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Vie et opinions de Tristram Shandy/3/8

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 39-42).



CHAPITRE VIII.

Parallèle de deux Orateurs.


À proprement parler, l’intérieur de notre famille étoit une machine simple, et composée d’un petit nombre de roues. Mais ces roues étoient mises en mouvement par tant de ressorts différens, elles agissoient l’une sur l’autre avec une telle variété de principes et d’impulsions étranges, que la machine, quoique simple, avoit tout l’honneur et même les avantages d’une machine compliquée. — On pouvoit y remarquer presque autant de mouvemens particuliers, que dans la mécanique intérieure d’une pendule à secondes.

Parmi ces mouvemens il y en avoit un, et c’est celui dont je parle, qui peut-être n’étoit pas, à tout prendre, aussi singulier que beaucoup d’autres ; mais dont l’effet étoit tel, qu’il ne pouvoit se passer dans le sallon aucune motion, querelle, harangue, dialogue, projet, ou dissertation, que sur le champ il n’y en eût la copie, le pendant, la parodie, dans la cuisine.

Pour entendre ceci, il faut savoir que toutes les fois que quelque message extraordinaire ou quelque lettre arrivoit au sallon, — ou que l’entrée d’un domestique sembloit interrompre la conversation, et qu’on avoit l’air d’attendre qu’il fût sorti pour la continuer, — ou que l’on appercevoit quelque apparence de nuage sur le front de mon père ou de ma mère ; — enfin, dès que l’on supposoit que l’affaire qui se traitoit dans le sallon valoit la peine qu’on l’écoutât, la règle étoit de ne pas fermer entièrement la porte, et de la laisser tant soit peu entr’ouverte, — de trois ou quatre lignes seulement, — précisément comme ma mère la trouva en passant dans le corridor. — Le mauvais état des gonds, (état auquel on se donnait bien de garde de remédier) servoit de prétexte et d’excuse à cette manœuvre, laquelle se répétoit aussi souvent qu’il étoit nécessaire. — On laissoit donc un passage, non pas aussi large à la vérité que celui des Dardanelles, mais suffisant pour qu’on pût apprendre par ce moyen tout ce qu’il étoit intéressant de savoir, et éviter par-là à mon père l’embarras de gouverner lui-même sa maison. —

Ma mère en profita dans cette occasion. — Obadiah en avoit fait autant, après avoir laissé sur la table la lettre qui apportoit la nouvelle de mon frère. — De sorte qu’avant que mon père fût revenu de sa surprise, et eût commencé sa harangue, — Trim, debout dans la cuisine, s’étoit mis à pérorer sur le même sujet.

Il y a tel curieux, de ceux qui aiment à observer la nature, qui, s’il eût eu en sa possession toutes les richesses de Job, en auroit donné la moitié avec plaisir, pour entendre le caporal Trim et mon père, deux orateurs si opposés par leur nature et leur éducation, haranguer sur la même tombe.

Mon père, homme prodigieusement instruit, à l’aide d’une mémoire sûre et d’une lecture immense, à qui tous les grands philosophes de l’antiquité étoient familiers, citant sans cesse Caton, Séneque, Épictete. —

Le caporal, — avec rien, — ne se souvenant de rien, — n’ayant rien lu que son livre de revue, — et n’ayant de grands noms à citer, que ceux qui étoient contenus dans le contrôle de sa compagnie. —

L’un, procédant de période en période, par métaphore et par allusion, et frappant l’imagination de l’auditeur, comme doit faire tout bon orateur, par l’agrément et les charmes de ses peintures et de ses images. —

L’autre, sans esprit ni antithèse, sans métaphore ni allusion, sans aucune ressource de l’art, instruit par la nature, conduit par la nature, alloit droit devant lui comme la nature le menoit ; — et la nature le menoit au cœur. — Ô Trim ! si le ciel eût voulu que tu eusses un meilleur historien… s’il l’eût voulu… ton historien auroit roulé carosse.