéralogiques pour me parler de vous, de tout ce que vous avez fait pour me prouver votre attachement, et vous devez croire que dans ce cas, je quitte volontiers la nature pour l’amitié. J’ai été parfaitement tranquille depuis votre départ. J’en profite pour donner un nouveau coup de lime à mon traité, et le rendre moins indigne de voir le jour, si jamais il y parvient…

    « Adieu, mon bon ami ; daignez enfin m’écrire, ne fût-ce que deux mots…

    « De Paris, ce 26 sept. 1792.Haüy. »


    « Monsieur et cher ami,

    « La lettre que vous aviez confiée à M. Berthaud … m’a été remise lorsque j’étais sur le point de sortir de dîner ; c’était un dessert bien délicat, dont j’ai fait part sur-le-champ à M. Lhomond ; nous n’avons jamais été si gais à table, si ce n’est quand vous étiez notre vis-à-vis. Je vous félicite, mon cher ami, d’avoir pu mettre Andouville sur la carte de vos voyages de vacance. C’est le séjour des vertus, par une suite naturelle, celui du vrai bonheur. Si vous y êtes encore, faites agréer, s’il vous plaît, à madame de Planoy, l’hommage de mon très-humble respect. Je ne puis interpréter le motif qui l’engage à vous présenter comme mon ami, que par le souvenir qu’elle conserve de tout ce que vous avez fait pour me prouver votre attachement, et je conçois que c’est un titre bien propre à inspirer une grande estime pour vous. Le rétablissement de votre santé exige que vous écartiez toute occupation sérieuse. Laissez là les problèmes sur les cristaux et tous ces rhomboïdes et dodécaëdres hérissés d’angles et de formules algébriques ; attachez-vous aux plantes qui se présentent sous un air bien plus gracieux, et parlent un langage plus intelligible. Un cours de botanique est de l’hygiène toute pure ; on n’a pas besoin de prendre les plantes en décoction ; il suffit d’aller les cueillir pour les trouver salutaires. Nous reprendrons l’étude des minéraux, lorsqu’elle sera plus de saison. Je suis toujours fort tranquille ici ; j’ai assisté ces jours derniers à la revue de notre bataillon, mais sans pique ni fusil ; j’ai seulement répondu à l’appel, après quoi l’on m’a permis de me retirer ; cette démarche m’a procuré beaucoup d’accueil de la part des principaux membres de la section ; tous les absents ont été notés ; j’ai cru devoir éviter cette petite disgrâce, et je me conformerai toujours au principe, que tout ce qu’on peut faire, on le doit.

    « De Paris, ce 6 oct. 1792. Haüy. »

  8. La lettre suivante, écrite à cette occasion par Gérard Geoffroy à Lakanal, nous a paru digne d’être conservée. Elle achèvera de faire connaître le respectable père de Geoffroy Saint-Hilaire, et la ferme confiance qu’il avait dès lors dans l’avenir de son fils. Nous la citons d’après l’original que Lakanal avait précieusement conservé.

    « Étampes, le 12 juillet 1793, l’an II de la république française.

    « Citoyen représentant,

    « Si vous n’aviez été que juste envers mon fils, je ne vous ferais aucun remercîment, parce que je ne pourrais vous en faire sans blesser votre délicatesse ; mais ayant daigné vous intéresser à sa jeunesse et à ses succès…, je crois devoir vous témoigner mes sentiments de manière à vous convaincre que je suis digne de l’intérêt que vous prenez au bonheur de ma famille. J’ai huit enfants, et tous sont tels que celui que vous avez vu, pleins de candeur, d’honnêteté et de désir de s’avancer dans les différentes carrières qu’ils parcourent : ils sont tous les amis de leur père, leur père est leur seul confident. C’est tout ce qu’il m’est permis de vous dire à leur avantage, et c’en est assez pour vous persuader que le grain que vous semez dans mon héritage, produira d’excellents et d’abondants fruits, et que vous n’aurez pas à rougir de vos peines… Geoffroy. »

  9. Les réclamations de Fourcroy n’étaient pas faites, comme on pourrait le conclure de ce qui va suivre, dans l’intérêt de Lacépède.
  10. Quoique nous n’ayons pas à écrire ici l’histoire de Lacépède, nous devons saisir l’occasion de rectifier une erreur, trop souvent reproduite, sur la situation de ce célèbre naturaliste à l’époque de l’organisation du Muséum. Ce ne sera d’ailleurs pas sortir de notre sujet ; car sans la rectification que nous allons faire, la conduite de Lacépède vis-à-vis de son jeune confrère, pourrait être attribuée à des motifs beaucoup moins nobles que ceux que nous lui supposons.

    Selon les biographes, et selon Cuvier lui-même dans l’Éloge qu’il lut en 1826 à l’Académie des sciences, Lacépède, en 1793, vivait retiré et presque caché à la campagne, n’ayant qu’un seul désir, celui de se faire oublier : son retour à Paris ne put avoir lieu qu’en 1794, après le 9 thermidor ; et alors même, dit encore Cuvier, il ne reparut sur la scène qu’avec le titre modeste d’élève de l’École normale.

    S’il en était ainsi, le refus par lequel Lacépède répondit à Geoffroy Saint-Hilaire, n’eût été dicté que par le soin de sa propre sûreté ; et dans la lettre que nous allons tout à l’heure citer, sous l’apparence des nobles sentiments qu’il exprime, on ne devrait voir qu’une crainte habilement déguisée.

    Nous repoussons cette interprétation, et nous allons prouver par les faits que Lacépède, gravement compromis et obligé de se cacher à la fin de 1793 et en 1794, ne l’était pas vers le milieu de 1793, et qu’il eût pu venir, à l’époque de l’organisation du Muséum, occuper la chaire à laquelle Geoffroy Saint-Hilaire lui offrait de renoncer en sa faveur.

    Dès le 3 juillet 1793, les professeurs du Muséum, et c’est un de leurs premiers actes, demandaient la création d’une troisième chaire de zoologie, destinée à Lacépède, qu’ils regrettaient vivement de ne plus voir au milieu d’eux.

    Le même jour, en attendant la création de la nouvelle chaire, création qu’ils n’obtinrent qu’en frimaire an III, ils écrivaient à Lacépède pour lui offrir de faire un cours libre au Muséum sur les branches de la zoologie dont il avait fait une étude spéciale, l’erpétologie et l’ichthyologie.

    Le 12 du même mois, les professeurs recevaient la réponse de Lacépède, qui acceptait avec reconnaissance ce témoignage de l’estime de ses anciens collègues.

    Enfin, quelques jours après, une affiche, placardée sur les murs de Paris, faisait connaître au public la nouvelle organisation du Muséum, et le nom de Lacépède, comme si ce savant eût été dès lors légalement installé, s’y trouvait inscrit entre les noms de Geoffroy et de Lamarck.

    Il résulte avec évidence de ces faits que Lacépède, sauf la nomination officielle et les avantages de la place, était professeur au Muséum dès le mois de juillet 1793 ; et dès lors chacun pourra apprécier toute la délicatesse, toute la noblesse du refus qu’il faisait le 30 juin à Geoffroy Saint-Hilaire dans les termes suivants :

    « Citoyen,

    « Je compte beaucoup sur l’amitié de mes anciens collègues ; il se peut qu’elle est assez grande pour leur faire désirer de me revoir parmi eux ; une place de professeur de zoologie beaucoup moins assujettissante que celle de garde du Cabinet, pour laquelle j’ai demandé dans le temps un successeur, ne contrarierait pas, ainsi que cette dernière, les soins qu’exigent ma mauvaise santé et la continuation de l’Histoire naturelle ; je regarde plus que personne, une place de professeur du Muséum comme des plus honorables, et le choix de mes anciens et illustres collègues, comme une grande gloire ; mais rien au monde ne pourrait m’engager à recevoir un bienfait qui aurait pu vous nuire, et je n’accepterais cette grâce, quelque chère qu’elle fut à mon cœur, qu’autant qu’elle ne serait accompagnée d’aucune crainte d’avoir diminué vos avantages.

    « … Agréez, citoyen, ma reconnaissance pour tous les sentiments que vous me témoignez, et soyez bien convaincu de mon fraternel dévouement.

    « La Cépède. »