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Vie et opinions de Tristram Shandy/3/9

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 43-48).



CHAPITRE IX.

Trim monte en chaire.


« Notre jeune maître est mort à Londres, dit Obadiah. »

Une robe de chambre de satin vert de ma mère, qui avoit déjà été décrassée deux fois, fut la première idée que l’exclamation d’Obadiah excita dans l’esprit de Suzanne. — « Eh bien, dit Suzanne, nous allons tous être en deuil. »

Divin Locke, où es-tu ? et se peut-il que tu manques l’occasion d’écrire un si beau chapitre sur l’imperfection des mots ? — Le mot deuil, quoique prononcé par Suzanne elle-même, manqua son objet, et n’excita pas en elle une seule idée teinte de noir ou de gris. — Tout étoit vert ; elle ne voyoit que la robe de chambre de satin vert.

« Oh ! ma pauvre maîtresse en mourra ! s’écria Suzanne ; et déjà elle voyoit défiler toute la garde-robe de ma mère. Quelle procession ! — son damas rouge, — ses toiles de Perse, — ses lustrines jaunes et blanches, — son taffetas brun, — ses bonnets de dentelle, — ses manteaux de lit et ses consolantes jupes de dessous. — Elle n’oublioit pas un chiffon. « Non, disoit Suzanne, ma maîtresse ne les reverra jamais. »

Nous avions un pataud de marmiton, qui faisoit le facétieux ; mon père le gardoit, je pense, à cause de sa bêtise. — Il avoit été toute l’automne aux prises avec une hydropisie. — « Notre jeune maître est mort ! dit Obadiah ; — il est mort bien certainement. — Et moi je ne le suis pas, dit le marmiton. » —

« Voici de fâcheuses nouvelles, Trim, cria Suzanne, en essuyant ses yeux au moment où Trim entra dans la cuisine : — notre jeune maître Robert est mort et enterré. — (L’enterrement étoit un embellissement de la façon de Suzanne). — Nous allons être tous en deuil, ajouta Suzanne. » —

« J’espère que non, dit Trim. — Vous espérez que non, reprit vivement Suzanne. — (L’idée du deuil ne faisoit pas sur la tête de Trim la même impression que sur celle de Suzanne). — J’espère, dit Trim, expliquant sa pensée, j’espère en Dieu que la nouvelle n’est pas vraie. — J’ai entendu lire la lettre de mes deux oreilles, dit Obadiah ; et nous allons avoir une rude besogne pour défricher Oxmoor. — Oh ! il est bien mort, dit Suzanne. — Aussi sûr que je suis en vie, dit le marmiton. » —

« Eh bien ! dit Trim, en poussant un soupir, je le regrette de tout mon cœur et de toute mon ame. — Pauvre créature ! — pauvre garçon ! — pauvre gentilhomme ! » —

« Il étoit en vie à la Pentecôte dernière, dit le cocher. — À la Pentecôte ! — hélas ! s’écria Trim, en étendant le bras droit, et prenant sur le champ la même attitude dans laquelle il avoit lu le sermon, — eh ! que fait la Pentecôte, Jonathan ? — (C’étoit le nom du cocher). — Que fait le temps de Pâques, Ou toute autre saison de l’année ? — Nous voilà tous ici, continua le caporal, (en frappant perpendiculairement le plancher du bout de sa canne, pour donner une idée de stabilité et de force), — nous voilà tous ici, et en un moment, (ouvrant la main et laissant tomber son chapeau), nous ne sommes plus. » —

Cette image étoit infiniment frappante. — Suzanne fondit en larmes. — Nous ne sommes pas des plantes ni des pierres. — Jonathan, Obadiah, la cuisinière, tout pleura. Le pataud de marmiton lui-même, qui écuroit un chaudron sur ses genoux, se sentit ému. Toute la cuisine se pressa autour du caporal.

Or, comme je vois clairement que la constitution de l’église et de l’état, ou du moins leur durée, — peut-être la durée du monde entier, ou, ce qui revient au même, la distribution et la balance de la propriété et du pouvoir, vont dépendre de la manière dont l’on saisira l’éloquence de ce geste du caporal, — je vous demande votre attention, messieurs, pour une dixaine de pages ; et je vous les donne à reprendre dans tout autre endroit de l’ouvrage, pour dormir tout à votre aise.

J’ai dit que nous n’étions ni des plantes, ni des pierres, et j’ai bien dit ; — mais j’aurois dû ajouter que nous n’étions pas des anges. — Hélas ! que nous sommes loin de cet état de perfection ! — Nous sommes des hommes grossiers, enveloppés dans la matière, et gouvernés par nos idées, qui le sont elles-mêmes par nos sens ; et je rougis de dire à quel point va cette influence secrète. — Mais de tous nos sens, je ne crains pas d’affirmer que la vue (quoique je sache très-bien que la plupart de nos philosophes soient pour le toucher) que la vue, dis-je, est celui qui a le commerce le plus intime avec l’ame, qui frappe davantage l’imagination, et qui lui laisse des impressions plus profondes. — Son influence surpasse et détruit toutes les autres. Horace l’a dit ayant moi : Segniùs irritant, etc.

Appliquons ces réflexions à la chûte du chapeau de Trim. —

Nous voilà tous ici, et en un moment nous ne sommes plus.

Cette phrase n’avoit rien de bien saillant. C’étoit une de ces vérités triviales à force d’être connues, et telles qu’on nous en débite tous les jours. — Et si Trim ne s’en fût pas plus reposé sur son chapeau que sur son éloquence, il n’auroit produit aucun effet.

Nous voilà tous ici, continua le caporal, et en un moment… (laissant tomber perpendiculairement son chapeau, et s’arrêtant avant d’achever), en un moment nous ne sommes plus. — Le chapeau tomba comme si c’eût été une masse de plomb. — Rien ne pouvant mieux exprimer l’idée de la mort, dont ce chapeau étoit comme la figure et le type. — La main de Trim sembla se paralyser, — le chapeau tomba mort. — Trim resta les yeux fixés dessus, comme sur un cadavre. — Et Suzanne fondit en larmes.

Or, il y a mille, — dix mille, — et comme la matière et le mouvement sont infinis, dix mille fois, dix mille manières, dont un chapeau peut tomber à terre sans produire aucun effet.

Si Trim l’eût jeté avec force ou colère, avec négligence ou mal-adresse, — s’il l’eût jeté devant lui, ou de côté, ou en arrière, ou dans autre direction quelconque, — ou si, en lui donnant la meilleure direction possible, il l’eût laissé tomber d’une air gauche, hébété, effaré ; — enfin si, pendant ou après la chute, Trim n’eût pas eu l’expression de tête, et l’attitude qui devoit l’accompagner, tout étoit manqué, et l’effet du chapeau sur le cœur étoit perdu.

Ô vous, qui gouvernez ce grand univers et ses grands intérêts avec les machines de l’éloquence, vous qui tenez dans vos mains la clef des cœurs, qui les échauffez, et les refroidissez, et les adoucissez, et les amolissez à votre gré : —

Vous qui tournez et retournez les passions avec cette grande manivelle, et qui, par ce moyen, conduisez les hommes où il vous plaît : —

Vous enfin qui menez, — et (pourquoi pas aussi) vous qui êtes menés comme des dindons au marché, avec un bâton et un chaperon rouge, — méditez, méditez, je vous en prie, sur le vieux chapeau de Trim !