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Vie de Frédéric Douglass, esclave américain/11

La bibliothèque libre.
Traduction par S.-K. Parkes.
Pagnerre (p. 162-190).


CHAPITRE XI.


Me voici maintenant arrivé à cette partie de ma vie pendant laquelle je méditai le plan de ma fuite, et réussis enfin à échapper à l’esclavage. Avant de raconter les circonstances particulières de cet événement, je crois qu’il est à propos de déclarer mon intention de ne pas publier tous les détails qui s’y rattachent. Voici mes motifs. En premier lieu, si je faisais une description exacte de tout ce qui se passa, il est plus que probable que certaines personnes se trouveraient placées, par suite de mon récit, dans une position des plus embarrassantes. En second lieu, l’effet d’une pareille révélation serait, sans aucun doute, d’exciter les propriétaires à une vigilance plus grande que celle qu’ils ont montrée jusqu’ici ; ce serait donc fermer une certaine porte par laquelle quelqu’un de mes chers compagnons d’esclavage aurait pu échapper comme moi à ses chaînes accablantes. C’est avec un profond regret que je me vois ainsi dans la nécessité de supprimer même une petite partie des faits qui se rapportent à mon expérience de l’esclavage. L’intérêt de ma narration en serait bien augmenté, si je pouvais satisfaire une curiosité qui existe, j’en suis certain, dans quelques esprits, en entrant dans le détail de toutes les circonstances relatives à ma fuite et à ma délivrance. Mais, sous certains rapports, le silence est un devoir, et à tout prix il faut le garder. J’aime cent fois mieux m’exposer aux accusations les plus injustes de la malveillance, que de faire, pour me disculper, certaines révélations, qui pourraient faire fermer l’issue la plus étroite par laquelle un seul de mes frères en esclavage aurait eu la moindre chance de s’enfuir et d’échapper aux horreurs d’un pareil sort.

Je n’ai jamais approuvé la publicité qu’ont donnée quelques-uns des abolitionnistes de l’ouest à leur système pour faciliter la fuite des esclaves des États-Unis au Canada. Ils l’appellent le chemin de fer souterrain, mais ce n’est plus un secret pour personne, à cause des déclarations qu’ils ont faites ouvertement. J’honore la bonté de ces hommes et de ces femmes, qui montrent un si noble courage : j’applaudis à leur résolution de s’exposer à une persécution sanglante, en avouant publiquement leur participation à la fuite des esclaves. Mais en même temps, je ne vois guère en quoi une telle conduite est avantageuse, ni pour eux-mêmes ni pour les fugitifs ; en revanche, je suis tout à fait certain que ces déclarations publiques sont un mal réel pour les esclaves qui restent et qui aspirent à se sauver. Elles ne font rien pour instruire l’esclave, mais elles font beaucoup pour instruire le maître. Elles l’excitent à une vigilance plus active, elles augmentent son pouvoir de reprendre l’esclave fugitif. On doit quelque chose aux esclaves du sud aussi bien qu’à ceux du nord ; et en aidant ceux-ci sur le chemin qui mène à la liberté, il faut bien se garder de rien faire qui puisse empêcher ceux-là de fuir l’esclavage. Je désirerais qu’on s’appliquât à tenir le propriétaire impitoyable dans une ignorance complète des moyens de fuite employés par l’esclave. Je voudrais qu’on le laissât s’imaginer qu’il y a autour de lui des milliers d’adversaires invisibles qui sont toujours prêts à lui ravir sa proie tremblante, et à l’arracher de ses mains cruelles. Qu’il soit réduit à chercher à tâtons son chemin dans l’obscurité ; que d’épaisses ténèbres, proportionnées à son crime, l’entourent de toutes parts ; qu’il sente, à chaque pas qu’il fait en poursuivant un esclave, qu’il court le risque épouvantable qu’un coup frappé dans l’ombre, par un bras invisible, ne lui fasse sauter la cervelle. Qu’on prenne garde d’aider en rien le tyran dans ses recherches ; qu’on ne tienne pas la lumière qui pourrait servir à lui faire découvrir la trace des pas d’un frère fugitif ! Mais j’en ai assez dit à ce sujet-là. Je vais passer maintenant au récit des faits relatifs à ma fuite, dont je suis seul responsable et dont personne que moi ne peut avoir à subir les conséquences.

Au commencement de l’année 1838, la plus vive agitation s’empara de mon esprit, et ne me laissa plus aucun repos. Je ne pouvais comprendre pourquoi j’étais forcé de verser à la fin de chaque semaine, dans la bourse de mon maître, le fruit de mon travail. Lorsque je lui portais ce que j’avais gagné, il comptait l’argent, et en me regardant avec la férocité d’un voleur, il me demandait : « Est-ce là tout ? » Il n’était pas content qu’il n’eût reçu jusqu’au dernier centime. Cependant, quand j’étais parvenu à lui gagner six dollars, il me donnait quelquefois six centimes pour m’encourager. Cela produisait sur moi l’effet tout contraire. Je regardais cet acte comme une espèce d’aveu que j’avais le droit de recevoir le tout. Je me disais qu’en me donnant une partie de mon salaire, il laissait voir involontairement sa conviction que la totalité m’appartenait réellement ; de sorte que je me trouvais toujours plus mécontent après en avoir reçu une partie, car je craignais qu’il ne me donnât quelques centimes que pour tranquilliser sa conscience, et qu’ensuite il ne se regardât comme une espèce de voleur passablement honnête. Mon mécontentement allait sans cesse en augmentant. Je cherchais constamment dans mon esprit quelque moyen de fuite. Voyant que je ne pouvais en trouver un direct, je résolus de m’y prendre autrement et de tâcher de me louer en qualité d’ouvrier, à tant par semaine, afin de gagner ainsi assez d’argent pour exécuter mon projet. Au printemps de 1838, M. Thomas Auld vint à Baltimore, afin d’y acheter des marchandises. Je saisis une occasion favorable pour le prier de me laisser louer mon temps de cette manière. Il rejeta ma demande sans hésitation, et me dit que c’était un nouveau stratagème pour m’échapper. Il ajouta que je ne pourrais aller nulle part qu’il ne me reprît, et que si je me sauvais, il se donnerait toutes les peines du monde pour me rattraper. Il m’exhorta au contentement et à l’obéissance, et me dit que si je me conduisais bien, il aurait soin de moi. Il me conseilla de m’abstenir entièrement de penser à l’avenir, et de ne compter que sur lui pour mon bonheur. Il semblait profondément convaincu de la nécessité impérieuse de subjuguer ma nature intellectuelle, afin de parvenir à être content, quoique dans l’esclavage. Mais malgré lui et malgré moi-même, je continuai de penser et de réfléchir à l’injustice de mon sort et aux moyens de fuite.

Au bout de deux mois environ, je m’adressai à M. Hughes, pour lui demander la permission de louer mon temps. Il ne savait pas que je me fusse adressé à M. Thomas ; il ignorait donc le refus de ce dernier. Il parut d’abord disposé à rejeter ma prière, mais après un moment de réflexion, il me proposa les conditions suivantes : J’aurais tout mon temps à moi ; je ferais mes arrangements comme bon me semblerait avec mes maîtres ; je me chargerais de trouver de l’emploi. En récompense de cette liberté, j’aurais à lui payer trois dollars à la fin de chaque semaine ; en outre, l’achat de mes outils de calfat, ma nourriture et mon habillement seraient à ma charge. Ma nourriture seule me coûtait deux dollars et demi par semaine. En ajoutant à cette somme ce qu’il me fallait pour l’entretien de mes habits, et l’achat de mes outils, ma dépense s’élevait régulièrement à environ six dollars par semaine. J’étais obligé de me procurer cette somme-là, ou bien de renoncer au privilège de louer mon temps. Qu’il plût ou qu’il fît beau temps, que je travaillasse ou que je fusse sans ouvrage, il fallait absolument trouver cet argent-là, pour le lui remettre à la fin de la semaine, ou bien perdre cet avantage si précieux. On peut voir de suite que cet arrangement-là était incontestablement en faveur de mon maître. Il n’avait plus besoin de s’inquiéter à mon sujet, ni de me surveiller. Son argent lui venait régulièrement, et sans qu’il courût aucun risque. Il jouissait donc de tous les avantages d’un propriétaire d’esclave sans avoir à en subir les désagréments. Moi, au contraire, je souffrais tous les maux d’un esclave, en même temps que toutes les peines et toutes les inquiétudes d’un homme libre. Je m’aperçus bientôt que j’avais fait un arrangement bien dur pour moi. Mais quelque dur qu’il fût, je le préférais à mon état précédent. C’était un pas vers la liberté, que d’avoir la permission de supporter les charges et la responsabilité d’un homme libre, et j’étais résolu de ne point me soustraire à ce fardeau. Il fallait à tout prix amasser de l’argent. Je m’y appliquai vigoureusement ; prêt à travailler la nuit aussi bien que le jour, je parvins, à force de persévérance, et grâce à mon activité infatigable, non-seulement à gagner de quoi faire face à mes dépenses, mais à mettre quelque chose de côté toutes les semaines. Je continuai à travailler ainsi depuis mai jusqu’à août. À cette époque, M. Hughes ne voulut plus me permettre de louer mon temps, comme je l’avais fait jusqu’alors. Il en donna pour raison que j’avais manqué un samedi soir à lui payer la somme que j’avais à lui remettre pour ma semaine. Voici comment la chose était arrivée. Il devait y avoir une réunion religieuse à environ dix milles de Baltimore. Pendant la semaine j’avais promis à plusieurs de mes jeunes amis de quitter Baltimore de bonne heure le samedi soir, pour m’y rendre avec eux ; mais celui pour qui je travaillais alors m’ayant retenu très-tard, je n’aurais pu aller chez M. Hughes sans manquer de parole à mes compagnons, qui m’attendaient pour partir ensemble. Je savais bien que M. Hughes n’avait pas besoin de mon argent ce soir-là. Je résolus donc d’aller à cette réunion et de lui payer les trois dollars à mon retour. Malheureusement, j’y restai un jour de plus que je ne m’y attendais. Mais à mon retour, je passai chez lui, pour lui payer ce qu’il regardait comme lui étant dû. Je le trouvai d’une humeur affreuse ; il pouvait à peine réprimer sa colère. Il me dit qu’il avait bien envie de me châtier à coups de fouet. Il s’écria qu’il voudrait bien savoir comment j’osais sortir de la ville sans lui en demander la permission. Je lui répondis que je louais mon temps, et que tant que je lui payais le prix convenu, je ne me croyais pas forcé de le consulter pour savoir si je pouvais aller quelque part, ni quand je devais partir. Cette réponse le troubla, et après avoir réfléchi pendant quelques instants, il me déclara qu’il ne voulait plus me permettre de louer mon temps, et ajouta que la prochaine chose dont il entendrait parler serait probablement que je m’étais enfui. Il m’ordonna, pour la même raison, de rapporter sur-le-champ chez lui et mes outils et mes vêtements. Je lui obéis aussitôt, mais au lieu de chercher du travail comme auparavant, je passai la semaine sans faire la moindre chose. C’était user de représailles. Il m’appela le samedi soir, comme à l’ordinaire, pour lui remettre le produit de mon travail. Je lui dis que je n’avais rien à lui donner, car je n’avais pas travaillé cette semaine-là. À ces mots, nous fûmes sur le point d’en venir aux coups. Il se mit dans une grande colère, et jura qu’il était résolu de me rosser d’importance. Je ne lui répondis pas un seul mot, mais j’étais déterminé, s’il me frappait, à lui rendre coup pour coup. Néanmoins, il ne me toucha pas, et finit par se contenter de me dire qu’il saurait s’arranger de manière que le travail ne me manquerait pas à l’avenir. Je réfléchis à tout ce qui s’était passé pendant la journée du lendemain, qui était un dimanche, et je fixai enfin le 3 septembre comme le jour où je ferais une seconde tentative pour obtenir ma liberté. J’avais alors trois semaines devant moi, pour faire tous mes préparatifs. De bonne heure, le lundi matin, avant que M. Hughes eût le temps de faire un arrangement à mon égard, je sortis et m’adressai à M. Butler pour obtenir du travail dans son chantier, près du pont-levis, dans l’endroit qu’on appelle le City-Block ; de sorte qu’il n’était plus nécessaire que M. Hughes me cherchât de l’ouvrage. À la fin de la semaine je lui apportai de huit à neuf dollars. Il en parut enchanté, et me demanda pourquoi je n’en avais pas fait autant la semaine précédente. Qu’il était loin de se douter de mes projets ! J’avais pour but, en travaillant avec zèle, de détruire toute espèce de soupçon qu’il pouvait avoir conservé au sujet de mon intention de me sauver ; j’y réussis à merveille. Je m’imagine qu’il croyait que je n’avais jamais été plus content de ma condition, au moment même où je préparais tout pour ma fuite. Quand la seconde semaine se fut écoulée, je lui portai encore tout ce que j’avais gagné. Il en fut tellement content qu’il me remit vingt-cinq centimes (il est rare qu’un esclave reçoive d’un propriétaire une si forte somme), et me recommanda d’en faire un bon usage. Je lui répondis que je ne manquerais pas de suivre ses conseils.

À la suite de cette conversation, tout alla fort bien ; le calme régnait autour de moi ; mais le trouble était dans mon cœur. Il m’est impossible de décrire mon agitation à mesure que le temps de ma fuite s’approchait. J’avais un grand nombre d’amis sincères à Baltimore, — amis auxquels j’étais attaché presque autant qu’à la vie, — et la pensée de me séparer d’eux à jamais me causait une peine inexprimable. Je suis d’avis qu’il y a dans l’esclavage des milliers de malheureux qui s’enfuiraient, et qui pourtant y restent, uniquement parce qu’ils sont retenus par les liens puissants qui les attachent à leurs amis. Oui, la pensée de cette séparation était la plus pénible qui m’occupât l’esprit, et donnait lieu à une lutte intérieure qui ébranlait ma résolution plus qu’aucune autre chose. Si j’avais à me reprocher quelque faiblesse, mon attachement pour eux en était cause. En outre, la crainte de ne pas réussir surpassait celle que j’avais ressentie lors de ma première tentative. L’échec décourageant que j’avais essuyé dans cette occasion me revenait à l’esprit et me tourmentait sans cesse. Je ne pouvais me faire illusion sur ma condition désespérée ; si je ne réussissais pas cette fois-ci, mon sort était fixé sans retour ; j’étais destiné à être esclave pour la vie. Il fallait dans ce cas-là m’attendre à subir la punition la plus sévère, et à être privé pour toujours des moyens de prendre la fuite. Il n’était pas nécessaire d’avoir une imagination bien vive pour me figurer les scènes effrayantes qui me menaçaient si j’avais le malheur d’échouer. Les horreurs de l’esclavage et les charmes de la liberté étaient toujours présents à mon esprit. C’était pour moi la mort ou la vie. Cependant je restais inébranlable dans ma résolution. Enfin, le 3 septembre 1838, je pris la fuite et je parvins à arriver à New-York sans rencontrer le moindre obstacle. Quant à la manière dont je m’y pris, — à la direction que je suivis, — aux moyens de transport dont je fis usage, — il faut que j’en fasse un mystère, car les raisons énoncées plus haut me forcent au silence.

On m’a souvent demandé quels sentiments j’avais éprouvés en me trouvant enfin dans un état libre. Je n’ai jamais pu répondre à cette question d’une manière qui m’ait satisfait moi-même. Tout ce que je puis dire, c’est que je n’ai jamais senti d’émotion plus profonde. Je peux comparer mes transports de joie à ceux d’un marin sans armes qu’un pirate poursuivait, et qui vient d’être délivré par un vaisseau de guerre appartenant à une nation amie. Dans une lettre que j’adressai à un de mes plus chers amis après mon arrivée à New-York, je lui représentai mes sentiments comme pareils à ceux d’un homme qui serait parvenu à s’échapper d’un antre plein de lions affamés. Cependant la vivacité de mes transports ne tarda point à se calmer et à faire place à un sentiment de danger et de solitude. Mon manque de sécurité m’alarmait ; je me disais à moi-même qu’on pouvait me saisir et me plonger de nouveau dans les tortures de l’esclavage. Cette pensée seule aurait suffi pour affaiblir l’ardeur de mon enthousiasme ; mais c’était surtout mon état de solitude et d’abandon qui m’accablait. Je me trouvais au milieu de plusieurs milliers d’êtres humains, et pourtant je sentais que pour chacun d’eux je n’étais qu’un pauvre étranger. Je me voyais entouré d’une multitude de mes semblables, tous enfants d’un même père ; et pourtant moi, sans asile et sans amis, je n’osais révéler à aucun d’eux ma misérable condition, je n’osais parler à personne, de peur de m’adresser à un ennemi, et de tomber ainsi entre les mains de ces infâmes voleurs d’hommes que la cupidité pousse à se mettre aux aguets pour attendre le fugitif haletant, s’élancer sur lui, et s’en emparer de la même manière que les bêtes féroces de la forêt se mettent en embuscade pour saisir leur proie. En prenant la fuite, j’adoptai cette devise : « Ne te fie à personne. » Je voyais un ennemi dans chaque homme blanc, et je trouvais un motif de soupçon presque dans chaque homme de couleur. C’était une situation excessivement pénible. Pour s’en rendre compte, il faut ou la connaître par expérience, ou s’imaginer dans des circonstances semblables. Que celui qui voudra en comprendre toutes les souffrances morales se figure qu’il est un esclave, parvenu à se sauver dans une terre étrangère ; — qu’il se représente cette terre comme une sorte de plaine où les propriétaires d’esclaves vont à la chasse des fugitifs ; — qu’il se dise que les habitants sont des voleurs d’hommes, dont l’infâme métier est sanctionné par la loi ; — qu’il se considère comme étant exposé à chaque instant au risque terrible d’être saisi par quelques-uns de ses semblables, et remis entre les mains de ceux qui le poursuivaient ! Oui, qu’il se mette ainsi à ma place, — qu’il s’imagine sans demeure, sans amis, sans argent, sans crédit, ayant besoin d’un abri, et ne trouvant personne pour lui en donner un ; — mourant de faim, et n’ayant pas de quoi acheter du pain ; — qu’il se dise en même temps que des persécuteurs impitoyables sont sur ses traces ; — qu’il se figure ne sachant ce qu’il y a à faire, ni où il faut aller, ni où il convient de rester ; — dépourvu de tous moyens de défense et de fuite ; — au milieu d’une ville où règne l’abondance, mais souffrant les terribles déchirements de la faim ; — entouré de milliers de maisons, mais n’ayant lui-même aucun asile ; — parmi ses semblables, mais éprouvant la même frayeur que parmi des bêtes sauvages, prêtes à saisir et à dévorer leur proie. Je le répète, qu’il s’applique à réaliser dans son imagination toutes les angoisses de cette situation pénible et alarmante, alors, seulement alors, il pourra comprendre dans quel état je me trouvais ; il sentira toute l’étendue des souffrances physiques et morales de l’esclave fugitif, au corps usé par la fatigue, et déchiré par le fouet sanglant de son maître, et il ne pourra refuser sa pitié à un tel excès d’infortune.

Grâces au ciel, je ne restai que très-peu de temps dans cette position douloureuse. J’en fus délivré par M. David Ruggles, dont je n’oublierai jamais la vigilance, la bonté et la persévérance. Qu’il m’est doux de pouvoir exprimer à cet homme compatissant (aussi bien que les paroles peuvent le faire) les sentiments d’affection et de reconnaissance que je lui porte. M. Ruggles est maintenant affligé de cécité, et a lui-même besoin des mêmes soins et des mêmes attentions bienveillantes qu’il était autrefois si empressé à prodiguer à ses semblables. Il n’y avait que quelques jours que j’étais à New-York lorsque M. Ruggles, qui tenait une pension bourgeoise au coin des rues de Church et de Lespenard, parvint à me découvrir et m’offrit un asile dans sa maison. À cette époque, M. Ruggles était extrêmement occupé de la fameuse affaire de Darg. Il se dévouait aussi à la délivrance d’un grand nombre d’autres esclaves fugitifs, s’appliquait à découvrir et à arranger des moyens de fuite pour ces infortunés ; et quoique surveillé par des ennemis qui l’environnaient de toutes parts, il semblait plus que capable de leur tenir tête.

Peu après mon arrivée chez M. Ruggles, il me demanda où je voulais aller ; car il était d’avis qu’il y avait du danger pour moi à rester à New-York. Je lui répondis que je savais le métier de calfat, et que j’étais disposé à aller n’importe où je pourrais me procurer de l’ouvrage. J’avais l’idée d’aller au Canada, mais il fut d’une opinion contraire, et il m’encouragea à me rendre à New-Bedford, car il croyait que je pourrais facilement y trouver de l’emploi. À cette époque-là, Anne, ma fiancée (qui était libre), vint me rejoindre. Je lui avais écrit aussitôt après mon arrivée à New-York, malgré ma situation déplorable, pour lui faire connaître mon heureuse fuite, et pour la prier de venir sur-le-champ. Quelques jours après son arrivée, M. Ruggles invita chez lui le révérend J. W. C. Pennington, qui, en présence de M. Ruggles, de Mme Michaëls et de quelques autres encore, célébra la cérémonie du mariage, et nous donna un certificat dont voici la copie exacte :

« Je, soussigné, certifie que j’ai uni par les liens du saint mariage, en présence de M. David Ruggles et de Mme Michaëls, Frédéric Johnson[1] et Anne Murray.

« JACQUES W. C. PENNINGTON. »
New-York, 15 septembre 1838.

Muni de ce certificat et avec un billet de banque de cinq dollars que je devais à la générosité de M. Ruggles, je mis sur mes épaules une partie de nos effets ; Anne prit l’autre, et nous partîmes sur-le-champ pour nous embarquer à bord du bateau à vapeur J. W. Richmond, pour Newport, d’où nous devions nous rendre à New-Bedford. M. Ruggles me donna une lettre pour un M. Shard de Newport, en me disant que si je craignais que l’argent ne vînt à me manquer avant mon arrivée à New-Bedford, il fallait m’arrêter à Newport pour y obtenir de nouveaux secours. Cependant nous désirions si ardemment parvenir à un lieu de sûreté, que nous résolûmes d’arrêter nos places dans la diligence, quoique nous n’eussions pas assez d’argent pour les payer d’avance ; mais nous promîmes au cocher de le faire à notre arrivée à New-Bedford. Deux messieurs, pleins de bonté, qui se nommaient, d’après ce que j’appris plus tard, Joseph Ricketson et Guillaume C. Jaber, nous encouragèrent à faire cet arrangement et à continuer notre route. Ils parurent comprendre de suite la position dans laquelle nous nous trouvions, et nous donnèrent des assurances si franches et si cordiales de leur bienveillance, que nous nous sentions tout à fait à notre aise en leur présence. C’était pour nous un grand bonheur que de trouver de tels amis dans un pareil moment. À notre arrivée à New-Bedford, ils nous indiquèrent la maison de M. Nathan Johnson, qui nous reçut avec bonté et qui nous traita avec l’hospitalité la plus généreuse. M. et Mme Johnson prirent un intérêt vif et profond à notre bien-être. Ils se montrèrent dignes du nom d’abolitionnistes. Lorsque le conducteur de la diligence avait vu que nous n’avions pas de quoi payer nos places, il avait retenu nos effets en garantie de la dette. Je n’eus qu’à faire mention de cette circonstance à M. Johnson pour qu’il nous avançât aussitôt l’argent nécessaire.

Nous commençâmes alors à sentir que nous pouvions jouir d’un certain degré de sûreté, et nous nous préparâmes aux devoirs et aux obligations qu’impose une vie de liberté. Le lendemain de notre arrivée à New-Bedford, comme nous étions à déjeuner, nous agitâmes la question de savoir quel nom je prendrais. Ma mère m’avait appelé « Frédéric-Auguste Washington Bailey. » Je m’étais passé de deux de mes noms longtemps avant mon départ de Maryland, de sorte qu’on me connaissait comme « Frédéric Bailey. » En partant de Baltimore, je m’étais fait appeler « Stanley. » À New-York, j’avais encore changé de nom, et pris celui de « Frédéric Johnson. » Je pensais alors que ce serait là le dernier changement. Mais à mon arrivée à New-Bedford, je me trouvai dans la nécessité de changer encore une fois de nom ; car il y avait dans cette ville tant de Johnsons qu’il était déjà fort difficile de les distinguer. Je m’en rapportai à M. Johnson, pour me choisir un nom, mais en lui disant qu’il ne fallait pas m’ôter celui de « Frédéric. » Il était indispensable que je gardasse celui-là pour conserver un sentiment de mon identité. M. Johnson, qui venait de lire La dame du lac de sir Walter Scott, me proposa tout de suite de prendre le nom de « Douglass. » J’acceptai ; et depuis lors on m’a appelé « Frédéric Douglass ; » et comme on me connaît plus généralement par ce nom-là que par tout autre, je le conserverai.

Je trouvai à New-Bedford un état de choses tout à fait différent de ce que je m’attendais à y voir. L’aspect général de cette ville me surprit agréablement, et je m’aperçus qu’on m’avait donné une impression bien fausse touchant le caractère et la condition des habitants du nord des États-Unis. J’avais supposé, pendant que j’étais dans l’esclavage, que ces derniers ne possédaient qu’une bien faible partie des choses qui rendent la vie douce et agréable, et qu’ils avaient à peine quelques articles de luxe ; de sorte que je me les représentais comme étant, sous ce double rapport, bien inférieurs aux propriétaires du sud. J’avais sans doute été porté à tirer cette conclusion-là de la connaissance du fait que les habitants du nord n’avaient pas d’esclaves. Je supposais donc qu’ils se trouvaient dans une position semblable à celle de la partie de la population du sud qui ne possédait pas d’esclaves. Je savais que ceux-ci étaient fort pauvres, et j’avais été accoutumé à regarder leur pauvreté comme le résultat de ce qu’ils ne possédaient pas d’esclaves. J’avais, je ne sais trop comment, adopté l’opinion que là où il n’y avait point d’esclaves, il ne pouvait y avoir ni richesses ni abondance des agréments de la vie. Je m’étais attendu à trouver au nord une population grossière, rude et presque sauvage, qui vivait avec la simplicité des Spartiates, et qui ne possédait rien du bien-être, du luxe, de la pompe et de la grandeur des propriétaires du sud ; or quiconque connaît l’aspect général de la ville de New-Bedford, peut bien s’imaginer, en sachant quelles étaient mes conjectures, combien il me fut aisé de découvrir que j’étais dans l’erreur.

Dans l’après midi du jour de mon arrivée à New-Bedford, j’allai sur les quais pour voir les navires. Je m’y trouvai entouré des marques les plus incontestables de l’opulence des habitants. J’aperçus de nombreux navires du plus beau modèle dans le meilleur ordre et d’une grandeur considérable, soit à l’ancre le long des quais, soit à la voile sur les eaux du fleuve. Des deux côtés, mes yeux s’arrêtèrent sur de vastes magasins bâtis en granit et remplis non-seulement de tout ce qui est nécessaire aux besoins de la vie, mais encore de tous les articles de luxe imaginables. En outre, tout le monde semblait occupé sans faire de bruit, du moins en le comparant à celui que j’étais accoutumé à entendre à Baltimore. Il n’y avait point à New-Bedford de chansons bruyantes, chantées par ceux qui chargeaient et déchargeaient les bâtiments ; point de jurons horribles, — point de malédictions affreuses lancées contre les ouvriers, — point de malheureux déchirés à coups de fouet ; — tout semblait se faire avec une activité paisible. Chacun paraissait comprendre son ouvrage et s’y livrer avec une application sage, mais joyeuse, qui marquait le vif intérêt qu’il prenait à son occupation, et le sentiment qu’il avait de sa dignité d’homme. Tout cela me paraissait fort extraordinaire. Après avoir examiné les quais, je parcourus la ville et les faubourgs, en contemplant, avec un étonnement et une admiration extrêmes, les églises magnifiques, les belles maisons, les jardins soigneusement cultivés ; tous ces objets étaient autant de preuves frappantes de l’existence de richesses, d’un bien-être, d’un goût et d’une élégance comme je n’en avais vu dans aucune partie de Maryland, quoique ce soit un pays à esclaves.

Tout avait l’air propre, neuf et beau. À peine y vis-je quelques maisons dilapidées, dont les habitants paraissaient être dans l’indigence ; mais je n’y aperçus point d’enfants à moitié nus, ni de femmes marchant sans bas et sans souliers, comme j’y étais accoutumé à Willsborough, à Easton, à Saint-Michel et à Baltimore. Les habitants avaient un air de force, de santé et de bonheur que je n’avais point remarqué parmi ceux de Maryland. Pour la première fois de ma vie, il m’arrivait de pouvoir contempler avec plaisir le spectacle de richesses immenses, sans être attristé en même temps par la vue d’une extrême pauvreté. La chose la plus étonnante, aussi bien que la plus intéressante pour moi, c’était l’état des hommes de couleur, dont beaucoup s’y étaient réfugiés comme moi, après avoir échappé à ceux qui les poursuivaient. J’en trouvai plusieurs qui n’étaient pas sortis de l’esclavage depuis plus de sept ans, et qui pourtant habitaient de plus belles maisons et semblaient jouir des agréments de la vie plus que la moyenne des propriétaires d’esclaves de Maryland. Je ne crois pas me tromper en affirmant que mon ami Nathan Johnson (dont je peux dire avec toute la ferveur d’un cœur reconnaissant : j’ai eu faim, et il m’a donné à manger ; j’ai eu soif, et il m’a donné à boire ; j’étais étranger, et il m’a recueilli) habitait une maison plus propre, tenait une meilleure table, recevait, payait et lisait plus de journaux, comprenait mieux le caractère moral, religieux et politique de la nation en général — que les neuf dixièmes des propriétaires d’esclaves du comté de Talbot, Maryland. Cependant, M. Johnson n’était lui-même qu’un ouvrier. Il avait les mains endurcies au travail ; il en était de même de son épouse. Je trouvai dans les hommes de couleur beaucoup plus d’énergie et de résolution que je ne m’y étais attendu. Je remarquai parmi eux une ferme détermination de se protéger les uns les autres, sans s’inquiéter d’aucune espèce de risques ou de périls contre les tentatives des cruels voleurs d’hommes. Peu de temps après mon arrivée, on me raconta une circonstance qui faisait voir de quoi ils étaient capables. Un homme de couleur et un esclave fugitif avaient l’un pour l’autre des sentiments de haine. Quelqu’un entendit le premier menacer le dernier de faire connaître à son maître le lieu de son refuge. Aussitôt tous les hommes de couleur furent convoqués à une assemblée par une annonce stéréotypée, qui portait ces mots : Affaire d’importance. On invita le traître à y assister. Ceux qui étaient convoqués arrivèrent en foule à l’heure fixée, et organisèrent la réunion en nommant pour président un vieillard fort religieux, qui, si je me le rappelle bien, commença par une prière, et en suite s’adressa aux auditeurs dans les termes suivants : « Mes amis, puisque nous tenons le traître, je suis d’avis que les jeunes gens s’emparent de lui, l’entraînent au dehors et le tuent ! » En un instant, un grand nombre d’entre eux s’élancèrent vers lui ; mais quelques-uns plus timides se jetèrent entre les assaillants et le traître, qui en profita pour échapper à leur vengeance ; mais on ne l’a jamais revu à New-Bedford depuis cette époque-là. On n’a plus entendu de menaces semblables ; s’il y en avait, je ne doute pas qu’elles ne causassent la mort de celui qui les aurait proférées.

Le troisième jour après mon arrivée, je trouvai du travail ; il s’agissait de charger un bâtiment d’huile. C’était pour moi une besogne nouvelle, sale et pénible ; mais je m’y mis avec ardeur et avec joie. J’étais désormais mon propre maître ! Je n’appartenais qu’à moi-même ! Quel moment de bonheur ! Pour comprendre mes transports, il faut avoir été esclave, et avoir cessé de l’être ! C’était le premier travail dont j’allais recueillir la récompense tout entière. Il n’y avait pas de maître avide et injuste auprès de moi pour me voler mon argent aussitôt que je l’aurais gagné. Je travaillai ce jour-là avec un plaisir que je n’avais jamais éprouvé auparavant. Je sentais que je travaillais pour moi-même et pour la femme que je venais d’épouser. C’était le commencement d’une nouvelle existence. Lorsque j’eus fini ma besogne, je me mis à chercher de l’ouvrage en qualité de calfat ; mais il y avait un préjugé si fort contre la couleur de ma peau, que les ouvriers blancs refusèrent de travailler avec moi, et je me vis dans l’impossibilité de me trouver de l’emploi[2]. M’apercevant que mon métier ne pouvait me servir de rien, j’ôtai mes habits de calfat et je me préparai à prendre toute espèce d’ouvrage que l’on voudrait bien me donner. M. Johnson eut la bonté de mettre à ma disposition sa scie et son chevalet, et je trouvai bientôt de quoi m’occuper activement. Il n’y avait à mes yeux rien de trop fatigant, rien de trop sale. J’étais prêt à scier le bois, à entasser le charbon de terre, à porter le mortier, à rouler les tonneaux d’huile ; telle fut la nature de mes occupations et de mes moyens d’existence pendant près de trois années à New-Bedford, avant que j’eusse l’avantage de me faire connaître des hommes bienveillants et généreux qui s’opposent à l’esclavage.

À peu près quatre mois après mon arrivée à New-Bedford, un jeune homme vint me trouver, et me demanda si je ne désirais pas m’abonner au journal le Libérateur. Je lui répondis que je le voudrais bien, mais que comme je venais de me sauver de l’esclavage, je n’avais pas alors le moyen de faire cette dépense. Cependant plus tard je finis par m’y abonner. C’était un journal hebdomadaire. Je lus le premier numéro et les suivants avec une ardeur extrême, et je voudrais en vain tâcher de décrire les sentiments que cette lecture m’inspirait de semaine en semaine. Ce journal avait l’effet d’apaiser ma faim et d’étancher ma soif. Il alluma dans mon âme un feu que rien ne devait éteindre. Combien j’admirais sa sympathie pour mes frères qui étaient encore dans les chaînes, — ses accusations hardies contre les propriétaires d’esclaves, — ses descriptions fidèles des tourments de l’esclavage, — ses attaques énergiques contre les partisans de cette exécrable institution ! — tout cela me transportait, tout cela me faisait tressaillir d’une joie telle que je n’en avais jamais senti de pareille.

Il y avait bien peu de temps que j’étais au nombre des lecteurs du journal le Libérateur, mais cependant cela m’avait suffi pour me former une idée assez juste des principes, des mesures et de l’esprit de la réforme entreprise contre l’esclavage. Je m’attachai ardemment à cette noble cause. Je ne pouvais faire que peu de chose personnellement, mais du moins, ce que je pouvais faire, je l’exécutais avec zèle et avec joie, et je ne me trouvais jamais plus heureux que lorsque j’assistais à une réunion de personnes opposées à l’esclavage. Je ne prenais que rarement la parole dans ces occasions, par une raison toute simple, c’est que d’autres exprimaient beaucoup mieux que moi ce que j’avais à dire. Mais le 11 août 1841, je me sentis entraîné à parler à une assemblée contre l’esclavage à Nantucket ; en outre, M. Guillaume C. Coffin, qui m’avait entendu parler à la réunion des hommes de couleur à New-Bedford, m’encouragea fortement. C’était pour moi une épreuve embarrassante, et je ne consentis qu’avec répugnance à m’y exposer. Pour dire la vérité, je sentais que je n’étais qu’un esclave, et l’idée de parler en public à des hommes blancs m’intimidait et m’accablait. Cependant je fis un effort sur moi-même, et je commençai mon discours. Au bout de quelques instants, je sentis ma timidité disparaître ; peu à peu, ma confiance s’augmenta, et j’exprimai ce que je voulais dire avec une facilité remarquable. À partir de ce temps-là jusqu’à aujourd’hui, j’ai été occupé à plaider la cause de mes frères infortunés. Je laisse à ceux qui sont au courant de mes travaux le soin de décider quel a été le succès de mes efforts, et le dévouement dont j’ai fait preuve.

FIN.

  1. J’avais jugé à propos de changer mon nom de Bailey pour celui de Johnson.
  2. J’ai appris depuis que les hommes de couleur peuvent trouver de l’occupation comme calfats, à New-Bedford. — Ce changement est un des résultats des efforts des Abolitionnistes.