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Vie, travaux et doctrine scientifique d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire/Chapitre II

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CHAPITRE II.

PREMIERS TRAVAUX DANS LA SCIENCE ET AU MUSÉUM, ET PREMIÈRES RELATIONS AVEC CUVIER.
I. Résumé de l’histoire du Muséum d’histoire naturelle. — II. Réorganisation faite, en 1793, par la Convention nationale. — Pauvreté extrême des collections zoologiques à cette époque. — Geoffroy Saint-Hilaire, minéralogiste, et Lamarck, botaniste, créateurs de l’enseignement zoologique en France. — Premiers développements des collections. — Premier cours de zoologie. — Premier mémoire. — III. Création et premiers développements de la Ménagerie. — IV. Dévouement et services rendus en 1793 et 1794 au poëte Roucher, à Daubenton, à Lacépède. — V. Premières relations avec Cuvier ; union intime et communauté de travaux. — VI. Mémoires communs de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire sur la classification des Mammifères. — Premier aperçu du principe de la Subordination des caractères. — Mémoires propres à Geoffroy Saint-Hilaire. — Vues générales. — Premier énoncé de l’Unité de composition organique.
(1793 — 1798).

I.

L’histoire de Geoffroy Saint-Hilaire est trop intimement liée à celle du Muséum d’histoire naturelle, pour qu’on s’étonne de nous voir rappeler ici, en peu de mots, l’origine et les progrès successifs de ce magnifique établissement.

Projeté, institué même en janvier 1626 par lettres-patentes, il fut définitivement créé neuf ans plus tard, par un édit de Louis XIII, ou plutôt, par les soins de Guy de la Brosse, son médecin ordinaire. Ouvert pour la première fois au public en 1640, sous le nom de Jardin royal des plantes médicinales, il fut d’abord une véritable école de pharmacie. Selon les termes mêmes de l’édit royal, trois conseillers-médecins avaient été choisis « pour faire aux écoliers la démonstration de l’intérieur des plantes et de tous les médicaments, et pour travailler à la composition de toute sorte de drogues, par voie simple et chimique. »

Sous les successeurs de Guy de la Brosse, et particulièrement sous Fagon, son petit-neveu, le Jardin royal des plantes médicinales perdit peu à peu le caractère spécial d’une école de pharmacie, et prit, par l’extension donnée à son enseignement, celui d’un établissement scientifique. La botanique y fut successivement professée par Fagon, Tournefort, Sébastien Vaillant, les Jussieu ; l’anatomie humaine, qui n’avait pas tardé à se substituer à l’étude de l’intérieur des plantes, par Duverney, Dionis, Winslow, Ferrein, Vicq-d’Azyr ; la chimie, par Fagon, Étienne-François Geoffroy, Lémery, les deux Rouelle, Macquer.

Jusqu’en 1732 l’établissement avait été placé sous la direction des premiers médecins du roi. À la mort de Chirac, le Jardin royal des plantes (car son nom s’était modifié en même temps que son enseignement) échappa enfin à une autorité, purement nominale dans la main de quelques-uns, abusivement exercée par d’autres ; il fut placé sous la direction d’un jeune membre de l’Académie des sciences, Cysternay du Fay.

Ce fut un heureux choix. Digne continuateur des travaux de Fagon, cet intendant donna à la fois ses soins à la prospérité matérielle de l’établissement et à l’amélioration de l’enseignement. Par la réunion qu’il fit aux herbiers et au petit nombre d’objets que l’on possédait déjà, de sa propre collection de pierres précieuses, il mérita d’être considéré comme le véritable fondateur du Cabinet d’histoire naturelle.

Après tant de services rendus, Du Fay termina sa vie par un nouveau bienfait envers le jardin et envers la science : il demanda, il obtint que Buffon lui fût donné pour successeur.

On peut presque affirmer que, si Buffon n’eût pas été appelé à l’Intendance générale, il n’eût jamais écrit l’Histoire naturelle : il est plus certain encore que sa nomination a été la cause première de cette splendeur sans exemple chez les autres nations, à laquelle s’éleva si rapidement le Jardin des plantes. Non-seulement à l’influence toute puissante de Buffon sont dues des constructions importantes, des acquisitions de terrain si considérables, que le jardin se trouva plus que doublé en étendue : Buffon fit plus encore ; il jeta sur lui un reflet de sa propre gloire, et l’établissement qu’illustrait le prêtre immortel de la nature, en devint peu à peu le temple aux yeux de l’Europe entière. Et lorsqu’en 1788, Buffon s’éteignit, son esprit, du moins, continua à animer ses successeurs, et, au défaut, de lui-même, son nom resta le plus ferme appui du Jardin des plantes.

Ce fut, en effet, sous la protection de ce grand nom, et comme dépositaires des idées de Buffon, que les officiers de l’établissement, le vénérable Daubenton à leur tête, se présentèrent, en 1790, devant l’Assemblée nationale, lui demandant pour leur établissement ce qu’elle faisait alors pour toute la France, une réforme et une constitution. Ils proposaient dès lors d’étendre l’enseignement à toutes les branches des sciences naturelles, et de doter, à cet effet, de douze chaires, l’établissement qui jusque-là n’en avait que trois, de le transformer, ce sont leurs propres expressions, en un véritable Musæum d’histoire naturelle, et par là même, comme ils ajoutaient dans leur prophétique adresse, de l’ériger en une métropole de toutes les sciences naturelles[1].

Ni l’Assemblée constituante, surchargée de travaux, ni l’Assemblée législative, au milieu de ses orageux débats, ne donnèrent suite au mémorable projet que nous venons de rappeler. L’honneur en était réservé à la Convention. Du milieu de ces luttes de géants, dans lesquelles elle se déchirait elle-même, cette terrible, mais puissante assemblée savait faire surgir tout à coup, par un étonnant contraste, des institutions fécondes, durables, et telles qu’elles semblent ne pouvoir appartenir qu’à une époque de calme, de paix et de méditation profonde. Il en fut ainsi de la réforme du Jardin des plantes. Présentée par Lakanal, elle fut discutée le 10 juin 1793, presque au lendemain de la proscription des Girondins, et au moment même où la moitié de la France se soulevait contre la Convention. Et telle est la sagesse de ces mesures votées par une assemblée encore émue de l’attentat commis par elle-même sur trente-deux de ses membres ; telles ont été, pour le Muséum et pour la science, les heureuses conséquences de cette loi révolutionnaire, qu’elle a été respectée depuis plus d’un demi-siècle par tous les gouvernements qui se sont succédé en France, et qu’un seul vœu peut-être émis pour elle : c’est qu’elle préside longtemps encore aux destinées du Muséum.

II.

La loi du 10 juin 1793, par cela même qu’elle partageait à titre égal l’enseignement et l’administration du Muséum d’histoire naturelle entre les douze officiers de l’établissement, leur imposait une responsabilité et des devoirs bien inégaux. Les uns, chargés, comme professeurs-administrateurs, des mêmes chaires qu’ils avaient occupées, comme professeurs ou démonstrateurs, sous l’intendant général, ne faisaient que continuer plus librement et avec plus d’autorité leurs anciennes fonctions. D’autres, au contraire, appelés à inaugurer les chaires instituées par la Convention, devaient entreprendre une œuvre nouvelle pour eux-mêmes aussi bien que pour l’établissement, et ils allaient se trouver, dès les premiers pas, en présence des difficultés sans cesse renaissantes qui s’attachent à toute grande création.

Geoffroy Saint-Hilaire non-seulement fut l’un de ces derniers, mais nul autre n’eut à triompher de circonstances plus défavorables. Il avait pour lui la force de la volonté, le dévouement à la science, et l’élan irrésistible de cette époque où rien n’était impossible. Il avait, en un mot, ce qu’un homme peut trouver en lui-même. Mais, au dehors, tout était obstacles, difficultés, dénuement ! On s’en convaincra, si l’on veut bien avec nous comparer la position de Geoffroy Saint-Hilaire dans sa chaire nouvelle de zoologie, et les circonstances au milieu desquelles deux de ses collègues allaient enseigner l’autre branche de l’histoire naturelle des êtres organisés. Que de ressources offertes à ceux-ci ! Que de richesses botaniques accumulées dans un établissement où la science des végétaux régnait en souveraine depuis 1635 ; qui n’avait cessé d’être Jardin des plantes médicinales, c’est-à-dire, Jardin de botanique médicale et pharmaceutique, que pour devenir le Jardin royal des plantes, c’est-à-dire encore, et maintenant dans toute l’extension de ce nom, un Jardin de botanique et de culture ! Quelques chiffres montreront mieux qu’une longue exposition à quel degré de splendeur le Jardin des plantes s’était élevé. En 1641 on possédait déjà deux mille trois cents plantes vivantes. Sous Buffon on était devenu tellement riche qu’on avait pu distribuer, la même année, des graines ou des plants de douze mille espèces. À la même époque, plus de six mille plantes étaient cultivées dans les serres et l’orangerie ; plus de vingt mille, classées dans l’herbier[2].

À la richesse des jardins, des serres, de l’herbier du Muséum, opposerons-nous la pauvreté de ce qu’on appelait alors les Salles de l’histoire naturelle des animaux ? Commencée tardivement, sans plans et sans vues arrêtées, principalement composée de dons qui, en se répétant quelquefois, laissaient entre eux d’immenses lacunes, la collection zoologique n’avait fait, même sous Buffon, que de faibles progrès ; et dans les derniers temps, elle avait à quelques égards rétrogradé. Plusieurs des précieux squelettes de Daubenton, faute de place sans doute, avaient été relégués dans les combles du Cabinet, et selon une expression de Cuvier, ils y gisaient entassés comme des fagots. Les salles de zoologie étaient mieux tenues (toutefois sans être méthodiquement rangées[3]), mais tout aussi peu remplies que les salles d’anatomie comparée. Les oiseaux passaient pour être, avec les insectes et les coquilles, l’une des parties les plus riches du Cabinet : cette prétendue richesse, et l’on pourra juger par cet exemple de l’état des parties réputées pauvres, se réduisait en 1793 à quatre cent trente-trois individus, préparés au soufre, et brûlés par ce mode vicieux de conservation[4].

Telles sont les modiques ressources dont le nouveau professeur de zoologie put disposer pour l’instruction de ses élèves et pour ses propres études.

Dans ce Muséum où les droits et les devoirs étaient légalement égaux, les professeurs de botanique, Desfontaines et Antoine-Laurent de Jussieu, n’avaient pas moins, à d’autres égards, l’avantage sur leur jeune collègue. Au moment où le Jardin des plantes fut transformé en Muséum, il avait depuis plus d’un siècle et demi une double destination. Jardin de culture, on en avait fait en même temps, dès l’origine, un établissement d’enseignement botanique ; le fondateur lui-même, Guy de la Brosse, y avait professé en 1640, aidé de Vespasien Robin, sous-démonstrateur. Au Muséum d’histoire naturelle après 1793, comme ils le faisaient dans l’ancien Jardin des plantes, l’un depuis 1770, l’autre depuis 1786, les illustres titulaires des chaires de botanique n’eurent donc qu’à continuer l’œuvre de nombreux devanciers, qui, pour l’un d’eux, était une œuvre et une gloire de famille.

En zoologie, au contraire, Geoffroy Saint-Hilaire était appelé, non pas à suivre, mais à donner l’exemple. Nul, avant 1793, n’avait professé la zoologie au Jardin des plantes ; nul, au Collège de France, où Daubenton, titulaire, il est vrai, d’une chaire d’histoire naturelle fondée pour lui, se bornait aux généralités de la science et à l’étude des minéraux. Ainsi, pour Geoffroy Saint-Hilaire, comme pour son collègue Lamarck, point d’antécédents, point de traditions, point d’auditoire préparé à les entendre. La création même de l’enseignement zoologique en France, telle était l’œuvre qu’il s’agissait d’accomplir ; et, par un merveilleux concours de circonstances, cette œuvre dont la nouveauté eût pu effrayer le zoologiste le plus consommé, c’est un botaniste, c’est un minéralogiste de vingt et un ans, qui venaient d’être appelés à l’entreprendre !

Heureusement rien ne les effraya. Avec des collections dont ne se contenterait pas aujourd’hui une ville de troisième ordre ; avec le secours d’un seul aide commun aux deux professeurs de zoologie, et qui même ne leur fut accordé définitivement qu’un an plus tard ; sans avoir, sans pouvoir de longtemps espérer, dans cette époque de crise financière, les moyens de s’enrichir par des achats[5] ; plus pauvres encore en livres qu’en objets d’étude, mais se sentant forts de leur dévouement à la science, de leur union que rien ne troubla jamais, et de l’appui de leurs collègues, Lamarck et Geoffroy Saint-Hilaire commencèrent dès le mois de juillet 1793 ces travaux qui devaient fonder parmi nous un enseignement nouveau, créer ces immenses collections que deux vastes galeries ne suffisent plus à contenir, enrichir la science elle-même autant que le Muséum, et faire dire un jour : la Convention sait faire sortir de terre des savants comme des armées !

Geoffroy Saint-Hilaire a lui-même rendu compte, dix ans après la réorganisation du Muséum, des résultats de ses premiers efforts[6]. Voici en quels termes simples il parle de ces travaux par lesquels il avait dû tout créer autour de lui, et pour ainsi dire, avant tout, se créer lui-même.

« Quand je commençai à diriger mes recherches vers l’histoire naturelle des animaux, cette science n’était point encouragée à Paris ; on n’en avait jamais fait la matière d’un enseignement ; et je ne m’attendais pas que je serais bientôt chargé de la traiter le premier dans un cours public.

« Établi en l’an II professeur de l’histoire naturelle des Mammifères et de celle des Oiseaux, je devins aussi, dans le Muséum, administrateur des collections de ce genre. On sait qu’alors on comptait à peine quelques quadrupèdes dans la collection nationale. Mon devoir me prescrivait de chercher à en augmenter le nombre. J’entrai en correspondance avec les principaux naturalistes de l’Europe ; je fus puissamment secondé par leur zèle, et la collection des quadrupèdes vivipares ou des Mammifères est maintenant le plus riche dépôt de ce genre qui existe. J’ai également beaucoup enrichi la collection des oiseaux. Enfin, j’ai rendu ces collections utiles aux jeunes naturalistes en déterminant rigoureusement les animaux confiés à mon administration. »

C’est le 6 mai 1794 que Geoffroy Saint-Hilaire ouvrit son cours dans les Galeries d’histoire naturelle. Au nombre de ceux qui venaient l’entendre, était son père, et nous avons sous les yeux les quarante leçons de ce cours, rédigées intégralement et avec soin par ce vénérable auditeur. L’histoire naturelle de l’Homme, qui n’est point considérée comme appartenant au règne animal, celle des Mammifères, exposée surtout selon les vues et la classification de Daubenton, et quelques généralités sur les Oiseaux, sont les sujets de ce premier enseignement ; la prudence, la réserve, la modestie, mais en même temps une ferme confiance dans l’avenir, en forment le caractère. « Les fruits trop précoces, dit en terminant le jeune professeur, ne sont jamais les meilleurs : ayez la patience d’attendre leur maturité, sans presser l’arbre qui doit les produire. » Le ton du discours d’ouverture contraste seul avec le ton général du cours. Mais comment celui qui venait inaugurer en France l’enseignement de la zoologie, se serait-il défendu, à vingt-deux ans, de l’enthousiasme qu’inspire toute œuvre grande et nouvelle ? Voici les premières paroles adressées par lui à ses auditeurs :

« Citoyens, le lieu où nous nous trouvons réunis, l’objet qui nous rassemble, tout vous prouve qu’un nouvel ordre de choses s’est établi dans ce monument des sciences… Tandis que nos frères d’armes vont repousser d’un bras nerveux les efforts impuissants des rois coalisés, et cimenter de leur sang les bases de notre république, nous, dans le silence de l’étude,… nous allons acquérir de nouvelles connaissances, afin d’ajouter un nouveau rayon à la gloire nationale[7]. »

La publication du premier travail original que la science ait dû à Geoffroy Saint-Hilaire, suivit de près son premier cours. Ce mémoire était relatif à une question spéciale de zoologie : la détermination des rapports de l’Aye-aye. Mais l’auteur devait, dès son début, sortir des voies de la zoologie exclusivement descriptive, et montrer cette tendance si caractéristique de son esprit vers la conception et la discussion des généralités et des principes. Dans un préambule étendu qu’il place en tête de son Mémoire, il expose quelques vues sur les rapports naturels des animaux, et, examinant les idées de Bonnet sur l’Échelle des êtres, il n’hésite pas, tout en les trouvant spécieuses et séduisantes, à les déclarer inadmissibles. Il est donc vrai de dire, et c’est une circonstance bien digne d’être notée, que les premières pages qu’ait écrites Geoffroy Saint-Hilaire, ont été précisément dirigées contre un système avec lequel ses propres théories devaient être dans la suite si souvent confondues par leurs adversaires, et parfois même par leurs partisans.

Le Mémoire sur l’Aye-aye fut lu à la Société d’histoire naturelle le premier décembre 1794[8]. À ce moment, la nomination de Geoffroy Saint-Hilaire à la chaire de zoologie ne remontait pas encore à dix-huit mois, et dans ce court intervalle de temps, il avait enrichi les collections de Mammifères et d’Oiseaux ; il avait commencé à les classer ; il avait fait avec succès un cours selon un plan nouveau ; il avait donné sur une question de zoologie un mémoire remarquable. C’était beaucoup sans doute, et plus peut-être que n’avait espéré Daubenton lui-même. Et cependant, de tous les services que Geoffroy Saint-Hilaire venait de rendre au Muséum et à la science, il nous reste à faire connaître le plus important. Dès 1793, dit l’un de ses plus célèbres collègues[9], « il avait reçu et fait nourrir dans cet établissement les animaux qu’il voulait observer pendant et après leur vie ; il avait créé ainsi cette Ménagerie, qui, depuis, et sous sa direction unique, est devenue le modèle d’une institution enviée par toute l’Europe savante. »

III.

La création de la Ménagerie, réalisation tardive d’un vœu émis, dès 1620, par Bacon au nom de la science et de la philosophie, est, de l’aveu de tous, l’une des institutions qui ont le plus contribué aux progrès de la zoologie et de l’anatomie comparée depuis un demi-siècle. Il est donc de notre devoir de faire connaître les circonstances, en général inexactement rapportées par les auteurs, ou même entièrement omises, qui ont préparé cette grande institution scientifique, et celles au milieu desquelles elle a été réalisée.

La première pensée[10] de la création d’une ménagerie à Paris, remonte à l’année 1790. C’était l’époque des grands projets et des grandes réformes ; et dans leur plan de réorganisation de l’établissement, les officiers du Jardin des plantes n’oublièrent pas de donner place à une ménagerie[11].

En 1792 cette idée fut reprise, et cette fois, on ne se borna pas à un simple projet : on fit une tentative. Après le 10 août, la Ménagerie du roi à Versailles avait été pillée : un beau dromadaire, plusieurs petits quadrupèdes, un grand nombre d’oiseaux avaient été, les uns mangés, les autres livrés à l’écorcheur. Cinq animaux seulement, parmi lesquels on remarquait un rhinocéros de l’Inde et un lion, avaient échappé au massacre. Mais ils avaient, comme les autres, le malheur d’avoir appartenu au roi, et de rappeler, disait-on, des souvenirs de tyrannie. Ils étaient d’ailleurs inutiles, coûteux à nourrir, dangereux pour la ville. Leur mort fut décidée, et le ministre des finances fit offrir leurs squelettes au Jardin des plantes.

L’intendant général était alors Bernardin de Saint-Pierre, nommé par l’un des derniers actes du règne de Louis XVI. Il semblait qu’il n’y eût qu’à accepter une offre faite, en de telles circonstances, au nom du Conseil exécutif. Saint-Pierre refusa, et, dans un Mémoire plein de force, de raison, d’esprit et d’éloquence[12], il dénonça à la Convention, comme un crime de lèse-science, l’arrêt porté contre les animaux de Versailles. Il demanda qu’ils fussent transportés au Jardin des plantes, pour y devenir le noyau d’une ménagerie, nécessaire, dit-il, à la dignité de la nation, à l’étude de la nature, à celle des arts libéraux. Le Mémoire qui portait cette spirituelle épigraphe : miseris succurrere disco, fut lu avec l’intérêt qui devait s’attacher à des pages signées d’un tel nom. La cause des animaux fut gagnée ; leur vie fut sauve ; mais ce fut tout. La translation ne fut ni décrétée, ni même discutée par l’assemblée, alors occupée d’intérêts bien autrement graves : c’était le moment où l’on allait délibérer sur la mise en jugement de Louis XVI.

Il était impossible qu’un projet dont l’utilité, dont la grandeur avaient été si éloquemment démontrées, ne fût pas reproduit lors de la première organisation du Muséum en juin 1793. Le règlement qui fut alors rédigé par les professeurs et voté par le Comité d’instruction publique de la Convention, est complété par un chapitre intitulé : Des moyens d’accélérer les progrès de l’histoire naturelle. L’une des promesses de ce chapitre est la création d’une Ménagerie, destinée à la fois à l’étude scientifique de l’organisation et des mœurs des diverses classes d’animaux, et à l’acclimatation des espèces utiles.

D’après les termes mêmes de l’article[13] que nous venons de rappeler, la réalisation de ce projet était renvoyée à une autre époque. On l’indiquait plutôt pour l’avenir, et pour un avenir indéfini, qu’on ne la souhaitait dans le présent. Quand l’établissement renaissait sous une forme nouvelle avec tant de devoirs et si peu de moyens d’y satisfaire, on trouvait sage d’ajourner à des temps meilleurs toute création difficile ou dispendieuse, et l’institution de la Ménagerie offrait plus qu’aucune autre ce double caractère.

Mais il est de ces instants où la vraie sagesse consiste, non dans cette froide prudence qui doit présider aux actes ordinaires de notre vie, mais dans la hardiesse même d’une rapide, d’une subite détermination. Cinq mois ne s’étaient pas encore écoulés depuis la réorganisation du Muséum, lorsqu’une occasion se présente tout à coup de créer la Ménagerie. Cette occasion, il fallait la saisir, à quelques difficultés, à quelques embarras que l’on dût s’exposer, ou renoncer, pour un grand nombre d’années peut-être, à un projet dont l’exécution importait à un si haut degré au progrès de la science et à la splendeur de l’établissement. Geoffroy Saint-Hilaire, appelé le premier par ses fonctions à prendre un parti, n’hésita pas. Sans locaux préparés, sans fonds alloués pour la nourriture et la garde des animaux, sans que rien eût été ni disposé ni prévu pour la création immédiate de la Ménagerie, il eut l’heureuse témérité d’entreprendre cette œuvre d’avenir, et le bonheur d’entraîner ses collègues à y concourir.

Nous rapporterons avec quelque détail cette circonstance remarquable de son histoire et de l’histoire du Muséum.

Le 4 novembre 1793, Geoffroy Saint-Hilaire se livrait, dans le calme du cabinet, à quelques recherches d’histoire naturelle, lorsqu’une nouvelle bien inattendue lui est apportée. Plusieurs quadrupèdes, un ours blanc, une panthère, d’autres animaux, sont aux portes du Muséum. Bientôt un autre ours blanc et deux mandrills ; puis, un chat-tigre, plusieurs autres quadrupèdes, et deux aigles, arrivent à leur tour. Tous ces animaux étaient envoyés au Muséum par l’administration de la police. Elle avait décidé la veille, qu’à l’avenir, nulle exhibition d’animaux vivants ne serait permise à Paris, et que trois ménageries ambulantes, alors existant dans la ville, seraient saisies. C’étaient ces trois ménageries qui venaient d’arriver. Pour premier avis, le Muséum recevait les animaux eux-mêmes, qu’escortaient les propriétaires dépossédés, réclamant des indemnités promises par l’arrêté même qui les avait frappés[14]. Le chiffre de ces indemnités, pour l’un d’eux seulement, s’élevait à près de 17 000 francs.

Le Muséum avait le droit de refuser un envoi fait dans des circonstances si inopportunes, et à des conditions si onéreuses. Établissement national, et non municipal, rien ne l’obligeait à déférer à un ordre de l’administration de la police.

Le jeune professeur de zoologie ne songea pas un seul instant à user de cette ressource. Fort de l’appui de son vénérable maître Daubenton, alors directeur du Muséum, il ne craignit pas d’assumer sur lui une immense responsabilité. Il accepta les animaux, et toutes les difficultés qu’entraînait cette acceptation, furent, en quelques instants, provisoirement résolues. On n’avait ni local, ni gardiens, ni argent : il pourvut à tout. Il fit ranger les cages les unes à la suite des autres, sous ses fenêtres, dans la cour du Muséum : ce fut la première Ménagerie. Pour gardiens, il retint les propriétaires eux-mêmes des animaux, privés, par la saisie, de leurs moyens d’existence. Quant à la nourriture des animaux et à l’entretien de leurs gardiens, en attendant qu’on y eût régulièrement pourvu, il se chargea d’y subvenir. « Il avait compris, dit l’auteur d’une excellente relation de ces faits[15], tout l’intérêt que devait avoir pour la science et pour le pays un pareil établissement, et combien, le premier pas une fois fait, il serait difficile au Gouvernement de revenir en arrière. »

Ainsi, en un seul jour, la Ménagerie du Muséum, à laquelle nul ne pensait la veille, se trouva instituée par une mesure révolutionnaire. Et ce mot peut s’appliquer non-seulement à la brusque saisie des animaux, mais à leur acceptation par Geoffroy Saint-Hilaire. Il avait outre-passé de beaucoup ses pouvoirs. Comme il s’y attendait, il n’eut pas l’assentiment de tous ses collègues. Ceux dont la prévision s’étendait au delà des difficultés du moment, approuvèrent hautement sa conduite : la prudence de quelques autres s’en effraya. Mais l’hésitation ne fut pas de longue durée. Un mois ne s’était pas écoulé que l’assemblée des professeurs subvenait, par un vote, aux besoins les plus urgents des animaux et de leurs gardiens, et que des démarches actives étaient faites par elle auprès du Gouvernement pour obtenir les ressources nécessaires à l’établissement définitif de la Ménagerie.

Lakanal, protecteur naturel et toujours dévoué[16] de l’établissement dont il venait d’être le second fondateur, en plaida la cause, cette fois encore, auprès de ses collègues ; elle fut gagnée, mais non sans peine. Ce fut seulement en mai 1794 que le Comité du salut public ordonna l’arrangement provisoire de quelques loges ; en août, que les travaux furent commencés ; et trois mois plus tard, que la Ménagerie reçut d’un décret de la Convention[17] une existence définitive et des ressources assurées.

Ce décret fut rendu le 11 décembre, date doublement remarquable pour le Muséum ; car le même jour, selon un vœu depuis longtemps exprimé, une chaire spéciale fut créée pour l’histoire des Reptiles et des Poissons[18], et les portes du Muséum se rouvrirent devant Lacépède.

Geoffroy Saint-Hilaire et ses collègues n’avaient point attendu que la Ménagerie fût officiellement reconnue pour l’enrichir, et la rendre digne d’un grand établissement et d’une grande nation. Dès le premier jour, l’ordre des Carnassiers et celui des Primates y avaient eu de nombreux représentants, et le bâtiment qui avait été consacré aux petits Mammifères[19], se trouva rempli aussitôt qu’occupé. Il existait alors, vers le milieu du jardin, un vaste bassin enclos d’une grille : des Oiseaux de rivage et des Palmipèdes se trouvèrent bientôt rassemblés sur ses bords. Mais on manquait de ces grands quadrupèdes herbivores qui font les plus beaux ornements de la Ménagerie actuelle. On avisa aux moyens de se les procurer. Le rhinocéros de Versailles, tant désiré de Bernardin de Saint-Pierre, était mort ; mais un couagga, un bubale, avaient survécu. On eut peu de peine à les obtenir. On obtint de même deux dromadaires qui avaient appartenu au prince de Ligne. Enfin, on parvint à faire casser, et ceci fut un peu plus difficile, un marché qui concédait à Merlin de Thionville et au marquis de Livry la chasse dans le parc du Raincy. Geoffroy Saint-Hilaire et Lamarck furent autorisés à y aller choisir les animaux qu’ils jugeraient utiles à la Ménagerie. Ils revinrent le soir même, faisant conduire devant eux des cerfs et des biches, des chevreuils, des daims fauves et blancs, qui furent provisoirement installés dans les bosquets le long de la rue de Buffon[20].

C’est ainsi que cette institution, premièrement fondée par la détermination hardie de Geoffroy Saint-Hilaire, se développa rapidement par son activité et celle de ses collègues ; que le jour même, où un acte officiel lui donna le titre de Ménagerie nationale, elle se trouva digne de porter ce nom.

IV.

Nous venons d’assister au début de Geoffroy Saint-Hilaire comme professeur, comme auteur, comme administrateur : nous allons retrouver en lui l’homme généreux et énergique des journées des 2 et 3 septembre. Tel que nos lecteurs le connaissent déjà[21], était-il possible que les terribles années 1793 et 1794 s’écoulassent sans lui fournir de nouvelles occasions de dévouement ?

L’éclat des noms illustres ou célèbres, auxquels se rattachent quelques faits de cette époque, les a sauvés de l’oubli, où d’autres bienfaits, plus obscurs, ont été pour jamais ensevelis par la modestie de leur auteur. Ces noms sont ceux du poëte Roucher, de Daubenton lui-même, un instant compromis par une lâche dénonciation, et de Lacépède.

Geoffroy Saint-Hilaire connaissait à peine l’auteur des Mois ; il avait lu quelques-unes de ses productions ; il l’avait rencontré au Jardin des plantes où le poëte était souvent conduit par le goût des études botaniques. C’était là toutes ses relations avec lui. Mais le jour où Roucher fut proscrit, le jour où il eut besoin de ses amis, Geoffroy Saint-Hilaire voulut être l’un d’eux. Au mépris des lois sanglantes qui plaçaient sur la même ligne et frappaient de la même peine et la plus haute vertu et le dernier des crimes, le dévouement libérateur et l’assassinat, Roucher avait été sauvé une première fois par des hommes de cœur dont l’histoire a conservé les noms[22]. Geoffroy Saint-Hilaire fut heureux de participer à l’œuvre qu’ils avaient commencée ; il offrit de recueillir aussi Roucher sous son toit, asile plus sûr, disait-il, qu’aucun autre ; car la maison, qu’il habitait alors[23], avait une communication intérieure avec les catacombes ; et réfugié, dans un moment de plus vives alarmes, au sein de ces immenses souterrains, Roucher pourrait défier toutes les recherches de ses persécuteurs. Il accepta, et quittant une retraite où il avait vécu quelques semaines, il vint au Jardin des plantes, que bientôt il dût abandonner à son tour pour une autre demeure ; car partout le soupçon s’attachait aux pas du proscrit, et l’obligeait d’errer d’asile en asile. Triste existence, intolérable surtout pour un poëte, ami des champs et de la nature ! pour celui qui s’était peint lui-même par ce joli vers :

Il aima la campagne et sut la faire aimer !

Aussi Roucher prit-il une détermination que rien ne put ébranler. Las de vivre dans une continuelle anxiété, et, quand ses amis tremblaient pour sa vie, de trembler sans cesse pour la leur si généreusement exposée, il se décida à retourner chez lui. Il y fut arrêté. Arraché presque aussitôt à sa prison par un dernier effort de l’amitié, il fut, le 4 octobre 1793, arrêté de nouveau. On sait le reste : la résignation avec laquelle il supporta son malheur, les vers si touchants qu’il composa au moment de paraître devant le tribunal révolutionnaire, et sa mort sur l’échafaud peu de jours avant la chute des terroristes !

L’amour de l’humanité avait seul entraîné Geoffroy Saint-Hilaire à se dévouer au salut de Roucher. Que n’eût-il pas fait pour son bien-aimé maître, pour son père adoptif Daubenton ? Heureusement le collaborateur de Buffon ne fut qu’un instant menacé, et Geoffroy Saint-Hilaire put écarter tout danger de cette tête vénérable, sans avoir à craindre pour lui-même. Un ouvrier que Daubenton, comme directeur du Muséum, avait réprimandé pour des travaux mal faits, voulut se venger : il en avait le pouvoir. Frère d’une personne attachée au service de Madame Daubenton, et venant familièrement, chaque jour, dans la maison, il avait surpris quelques paroles de Daubenton, assurément fort innocentes en elles-mêmes, mais à cette époque (c’était vers le commencement de 1794) fort compromettantes. Il court les dénoncer à la tribune de la Section, et la redoutable accusation d’incivisme est portée contre Daubenton. « Heureusement Geoffroy Saint-Hilaire, dit une relation que nous avons sous les yeux[24], l’apprend, se rend à la Section, cause avec l’un et avec l’autre, et fait si bien que le rapport de suspicion ne peut être rédigé à temps, pour être renvoyé au Comité central. Daubenton fut oublié. »

Dans la notice biographique sur Daubenton[25], qu’il a publiée il y a quelques années, Geoffroy Saint-Hilaire, selon son habitude, passe sur ces faits ; mais il raconte comment son illustre maître, et ce fut sans doute à l’occasion du danger qu’il venait de courir, crut devoir se présenter devant l’administration locale pour en obtenir un certificat de civisme. Le naturaliste illustre, le directeur du Muséum ne l’eût pas obtenu peut-être ; mais le berger Daubenton, ainsi qu’il se qualifia en souvenir de ses Instructions sur les troupeaux, fut déclaré bon citoyen aux acclamations de tous. Il ne fut plus inquiété depuis.

Vers la même époque, Geoffroy Saint-Hilaire payait à Lacépède avec le même empressement sa dette d’amitié, en l’aidant à se choisir une retraite plus sûre. Et quand Lacépède fut installé à Leuville, il s’y rendit plusieurs fois secrètement pour faire au célèbre zoologiste des communications utiles à sa sûreté. Dans l’un de ces voyages, il fut menacé par un attroupement, et il s’en fallut de peu qu’il ne fût arrêté comme conspirant avec un noble. Une fois aussi, l’asile de Lacépède fut sur le point d’être découvert par ses ennemis les plus acharnés ; Geoffroy Saint-Hilaire parvint à faire croire à ces forcenés que les indices déjà recueillis par eux étaient faux, et que Lacépède vivait retiré dans le midi de la France ! Déplorable époque que celle où, pour faire le bien, il fallait violer les lois et trahir la vérité !

Heureux du succès de son adresse, Geoffroy Saint-Hilaire ne voulut pas même que la tranquillité de Lacépède fût troublée : il garda le silence sur ce qu’il venait de faire ; Lacépède était sauvé ; c’était assez : qu’avait-il besoin de trouver une autre récompense dans la reconnaissance d’un ami ? Cette récompense qu’il ne voulait pas, il l’eut cependant, et dans quelles circonstances ! Près de dix ans plus tard, Madame de Lacépède, cette Anne-Caroline dont le souvenir a été gravé dans la science en traits ineffaçables par la tendresse et les regrets de son époux, allait succomber jeune encore. Geoffroy Saint-Hilaire fut appelé près de son lit de mort. Madame de Lacépède savait tout depuis longtemps, mais sous le secret, et elle s’était tue. Mais, quand elle se vit près de descendre dans la tombe, cette noble femme voulut voir Geoffroy Saint-Hilaire, et lui exprimer solennellement sa reconnaissance : ce furent presque ses dernières paroles !

V.

Dans l’histoire des hommes comme dans celle des nations, les événements n’ont pas une marche régulière et proportionnelle au temps : tantôt ils se ralentissent, tantôt ils se précipitent, et une année laisse parfois après elle plus de traces que telle longue période. On vient de voir Geoffroy Saint-Hilaire, en 1794, en même temps qu’il avait le bonheur de se rendre utile à Daubenton et à Lacépède, consolider l’institution naissante de la Ménagerie, enrichir et classer les collections, professer pour la première fois en France la zoologie, faire ses premières observations scientifiques, écrire et publier son premier mémoire : cette même année 1794 est aussi celle de ses premières relations avec le savant qui devait être, tour à tour, le plus cher de ses amis, le plus illustre de ses collègues au Muséum, et le plus puissant de ses adversaires scientifiques.

Tandis que Lacépède se tenait caché dans sa retraite de Leuville, un autre ami de Geoffroy Saint-Hilaire, ami de sa famille avant de l’être de lui-même, l’agronome Tessier, avait fui, plus loin de Paris, la persécution qui allait aussi l’atteindre. Habitant en Normandie, aux environs de Fécamp, la petite ville de Vallemont, il fut assez heureux pour rencontrer, assez bon juge pour apprécier presque aussitôt un jeune homme, habitant d’un château voisin, celui de Fiquainville, où il faisait l’éducation du fils de M. d’Héricy. Tessier, avant la révolution, avait eu l’insigne honneur de révéler le premier au monde savant et à lui-même un homme devenu depuis justement célèbre, l’astronome Delambre. Dès ses premières liaisons avec le jeune précepteur de Fiquainville, dès qu’il connut quelques travaux d’histoire naturelle faits par lui dans ses loisirs[26], Tessier comprit, comme il le dit depuis, qu’il venait encore d’avoir la main heureuse ; qu’il venait de découvrir un second Delambre. Tessier n’avait deviné toutefois qu’une faible partie de la vérité : le jeune précepteur était appelé à des destinées bien plus hautes encore ! il s’appelait George Cuvier, et de ce nom, si obscur encore, il devait faire, en vingt ans, l’un des plus grands noms de son siècle !

Geoffroy Saint-Hilaire, encore enfant, avait appris de ses parents à révérer Tessier pour son caractère et ses vertus. Devenu homme, il avait connu ses travaux, et trouvé en eux de nouveaux motifs de l’honorer. Nul, peut-être, après Daubenton et Haüy, n’avait plus d’ascendant sur Geoffroy Saint-Hilaire. Lui-même l’a dit : l’opinion de Tessier faisait loi pour lui. Dès la première lettre d’un ami aussi vénéré, Geoffroy Saint-Hilaire pensa de Cuvier et voulut pour lui, tout ce que pensait, tout ce que voulait Tessier.

Bientôt, sous les auspices de leur ami commun, une correspondance s’établit entre le jeune naturaliste de Paris et le jeune naturaliste de Fiquainville, et les précieux manuscrits, fruits des loisirs de Cuvier, furent envoyés, sur sa demande, à Geoffroy Saint-Hilaire. L’impression, que leur lecture produisit sur lui, fut des plus vives. L’estime qu’il avait conçue pour Cuvier sur la parole de Tessier, fit place aussitôt, dans son âme ardente et enthousiaste, à cette profonde admiration que l’Europe devait bientôt partager avec lui. « Venez, écrivit-il à Cuvier, venez jouer parmi nous le rôle de Linné, d’un autre législateur de l’histoire naturelle. »

Ainsi, celui auquel Daubenton venait d’ouvrir les voies de la science, y appelait, avec lui, le rénovateur futur de l’anatomie comparée : c’est ainsi qu’il devait s’acquitter envers le premier fondateur de cette science[27] !

Cuvier n’osa d’abord avoir autant de confiance que Geoffroy Saint-Hilaire dans ses propres destinées : sans rompre avec la famille d’Héricy, il demanda seulement à venir passer avec son élève quelques mois à Paris. Cet arrangement fut accepté par la famille, et le prince de Monaco, avec qui elle était liée, offrit à Cuvier et à son élève un petit appartement dans son hôtel. C’est là que vint s’établir Cuvier au commencement de 1795[28].

On aime facilement ceux qu’on estime. Geoffroy Saint-Hilaire s’attacha de plus en plus à Cuvier, et bientôt une douce intimité s’établit entre les deux jeunes gens. Tout, à cette époque, les attirait l’un vers l’autre ; même amour de l’étude, même élan de la jeunesse[29] vers tout ce qui est noble et beau, même désir de servir la science et leur pays. Et s’il existait dès lors, dans les tendances différentes de leurs esprits, les germes des dissentiments qui devaient plus tard éclater sur des questions fondamentales, comment eussent-ils pu le soupçonner à une époque où tous deux, encore à leur début, pouvaient à peine entrevoir les régions supérieures de la science où s’agitent ces grandes questions ?

Aussi Cuvier était à peine depuis deux mois à Paris, que déjà Geoffroy Saint-Hilaire et lui vivaient en frères. Ils ne se quittaient guère qu’aux heures où les devoirs de l’un envers son élève, de l’autre envers le Muséum, leur en faisaient une nécessité. Les amis de Geoffroy Saint-Hilaire devenaient ceux de Cuvier ; les moyens d’étude que l’un tenait de sa position, leur étaient communs ; et ils s’associaient pour la composition d’un ouvrage étendu, dont la collection mammalogique du Muséum devait fournir les matériaux. Il ne leur restait plus qu’à partager la même demeure : ils ne tardèrent pas à le faire. Cuvier, nommé, au commencement de juillet, suppléant du professeur d’anatomie comparée, ne pouvait hésiter plus longtemps : il se décida à rester à Paris, rendit à la famille d’Héricy l’élève qu’elle lui avait confié, et, quelque temps après, quitta l’hôtel de Monaco pour venir demeurer chez son ami[30].

Cuvier ne devait plus quitter le Jardin des plantes. On sait l’éclat de son premier cours, de ses premiers travaux. Jamais succès ne fut plus rapide, et contre l’ordinaire, il fut aussi durable, aussi solide qu’il avait été prompt. Au commencement de 1795, Jussieu, Lacépède, Lamarck[31], étaient presque les seuls, avec Tessier et Geoffroy Saint-Hilaire, qui connussent le nom de Cuvier ; à la fin de la même année, il n’était pas en Europe un naturaliste qui ne l’honorât ; quelques années plus tard, pas un qui ne l’admirât. La prédiction de Tessier était dépassée, celle de Geoffroy Saint-Hilaire réalisée.

Nous n’avons pas à suivre plus loin la brillante carrière de Cuvier. Nous le retrouverons plus tard l’adversaire scientifique de celui dont nous venons de le voir l’ami et presque le frère ; mais, disons-le dès à présent, il est de ces amitiés qui laissent dans les nobles cœurs des traces ineffaçables : dans la vivacité des discussions qui s’élevèrent à diverses reprises entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, il put arriver que la mémoire de leurs jeunes années s’obscurcît en eux momentanément ; mais il suffit toujours que l’un d’eux fût malheureux pour qu’aussitôt l’autre redevînt l’ami de 1795.

Et toujours aussi, Geoffroy Saint-Hilaire plaça au nombre des souvenirs à la fois les plus doux et les plus glorieux de sa vie ceux que nous venons de retracer. « Je crois, dit-il dans l’un des derniers écrits qui sont sortis de sa plume[32], que l’on devra dire un jour de moi que j’ai rendu à la société deux services éminents. » L’un de ces services, il le place dans ses travaux de philosophie naturelle ; l’autre, qu’il semble mettre sur la même ligne, et devant lequel s’effacent à ses yeux et les souvenirs de l’expédition d’Égypte et tout le mérite de ses longues recherches zoologiques ; « l’autre, c’est, dit-il, d’avoir appelé à Paris et d’avoir introduit chez les naturalistes le célèbre Cuvier. »

VI.

Les mémoires, fruits des travaux communs de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire en 1795, sont au nombre de cinq, et ceux que Geoffroy Saint-Hilaire composa seul dans la même année et dans les années suivantes, sont beaucoup plus nombreux. Tous seront cités ailleurs[33] ; nous ne devons qu’en indiquer ici l’esprit et les résultats principaux.

À une seule exception près, relative à un travail sur la classification des Oiseaux de proie, tous sont relatifs à la classe des Mammifères. On se tromperait d’ailleurs de beaucoup, si l’on pensait que leur intérêt se renferme dans le cercle des études mammalogiques. Leur caractère, c’est, au contraire, la généralité des principes posés ou des vues émises à l’occasion des faits spéciaux, et tellement que, dans ces mémoires consacrés à la détermination exacte d’animaux encore inconnus ou mal décrits, à l’établissement de genres nouveaux, à l’étude de divers phénomènes physiologiques, se trouvent déposés les germes de plusieurs des grandes vues qui, successivement développées dans les années suivantes, dominent aujourd’hui l’édifice entier des sciences zoologiques.

Nous choisirons, comme exemples, parmi les travaux qui sont communs à Cuvier et à Geoffroy Saint-Hilaire, le Mémoire sur la classification des Mammifères[34] et le Mémoire sur les Orangs, publiés l’un et l’autre en 1795. Parmi ceux qui sont propres à Geoffroy Saint-Hilaire, nous citerons un Mémoire sur les animaux à bourse, qui date de l’année suivante ; un autre sur les prolongements frontaux des Ruminants, composé en 1797[35] ; un autre, enfin, sur les Makis, qui le fut à la fin de 1795, et qui parut en 1796.

Tous les naturalistes reconnaissent que le premier de ces Mémoires est le point de départ de tout ce qui a été fait depuis, non-seulement sur la classification des Mammifères, mais sur l’application elle-même de la Méthode naturelle à l’ensemble de la zoologie. Dans un préambule étendu, le principe fondamental de la subordination des caractères se trouve formulé avec précision, clairement expliqué, et déjà utilement appliqué : si le mot de subordination ne s’y trouve nulle part écrit, du moins l’idée y brille à chaque page. Ce grand travail restera en zoologie, a dit un de nos plus célèbres savants, ce que sont en physiologie les primæ lineæ de Haller.

Dans le mémoire sur les Orangs, les auteurs soulèvent une question bien plus grande encore, la plus grande peut-être de la philosophie naturelle. « Dans ce que nous appelons des espèces, disent-ils, ne faut-il voir que les diverses dégénérations d’un même type ? » La question n’est que posée ; et pouvait-il en être autrement ? Des deux auteurs, l’un était destiné à devenir le plus puissant défenseur de la fixité des espèces ; l’autre, avec Lamarck, le soutien non moins persévérant de l’idée inverse.

Suivons maintenant Geoffroy Saint-Hilaire dans les Mémoires qui lui sont propres.

En 1796, à l’occasion des animaux à bourse, tout en maintenant l’unité de ce groupe, il en compare les divers genres, les diverses formes, aux genres, aux formes analogues déjà connus parmi les Mammifères ordinaires, et fait le premier pas vers l’admission d’une série parallèle ; par conséquent, vers la conception, dans un cas particulier, de cette classification parallèlique qui commence à peine aujourd’hui à être comprise.

En 1797, il commence son Mémoire sur les prolongements frontaux des Ruminants par une idée bien souvent développée depuis, bien nouvelle à cette époque. Il n’hésite pas à considérer la zoologie et l’anatomie comparée comme les compléments nécessaires de la physiologie et de la pathologie ; il voit, dès lors, dans les mille formes diverses de l’animalité, comme autant d’expériences toutes faites par la nature pour nous dévoiler les mystères de l’organisation humaine.

Plus loin, dans le même travail, comparant les prolongements frontaux de la Girafe à ceux des Cerfs, il explique leurs différences par des inégalités de développement, et fait ainsi, à l’avance, on peut le dire, une première application de cette Théorie des Arrêts, à laquelle il allait, dix ans plus tard, donner une si grande place dans la science.

Enfin, le Mémoire sur les Makis va nous fournir pour dernier exemple l’idée elle-même, au développement de laquelle Geoffroy Saint-Hilaire devait consacrer une si grande partie de sa vie : l’Unité de composition organique. Et dans ce Mémoire, composé en 1795, publié au commencement de 1796, l’idée mère de l’anatomie philosophique se trouve, non pas seulement pressentie, non pas indiquée, mais formulée avec une étonnante netteté. La nature, ce sont les propres expressions de l’auteur, a formé tous les êtres vivants sur un plan unique, essentiellement le même dans son principe, mais varié de mille manières dans toutes ses parties accessoires. Et dans la même classe d’animaux, les formes diverses sous lesquelles elle s’est plu à faire exister chaque espèce, dérivent toutes les unes des autres ; il lui suffit de changer quelques-unes des proportions des organes pour les rendre propres à de nouvelles fonctions, pour en étendre ou restreindre les usages. Toutes les différences viennent seulement d’un autre arrangement, d’une autre complication, d’une modification enfin de ces mêmes organes.

Lorsqu’on voit Geoffroy Saint-Hilaire, assez maître, dès 1795, de cette grande idée, pour l’exprimer avec cette netteté ; entrevoyant, en 1797, le Principe des inégalités de développement, complément nécessaire de la Théorie des analogues que lui seul peut démontrer ; lorsque, d’ailleurs, l’auteur de ces vues allie, à ses constantes tendances vers la généralisation, une connaissance solide, pratique des faits, ne semble-t-il pas que l’anatomie philosophique soit sur le point de naître en France ? La question est bien comprise, nettement posée : n’est-ce pas le moment de passer de la conception à la démonstration ?

Geoffroy Saint-Hilaire allait peut-être le tenter : il ne le put pas, et ce fut un bonheur pour lui et pour la science. Comme Gœthe, à la même époque, en Allemagne, il se serait consumé en efforts glorieux, mais prématurés. Pour que l’anatomie philosophique pût être créée, il fallait logiquement que l’anatomie comparée eût été renouvelée ; il fallait que l’œuvre de Cuvier, comme elle avait été préparée par l’œuvre de Daubenton, rendît possible celle de Geoffroy Saint-Hilaire.

Et lorsqu’au commencement de 1798, Berthollet vint trouver Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire pour leur offrir d’accompagner Bonaparte dans une lointaine expédition, chacun des deux amis fit précisément ce que lui prescrivait son véritable intérêt et celui de la science : Cuvier refusa ; Geoffroy Saint-Hilaire accepta.

Séparateur

  1. Voyez Adresse et projet de règlements, présentés à l’Assemblée nationale par les officiers du Jardin des plantes, in-8.o, 1790.
  2. Adresse à l’Assemblée nationale déjà citée.
  3. Deleuze, Histoire et description du Muséum, p. 50 et 53.
  4. Le passage suivant est extrait d’un rapport fait en 1833 à l’Administration du Muséum. Il avait été rédigé, en ce qui concerne les anciennes collections, d’après des notes de feu Dufresne, nommé aide-naturaliste de zoologie au Muséum peu de temps après la réorganisation de l’établissement.

    « Ce qui reste à faire ne saurait effrayer, et paraît même bien peu de chose après ce qui a été fait.

    « Voici, en effet, quel était l’état de ces collections il y a moins de quarante ans.

    « Mammalogie. Un beau zèbre, un tapir en très-mauvais état (existant encore aujourd’hui), quelques singes (nous en avons encore quelques-uns), et quelques autres mammifères, presque tous donnés depuis à divers établissements départementaux, ou réformés.

    « Ornithologie. 433 oiseaux préparés au soufre et brûlés par ce mode vicieux de préparation, et qui, à quatre ou cinq exceptions, ont été tous reformés.

    « Il n’y avait rien en magasin.

    « Aujourd’hui, outre tout ce qui existe en magasin, et après les envois considérables faits à vingt-cinq ou trente villes de France, l’état de la collection est le suivant :

    « Mammalogie. Six salles, dont l’une comprend 46 portes d’armoires, une autre 42, une troisième 48.

    « Ornithologie. Soixante armoires, la plupart à deux portes, un grand nombre d’autres à trois portes. On peut juger du nombre des objets contenus dans la totalité de ces armoires, par le nombre déjà indiqué de 1 497 oiseaux contenus dans trois armoires seulement. »

    Depuis 1853, plusieurs nouvelles armoires ont été établies. Une salle, l’une des plus vastes des Galeries, et une autre, plus petite, ont été affectées aux collections mammalogiques, et tout est non-seulement rempli, mais encombré.

  5. La somme dont ils pouvaient disposer, était, pour les deux cours ensemble, de 600 francs.
  6. La note que nous citons ici, a été publiée dans le mois de germinal an XI (avril 1803).
  7. Nous regrettons de ne pouvoir comparer au premier cours de Geoffroy Saint-Hilaire, les cours des années suivantes ; ceux-ci n’ont pas été conservés. Nous avons retrouvé, dans un journal du temps, un compte rendu des premières leçons de plusieurs des professeurs du Muséum en 1795. Malheureusement l’auteur de l’article, en faisant connaître le succès obtenu par Geoffroy Saint-Hilaire, ne donne, de sa première leçon, qu’une analyse très-succincte.
  8. Il a été publié, en janvier 1795, dans la Décade philosophique. Les considérations relatives aux idées de Bonnet, qui formaient le préambule du Mémoire, ont été lues à la Société avec le reste du travail, mais supprimées à l’impression. Daubenton, qui aimait aussi peu les idées générales que son élève était vivement entraîné vers elles, lui conseilla ce sacrifice. Geoffroy Saint-Hilaire y consentit d’autant plus docilement, que lui-même avait trouvé, en le relisant, son préambule un peu déclamatoire.
  9. Duméril. Discours prononcé, le 22 juin 1844, aux funérailles de Geoffroy Saint-Hilaire. — Voyez aussi le Discours de M. Chevreul.
  10. La première pensée, du moins, qui ait été énoncée. Buffon, d’après Bernardin de Saint-Pierre (dans le Mémoire cité plus bas), avait désiré, mais sans oser la demander, la translation à Paris, et comme annexe du Jardin des plantes, de la ménagerie du roi à Versailles.
  11. Projet de règlements pour le Jardin des plantes, titre VII, articles 12 et 13.
  12. Il a paru sous ce titre : Mém. sur la nécessité de joindre une ménagerie au Jardin des plantes, in-12. Paris, 1792.
  13. Il commence ainsi : Lorsque le Muséum aura les moyens…
  14. « Ces animaux, était-il dit, seront conduits à l’instant au Jardin des plantes, où ils seront payés, ainsi que les cages qui les renferment. Les propriétaires recevront en outre une indemnité. »
  15. Cette relation, publiée en avril 1838 dans le Magasin pittoresque, a été reproduite dans divers ouvrages.
  16. Notre illustre statuaire, M. David, possède et a bien voulu nous communiquer la correspondance de Lakanal avec Daubenton en 1793, 1794 et 1795. Ces lettres sont autant de témoignages de la constante sollicitude de leur auteur pour le Muséum. Tous les naturalistes savent que cet établissement a dû à Lakanal, en 1793, son salut et sa réorganisation. Nous ne serons que juste en ajoutant qu’il lui dut aussi, en très-grande partie, ses premiers progrès en 1794 et dans les années suivantes.
  17. Il fut rendu sur le rapport de Thibaudeau.
  18. Geoffroy Saint-Hilaire avait été jusqu’alors titulairement chargé de tous les animaux vertébrés. Mais, de fait, il n’avait eu à s’occuper que des Mammifères et des Oiseaux. Voyez la note finale du Chapitre premier (p. 27).
  19. Ce bâtiment, situé à l’extrémité de l’allée des marronniers près du quai, a été abattu il y a quelques années.
  20. Dans l’intéressante relation que nous avons citée, on trouve, sur la translation des animaux du Raincy, des détails que nous croyons devoir reproduire. « Nous avons un jour, dit l’auteur, entendu raconter à l’illustre vieillard, la visite qu’il fit à cette occasion au Raincy avec Lamarck, cette autre gloire, alors naissante aussi, de la zoologie française. Merlin de Thionville, qui n’avait point encore connaissance de l’arrêté rendu par Crassous, était en pleine chasse quand on vint l’avertir que deux jeunes gens, arrivés au château, demandaient qu’on leur remît les précieux habitants de la forêt. Que l’on se fasse une idée de la surprise et de la colère du terrible conventionnel, ainsi menacé dans ses plaisirs. M. Geoffroy n’était point du tout rassuré ; et ce fut bien timidement que, pour toute réponse, il présenta au furieux chasseur l’arrêt dont il était porteur, et qui faisait connaître, avec sa qualité, au nom de quel pouvoir il venait. L’effet de ce nom, de cette décision prise dans l’intérêt du peuple, fut comme un coup magique. Les chasseurs s’arrêtèrent ; l’emportement contre les importuns visiteurs fit place au désir empressé de les servir : on se remit en chasse, non plus pour le divertissement de tuer des animaux, mais pour une poursuite toute philosophique destinée à les mettre dans les filets, et par suite, à la disposition des deux délégués de la Ménagerie nationale. Merlin de Thionville conduisit lui-même le convoi, et aux animaux confisqués au Raincy, il ajouta même plus tard, en échange d’animaux empaillés, divers animaux précieux dont il était possesseur. »

    Il paraît que les deux envoyés du Muséum durent se trouver fort heureux du succès de leur mission auprès de Merlin. Voici ce qu’écrivait à Geoffroy Saint-Hilaire l’illustre conventionnel qui, après avoir attaché son nom à la réorganisation de l’établissement, en resta le constant et zélé protecteur :

    « Cette belle et indispensable création (la Ménagerie) est, en tout point votre ouvrage. Votre mission auprès de Merlin a réussi, et je m’en étonne ; car cet huissier de Thionville était un véritable crâne, fort influent d’ailleurs, et Crassous était parmi nous un homme sans valeur. Tout autre que vous eût échoué dans une entreprise dont on doit le succès à votre bon génie et à votre beau talent pour tenter les efforts les plus délicats. Vos déboursés, vos voyages, votre infatigable sollicitude, tout atteste que sans vous le Muséum serait privé de son plus important supplément… Lakanal. »

  21. L’éloquent secrétaire perpétuel de l’Académie de médecine a peint Geoffroy Saint-Hilaire, dans un discours prononcé sur sa tombe, par ces belles paroles : « L’enthousiasme, j’ai presque dit le fanatisme de l’humanité, ce fanatisme qui n’est peut-être qu’une pitié souveraine, était sa religion, et cette sainte religion, d’autres proscrits la trouvèrent en son cœur en 1830 ! »
  22. MM. Pujos et Perrin.
  23. Dans l’intérieur du Jardin des plantes, près de l’Administration du Muséum.
  24. Elle est de M. le professeur Valenciennes, qui l’a rédigée d’après les souvenirs de son père, l’un des aides-naturalistes nommés en 1794, lors de la première organisation du Muséum, et déjà attaché avec les mêmes fonctions à l’ancien Jardin des plantes. Valenciennes père avait été témoin des premiers rapports de Geoffroy Saint-Hilaire avec Daubenton, et il avait même contribué à fixer l’attention de l’illustre professeur sur son jeune élève.
  25. Elle a paru dans l’Encyclopédie nouvelle, t. IV. Geoffroy Saint-Hilaire l’a réimprimée dans ses Fragments biographiques.
  26. Dès 1792, Cuvier avait publié dans un journal d’histoire naturelle deux notes et un mémoire sur l’anatomie de la Patelle.
  27. M. Pariset a fait, à cette occasion, un rapprochement trop curieux pour que nous l’omettions ici. « Quatre hommes, quatre Français, dit-il (Discours déjà cité), ont fait revivre presque sous nos yeux la zoologie : Buffon, Daubenton. Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier. Un trait singulier de l’histoire de nos quatre naturalistes, c’est qu’ils se sont, pour ainsi dire, ouvert l’un à l’autre le chemin de la science et de la gloire. Un auxiliaire était nécessaire à Buffon : il choisit Daubenton. Daubenton adopte Geoffroy Saint-Hilaire. Sur la foi de quelques essais que lui envoie Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire eut hâte de le tirer de son obscurité, en l’appelant à Paris, et en lui donnant l’hospitalité. »

    Nous devons ajouter que, dès 1832, dans le dernier article qui soit sorti de sa plume, Gœthe avait signalé cet enchaînement. L’illustre poëte avait, de plus, fait cette remarque, que la même opposition qui avait existé entre Daubenton et Buffon, devait renaître inévitablement entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire.

  28. En avril, disent tous les biographes : c’est une erreur, comme nous le prouverons plus bas (voyez la note de la page 68). — Les circonstances de l’arrivée de Cuvier à Paris ont été, comme l’époque, inexactement rapportées dans toutes les biographies de ce grand naturaliste, même dans la plus exacte et la plus complète de toutes, celle de M. Duvernoy, parent et ami de Cuvier, dont il a si honorablement continué les travaux. M. Duvernoy a, au contraire, fidèlement rapporté les premières relations de Geoffroy Saint-Hilaire avec Cuvier (voyez sa Notice, p. 10 et 118).
  29. Cuvier avait alors vingt-cinq ans et demi, et Geoffroy Saint-Hilaire vingt-trois.
  30. Un peu plus tard, le professeur d’anatomie comparée, Mertrud, céda deux pièces de son appartement à son suppléant, et cet arrangement fut régularisé le 24 novembre par l’assemblée des professeurs. La maison où Cuvier s’établit ainsi dès 1795, est celle qu’il a toujours habitée depuis.
  31. Ces trois illustres savants, et Millin, directeur de l’un des recueils scientifiques les plus estimés de cette époque, furent aussi très-utiles à Cuvier dans les commencements de sa carrière. Par une circonstance digne de remarque, Lamarck, qui, lui aussi, devait trouver un jour dans Cuvier un si persévérant adversaire, fut le premier de tous à s’associer aux vœux et aux efforts de Geoffroy Saint-Hilaire.

    Nous ajoutons à regret que, pendant quelque temps, Daubenton se sentit, au contraire, peu entraîné vers Cuvier. Il trouvait que Geoffroy Saint-Hilaire mettait beaucoup trop de zèle à se créer une redoutable rivalité. Un jour qu’il avait invité son jeune collègue à dîner, il fit placer devant lui un exemplaire de Lafontaine, ouvert à la fable de la Lice et de sa compagne.

    Un peu plus tard, Daubenton comprit tout le mérite de Cuvier, et il ne fut pas moins désireux que ses collègues de le voir attaché au Muséum par un titre définitif.

  32. La phrase suivante fut écrite plus tard encore. « Je n’ai jamais cessé d’être, pour mon ancien compagnon d’étude, un ami cordialement dévoué. »
  33. Voyez, à la fin de ce volume, la liste des ouvrages et mémoires de Geoffroy Saint-Hilaire.
  34. Après le titre de ce mémoire, on lit ces mots, auxquels les biographes n’ont fait aucune attention : lu à la Société d’histoire naturelle, le 1er floréal de l’an troisième. Or, cette date correspond au 20 avril 1795. Donc il est faux que Cuvier ne soit arrivé à Paris qu’en avril 1795. Qui pourrait supposer, en effet, qu’un mémoire aussi important et aussi étendu ait été improvisé en moins de vingt jours par ses auteurs ? Ajoutons que Geoffroy Saint-Hilaire, d’après un passage très-explicite d’une note laissée par lui, ne se lia intimement avec Cuvier que dans le second mois de son séjour à Paris ; et, sans doute, le Mémoire sur les Mammifères ne fut entrepris qu’un peu plus tard encore ; ce qui reporte l’arrivée de Cuvier à Paris au commencement de l’année.

    On a cité, il est vrai, une lettre de Cuvier, en date du 24 juillet 1795, dans laquelle on lit : « Le mémoire sur le larynx est mon premier ouvrage. Je le composai, il y a trois mois, en arrivant à Paris. » Nous pouvons affirmer qu’une erreur a été ici, ou faite dans la transcription de la lettre, ou commise par Cuvier lui-même. Le Mémoire sur le larynx a été certainement composé en 1794 : car il a été envoyé à l’assemblée des professeurs du Muséum dès le 5 janvier 1795, et le rapport sur ce travail a été fait par Mertrud le 23, peu de jours avant la présentation, faite par Geoffroy Saint-Hilaire, d’un autre mémoire de Cuvier. Ces faits sont attestés par les documents les plus authentiques, les procès-verbaux eux-mêmes des séances de l’assemblée administrative du Muséum.

    Nous avons dû rétablir ici la vérité des faits et des dates, de même que, dans le premier chapitre de cet ouvrage, nous avons rectifié quelques circonstances importantes de la vie d’Haüy et de celle de Lacépède. Nous trouverons encore, dans la suite de ce livre, plus d’une occasion d’éclaircir des points importants de l’histoire, en général si inexactement écrite, des savants et de la science.

  35. Il ne fut publié que plus tard, à cause du départ de l’auteur pour l’Égypte.