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Vie, travaux et doctrine scientifique d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire/Chapitre III

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CHAPITRE III.

EXPÉDITION D’ÉGYPTE.
I. Départ. — Relâche à Malte. — Arrivée en Égypte. — II. Premières difficultés et premiers travaux. — Création de l’Institut d’Égypte. — Séjour au Caire. — Relations avec Bonaparte. — III. Voyages dans le Delta, dans la Haute-Égypte et à la mer Rouge. — Événements d’El Arich. — IV. Apprêts de départ. — Retour au Caire. — Travaux divers. — Dernier séjour au Caire. — Arrivée à Alexandrie. — Mise à la voile ; retour forcé. — V. Travaux faits pendant le siége d’Alexandrie. — Recherches sur les Poissons électriques. — VI. Capitulation livrant aux Anglais les collections de la Commission des sciences. — Vives réclamations des savants. — Menace énergique de Geoffroy Saint-Hilaire. — Renonciation des Anglais à leurs prétentions sur les collections.
(1798 — 1801).

I.

On sait de quel profond mystère furent enveloppés les préparatifs de l’Expédition d’Égypte. Le but en resta longtemps ignoré de ceux même qui tenaient les premiers rangs dans l’armée et la Commission des sciences.

« Venez, avait dit Berthollet à Geoffroy Saint-Hilaire ; Monge et moi serons vos compagnons, et Bonaparte, notre général. » En se confiant dans l’avenir glorieux que lui présageaient de tels noms, Geoffroy Saint-Hilaire avait consenti, sans savoir pour quels climats, pour quelle aventureuse destinée il allait quitter ses paisibles travaux et sa tranquille demeure du Jardin des plantes[1].

Cependant il ne tarda pas à pénétrer une partie du secret. Le choix des livres réunis pour la Commission des sciences, lui révéla ce qu’on taisait encore à tous. Et lorsqu’en avril 1798, il quitta Paris avec son collègue Savigny, son frère Marc-Antoine Geoffroy, alors capitaine du génie, et le peintre Redouté, il s’était également préparé à l’exploration scientifique de la Syrie et à celle de l’Égypte.

L’histoire conservera à jamais le souvenir de la journée où Toulon vit sortir de sa rade l’immense escadre, commandée par l’amiral Brueys. Deux mois avaient suffi pour réunir autour du jeune vainqueur de l’Italie trente-six mille soldats, dix mille marins français et italiens, des littérateurs, des artistes, des savants, Monge, Fourier, Malus, Berthollet, Dolomieu, Geoffroy Saint-Hilaire, Larrey et tant d’autres, les uns déjà illustres, les autres appelés à le devenir. Ils partirent le 19 mai 1798, tous pleins d’enthousiasme et de patriotiques espérances.

Geoffroy Saint-Hilaire était, avec son frère, à bord de la frégate l’Alceste, où se trouvaient aussi le général Reynier, commandant la division d’avant-garde, les généraux Manscourt et Julien, et plusieurs officiers distingués. Geoffroy Saint-Hilaire, devenu, selon son expression, l’un des soldats lettrés de l’armée d’Orient, crut devoir saisir une occasion si favorable de devenir moins étranger aux travaux et aux devoirs militaires. Dans ces longues conversations qu’engendre le loisir du bord, il se faisait tour à tour l’élève en tactique des généraux, et leur professeur de physique et d’histoire naturelle. Ce fut pour eux, autant que pour lui-même, qu’il fit sur un requin, pris le vingtième jour de la navigation, des expériences de galvanisme, qui furent pour l’équipage tout entier un sujet d’étonnement et de vif intérêt. Il fit ensuite l’anatomie du requin ; et étant parvenu à se procurer les deux pilotes qui l’accompagnaient, et à recueillir sur eux de curieuses observations, il jeta dès lors les bases d’un mémoire, publié neuf ans plus tard, sur l’affection mutuelle de certains animaux.

Ces paisibles occupations furent plusieurs fois troublées par de vives alertes. Tantôt on signalait à l’horizon une escadre anglaise, et en peu d’instants on ne voyait plus, on n’entendait plus sur la frégate que des préparatifs de défense, que des cris de guerre. Une autre fois, en vue des côtes de la Sardaigne, Geoffroy Saint-Hilaire lui-même devenait pour tous un sujet d’alarme. Il se rendait à bord d’une autre frégate pour visiter trois de ses collègues, lorsque la frêle embarcation qui le portait, fut renversée par une fausse manœuvre. Les marins qui le conduisaient, reparurent seuls : il ne savait pas nager, et tous le crurent perdu. Mais lui-même ne désespéra pas de son salut : luttant avec énergie contre les flots, il remonta à leur surface, et un hasard heureux lui ayant fait rencontrer l’extrémité d’une échelle de corde, il parvint, quoique légèrement blessé, à atteindre l’une des ouvertures de la frégate.

Peu de jours après, l’expédition arrivait devant Malte, et la ville imprenable tombait au pouvoir des Français. Geoffroy Saint-Hilaire explora successivement Goze avec son frère, chargé de faire le relevé des côtes de cette île ; puis Malte, où il resta plusieurs jours. À Goze il vit avec étonnement les belles cultures créées par la patience et l’industrie de plusieurs générations humaines sur des rochers autrefois nus, maintenant couverts d’une terre fertile, dont les navires maltais ont dû aller chercher une partie jusque sur la côte sicilienne. À Malte, son admiration dut se partager entre ces mêmes champs artificiels, qu’il retrouvait mieux cultivés encore, et la Cité Valette, couronnant de ses beaux édifices et de ses gigantesques fortifications les sommités de l’île, et sous laquelle une multitude de citernes et de canaux, en partie creusés dans le roc, forment comme une seconde ville souterraine.

L’expédition quitta Malte le 18 juin. Elle avait mis plus de trois semaines pour y arriver ; elle employa treize jours pour achever le voyage ; lenteur salutaire, par laquelle furent déjoués tous les plans de Nelson. Ce fut le 29 juin qu’on aperçut à l’horizon la plage d’Égypte, et le 30 qu’on put distinguer la colonne de Pompée. Le même jour le débarquement était opéré, et le lendemain Bonaparte se rendait maître d’Alexandrie.

II.

L’Égypte se trouvait ouverte à la Commission des sciences : Geoffroy Saint-Hilaire se mit aussitôt à l’œuvre. D’après le plan qui avait été arrêté pour les travaux de la Commission, c’est à Rosette qu’il devait aller s’installer avec la plupart de ses collègues ; mais il ne quitta pas Alexandrie, sans y avoir recueilli déjà quelques matériaux intéressants.

Son départ de cette ville fut triste. Pour la première fois depuis le commencement de l’expédition, et presque pour la première fois de leur vie, les deux frères allaient se séparer : tandis que le naturaliste allait s’établir à Rosette, l’officier du génie allait remplir, à travers le désert, une périlleuse mission. Ils partirent vers le commencement de juillet, sans savoir s’ils se reverraient, et se laissant pour adieux ces nobles paroles : « Notre bonheur est dans notre devoir[2]. »

À Rosette, les membres de la Commission des sciences trouvèrent un climat aussi doux que celui d’Alexandrie était ardent. « C’est le paradis terrestre, dit Geoffroy Saint-Hilaire ; il y règne la température de notre mois de mai, et il y pleut ! » Mais, sous ce beau climat, nos voyageurs furent réduits à se loger dans des maisons désertes, et lorsqu’ils se furent, non sans peine, procuré des vivres, il leur fallut les préparer eux-mêmes. « Chacun, lisons-nous dans la note déjà citée, eut son jour pour être le cuisinier de la communauté. Quand ce fut mon tour de faire le coq, mes amis firent bien maigre chair. »

Geoffroy Saint-Hilaire apprenait en même temps que sa provision d’alcool, sa poudre de chasse et d’autres objets utiles à ses travaux, de même que le papier à herbier des botanistes, et tous les effets des aérostiers, venaient de se perdre entre Alexandrie et Rosette : le bâtiment qui les portait, avait échoué. De plus, les excursions dans la campagne étaient encore impossibles, et Geoffroy Saint-Hilaire, privé de tout ce qui devait rendre son travail facile et fructueux, dut borner ses recherches aux animaux qu’il pouvait se procurer dans la ville même ou à ses portes.

Ce n’étaient pas d’heureux commencements ; mais bientôt tout changea : l’ordre s’établit, et avec lui, l’abondance. Geoffroy Saint-Hilaire eut les moyens de réparer ses pertes et d’étendre au loin ses recherches.

Les autorités militaires s’empressèrent de mettre à sa disposition une escorte, et il put faire dans le Delta des excursions lointaines, y organiser de grandes chasses, qui enrichirent surtout l’Ornithologie. Un grand nombre de peaux et plusieurs squelettes furent préparés sous sa direction, en même temps que lui-même observait les mœurs des animaux, étudiait leurs caractères, et surtout se livrait à des recherches anatomiques, dont plusieurs faits nouveaux furent dès lors le fruit.

Il se livrait depuis un mois à ces travaux, lorsqu’il fut appelé au Caire par le général en chef. La fondation d’un Institut au Caire venait d’être décidée, et une commission de sept membres, premier noyau de cette illustre société, devait s’occuper immédiatement de son organisation. Geoffroy Saint-Hilaire, dont les relations avec Bonaparte s’étaient jusqu’alors bornées à quelques visites de politesse, apprit avec étonnement qu’il avait été choisi par lui pour représenter les sciences naturelles dans la Commission des sept. Les autres membres étaient : Monge, Berthollet, Costaz, Desgenettes, et les généraux Andréossy et Caffarelli. Quant à Bonaparte, après avoir exercé un instant les pouvoirs constituants, il avait voulu rentrer dans la loi commune ; et c’est d’une double élection qu’il tint les titres de membre et de vice-président de l’Institut d’Égypte.

Le Caire, qui était déjà le centre politique et militaire de l’Égypte, devint aussi, par la création de l’Institut, le centre de tous les travaux scientifiques. Geoffroy Saint-Hilaire, qui y était venu vers le milieu d’août, y vit successivement arriver tous ses collègues. Alors commença pour lui, malgré des privations de cœur bien vivement senties, l’une des années les plus heureuses de sa jeunesse. Sous un climat enchanteur, au milieu de cette nature africaine si riche et si variée, sur ce sol si plein de souvenirs de tous les âges, au pied des plus merveilleux monuments qui soient sortis de la main des hommes, il trouvait à chaque pas de nouveaux sujets d’admiration, de nouveaux objets d’étude. C’était la vie du voyageur, cette vie d’aventures, de surprise, de recherche, de découverte, avec tout le charme qu’elle exerce sur les âmes jeunes et ardentes, mais sans la douleur de l’isolement, sans ce cruel exil loin de tous les siens, qui forme, le plus souvent, l’amère compensation de ces inexprimables plaisirs. Après une excursion dans le désert, un voyage sur le Nil, une visite aux Pyramides, Geoffroy Saint-Hilaire se retrouvait tout à coup au milieu de la civilisation de son pays, parmi des collègues dont la plupart étaient devenus des amis ; il pouvait communiquer à un Institut français les fruits d’une exploration terminée la veille sur les ruines d’Héliopolis ou de Memphis ; et si, le soir, il voulait prendre du repos, il retrouvait l’élite des officiers, des savants, des littérateurs, des artistes, réunis chez le général en chef, dans un cercle que Paris lui-même eût envié au Caire.

Et là, chaque jour, il se sentait plus heureux ; car il se sentait plus entouré d’estime et d’affection. Son ardent amour de la science, son enthousiasme pour tout ce qui est beau, pour tout ce qui est grand, son caractère franc, gai, ouvert, généreux, lui donnaient des droits à la sympathie des nobles cœurs et des intelligences d’élite. Aussi se fut-il fait bientôt dans l’armée, aussi bien que parmi ses collègues, d’illustres et durables amitiés.

Le grand homme qui présidait aux destinées de l’armée et devait bientôt présider à celles de l’État, lui témoigna lui-même la plus affectueuse bienveillance. Trois mois après l’arrivée des Français en Égypte, Geoffroy Saint-Hilaire était du petit nombre des privilégiés dont Bonaparte aimait à se voir entouré, qu’il accueillait dans son intimité, qu’il choisissait pour compagnons dans ses excursions[3]. Et cette bienveillance fut aussi durable que facilement obtenue. Ce que le chef de l’expédition d’Égypte avait été pour Geoffroy Saint-Hilaire, le premier Consul, l’Empereur le furent toujours ; la Malmaison, les Tuileries lui restèrent ouvertes, presque comme l’avait été le palais d’Esbekieh ; et si, trop ami de la retraite, il sembla parfois oublier son ancien général, il n’en fut pas oublié. C’est par un acte personnel du premier Consul qu’à la création de la Légion d’honneur, il fut porté l’un des premiers sur la liste ; c’est de sa main qu’il reçut cette croix, alors si enviée. Comme à ses collègues Fourier et Costaz, une préfecture lui fut offerte ; mais il aimait trop la science et son indépendance pour accepter ces chaînes dorées : il refusa, et le premier Consul l’en estima davantage. Et quand celui qui avait été, quinze ans, le glorieux souverain de la France et presque de l’Europe, eût reçu la consécration du malheur sur le rocher de Sainte-Hélène, il s’entretenait encore avec Bertrand de leur ancien compagnon d’Égypte, et il en inscrivait honorablement le nom dans ses immortels Mémoires.

Mais détournons notre pensée du triste dénouement de ce grand drame qui agita le monde entier, et qui l’étonne encore ; revenons à l’époque dont nous écrivons l’histoire, et où l’œil le plus clairvoyant n’eût pu deviner encore à l’horizon que les premières splendeurs de l’empire.

III.

Nous voudrions pouvoir conduire nos lecteurs, à la suite de Geoffroy Saint-Hilaire, dans toutes les parties de l’Égypte ; mais nous avons dû nous souvenir que nous écrivons une biographie, et que l’expédition d’Égypte, pour être l’un des plus brillants épisodes de la jeunesse de Geoffroy Saint-Hilaire, n’est cependant qu’un des titres secondaires du créateur de l’anatomie philosophique en France. Au lieu d’un tableau, nous ne tracerons donc qu’un résumé des trois voyages qu’il fit successivement dans le Delta, dans la Haute-Égypte jusque par-delà les Cataractes, et à la mer Rouge.

L’hiver de 1798 à 1799 fut consacré au premier de ces voyages. Geoffroy Saint-Hilaire partit à la fin de décembre avec son ami Savigny, deux astronomes chargés de dresser la carte de l’Égypte, et quelques autres membres de la Commission des sciences. Leur début ne fut pas heureux : le commandant du bâtiment mis à leur disposition pour descendre le Nil, ne voulut rien faire pour favoriser leurs travaux, et tous les projets de recherches scientifiques qu’ils s’étaient plu à concevoir, durent tomber devant l’autocratie militaire. À Damiette, enfin, ils redevinrent maîtres d’eux-mêmes, et Geoffroy Saint-Hilaire reprit avec ardeur ses recherches, mettant à profit tous les avantages de cette incomparable position de Damiette, où le sol de l’Égypte, la mer, le Nil et le lac Manzaleh offrent à la fois leurs richesses au naturaliste. Le lac surtout devint un champ inépuisable d’observations nouvelles ou intéressantes. Dans ses eaux, fort inégalement salées selon le point où on les prend, Geoffroy Saint-Hilaire trouvait tour à tour des poissons de mer, analogues parfois à ceux qui peuplent nos côtes, et des espèces d’eau douce qu’il s’était procurées déjà ou qu’il devait retrouver plus tard dans le Nil. Sa plus belle capture ichthyologique fut le poisson qu’il nomma depuis Hétérobranche, et chez lequel il fit la découverte de deux organes ramifiés, comparables par leurs innombrables divisions à l’arbre que figurent les bronches chez l’homme. Riche en poissons, le lac Manzaleh ne l’est pas moins en oiseaux. Sur ses bords, et dans les petites îles qui y sont semées, vit une multitude d’espèces aquatiques et de rivage. Geoffroy Saint-Hilaire put à la fois enrichir ses collections d’objets intéressants et ses notes d’observations curieuses. Il fit avec soin l’anatomie du Flamant, et se plut à étudier les mœurs de cet oiseau, extrêmement commun en ces lieux, malgré la guerre que les chasseurs lui font, de temps immémorial, pour se procurer ces langues adipeuses, autrefois si recherchées par la sensualité romaine, et aujourd’hui plus utilement employées dans le pays.

De Damiette et du lac Manzaleh, Geoffroy Saint-Hilaire étendit ses recherches dans toute la partie orientale du Delta, jusque sur les confins de la Syrie. Il alla s’établir pour quelque temps à Salahié, parcourut de là, dans diverses directions, un pays à peine connu, explora la branche pélusiaque du Nil, et fit une excursion dans le désert. Dans les sables mêmes de cette région désolée, il recueillit encore quelques animaux, dont le plus intéressant, par une circonstance singulière, se trouva être un poisson. Une troupe de Mormyres, d’une espèce encore inconnue, s’était avancée au loin, portée par une crue extraordinaire du Nil ; et, lors de la retraite des eaux, un grand nombre d’individus, laissés par le fleuve, avaient été desséchés et comme momifiés par le soleil ardent de l’Égypte.

Presque dans la même semaine, une découverte d’un autre genre, non moins inattendue, fut faite par Geoffroy Saint-Hilaire. Entre San et Salahié, il aperçut, à l’horizon, des monticules dont l’aspect le frappa vivement. L’astronome Méchain, alors son compagnon, pensa, comme lui, qu’ils avaient sous les yeux les ruines d’une ville. Ils ne se trompaient pas. Ils purent en déterminer le contour qui était heptagonal, et l’étendue presque égale, dit le Courrier d’Égypte, à celle du Caire ; ils reconnurent qu’un canal dérivé du Nil la traversait autrefois ; ils trouvèrent, au milieu d’un immense amas de poteries, de briques et de pierres informes, quelques restes de murailles, des morceaux de marbre blanc diversement travaillé ; un assez grand nombre de fragments de mosaïque, et plusieurs grands vases en porphyre, malheureusement tous brisés et mutilés : tristes débris d’une ville, autrefois grande et riche, aujourd’hui détruite, et abandonnée au point de servir de refuge à une troupe de chacals.

Le charme que Geoffroy Saint-Hilaire avait trouvé dans ces études archéologiques, nouvelles pour lui, rendit plus vif le désir qu’il avait déjà de visiter l’Égypte supérieure. Il se sentait aussi impatient d’en admirer les immortels monuments, que d’en recueillir les productions. Le moment du départ vint enfin. Deux Commissions furent formées ; Savigny fut le zoologiste de la première ; Geoffroy Saint-Hilaire fit partie de la seconde avec Fourier, le botaniste Delile, le peintre Redouté, le poëte Parseval et d’autres membres de l’Institut du Caire. Vers le milieu d’août, à quelques jours de distance, les deux Commissions mirent à la voile pour Syène. On avait décidé de remonter d’abord rapidement le Nil jusqu’aux Cataractes, de les franchir, et de redescendre ensuite le fleuve à petites journées. Ce devait être un voyage à l’aller, une exploration au retour.

Le grand ouvrage sur l’Égypte a appris au monde entier comment ce plan fut exécuté par les deux Commissions. Par elles les monuments de Philé, d’Éléphantine, d’Edfou, d’Esné, de Thèbes, sont devenus célèbres à l’égal du Parthénon et du Colisée ; et l’histoire naturelle de la Haute-Égypte est mieux connue que celle de plusieurs contrées de l’Europe. Ce que firent en quelques mois nos savants, semble avoir dû exiger des années ; mais l’harmonie la plus parfaite régnait entre les membres des deux Commissions, et tous étaient pleins de cette ardeur, de cet enthousiasme français auquel rien ne résiste.

C’est ici surtout que nous ne saurions suivre Geoffroy Saint-Hilaire dans ses travaux. Archéologue, comme tous ses collègues (et qui ne le serait en Égypte ?), il mesure, il décrit les monuments ; géologue, il fait connaître la constitution de la chaîne qui sépare le Saïd de la mer Rouge, et montre comment, selon l’expression d’Hérodote, l’Égypte est un bienfait du Nil[4] ; zoologiste, il fait l’anatomie de plusieurs poissons rares, et détermine des espèces nouvelles, propres au Nil supérieur ; observateur des mœurs, il découvre plusieurs faits intéressants pour l’ichthyologie, retrouve dans un Pluvier le Trochilus des anciens, et, plaçant désormais cette prétendue fable au nombre des faits, voit cet oiseau pénétrer sans crainte dans la gueule du Crocodile[5] ; antiquaire et naturaliste en même temps, il s’enferme près de trois semaines dans les grottes sépulcrales de Thèbes, étudie à la fois ces grottes elles-mêmes, les animaux sacrés que la superstition égyptienne y entassait deux mille ans avant notre ère, et les espèces qui sont venues chercher dans ces souterrains abandonnés une immense et sûre retraite ; collecteur, enfin, il ajoute partout à ses richesses, et rentre au Caire chargé des dépouilles de tous les âges.

Un autre eût senti le besoin du repos : Geoffroy Saint-Hilaire ne sentit que le besoin de compléter ses recherches. À son arrivée en Égypte et dans son voyage à Salahié, il avait parcouru tout le Delta ; il avait fait, du Caire, plusieurs excursions aux Pyramides de Gizeh[6], aux ruines de Memphis, et surtout à Saccarah dont les hypogées lui avaient fourni les premières momies humaines entières qu’on eût encore trouvées ; il venait, enfin, de visiter l’Égypte moyenne et tout le Saïd. Suez et la mer Rouge restaient désormais seuls en dehors de ses recherches : il ne les y laissa pas longtemps. Un mois après son retour, il était à Suez, et commençait cette collection de poissons de la mer Rouge, dont l’étude, faite comparativement avec celle des espèces méditerranéennes, devait éclairer également la zoologie et la géographie zoologique.

Tels étaient les paisibles travaux auxquels il se livrait en janvier 1800, lorsque parvint à Suez une sinistre nouvelle : El Arich, clef de l’Égypte du côté de la Syrie, venait d’être prise par les Turcs ; une partie de la garnison française avait été massacrée ; Suez était menacé du même sort. Geoffroy Saint-Hilaire[7], comme il l’avait fait un an auparavant lors de la première insurrection du Caire, prit aussitôt les armes, mais pour les déposer quelques jours après, le cœur plein de regrets et de douleur patriotique : l’évacuation de l’Égypte venait d’être consentie et signée par Desaix et Kleber, à la suite du désastre d’El Arich.

IV.

Il semblait que la campagne fût terminée ; chacun fit les préparatifs de son retour en France. Geoffroy Saint-Hilaire se rendit au Caire, puis à Alexandrie, pour mettre ses collections en ordre, et en opérer l’embarquement.

Mais le traité d’El Arich devait être pour la France une humiliation inutile. On sait quelles difficultés s’élevèrent de la part des Anglais, et comment un message insolent, selon l’expression historique de Kleber, le détermina à déchirer la capitulation. Bientôt après, il couvrait par la gloire d’Héliopolis la honte d’El Arich, et l’Égypte était reconquise.

Malgré la reprise des hostilités, les membres de la Commission des sciences dont les travaux touchaient à leur terme, devaient retourner prochainement en France. Kleber avait ordonné qu’un bâtiment restât à leur disposition, et notre loyal ennemi, l’amiral Sidney Smith, promettait, sous quelques semaines, la levée de l’embargo, ordonné par le gouvernement anglais. Vaine espérance ! vingt mois entiers s’écoulèrent encore entre le traité d’El Arich et le départ de la Commission ; vingt mois d’incertitude et de déceptions sans cesse renaissantes. Plusieurs fois on crut toucher au moment désiré du retour dans la patrie, et toujours, on se vit retenu par les circonstances, par les ordres capricieux du général en chef Menou, ou par les astucieuses paroles de ce déplorable successeur de Bonaparte et de Kleber.

Ces retards continuels, ces tristes péripéties affligeaient Geoffroy Saint-Hilaire, mais ne le décourageaient pas. Malgré la peste qui sévit plusieurs mois autour de lui ; malgré la cruelle ophthalmie endémique dont il fut atteint au point d’être frappé de cécité pendant vingt-neuf jours ; malgré tous les événements d’une guerre où le patriotisme avait autant à souffrir que l’humanité ; plus tard, malgré la famine et toutes les horreurs du siége d’Alexandrie, les vingt derniers mois du séjour de Geoffroy Saint-Hilaire en Égypte ne sont pas moins pleins de travaux et de découvertes que les deux premières années elles-mêmes.

L’étude des Poissons de la Méditerranée l’occupa d’abord à Alexandrie. Il les décrivait zoologiquement ; et déjà même il avait fait l’anatomie d’un grand nombre d’espèces, lorsque fut donné à la Commission des sciences l’ordre de retourner au Caire.

Cet ordre enlevait aux savants toute espérance d’un prompt retour. Tandis que ses collègues obéissaient à regret, Geoffroy Saint-Hilaire se rendait au Caire plein de joie : après deux ans de séparation, il allait revoir son frère, et dans quelles circonstances ! Après avoir commandé successivement sur les confins du désert, à Salahié, à Belbeys, à El Arich, après s’être signalé par un acte héroïque dans l’insurrection de la Charkieh[8], Marc-Antoine Geoffroy venait d’être nommé directeur du génie au Caire. Avec quel bonheur s’embrassèrent les deux frères ! Ils étaient l’un pour l’autre, la famille, la patrie, et ils se sentaient le droit de dire : et moi aussi, j’ai rempli ma mission !

Dès ce moment, ils ne se quittèrent plus. Bien qu’un hôpital de pestiférés eût été établi dans les bâtiments qui en dépendaient, Geoffroy Saint-Hilaire alla s’établir au parc du génie, et c’est là qu’il reprit avec activité ses travaux.

Ses communications à l’Institut d’Égypte devinrent même plus fréquentes que jamais, et il y traita les questions les plus variées. Ses mémoires de 1798 et de 1799, les plus importants du moins, avaient eu pour sujets : l’histoire naturelle et l’anatomie du Polyptère, ce poisson dont la découverte, disait Cuvier, eût valu à elle seule le voyage d’Égypte ; les mœurs des Tétrodons ; l’aile de l’Autruche ; enfin, les appendices des Raies et des Squales, organes que l’auteur avait étudiés et déterminés dès lors, s’il nous est permis de nous exprimer ainsi, au point de vue de sa future Théorie des analogues. Tous ces mémoires, même le dernier, fruit d’une heureuse, mais rapide inspiration, avaient été écrits entre deux voyages. À l’époque dont nous retraçons l’histoire, appartiennent, au contraire, des travaux étendus sur la respiration et la génération, dont quelques-uns étaient le fruit de nombreuses expériences ; des considérations sur l’art de l’embaumement dans l’antiquité ; des recherches profondes sur les animaux du Nil, considérés dans leurs relations avec la théogonie égyptienne ; un rapport sur les recherches à faire dans l’emplacement de l’ancienne Memphis ; enfin, un Mémoire anatomique sur le Crocodile, qui fut lu, en mars 1801, à la séance de clôture de l’Institut d’Égypte.

Cependant tous les fléaux semblaient s’abattre sur Le Caire. La situation militaire était devenue tellement critique, que le général Menou crut devoir donner aux savants et aux artistes, l’ordre de se renfermer dans la citadelle du Caire. En même temps, la peste sévissait avec une fureur toujours croissante : dans les derniers jours, l’épidémie avait enlevé, en vingt-quatre heures, dix Français et environ cent indigènes. La gravité des circonstances détermina la Commission des sciences à quitter Le Caire, et à se rendre à Alexandrie : elle y arriva le 11 avril.

La conduite de Menou à l’égard de cette Commission, dont les travaux et le dévouement avaient excité l’admiration de nos ennemis eux-mêmes, fut celle qu’eut pu tenir un de ces despotes orientaux dont les événements l’avaient fait le successeur momentané. Les savants, après mille dangers, arrivent avec leurs collections et leurs trésors scientifiques : Menou les repousse comme des bouches inutiles. Ils passent une nuit sous les murs d’Alexandrie, plus inhospitalière pour eux que si elle n’était pas devenue ville française. Le lendemain, une quarantaine de cinq jours leur est imposée : ils étaient les premiers qui en subissaient la rigueur, et personne non plus n’y fut soumis après eux. Ils pénètrent enfin dans la ville, et il faut bien que Menou se résigne à entendre leurs plaintes et leurs protestations. Après bien des pourparlers, le 13 mai, le général leur accorde la permission de partir ; mais, à peine cette permission donnée, il demande aux savants l’abandon de leurs collections, de leurs dessins, de leurs manuscrits. Comme il s’y attendait, ils refusent avec énergie. Menou revient sur ses exigences : il se borne à réclamer des ingénieurs leurs plans et leurs cartes, et de tous, la promesse écrite de n’emporter aucun document sur la situation politique et militaire de l’Égypte. Cette fois toutes les difficultés semblent levées : les membres présents de la Commission, au nombre de quarante-huit, reçoivent leurs passeports, et le même soir, tous vont coucher à bord du brick l’Oiseau. C’était encore une déception : deux fois les voiles sont déployées, et deux fois l’ordre arrive de suspendre.

Près de deux mois s’écoulent ainsi : la plupart des membres, toujours dans l’attente d’un prompt départ, n’avaient pas même voulu quitter le brick où ils restaient entassés, et subissaient à l’avance tous les inconvénients du voyage qu’ils ne faisaient pas. Mais enfin, les illusions les plus tenaces ont elles-mêmes leur terme. Le 11 juillet, on se réunit, et Geoffroy Saint-Hilaire, Delile et Corancez sont chargés de porter au général en chef les vives réclamations de la Commission entière. Menou reçoit parfaitement les trois envoyés ; il leur renouvelle formellement sa promesse ; plein en apparence de sincérité, il leur fait ses adieux ; il prie Geoffroy Saint-Hilaire de porter de sa part une bague à Madame Bonaparte, et la lui remet ; il donne même l’ordre qu’il avait annoncé, et le 15 on met à la voile. Ce n’était, cette fois encore, qu’une perfidie et la plus cruelle de toutes. Menou, malgré sa promesse, n’avait ni obtenu de l’amiral anglais, ni même demandé la libre sortie de la Commission des sciences : à peine l’Oiseau a-t-il quitté le port, que deux coups de canon tirés par une corvette ennemie, la Cinthia, lui signifient militairement l’ordre d’y rentrer. L’indignation s’empare de tous tes esprits. Et cependant Menou, ne s’était pas encore révélé tout entier. Un canot français s’approche du brick ; il porte un envoyé du général, qui s’acquitte à regret d’un message odieux : le brick que les Anglais vont couler bas, s’il tente de passer outre, sera coulé bas par les Français, c’est l’ordre formel du général en chef, si, dans un quart d’heure, il n’a pas mis à la voile. Et les membres de la Commission voient une frégate charger ses canons. Nous avons honte de le rappeler ; mais il fallut que les Anglais protégeassent nos savants contre le chef de notre armée ; et c’est à cette intervention que les membres de la Commission durent leur salut et l’entrée du port d’Alexandrie, qui se rouvrit enfin pour eux le 27 juillet. Là, du moins, s’ils devaient périr, ce ne serait pas de la main de leurs compatriotes !

Ils trouvèrent la ville dans une situation déplorable. Bloquée, du côté de la mer, par la croisière, elle manquait presque entièrement de ressources, du côté de la terre, depuis que le Caire était tombé, par la capitulation du 28 juin, au pouvoir des Anglais. Les caisses publiques étaient d’ailleurs vides. La disette qui s’était fait sentir dès la fin de mai, devenait extrême, et peu à peu se changeait en une véritable famine. La moitié de l’armée était dans les hôpitaux ou convalescente, et les médecins, de même que les médicaments, manquaient aux malades. Nulle espérance de salut ne pouvait être conservée, à moins d’un secours venu de France.

Ce secours, Menou l’espérait presque seul, et bientôt l’illusion ne fut plus possible, même pour lui. Vers le milieu d’août, un vaisseau de ligne vint s’embosser près du Phare, et des boulets et obus furent lancés sur la ville. Quelques jours plus tard, l’escadre anglaise commença le bombardement des forts. Après une énergique résistance, l’un d’eux, le 22 août, fut contraint de se rendre ; un autre, dernière espérance de la ville, allait succomber à son tour, lorsque Menou, de l’avis de tous les généraux, demanda une suspension d’armes. Elle fut suivie de la capitulation du 31 août, dont l’évacuation de l’Égypte était la clause principale. Dénouement désormais inévitable de cette poétique expédition, dont les pacifiques conquêtes de nos savants devaient rester pour la France l’unique, mais impérissable fruit.

V.

Comment croire qu’au milieu de tous ces événements, et jusque dans cette crise suprême, Geoffroy Saint-Hilaire ait pu se livrer à des recherches scientifiques, découvrir des faits nouveaux, concevoir des idées nouvelles ? Nous ne dirons cependant que la plus stricte vérité, en affirmant que jamais, à aucune époque de sa vie, il ne se livra au travail avec plus d’ardeur et de dévouement. Au sein d’Alexandrie assiégée, et, quand les aliments lui manquaient, ne regrettant que ses livres, il observait, il méditait, avec cet oubli de soi-même et de tout le monde extérieur, dont le géomètre de Syracuse a fourni dans l’antiquité un si sublime exemple. « Savoir est si doux, a dit Geoffroy Saint-Hilaire, en rappelant longtemps après ces événements[9], qu’il ne m’arrivait plus en pensée qu’un éclat de bombe pouvait instantanément précipiter dans l’abîme moi et mes documents. »

C’est que jamais non plus il n’avait possédé de plus précieux matériaux. Il demandait depuis longtemps aux pêcheurs les deux Poissons électriques que nourrissent les eaux de l’Égypte. Par un hasard singulier, à peu de jours de distance, un Malaptérure fut pêché dans le Nil, une Torpille dans la mer ; et les deux Tonnerres, nom significatif que les Arabes donnent à ces poissons, lui furent apportés vivants.

Quel sujet d’études pour l’élève de Brisson et d’Haüy, pour un naturaliste entraîné par l’invincible penchant de son esprit vers les questions les plus générales et les plus ardues de la science ! Lui-même a ainsi exprimé[10] les impressions qu’il ressentit :

« Ce fut assez pour me distraire de tout le brouhaha du siége, pour m’engager à subordonner à l’examen de mes questions de philosophie naturelle tous les événements militaires, et le jet des bombes, et les incendies locaux, et les surprises des assiégeants, et les cris plaintifs des victimes succombant dans la lutte. Malgré ce qu’avait d’étourdissant ce spectacle et d’inquiétant sa pénible éventualité, je restai sous l’impression, et je crois pouvoir ajouter, sous le charme des scènes d’électricité dont je devins assiduement l’expérimentateur, et, y intervenant avec une bien vive ardeur, je fus pris d’une fièvre de travail qui me tint durant trois semaines, jusqu’au jour de mon embarquement. Je ne pouvais goûter qu’une heure ou deux au plus de sommeil durant les vingt-quatre heures de la journée… Ce fut une crise qui eut ses phases d’exaltation, durant lesquelles les grandes satisfactions de l’esprit n’avaient point préservé le corps d’abattement et d’exténuation ; mes traits s’altérèrent, et je fus dans un danger imminent. Il m’avait fallu, dans ce court intervalle de trois semaines, repasser dans mon esprit soixante-quatre fois tous mes souvenirs de science, à cause des soixante-quatre formules hypothétiques que je me mis en devoir d’examiner et de comparer ensemble. Les manifestations phénoménales de mes deux Poissons m’avaient amené à dépasser le cercle de leurs considérations, à conclure d’elles aux actions nerveuses, et de ces faits d’animalité, à toutes les productions phénoménales du monde matériel. »

Les travaux de Geoffroy Saint-Hilaire durant le siége d’Alexandrie sont donc de deux ordres très-différents. Les uns, très-généraux, et qui furent seulement ébauchés à cette époque, devront nous occuper plus tard. Les autres, relatifs à la Torpille et au Malaptérure, aussi complets dès lors qu’ils pouvaient l’être au défaut de livres, se résument dans le Mémoire sur l’anatomie comparée des organes électriques, que Geoffroy Saint-Hilaire publia aussitôt après son retour en France.

Ce Mémoire est devenu célèbre. Le sujet en est trop important, et il était trop nouveau alors, pour ne pas fixer l’attention du monde savant : mais il s’en fallut de beaucoup qu’on le comprît tout entier. Des observations nouvelles sur l’appareil de la Torpille, dont l’anatomie avait déjà été le sujet d’un beau mémoire de Hunter ; la découverte de l’organe électrique du Malaptérure, si différent par sa situation et sa structure de celui de la Torpille ; la comparaison de l’un et de l’autre entre eux et avec l’appareil du Gymnote : tels furent les résultats que les physiciens et les zootomistes accueillirent avec un vif et juste empressement, et qui entrèrent aussitôt dans la science. Nous oserons dire qu’aucun de ces résultats n’y eût-il été consigné, le Mémoire sur les Poissons électriques mériterait encore une place dans l’histoire de la physiologie et de l’anatomie philosophique. L’idée féconde de la non-spécialité d’action des nerfs y est clairement indiquée ; et l’Unité de composition y est pour la première fois le sujet de travaux suivis, et pour employer les expressions mêmes de l’auteur, de recherches opiniâtres.

VI.

Cependant les amis de Geoffroy Saint-Hilaire s’alarmaient pour lui : sa santé ne pouvait résister plus longtemps à un tel excès de fatigue intellectuelle. Lui-même le sentait ; mais, cédant à l’entraînement de la découverte, il se refusait à prendre du repos. Son frère, les plus chers de ses collègues, Larrey lui-même, malgré la double autorité de l’amitié et de la médecine, avaient échoué auprès de lui. Mais Fourier vint à son tour, et il eut à peine prononcé quelques mots, que Geoffroy Saint-Hilaire avait quitté sa chère retraite.

Il est vrai que ces mots étaient terribles. Toutes les richesses scientifiques de la Commission allaient tomber aux mains des Anglais. Le général Hutchinson en avait réclamé la remise, et Menou l’avait consentie par l’article 16 de la capitulation du 31 août[11].

Ainsi nos savants et nos artistes n’avaient travaillé trois ans et demi au milieu de tous les périls ; plusieurs d’entre eux n’avaient succombé sur le sol de l’Égypte, que pour préparer à l’Angleterre de plus riches trophées !

Qui pourrait peindre l’indignation des Français à cette nouvelle ! Les protestations furent unanimes et énergiques. Entraîné par elles, honteux lui-même de l’acte qu’il avait signé, Menou fit entendre, après coup, quelques molles représentations. Mais Hutchinson, on devait le prévoir, répondit : « Le traité est signé ; l’article 16 sera exécuté comme les autres. » La question semblait donc jugée ; et déjà le littérateur Hamilton, venu en Égypte à la suite de l’armée britannique, avait mission de se faire livrer, pour les conduire à Londres, les dépouilles des savants français[12].

Mais, dans cette extrémité même, la Commission, abandonnée de tous, ne voulut pas s’abandonner elle-même. Geoffroy Saint-Hilaire, et ses collègues Savigny et Delile, se rendirent en députation au camp anglais. Le général Hutchinson les reçut avec politesse, mais avec froideur. Ils établirent que nul n’avait le droit de leur ravir des collections, fruits de leurs travaux particuliers. Ils ajoutèrent que ravir toutes ces richesses scientifiques à ceux qui les avaient recueillies, et qui seuls possédaient la clef de leurs dessins, de leurs plans, de leurs notes, c’était les ravir, non pas à la France seulement, mais à la science et au monde entier.

La réponse d’Hutchinson fut qu’il aviserait. Il ajouta que sa décision ne se ferait pas attendre, et qu’Hamilton serait chargé de la transmettre aux commissaires.

Le choix d’un tel messager était de mauvais augure. Hamilton, on ne l’ignorait pas, avait été l’instigateur secret du fatal article 16. La pensée d’usurper la gloire de nos savants s’était glissée dans le cœur de cet homme ambitieux d’une prompte célébrité, et dans sa passion, sous le nom pompeux de conquête scientifique, c’est un odieux plagiat qu’il allait accomplir.

Hutchinson avait promis une prompte décision : il tint parole.

Le jour même, Hamilton vint à Alexandrie. « Le général, dit-il, est inflexible ; il exige que la capitulation soit exécutée, même pour ce qui vous concerne. » Et l’un des savants français ayant parlé de se rendre de nouveau auprès d’Hutchinson, Hamilton ajouta : « Toute démarche nouvelle serait inutile ; elle n’aboutirait qu’à des rigueurs que, pour ma part, je voudrais éloigner de vous. »

« Ce fut alors, dit l’historien de l’Expédition d’Égypte[13], que par un élan courageux, par une inspiration énergique, Geoffroy Saint-Hilaire sauva une partie que tout le monde considérait comme perdue. »

« Non, s’écria-t-il, nous n’obéirons pas. Votre armée n’entre que dans deux jours dans la place. Eh bien ! d’ici là, le sacrifice sera consommé. Nous brûlerons nous-mêmes nos richesses. Vous disposerez ensuite de nos personnes comme bon il vous semblera. »

C’était le cri d’une patriotique indignation : il ne pouvait manquer de retentir dans des cœurs français. Savigny, surtout, s’associe avec chaleur à la résolution de son ami : tout sera détruit, rien ne sera rendu ; il le déclare aussi.

Ainsi les rôles étaient renversés, les vaincus menaçaient : Hamilton, pâle, silencieux, semblait frappé de stupeur. « Oui, nous le ferons, s’écrie Geoffroy Saint-Hilaire. C’est à de la célébrité que vous visez. Eh bien ! comptez sur les souvenirs de l’histoire : vous aurez aussi brûlé une bibliothèque à Alexandrie ! »

L’effet produit par ces paroles fut magique. On eût dit qu’un bandeau se détachait tout à coup des yeux d’Hamilton. Il avait rêvé une déloyale, mais facile illustration : il ne voyait plus devant lui que la réprobation qui pèse encore, après douze siècles, sur la mémoire d’Omar. La victoire morale de Geoffroy Saint-Hilaire fut complète.

Hamilton vaincu, Hutchinson ne pouvait tarder à l’être. Il avait l’esprit trop droit pour n’avoir pas senti qu’en de telles circonstances, la rigueur est aussi de l’injustice, et sa déférence pour Hamilton avait seule déterminé ses premiers refus. Quand l’ennemi des Français devint lui-même leur avocat, Hutchinson se rendit aussitôt à des conseils conformes à ses propres inspirations, et l’article 16 de la capitulation fut annulé.

Ce fut là le dernier événement de l’Expédition d’Égypte ; et le Français qui en lit l’histoire, si brillante au début, si triste à la fin, peut du moins, grâce à nos savants, s’arrêter sur un souvenir de gloire nationale !

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  1. « Sur la foi de paroles aussi vagues, a dit M. Arago dans son bel éloge de Fourier, avec les chances d’un combat naval, avec les pontons anglais en perspective, allez aujourd’hui essayer d’enrôler un savant déjà connu par des travaux utiles et placé dans quelque poste honorable, un artiste en possession de l’estime et de la confiance publiques ; et je me trompe fort si vous recueillez autre chose que des refus. »
  2. Lettre de Marc-Antoine Geoffroy à son frère.
  3. Deux de ces excursions offrirent surtout un grand intérêt, et Geoffroy Saint-Hilaire a voulu, en conserver le souvenir. (Voyez l’Introduction des Notions de philosophie naturelle.) L’une, sur laquelle nous reviendrons plus bas, eut pour but les Pyramides de Gizeh ; l’autre, les carrières des environs du Caire. C’est dans cette dernière excursion que Bonaparte, sur une pente abrupte que l’on gravissait par un soleil ardent, se retourna tout à coup vers ses compagnons, et s’écria : « Commilitones, jamais ce jour et ceux qui me suivent, ne s’effaceront de ma mémoire ! »

    Geoffroy Saint-Hilaire nous a aussi conservé (Ibid., et Études progressives, p. 482) le mémorable entretien de Bonaparte avec Monge, dans lequel le plus grand homme de guerre des temps modernes prononça ces mémorables paroles : « Je me trouve conquérant en Égypte comme le fut Alexandre ; il eût été plus de mon goût de marcher sur les traces de Newton. Cette pensée me préoccupait à l’âge de quinze ans. » Il s’exprimait ainsi au moment même où il allait quitter Le Caire pour revenir en France, et Geoffroy Saint-Hilaire recueillit ces paroles comme un adieu aux savants de l’expédition ; car il avait pénétré le mystère de ce départ encore ignoré de tous. Il dut à sa sagacité, en cette occasion, l’avantage de pouvoir charger le général pour Daubenton, d’une lettre qui lui fut remise en main propre.

  4. Voyez la grande Description de l’Égypte et l’Histoire de l’Expédition d’Égypte, t. IV, p. 458.
  5. Il est faux que Geoffroy Saint-Hilaire ait cherché à apprivoiser les redoutables reptiles dont, à cette époque, il étudia les mœurs. C’est Daudin qui a mis cette erreur dans la science, et voici sans doute ce qui l’a trompé. Les officiers de la croisière anglaise conçurent un jour l’idée de se distraire et de se venger des ennuis de leur longue station sur la côte d’Égypte, par des caricatures sur les principaux personnages de l’armée française et de la Commission des sciences. Ces caricatures étaient envoyées et publiées en Angleterre. Quand ce fut le tour de Geoffroy Saint-Hilaire, son Mémoire sur l’anatomie du Crocodile, qui venait de tomber dans les mains des Anglais, et qu’il dut refaire plus tard, devint le texte de la plaisanterie dirigée contre lui : on le représenta domptant un crocodile.
  6. L’une des excursions qu’il fit aux Pyramides avec le général en chef, les généraux Caffarelli et Berthier, Monge, Berthollet, Fourier, Costaz et Parseval de Grandmaison, a été racontée par Geoffroy Saint-Hilaire dans l’Introduction d’un de ses ouvrages (Notions de philosophie naturelle, p. 21), et avec beaucoup plus de détail, d’après des notes fournies par lui, dans l’Histoire de l’Expédition d’Égypte, t. III, p. 352 et suiv.
  7. Nous avons sous les yeux une lettre qu’il écrivait de Suez, à ce moment même, à son frère. Elle est intéressante à plusieurs titres, et nous en citerons quelques passages : « … La marine s’est mise en mesure de faire, en cas de besoin, le voyage de l’Île-de-France. La goélette construite a été aussitôt armée et munitionnée ; on l’a fait sortir du goulet, et toutes les barques de Souès sont dans le camp retranché, destinées à emporter les troupes en cas qu’elles soient forcées dans les lignes. La caravane de savants, aussitôt que l’ennemi sera aperçu, doit s’en aller à bord de la goélette pour en former la garnison, les matelots devant tous se rendre dans les chaloupes pour favoriser la retraite de la troupe. Ainsi, dans le cas où cet événement se passerait comme on le suppose, nous irions voguer au hasard, jusqu’à ce que nous ayons trouvé un port assuré… Nous devons toutefois rester en rade pour attendre les nouvelles du Caire ; nous pourrons attendre un et même deux mois dans cette situation ; nous pourrons, en outre, aller augmenter la garnison de Cosséir, notre goélette, les trois chaloupes canonnières, et les 257 hommes de Souès. Ce qui est le plus probable, c’est que nous rencontrerons les Anglais, qui feront de nous des colons de leur nouvel établissement de Babelmandel… Je ne suis étonné de rien de ce que je vois ; j’ai dû m’attendre à tout, après la téméraire démarche que je fis quand je quittai ma tranquille habitation ; bien plus, c’est que je pense que les deux ans que j’ai passés en Égypte, ne sont que la préface du beau roman dans lequel je serai acteur, si la mort ne vient tromper de si grandes espérances… »
  8. Nous extrayons le passage suivant de l’Histoire de l’Expédition d’Égypte (t. V, p. 115). « Bonaparte avait désigné pour commandant de la province, le chef de bataillon du génie, Marc-Antoine Geoffroy… Pour comble de fatalité, la peste venait de l’atteindre au moment où l’insurrection, gagnant de bourg en bourg, le forçait à se porter de tous côtés avec sa petite troupe. À la vue des bubons qui pointaient sous ses aisselles, un chirurgien lui conseilla le repos. « J’y songerai », répondit-il ; et cloué sur son cheval, il continua sa vie de dévouement et d’activité… Bonaparte faisait un tel cas de lui, que plus tard (Marc-Antoine Geoffroy était mort colonel du génie à Austerlitz), lorsqu’il s’agit de créer dans son état-major un aide-de-camp de chaque arme, le souvenir de ce brave et savant militaire lui revint en mémoire. « Si Geoffroy était là ! » dit-il avec une de ces réticences significatives qui lui étaient familières. »
  9. Études progressives, p. 151.
  10. Ibid., p. 149 et suiv.
  11. L’article 16 est ainsi conçu : « Les membres de l’Institut peuvent emporter avec eux tous les instruments d’arts et de sciences qu’ils ont apportés de France ; mais les monuments arabes, les statues et autres collections qui ont été faites pour la république française, seront considérés comme propriété publique, et seront à la disposition des généraux des armées combinées. »
  12. Nous aurions voulu pouvoir taire le nom d’Hamilton. Sa conduite en d’autres circonstances fut honorable ; et même, au moment de l’évacuation de l’Égypte, il finit par se rendre utile aux Français. Mais s’il a pu réparer ses torts, il n’a pu les faire oublier : les droits de l’histoire sont imprescriptibles.
  13. Tome VIII, p. 421.