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Vie et opinions de Tristram Shandy/3/34

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 101-103).



CHAPITRE XXXIV.

Sur la santé.


« Ô Bienheureuse santé ! s’écria mon père, en tournant la page pour passer au chapitre suivant, tu es au-dessus de l’or et de toutes les richesses. C’est toi qui dilates l’ame, et qui disposes toutes ses facultés à recevoir l’instruction et à goûter la vertu. Celui qui te possède a peu de désirs à former ; et le malheureux à qui tu manques, manque de tout au monde. » —

« J’ai resserré, continua mon père, tout ce qu’il y a à dire sur ce sujet important, dans un très-petit espace ; ainsi nous lirons le chapitre en entier. » —

Mon père lut comme il suit :

« Tout le secret de la santé dépend des efforts mutuels que font le chaud et l’humide radical pour l’emporter l’un sur l’autre. »

« Je suppose, dit Yorick, que vous avez commencé par prouver ce fait. — Suffisamment, dit mon père. » —

En disant cela, mon père ferma le livre ; — non pas comme s’il avoit résolu de ne plus lire, car il garda son premier doigt dans le chapitre ; — ni d’un air fâché, car il ferma le livre doucement, son pouce restant sur la couverture de dessus, et ses trois derniers doigts soutenant celle de dessous, sans aucune pression violente. —

« J’ai démontré la vérité de cette assertion, dit mon père, faisant signe de la tête à Yorick, plus que suffisamment dans le précédent chapitre. » —

Or, si on disoit maintenant à un habitant de la lune, qu’un habitant du monde sublunaire a écrit un chapitre, démontrant suffisamment que tout le secret de la santé consiste dans les efforts mutuels que font le chaud et l’humide radical pour l’emporter l’un sur l’autre ; — et qu’il a prouvé la chose avec tant de ménagement, que dans tout le chapitre il n’y a pas un mot de sec ni d’humide sur le chaud ou l’humide radical, — ni une seule syllabe, directement ou indirectement, pour ou contre la rivalité de ces deux puissances dans l’économie animale —

« Ô toi ! éternel créateur de tous les êtres, s’écrieroit-il, en frappant sa poitrine de sa main droite (en supposant qu’il eût une poitrine et une main droite) — toi, dont le pouvoir et la bonté peuvent étendre les facultés de tes créatures jusqu’à ce degré infini d’excellence et de perfection ! que t’ont fait les habitans de la lune ? »