Vie de Frédéric Douglass, esclave américain/Post-scriptum

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Traduction par S.-K. Parkes.
Pagnerre (p. 190-196).


POST-SCRIPTUM.


Après avoir relu la relation précédente, je m’aperçois que, dans bien des endroits, j’ai parlé de la religion d’une manière qui pourrait porter ceux qui ne connaissent pas mes opinions religieuses, à me croire l’antagoniste de toute espèce de religion. Pour ne point m’exposer aux conséquences d’une pareille méprise, je juge à propos d’ajouter les courtes explications suivantes. — Ce que j’ai dit sur et contre la religion, s’applique uniquement à la religion des propriétaires d’esclaves des États-Unis, et n’a aucun rapport au véritable christianisme. J’établis une très-grande différence entre le christianisme de ces gens-là et le christianisme du Christ. Je reconnais que ce dernier est bon, pur et saint, tandis que le premier me paraît méchant, corrompu et impie. Autant j’admire l’un, autant je méprise l’autre. Précisément parce que j’aime le christianisme du Christ, dont la doctrine respire la paix, la pureté et la justice, je crois devoir détester cette fausse religion des propriétaires d’esclaves, qui n’inspire que la corruption, l’injustice, l’hypocrisie, la méchanceté, et qui permet à ceux qui la professent de posséder des hommes, comme on possède des bestiaux, de fouetter des femmes et de voler des enfants !!! En un mot, je ne peux découvrir aucune raison, pour donner le nom de christianisme à la religion de cette partie des États-Unis. Cela me paraît la profanation la plus révoltante de ce nom respectable, la plus hardie des fraudes, la plus grossière des calomnies ; je sens un dégoût inexprimable à la vue de la pompe extérieure et de l’étalage de toutes les pratiques religieuses qu’on voit dans les États du sud, à côté des inconséquences les plus horribles et des contrastes les plus douloureux. En effet, n’y voit-on pas l’homme qui, pendant la semaine, est armé d’un fouet ensanglanté, monter dans la chaire le dimanche et aspirer à remplir les fonctions de ministre du doux et humble Jésus ? Celui qui vole les gages de ses esclaves à la fin de chaque semaine, ne se présente-t-il pas à eux le dimanche matin, en qualité de maître de classe, à l’école du dimanche, pour leur montrer le chemin qui mène à la vie éternelle, et leur indiquer la voie du salut ? Celui qui vend sa jeune esclave, pour servir aux infâmes pratiques de la prostitution, ne se déclare-t-il pas le défenseur pieux de la pureté des mœurs ? Celui qui proclame que c’est un devoir religieux de lire la Bible, n’interdit-il pas à son esclave le droit d’apprendre à lire même le nom du Dieu qui l’a créé ? Celui qui se fait l’avocat religieux des avantages moraux du mariage, n’enlève-t-il pas à des milliers de malheureux la sainte influence de cette institution respectable, et ne les abandonne-t-il pas aux ravages de la pollution sous toutes les formes ? Celui qui vante avec une chaleureuse éloquence la sainteté des liens de famille, n’est-il pas assez cruel pour disperser des familles entières, séparer le mari de sa femme, enlever les enfants à leurs parents, entraîner les sœurs loin de leurs frères, en ne laissant dans la chaumière vide que la solitude et la désolation ? N’est-il pas trop vrai que l’on y entend le voleur prêcher contre le vol, l’adultère contre l’infidélité au lien conjugal ? Hélas ! on y vend des hommes pour bâtir des églises, on y vend des femmes pour seconder la propagation de l’Évangile, on y vend des enfants pour acheter des bibles aux pauvres païens, et tout cela pour la gloire de Dieu et pour le bien des âmes !

La religion et le commerce des esclaves se donnent la main ! La prison de ces infortunés et l’église s’élèvent l’une à côté de l’autre ! Là, le bruit des chaînes ! ici celui des psaumes ! là, des gémissements et des malédictions ! ici des élans religieux et des prières solennelles. Les marchands qui trafiquent des corps et des âmes de leurs semblables, et les prédicateurs se prêtent un appui réciproque. Les premiers donnent leur argent, souillé de sang, pour soutenir la chaire ; les derniers en revanche jettent sur cet infernal négoce le voile du christianisme. Voilà comment on trouve ensemble l’esclavage et la piété, le vol et la religion ; les propriétaires d’esclaves et les prédicateurs de l’Évangile ! Quelle horrible alliance ! Quel contraste révoltant !

Le christianisme du sud des États-Unis de l’Amérique, je le répète, est indigne de ce nom, et l’on peut dire de ceux qui le professent comme on a autrefois dit des scribes et des pharisiens : « Ils lient ensemble des fardeaux pesants et insupportables, et les mettent sur les épaules des hommes ; mais ils ne veulent point les remuer de leur doigt. Et ils font toutes leurs œuvres pour être regardés des hommes. — Et ils aiment les premières places dans les festins, et les premiers sièges dans les synagogues, et d’être appelés des hommes : notre maître, notre maître, — mais malheur à vous, scribes et pharisiens, hypocrites, qui fermez le royaume des cieux aux hommes, car vous-mêmes n’y entrez point, ni ne souffrez que ceux qui y veulent entrer, y entrent ; vous dévorez les maisons des veuves, même sous le prétexte de longues prières, c’est pourquoi vous en recevrez une plus grande condamnation. Vous courez la mer et la terre pour faire un prosélyte, et après qu’il l’est devenu, vous le rendez fils de la Géhenne, deux fois plus que vous. — Malheur à vous, scribes et pharisiens, hypocrites ! car vous nettoyez le dehors de la coupe et du plat ; mais le dedans est plein de rapine et d’intempérance. — Malheur à vous, scribes et pharisiens, hypocrites ! car vous êtes semblables aux sépulcres blanchis, qui paraissent beaux par dehors, mais qui au dedans sont pleins d’ossements de morts, et de toute sorte d’ordure. Ainsi, vous paraissez justes par dehors aux hommes, mais au dedans vous êtes pleins d’hypocrisie et d’iniquité. »

Quelque sombre et terrible que soit ce tableau, je le crois vrai et fidèle en ce qui concerne la grande majorité de ceux qui professent le christianisme dans le sud des États-Unis d’Amérique. Quel homme de bonne foi pourrait nier que ce ne soit là l’état réel des églises de ce pays ! Hélas ! ceux qui les fréquentent, rejetteraient avec indignation la proposition d’admettre parmi eux un voleur de brebis ; mais en même temps ils n’hésitent pas à y admettre un voleur d’hommes ! Et moi, ils me traitent d’impie et m’accusent d’incrédulité si j’ai l’audace de les en blâmer. Ils font l’attention la plus scrupuleuse aux cérémonies extérieures de la religion, mais en même temps ils négligent les choses les plus importantes de la loi ; c’est-à-dire, le jugement, la miséricorde et la fidélité. Ils sont toujours prêts à offrir un sacrifice, mais rarement à montrer de la miséricorde. Ce sont eux à qui s’appliquent ces paroles : « ils aiment Dieu qu’ils n’ont pas vu, et cependant ils haïssent leur frère qu’ils ont vu ! Ils aiment le païen qui se trouve de l’autre côté du globe terrestre : ils veulent bien prier pour lui, ils consentent à donner leur argent pour qu’on lui mette la Bible entre les mains, et pour que les missionnaires l’instruisent ; et cependant, ô triste inconséquence ! ils méprisent et négligent entièrement le païen qui est à leurs portes.

C’est donc uniquement contre la religion de ces hommes favorables au maintien de l’esclavage, de ces hommes qui admettent parmi eux des propriétaires d’esclaves, et les traitent en amis, de ces hommes qui, malgré leur prétendue piété, ne se font aucun scrupule de voir des millions de leurs semblables gémir dans les souffrances d’une servitude sans fin, que je crois qu’il est de mon devoir de protester, en signalant à l’indignation de tous les amis de l’humanité les discours et les actes de ces soi-disant chrétiens, comme étant essentiellement opposés à la doctrine du véritable christianisme.