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Vies des hommes illustres/Agésilas

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Traduction par Alexis Pierron.
Charpentier (Volume 3p. 278-330).


AGÉSILAS


(De l’an 445 à l’an 361 avant J.-C.)

Archidamus, fils de Zeuxidamus, mourut, après avoir régné glorieusement sur les Lacédémoniens, laissant de Lamprido[1], femme distinguée, un fils nommé Agis, et d’Eupolia, fille de Mélisippidas, un fils beaucoup plus jeune, Agésilas. La royauté, d’après la loi, appartenait à Agis. Agésilas, qui semblait destiné à vivre en simple particulier, reçut l’éducation ordinaire des Lacédémoniens, cette rude et pénible éducation qui est pour les jeunes gens l’apprentissage de l’obéissance, et qui a fait, dit-on, donner à Sparte, par Simonide, l’épithète de dompte-mortels. En effet, il n’est point de ville qui rende les citoyens plus soumis et plus dociles aux lois, comme on dompte les chevaux dès leurs premières années. La loi dispense de cette nécessité les enfants élevés pour régner plus tard. Mais Agésilas eut cet avantage particulier, qu’il ne parvint au commandement qu’après avoir appris à obéir. Aussi fut-il de tous les rois celui qui sut le mieux s’accommoder à ses sujets, parce que, outre les qualités de général et de roi que lui avait données la nature, il avait puisé dans son éducation des sentiments populaires et l’amour de ses semblables.

Du temps qu’il était dans ce qu’on appelle les troupeaux d’enfants élevés ensemble, il fut aimé de Lysandre, que charmait surtout la beauté de son naturel. Animé, comme pas un des jeunes gens de son âge, d’une vive émulation et d’une vive ardeur, il voulait être le premier en tout : il était d’une fougue, d’une opiniâtreté que rien ne pouvait vaincre ou contraindre, et en même temps d’une telle docilité et d’une telle douceur, que, ce qui lui était ordonné, il le faisait non point par un motif de crainte, mais toujours comme chose qu’exigeaient les convenances, et qu’il était plus touché des reproches qu’effrayé des plus grands travaux. Il était boiteux, mais ce défaut, quand il fut à la fleur de l’âge, était voilé aux yeux par la beauté de sa personne : d’ailleurs la facilité et la bonne humeur avec laquelle il supportait son infirmité, dont il était le premier 3 plaisanter et à se railler lui-même, ne contribuait pas peu à la corriger. Cette imperfection même faisait éclater davantage encore la passion qu’il avait de se distinguer : jamais il ne prétexta qu’il était boiteux pour refuser les travaux et les entreprises les plus difficiles. Nous n’avons de lui aucun portrait, car il ne voulut pas, et même en mourant il défendit, qu’aucun sculpteur ou peintre représentât son image. On dit qu’il était petit et d’une figure commune ; mais sa gaieté, sa vivacité habituelles, son enjouement, son air, sa voix toujours sans rudesse et sans emportement, le rendirent, jusqu’à sa vieillesse, plus aimable que ceux qui étaient dans la fleur de la jeunesse et de la beauté. Cependant Théophraste raconte que les éphores avaient condamné à l’amende Archidamus parce qu’il avait épousé une femme de petite taille : « Elle va nous enfanter, disaient-ils, non pas des rois, mais des roitelets. »

Pendant qu’Agis régnait, vint de Sicile à Lacédémone Alcibiade exilé ; et il n’y avait guère de temps qu’il habitait cette ville, qu’on le soupçonna de commerce avec Timée, femme du roi. Elle eut un fils ; et Agis ne voulut pas le reconnaître, alléguant qu’il était du fait d’Alcibiade. Ce dont limée ne se tourmenta pas beaucoup, selon Duris ; au contraire, dans son intérieur, et lorsqu’elle parlait à ses femmes, elle appelait l’enfant Alcibiade, et non Léotychidas. Alcibiade lui-même disait que s’il avait touché à Timée, ce n’était point pour faire un affront à son mari, mais par ambition de voir régner sur les Spartiates un homme né de lui. Toutefois il craignit le ressentiment d’Agis, et s’en alla de Lacédémone. L’enfant fut toujours suspect à Agis, qui ne le regardait point comme légitime. Pendant sa maladie, le jeune homme, tombant à ses genoux, le décida, à force de prières et de larmes, à le déclarer son fils en présence de plusieurs personnes.

Cependant, après la mort d’Agis, Lysandre, qui déjà avait remporté sa victoire navale sur les Athéniens, et qui avait le plus grand crédit dans Sparte, porta Agésilas à la royauté, soutenant que cette dignité ne convenait point à un bâtard comme Léotychidas. Autant en disaient bien d’autres citoyens qui, à cause du mérite d’Agésilas et parce qu’il avait été élevé avec eux et avait reçu la même éducation qu’eux, secondèrent Lysandre de tout leur pouvoir. Mais il y avait à Sparte un devin nommé Diopithès, homme tout(plein d’anciens oracles, et qui passait pour très-savant et très-instruit dans les choses divines. Ce Diopithès prétendit qu’il était contraire aux lois qu’un boiteux fût roi de Lacédémone ; et, le jour que l’affaire fut jugée, il récita cet oracle[2] :

Prends garde, Sparte, malgré l’orgueil qui remplit ton âme,
Qu’une royauté boiteuse ne fasse trébucher la ferme allure.
Des malheurs imprévus te tiendront longtemps sous le joug,
Et tu rouleras battue par le flot de la guerre meurtrière.

À cela Lysandre répondait que si les Spartiates avaient tant de peur de l’oracle, c’était de Léotychidas qu’ils devaient se garder : « Car peu importe au dieu, disait-il, qu’un homme boiteux soit roi ; mais si le roi n’est pas fils légitime, s’il n’est pas Héraclide, c’est alors que la royauté sera boiteuse. » Agésilas ajoutait que Neptune même avait déposé de la bâtardise de Léotychidas, en forçant, par un tremblement de terre, Agis à quitter le lit nuptial ; et que Léotychidas était né plus de dix mois après cette séparation.

C’est ainsi et pour ces motifs qu’Agésilas fut proclamé roi. Il recueillit aussitôt la succession d’Agis, dont Léotychidas fut exclu comme bâtard. Mais, voyant que les parents maternels du jeune homme étaient d’honnêtes gens, mais fort pauvres, il leur en distribua la moitié, et il s’acquit ainsi l’affection des citoyens et un noble renom au lieu de la jalousie et des inimitiés qu’aurait soulevées contre lui cette riche succession. Quant à ce que dit Xénophon[3], qu’Agésilas, en obéissant à sa patrie, parvint à une telle autorité qu’il faisait à Sparte ce qu’il voulait, voici ce qui en est. Ce qu’il y avait de plus puissant dans l’État, c’était le collège des éphores et le Sénat. Le pouvoir des premiers était annuel ; la dignité de sénateur était à vie : le Sénat avait été établi en face des rois pour servir de frein à leur autorité, comme nous l’avons écrit dans la Vie de Lycurgue[4]. Aussi, de tout temps, les rois eurent-ils pour le Sénat une haine héréditaire, qui se transmettait non moins vive à leurs successeurs. Agésilas prit une route opposée. Au lieu de choquer les sénateurs et d’entrer en lutte avec eux, il les traitait avec de grands égards, n’entreprenant rien sans les consulter, et s’empressant d’accourir s’ils le mandaient. Toutes les fois qu’il siégeait sur son trône rendant la justice, et que les éphores arrivaient, il se levait. À chaque citoyen qui était promu à la dignité sénatoriale il envoyait une tunique et un bœuf, comme prix de mérite. Par cette conduite il paraissait honorer et relever la dignité de leur magistrature ; et l’on ne s’apercevait pas qu’il augmentait sa puissance, et qu’il ajoutait à la royauté une grandeur solide, fruit de la bienveillance qu’on portait à sa personne.

Dans ses rapports avec les autres citoyens, il fut plus irréprochable ennemi qu’irréprochable ami. Il ne faisait aucun tort injuste à ses ennemis ; mais il secondait ses amis même dans des choses injustes. Il aurait rougi de ne pas honorer une bonne action dans un ennemi ; et il ne pouvait blâmer dans ses amis une action mauvaise. Au contraire, il se plaisait à les aider et à partager leur faute, persuadé que, dans tout ce qu’on fait pour rendre service à un ami, il n’y a rien de honteux. Voyait-il ses ennemis tomber dans quelque malheur ? il était le premier à y compatir ; et, pour peu qu’ils l’en priassent, il s’empressait de leur venir en aide. Ainsi il se conciliait et s’attachait tout le monde. Ce que voyant, et redoutant sa puissance, les éphores le condamnèrent à une amende, sans en donner d’autre motif que celui-ci : c’est que les citoyens sont communs à tous, et qu’il en faisait sa propriété a lui seul. En effet, les physiciens pensent que, si l’on faisait disparaître du monde la discorde et la guerre, l’harmonie parfaite entre tous les êtres arrêterait les corps célestes, et ferait cesser dans la nature la génération et le mouvement[5] ; de même le législateur de Lacédémone a jeté dans le gouvernement, comme un stimulant de vertu, l’ambition et la rivalité : il voulait qu’il y eût toujours entre les gens de bien une certaine mésintelligence, une lutte animée. Car cette complaisance à céder à ceux dont on n’a point forcément reconnu la supériorité, à céder de prime abord, sans combat, c’est à tort, suivant lui, qu’on J’appelle concorde. Il y en a qui prétendent qu’Homère lui-même l’a compris ainsi : en effet, il n’aurait pas représenté Agamemnon si satisfait de voir Ulysse et Achille en venir dans une dispute à des injures grossières[6], s’il n’avait jugé grandement utile à l’intérêt général cette rivalité jalouse, cette mésintelligence des guerriers les plus distingués. Toutefois, c’est une chose que l’on n’accorderait pas sans examen ; car les rivalités poussées à l’excès emportent des suites funestes pour les États, qu’elles mettent en grand péril.

Il y avait peu de temps qu’Agésilas avait reçu l’autorité royale, lorsque des gens venus d’Asie annoncèrent que le roi des Perses équipait une flotte considérable pour chasser les Lacédémoniens de l’empire de la mer. Lysandre désirait retourner en Asie, pour secourir ses amis qu’il avait laissés gouverneurs et maîtres des villes, et qui, ayant abusé de leur puissance et s’étant conduits avec violence et injustice, avaient été chassés par les citoyens ou mis à mort. Il persuada donc à Agésilas de se charger de l’expédition, de porter la guerre le plus loin possible de la Grèce, et de prévenir, en passant la mer, les préparatifs du Barbare. En même temps il écrivait à ses amis d’Asie de députer à Lacédémone, et de demander Agésilas pour général. Agésilas étant donc venu devant le peuple assemblé, accepta la conduite de cette guerre, à condition qu’on lui donnerait trente Spartiates pour officiers et conseillers, une élite de deux mille des Hilotes nouvellement affranchis, et six mille alliés. Par l’influence de Lysandre, on décréta tout avec empressement, et l’on fit partir sur-le-champ Agésilas avec les trente Spartiates, dont fut Lysandre tout le premier, non pas à cause de sa réputation et de son crédit seulement, mais aussi à cause de l’amitié qu’avait pour lui Agésilas. Celui-ci trouvait qu’il avait plus fait pour lui en lui procurant ce commandement, qu’en lui faisant décerner la royauté.

Tandis que l’armée se rassemblait à Géreste[7], lui-même descendit à Aulis avec ses amis, et y passa la nuit. Pendant son sommeil il crut entendre une voix lui dire : « Roi des Lacédémoniens, nul n’a été déclaré généralissime de toute la Grèce, si ce n’est Agamemnon d’abord, et toi aujourd’hui. Tu le sais sans doute ? Or, puisque tu commandes aux mêmes hommes que lui, que tu vas combattre contre les mêmes peuples, et que tu pars des mêmes lieux pour la guerre, il convient que tu offres à la déesse[8] le même sacrifice qu’il a offert ici avant de mettre à la voile. » Aussitôt revint à la pensée d’Agésilas le sacrifice de la jeune fille[9], que son père égorgea pour obéir aux devins. Cependant, sans se troubler, il se leva, et raconta sa vision à ses amis, en leur disant qu’il honorerait la déesse par une offrande qui devait plaire à une divinité, mais qu’il n’imiterait pas la folie du roi qui l’avait précédé. Une biche fut, par son ordre, couronnée de bandelettes et immolée par son devin, et non par celui que les Béotiens avaient établi pour faire les sacrifices suivant l’usage du pays. Les béotarques, en ayant été informés, entrèrent dans une grande colère, et envoyèrent leurs officiers défendre à Agésilas d’offrir un sacrifice contrairement aux lois et aux coutumes de la Béotie. Ces gens apportèrent leur message ; et ils jetèrent de l’autel à terre les cuisses de la victime. Agésilas, indigné, mit à la voile, plein de courroux contre les Thébains, et emportant, à came de ce présage, de tristes pressentiments que son entreprise resterait imparfaite, et qu’il n’atteindrait pas le but de son expédition.

À peine arrivé à Éphèse, la grande considération et la puissance de Lysandre lui devinrent chose pénible et in-supportable. Il y avait toujours foule à la porte de Lysandre, et tout le monde lui faisait cortège quand il sortait : de façon qu’Agésilas n’avait que le titre et l’apparence du commandement que la loi lui avait conféré ; tandis que l’homme en effet maître de toutes les affaires, qui pouvait, qui faisait tout, c’était Lysandre. De tous les capitaines envoyés en Asie il n’y en avait pas un plus terrible, plus redoutable, pas un homme qui eût fait plus de bien à ses amis, autant de mal à ses ennemis. Et le souvenir en était récent encore. On voyait, au contraire, Agésilas simple et uni dans sa conduite, et de mœurs toutes populaires, au lieu que dans Lysandre on retrouvait toujours la violence, l’âpreté, la brièveté du langage : tous pliaient devant lui ; c’est lui seul qu’on écoutait. Aussi d’abord les autres Spartiates se fâchèrent-ils d’être les serviteurs de Lysandre, plutôt que les conseillers du roi. Ensuite Agésilas lui-même en témoigna son mécontentement. Il n’était pas d’un caractère envieux ; il voyait sans déplaisir la considération dont ses amis jouissaient : cependant sa passion pour la gloire et son ambition lui faisaient craindre que, quand lui-même il ferait quelque action d’éclat, Lysandre n’en recueillit l’honneur à cause du renom qui l’avait précédé. Voici donc la conduite qu’il tint. Il se montrait opposé à tous les conseils de Lysandre ; et les entreprises pour lesquelles Lysandre faisait voir le plus d’empressement, Agésilas en accueillait froidement la proposition ; souvent même il la rejetait pour en suivre une toute contraire. S’apercevait-il que ceux qui s’adressaient à lui pour demander quelque chose, comptassent particulièrement sur la faveur de Lysandre ? il les renvoyait sans avoir rien obtenu. De même, dans les jugements, ceux auxquels Lysandre était contraire, c’étaient ceux-là qui gagnaient leur cause ; tandis que ceux pour lesquels il se montrait le plus favorable, il leur était difficile d’échapper même à l’amende.

Cela n’arrivait pas une fois par hasard ; mais c’était toujours de même, et comme une chose résolue. Lysandre comprit le motif de cette conduite, et il ne s’en cacha point à ses amis : « C’est à cause de moi, leur disait-il, que vous êtes ainsi maltraités. » Et il leur conseillait d’aller faire leur cour au roi, et à ceux qui avaient plus de crédit qu’il n’en avait. Agésilas crut que, par cette conduite et par ces paroles, il voulait exciter l’envie contre lui ; et, pour le piquer encore plus, il le chargea de distribuer la viande aux soldats, et il ajouta en présence de plusieurs personnes, à ce qu’on dit : « Allez donc maintenant faire votre cour à mon commissaire « des vivres. » De quoi Lysandre se plaignant : « Certes, Agésilas, dit-il, tu sais parfaitement rabaisser tes amis. — Je sais connaître, répliqua Agésilas, ceux qui veulent être plus puissants que moi. » Et Lysandre : « Mais peut-être, reprit-il, ne suis-je point si coupable que tu le dis. Donne-moi un rang et un poste où je puisse t’être utile sans te causer de chagrin. » Alors il fut envoyé, en qualité de lieutenant, dans l’Hellespont ; et là il gagna un Perse nommé Mithridate[10], du gouvernement de Pharnabaze, et l’amena auprès d’Agésilas avec ses richesses, qui étaient considérables, et deux cents cavaliers.

Cependant la colère de Lysandre ne se borna point là ; mais toujours il conserva du ressentiment ; et il chercha les moyens d’enlever aux deux maisons royales le droit de succession au trône, pour le rendre commun à tous les Spartiates[11]. Et il aurait, ce me semble, causé de grands troubles dans l’État pour satisfaire sa vengeance, s’il n’était mort auparavant dans une expédition en Béotie. C’est ainsi que les natures ambitieuses, ne sachant point se garder des excès dans leur conduite politique, font plus de mal que de bien. En effet, si Lysandre était trop violent et se laissait aller mal à propos à une ambition sans bornes, Agésilas n’ignorait certainement point qu’il y a des moyens moins répréhensibles de corriger un homme illustre et qui tient à son honneur, d’une faute imputable à l’égarement. Ils paraissent avoir été tous deux entraînés par la même passion, l’un en méconnaissant l’autorité de son chef, l’autre en ne sachant pas supporter les écarts d’un ami.

Dès le commencement de la guerre, Tisapherne, qui redoutait Agésilas, traita avec lui ; et il fut convenu que le roi céderait les villes grecques, et les laisserait indépendantes. Mais ensuite, quand il crut avoir des forces suffisantes, il lui déclara la guerre, ce qu’Agésilas accepta très-volontiers. On attendait de cette expédition de grands résultats ; et il estimait que ce lui serait une grande honte, que les dix mille, sous la conduite de Xénophon, fussent revenus jusqu’à la mer, après avoir battu le roi aussi souvent qu’ils l’avaient voulu, et que lui, à la tête des Lacédémoniens, qui possédaient l’empire de la terre et de la mer, il ne pût faire voir aux Grecs aucune action mémorable. Pour se venger aussitôt, par une tromperie juste, de la perfidie de Tisapherne, il feignit de se diriger sur la Carie ; mais, quand le Barbare eut concentré toutes ses forces sur ce point, il décampa ; et, entrant en Phrygie, il y prit plusieurs villes, et s’empara d’un butin considérable. C’était un moyen de montrer à ses amis que, violer une convention, c’est mépriser les dieux, mais qu’à tromper l’ennemi dans ses calculs, il n’y a pas seulement justice, mais gloire, vive satisfaction et profit en même temps.

Cependant, comme il était inférieur en cavalerie, et qu’en consultant les entrailles des victimes on avait vu le foie sans tête, il se retira à Éphèse, et il s’y forma une cavalerie, en déclarant aux citoyens riches que, s’ils ne voulaient pas servir, ils eussent à fournir à leur place chacun un cheval et un homme. Il y en avait beaucoup qui se trouvaient dans ce cas ; et il arriva de là qu’Agésilas eut en peu de temps une cavalerie nombreuse et brave, à la place d’une mauvaise infanterie. Ceux qui ne voulaient pas faire la campagne soudoyaient des hommes disposés à la faire volontairement ; ceux qui ne voulaient pas servir dans la cavalerie payaient à leur place des hommes qui préféraient cette arme. Agamemnon, disait-il, avait fort bien fait d’exempter du service un homme riche et lâche, pour une excellente cavale qu’il en reçut[12]. Agésilas avait recommandé à ceux qui étaient commis à la vente du butin, de vendre nus les prisonniers. Pour les vêtements, Une manquait pas d’acheteurs ; mais pour les hommes, en voyant leurs corps si blancs et si délicats, élevés à l’ombre et qui n’avaient jamais été exercés à la fatigue, on les regardait comme inutiles et de nulle valeur ; on ne faisait que s’en moquer ; et Agésilas, qui était là, disait à ses gens : « Eh bien ! voilà ceux que vous combattez, et ici, ce pourquoi vous combattez. »

Quand le moment fut venu de se remettre en campagne, il annonça qu’il allait envahir la Lydie. Cette fois ce n’était pas un mensonge pour tromper Tisapherne ; mais celui-ci, ne se fiant point à Agésilas, à cause de sa première ruse, se trompa lui-même : il crut que son ennemi étant si inférieur en cavalerie, c’était sur la Carie qu’il se jetterait, parce que le pays est difficile pour les manœuvres de la cavalerie. Mais, lorsque Agésilas, comme il l’avait annoncé, fut arrivé dans les plaines de Sardes, Tisapherne fut obligé de revenir en toute hâte au secours de cette place ; et ses cavaliers tuèrent beaucoup d’hommes débandés qui pillaient la plaine. Agésilas alors, faisant la réflexion que les ennemis n’avaient pas encore leur infanterie, tandis qu’il ne lui manquait, à lui, aucune partie de ses forces, se hâta d’en venir à une bataille décisive. Il mêle dans ses escadrons des fantassins légèrement armés, et leur donne l’ordre de charger au galop droit devant eux ; et lui-même il marche aussitôt à la tête de ses fantassins. Les Barbares prirent la fuite ; et les Grecs, les ayant poursuivis l’épée dans les reins jusqu’à leur camp, s’en emparèrent et leur tuèrent beaucoup de monde.

Depuis cette bataille, les Grecs pouvaient librement et sans crainte piller et enlever tout dans les pays du roi ; ils eurent même la satisfaction de voir punir Tisapherne, qui était un homme méchant, et l’ennemi le plus acharné de la race grecque. En effet, le roi envoya incontinent contre lui Tithraustès, qui lui coupa la tête, et qui fit à Agésilas la proposition de mettre fin à la guerre, de reprendre la mer et de retourner dans sa patrie ; il lui envoya même offrir des sommes d’argent. Mais celui-ci répondit que, quant à la paix, c’était sa ville qui en était l’unique arbitre ; et que pour lui il trouvait plus de plaisir à enrichir ses soldats qu’à être riche lui-même ; que d’ailleurs les Grecs trouvaient beau non pas de recevoir de l’ennemi des présents, mais de prendre ses dépouilles. Cependant, pour faire quelque chose d’agréable à Tithraustès, qui avait puni Tisapherne, l’ennemi commun des Grecs, il emmena son armée en Phrygie, après avoir reçu de lui pour les frais du voyage une somme de trente talents[13]. Pendant sa marche, il reçut des magistrats de Lacédémone une scytale[14] dans laquelle ordre lui était donné de prendre en même temps le commandement de l’armée de mer ; ce qui n’est jamais arrivé qu’au seul Agésilas. Aussi était-il sans contredit l’homme le plus grand et le plus illustre de son époque, comme l’a dit quelque part Théopompe. Toutefois, il aimait mieux devoir son illustration à son mérite qu’à sa puissance. Mais, en mettant Pisandre à la tête des forces navales, il commit une faute à notre lavis ; car il avait auprès de lui des officiers plus anciens et plus expérimentés ; et, au lieu de ne consulter que les intérêts de sa patrie, il voulut honorer un parent, et faire plaisir à sa femme, dont Pisandre[15] était le frère : voilà pourquoi il lui transmit la charge d’amiral.

Pour lui, il établit son armée dans le gouvernement de Pharnabaze ; et non-seulement il y vécut dans l’abondance de toutes choses, mais il y amassa d’immenses richesses. Puis, s’étant avancé jusqu’en Paphlagonie, il attira à lui le roi des Paphlagoniens, Cotys, lequel désirait son amitié, à cause de son mérite et de la confiance qu’il inspirait. Spithridate[16] avait aussi quitté Pharnabaze, et passé du côté d’Agésilas. Depuis lors il l’avait toujours accompagné dans ses courses et dans toutes ses expéditions. Ce Spithridate avait un fils, Mégabatès, fort bel enfant : Agésilas conçut pour lui une vive passion ; il avait aussi une fille jeune, belle et nubile : Agésilas engagea Cotys à l’épouser. Ensuite, ayant reçu de Cotys mille cavaliers et deux mille hommes d’infanterie légère, il s’en alla de nouveau dans la Phrygie, et se mit à ravager le pays du gouvernement de Pharnabaze. Celui-ci, loin de l’attendre, ne se fiant pas même a ses forteresses, et traînant partout avec lui presque tout ce qu’il avait de plus précieux et de plus cher, allait toujours se retirant, fuyant de position en position, jusqu’à ce qu’enfin Spithridate, qui l’observait de près, ayant pris avec lui le Spartiate Hérippidas, se rendit maître de son camp, et s’empara de toutes ses richesses. Mais Hérippidas se montra si âpre à rechercher ce qui avait été soustrait du butin, qu’il contraignit les Barbares à déposer leur part ; et, à force de chercher et de fureter partout, il irrita tellement Spithridate, que celui-ci s’en retourna à Sardes avec ses Paphlagoniens.

C’est, dit-on, la contrariété à laquelle Agésilas fut le plus sensible. Il était fâché de perdre un homme aussi brave que Spithriflate, et sa troupe qui n’était pas sans importance ; mais, en outre, il avait honte du reproche qu’on pouvait lui adresser d’une avarice mesquine et basse, quand il se piquait d’en être exempt et d’en garantir toujours sa patrie. Outre ces motifs apparents de regret, ce qui le tourmentait vivement, c’était l’amour que le jeune Mégabatès avait fait naître dans son cœur, quoiqu’en sa présence, fidèle à son ambition de n’être jamais vaincu, il combattît ses désirs de toutes ses forces. Un jour même que Mégabatès s’avançait pour le saluer et lui donner un baiser, il se détourna : l’enfant rougit et s’arrêta ; et, dans la suite, Mégabatès ne lui adressa plus son salut que de loin. À son tour, Agésilas en fut contrarié, et se repentit d’avoir évité ce baiser ; et il affecta de demander d’un air étonné pourquoi Mégabatès ne le saluait plus d’un baiser : « C’est toi qui en es cause, lui dirent ses amis, puisque tu n’as pas voulu souffrir, mais que tu as évité le baiser de ce bel enfant, comme si tu en avais eu peur. À présent même encore il se déciderait aisément à revenir au baiser, pourvu que tu ne recules plus devant ses caresses. » Agésilas, après être demeuré un temps pensif et silencieux : « Il est inutile que vous l’y engagiez, dit-il ; car le combat que je livre ici contre ce témoignage de sa tendresse, me fait plus de plaisir que si tout ce que j’ai devant moi se changeait en or. » Tel était Agésilas, tant que Mégabatès fut auprès de lui. Mais, quand Mégabatès fut parti, il brûla d’une passion ardente ; et, si cet enfant fût revenu et eût apparu devant lui, il n’est pas sûr qu’il eût eu la force de refuser ses baisers.

Quelque temps après, Pharnabaze désira s’aboucher avec lui ; et le Cyzicénien Apollophanès, qui était l’hôte de l’un et de l’autre, ménagea cette entrevue. Agésilas arriva le premier avec ses amis au lieu du rendez-vous ; et il s’assit à l’ombre sur un gazon épais, en attendant Pharnabaze. Quand celui-ci arriva, on lui étendit des peaux moelleuses et des tapis de diverses couleurs ; mais, par égard pour Agésilas, en le voyant ainsi étendu, il se coucha aussi à demi lui-même, comme il était, sur l’herbe, par terre, quoiqu’il portât une robe admirable pour la finesse du tissu et pour la teinture. Après les salutations réciproques, Pharnabaze prit la parole ; et certes, il ne manquait point de griefs à reprocher aux Lacédémoniens. Après leur avoir rendu les plus nombreux et les plus grands services dans la guerre contre Athènes, il les voyait maintenant ravager ses terres. Aussi les Spartiates baissaient la tête, tout honteux et tout embarrassés ; ce que voyant Agésilas, et sachant bien qu’en effet Pharnabaze avait à se plaindre : « Pharnabaze, dit-il, nous avons été les amis du roi, et alors nous avons agi en amis à l’égard de ce qui le concernait. Maintenant que nous sommes avec lui en guerre, nous agissons en ennemis. Et, comme tu es, en quelque sorte, une des propriétés du roi, il est naturel que nous cherchions à lui nuire dans ta personne. Mais, du jour que tu jugeras plus convenable de te dire l’ami et l’allié des Grecs que l’esclave du roi, dès lors regarde cette phalange, nos armes, nos vaisseaux, nous tous comme les gardiens de tes biens et de ta liberté, sans laquelle il n’est pour l’homme rien de beau, rien de désirable. » Pharnabaze lui découvrit alors sa pensée : « Pour moi, si le roi envoie un autre général, je suis à vous ; mais, s’il me conserve le gouvernement de ses provinces, je ne négligerai rien pour vous repousser et pour vous nuire, en combattant pour lui. » Charmé de cette réponse, Agésilas lui prit la main ; et, en se levant : « Plût au ciel, Pharnabaze, dit-il, qu’avec de pareils sentiments, tu fusses notre ami plutôt que notre ennemi ! »

Lorsque Pharnabaze s’en allait avec ses gens, son fils resta en arrière ; et, courant vers Agésilas, il lui dit en souriant : « Agésilas, je veux être lié avec toi d’hospitalité. » Et il lui offrit un javelot qu’il tenait à la main. Agésilas l’accepta ; et, charmé de la beauté et de l’amabilité du jeune homme, il regarda si quelqu’un de ceux qui se trouvaient là n’aurait pas quelque chose qu’il pût donner en présent à un si beau et si noble enfant ; et, voyant le cheval d’Adéus, son secrétaire, couvert d’une housse magnifique, il l’ôta aussitôt, et la donna au fils de Pharnabaze. Et jamais Agésilas n’oublia le trait généreux du jeune homme : loin de là, lorsque dans la suite, banni de la maison paternelle, ce fils de Pharnabaze, forcé par ses frères de s’exiler, se retira dans le Péloponnèse, Agésilas prit de lui le plus grand soin, et le servit même dans ses affections. Il aimait un jeune athlète athénien ; celui-ci, devenu grand et fort, était sur le point d’être mis hors de concours aux jeux olympiques[17] ; le Perse recourut à Agésilas, et l’implora en faveur du jeune homme. Agésilas voulant lui faire ce plaisir, conduisit la chose à bonne fin, quoique ce ne fût pas sans peine et sans beaucoup de démarches.

Rigoureux observateur des lois dans tout le reste, il pensait que, dans les rapports d’amitié, trop de justice n’est qu’un prétexte de refus. On cite même encore de lui un billet au Carien Hidriée ; le voici : « Si Nicias n’est point coupable, laisse-le aller ; s’il est coupable, pour l’amour de nous laisse-le aller encore ; dans tous les cas, laisse-le aller. » Tel était Agésilas en général dans ce qui concernait ses amis. Ce n’est pas toutefois que, dans l’occasion, il ne sût point préférer l’utilité commune : par exemple, obligé un jour de décamper avec précipitation, et d’abandonner malade dans le camp un jeune homme pour lequel il avait de l’amour, celui-ci le voyant s’en aller l’appelait et l’implorait. Agésilas se détourna en disant : « Oh ! qu’il est difficile d’être tout à la fois compatissant et sage. » Voilà ce que rapporte le philosophe Hiéronyme.

Déjà courait la deuxième année de son commandement ; et l’on parlait beaucoup d’Agésilas dans la haute Asie ; on célébrait, on admirait sa tempérance, sa simplicité, sa modération. Dans ses voyages, il choisissait pour sa demeure les temples les plus saints ; et les actions que nous craignons de laisser voir au public, lui il en faisait les dieux inspecteurs et témoins. Parmi tant de milliers de soldats, il n’eût pas été facile d’en trouver un qui eût un lit plus simple et plus mesquin que celui d’Agésilas. À l’égard du froid et de la chaleur, il les supportait si bien, qu’il semblait être le seul homme que les dieux eussent fait pour supporter également toutes les variétés des saisons. Mais le spectacle le plus agréable pour les Grecs d’Asie, c’était de voir les gouverneurs et les généraux qui leur pesaient tant, ces hommes insupportables, et qui regorgeaient de richesses et de voluptés, maintenant craintifs, faire leur cour à un homme vêtu d’un vieux manteau tout uni, s’accommoder et se métamorphoser sur une seule parole de lui, brève et laconique. Aussi allait-on répétant le mot de Timothée[18] :

Mars est un tyran ; la Grèce n’a pas peur de l’or[19].

L’Asie était en mouvement, et se laissait aller sur tous les points à la défection : il y régla les affaires des villes, y rétablit l’ordre convenable dans le gouvernement de chacune, sans envoyer un seul homme au supplice ou en exil. Puis il résolut de marcher en avant, d’éloigner la guerre des mers de la Grèce, d’aller forcer le roi à craindre pour sa personne et pour la félicité dont il jouissait dans Ecbatane et dans Suse, et de lui enlever d’abord tout loisir, de manière qu’il n’eut plus le temps de rester tranquillement assis dans son palais, soulevant à son gré des guerres parmi les Grecs, et corrompant les démagogues. Sur ces entrefaites arrive auprès de lui le Spartiate Épicydidas, annonçant que les Grecs menacent Sparte d’une guerre dangereuse, et que les éphores le rappellent et lui ordonnent de venir au secours de son pays.

Ô Grecs ! vous vous êtes ingéniés à inventer des maux barbares[20] !

Quel autre nom, en effet, donner à cette jalousie, à ce soulèvement général, à cette conjuration des Grecs contre eux-mêmes, qui leur fait arrêter tout court leur fortune dans la haute Asie, et retourner contre eux-mêmes leurs armes dirigées contre les Barbares, et la guerre déjà repoussée loin de la Grèce ? Je ne partage pas, pour moi, l’opinion du Corinthien Démarate, lequel croyait privés d’une grande satisfaction les Grecs qui n’avaient pas vu Alexandre assis sur le trône de Darius. Je crois plutôt qu’ils auraient eu raison de pleurer, en pensant qu’ils n’avaient procuré à Alexandre et aux Macédoniens cet honneur, que parce qu’ils avaient sacrifié les généraux de la Grèce à Leuctres, à Coronée, à Corinthe, en Arcadie.

Cependant jamais Agésilas n’a fait rien de plus fort ni de plus grand que l’acte même de sa retraite ; jamais il n’a donné un plus bel exemple de subordination et de respect pour la justice. Annibal, déjà malheureux, et qui se voyait de tous côtés poussé hors de l’Italie, ne se résigna qu’à grand’peine à entendre les vœux de ses concitoyens, qui l’appelaient pour repousser la guerre des portes de leur ville. Alexandre alla jusqu’à plaisanter en apprenant le combat d’Antipater contre Agis : « À ce qu’il paraît, mes braves gens, dit-il, tandis que nous vainquions ici Darius, il se livrait dans l’Arcadie une bataille de rats. » Ne doit-on donc pas estimer Sparte bien heureuse du respect d’Agésilas pour elle, et de sa docilité à ses lois ? La scytale ne lui est pas plutôt parvenue, que, laissant là tant de prospérité et de puissance réunies entre ses mains, d’espérances qu’il n’avait qu’à suivre, il y renonce, il s’embarque sur-le-champ, et part sans avoir terminé son entreprise, laissant aux alliés un vif regret de sa personne, et ayant surtout prouvé que Démostratus le Phéacien a eu tort de dire que les Lacédémoniens valent mieux en public, et les Athéniens en particulier. En effet, s’il s’est montré excellent roi et excellent général, il s’est montré meilleur encore et plus agréable dans ses rapports d’amitié et d’intimité à ceux qui l’ont connu dans sa vie privée. Comme la monnaie des Perses porte la figure d’un archer, il dit, en levant le camp, que le roi le chassait de l’Asie avec dix mille archers ; car c’était là la somme qu’on avait portée et distribuée aux démagogues d’Athènes et de Thèbes ; et ces dix mille pièces avaient mis les peuples en guerre contre les Spartiates.

Lorsqu’il eut franchi l’Hellespont, il entra dans la Thrace, sans demander le passage à aucun des peuples barbares. Seulement il envoyait s’enquérir de chacun d’eux s’ils voulaient qu’il traversât leur pays en ami ou en ennemi. Tous l’accueillirent avec amitié et lui firent cortège, chacun suivant son pouvoir. Il n’y eut que ceux qu’on appelle les Tralles[21], auxquels, à ce que l’on dit, Xerxès avait payé son passage sur leurs terres, qui exigèrent d’Agésilas, pour prix de son passage, cent talents d’argent[22] et autant de femmes. « Que ne sont-ils venus les recevoir tout de suite ? » répondit-il ironiquement. Puis il se porta en avant ; et, les ayant rencontrés en bataille, il les mit en déroute, et leur tua beaucoup de monde. Ses courriers allèrent proposer la même question au roi de Macédoine[23] ; et, celui-ci ayant répondu qu’il en délibérerait : « Hé ! ma foi ! qu’il délibère, dit-il ; nous autres, marchons toujours ! » Le roi, étonné et effrayé de son audace, l’engagea à passer en ami. Comme les Thessaliens étaient alliés aux ennemis de Sparte, il dévasta leur pays ; mais il envoya Xénoclès et Scythes proposer son amitié à ceux de Larisse. Ses députés furent arrêtés, et tenus en prison ; ce qui souleva l’indignation de l’armée. On était d’avis qu’Agésilas allât camper auprès de Larisse et en faire le siège ; mais lui : « Je ne voudrais pas payer la conquête de la Thessalie entière, répliqua-t-il, de la perte d’un de ces deux hommes. » Il entama des négociations, et il les recouvra tous les deux.

Cette parole n’est peut-être pas étonnante de la part d’Agésilas ; car il apprit un jour qu’une grande bataille avait eu lieu près de Corinthe, et qu’il y avait péri en un instant, un grand nombre de braves ; quoique fort peu de Spartiates fussent restés sur la place, il n’en fit paraître ni joie, ni orgueil ; mais, au contraire, il poussa un profond soupir en disant : « Hélas ! malheureuse Grèce, qui as détruit de tes propres mains tant d’hommes, qui, s’ils vivaient, seraient capables de vaincre tous les Barbares ensemble ! »

Les Pharsaliens étaient venus l’attaquer, et harcelaient son armée : il prit avec lui cinq cents cavaliers, commanda une charge, les mit en déroute, et éleva un trophée au pied du mont Narthacium. Cette victoire lui causa une satisfaction extrême, parce qu’avec une si petite troupe de gens de cheval qu’il avait formés lui-même, il avait vaincu ceux qui se vantaient le plus de leur supériorité dans la cavalerie.

Là il rencontra Diphridas, qui était éphore, et qui venait de Sparte pour lui ordonner d’envahir sur-le-champ la Béotie. Son intention était bien de le faire plus tard avec une armée plus considérable ; mais il ne crut pas devoir montrer la moindre désobéissance aux magistrats, et il dit à ceux qui étaient avec lui : « Le jour approche, pour lequel nous venons d’Asie. » Ensuite il fit venir deux compagnies des troupes qui campaient devant Corinthe. Cependant les citoyens qui étaient restés dans Lacédémone firent publier, pour lui faire honneur, que les jeunes gens qui voudraient aller au secours de leur roi n’avaient qu’a s’enrôler. Tous se présentèrent avec empressement : les magistrats choisirent et firent partir les cinquante plus robustes et le plus florissants de jeunesse.

Cependant Agésilas, après avoir franchi les Thermopyles, traversa la Phocide, qui était un pays ami, et entra en Béotie. Il assit d’abord son camp auprès de Chéronée ; mais tout à coup il vit le soleil s’éclipser, et prendre la forme d’un croissant[24] ; dans le même moment aussi il apprit la mort de Pisandre, vaincu dans un combat naval près de Cnide par Pharnabaze et Conon. Cette nouvelle l’affligea vivement, comme cela devait être, et à cause de Pisandre personnellement, et à cause de sa patrie ; mais, pour empêcher qu’elle ne jetât le découragement et l’épouvante parmi ses soldats au moment qu’ils marchaient à l’ennemi, il ordonna à ceux qui venaient de la mer de dire, au contraire, qu’on avait remporté une victoire navale. Lui-même il parut devant tout le monde couronné de fleurs ; il offrit un sacrifice d’actions de grâces, et il envoya à ses amis des portions des victimes.

Il se mit ensuite en marche ; et, lorsqu’il arriva près de Coronée, il vit les ennemis, qui le découvrirent en même temps. Alors il rangea ses troupes, et donna l’aile gauche aux Orchoméniens ; il se mit lui-même à la tête de la droite. Dans l’armée ennemie, les Thébains formaient la droite et les Argiens la gauche. Xénophon dit de cette bataille qu’il ne s’en livra pas de plus mémorable de son temps[25] : il était revenu d’Asie, et il combattait lui-même avec Agésilas dans cette journée. Toutefois, au premier choc il n’y eut de part ni d’autre une longue résistance : les Thébains eurent bientôt mis en fuite ceux d’Orchomène, et Agésilas les Argiens. Lorsque les deux partis apprirent que leur aile gauche était écrasée et en fuite, ils revinrent sur leurs pas. Dans ce moment la victoire était aisée et sans péril, s’il avait voulu lie pas s’opiniàtrer à combattre de front les Thébains, mais les laisser passer, les suivre, et les charger en queue. Emporté par son courage et son ambition de se signaler, il marcha droit à leur rencontre, décidé à les culbuter de vive force. Les Thébains le reçurent avec non moins de vigueur ; et le combat devint général et rude sur tous les points, mais particulièrement à l’endroit où il combattait lui-même au milieu des cinquante. Ce secours était arrivé au roi fort à propos ; et il leur dut son salut. Malgré leur bravoure dans le combat, et leur ardeur à se jeter au-devant des périls qui le menaçaient, ils ne purent le garantir des blessures ; et il reçut dans le corps, à travers ses armes, plusieurs coups de javeline et d’épée ; et c’est à grand’peine qu’ils parvinrent à l’enlever vivant. Alors ils serrèrent leurs rangs devant lui, et tuèrent beaucoup d’ennemis ; mais plusieurs d’entre eux aussi tombèrent. Cependant ce n’était pas petite affaire de mettre les Thébains en déroute ; et force leur fut de faire ce qu’ils n’avaient pas voulu d’abord. Ils ouvrirent leur phalange, et leur laissèrent un passage à travers leurs rangs ; puis, voyant les ennemis marcher avec moins d’ordre quand ils eurent dépassé leurs lignes, alors ils se mirent à leur suite, et les chargèrent en flanc, mais pourtant sans pouvoir les mettre en fuite. Les Thébains opérèrent leur retraite sur l’Hélicon, tout fiers d’un combat dans lequel ils étaient, quant à eux, restés invaincus.

Agésilas, quoique se trouvant fort mal de ses blessures, ne se retira pourtant dans sa tente qu’après s’être fait porter à l’endroit où était sa phalange, et avoir vu ses morts emportés tous sur leurs armes. Il y avait des ennemis qui s’étaient réfugiés dans le temple voisin : il commanda qu’on les laissât tous échapper. Près de là en effet était le temple de Minerve Itonienne[26], devant lequel s’élevait un trophée dressé jadis par les Béotiens, qui, sous la conduite de Sparton, avaient vaincu en cet endroit les Athéniens et tué Tolmide[27]. Le lendemain au point du jour, dans le but d’éprouver si les Thébains renouvelleraient le combat, il ordonna aux soldats de mettre des couronnes sur leurs têtes, aux musiciens de jouer de la flûte, à tous d’élever et d’orner un trophée pour monument de la victoire. Les Thébains lui envoyèrent demander la permission d’enlever leurs morts ; il conclut avec eux une trêve, et, la victoire ainsi assurée, il se fit transporter à Delphes, où l’on célébrait à cette époque les jeux pythiques. Il y fit la procession en l’honneur du dieu, et consacra la dîme du butin qu’il rapportait de l’Asie, et qui monta à cent talents[28].

De retour dans sa patrie, il y fut chéri de ses concitoyens, et fort considéré à cause de ses mœurs et de sa manière de vivre. On ne le voyait pas, comme la plupart des chefs d’expéditions, revenir de la terre étrangère tout autre qu’il n’était parti, entièrement changé par les mœurs des Barbares, rejetant les coutumes de son pays, et refusant de s’y conformer. Non ; autant que les Spartiates qui jamais n’avaient passé l’Eurotas, il aimait, il affectionnait les usages en vigueur ; et il ne changea rien à ses repas, à ses bains, à la parure de sa femme, aux ornements de ses armes, au luxe de sa maison : il y laissa toujours les mêmes portes, qui étaient pourtant si vieilles, qu’elles paraissaient être encore celles qu’y avait mises Aristodème[29]. Au rapport de Xénophon[30], le canathre de sa fille n’avait rien qui le distinguât de ceux des autres jeunes filles. On appelle canathres des chaises de bois en forme de griffons, de cerfs ou de boucs, dans lesquelles les filles se font transporter aux cérémonies publiques. Xénophon n’a pas écrit le nom de la fille d’Agésilas ; et Dicéarque s’indignait que nous ne connussions le nom ni de la fille d’Agésilas, ni de la mère d’Épaminondas. Mais nous avons trouvé dans les registres de Lacédémone que la femme d’Agésilas s’appelait Cléora, et ses filles, Apolia et Prolyta. On peut même encore voir de lui une lance conservée à Lacédémone : elle ne diffère en rien des autres. Cependant, comme il voyait des citoyens qui se croyaient quelque chose parce qu’ils nourrissaient des chevaux, et qui en étaient tout fiers, il engagea sa sœur Cynisca à monter sur un char, et à disputer le prix dans Olympie, voulant par là montrer aux Grecs que cette espèce de victoire n’est pas le fruit du mérite, mais des richesses et de la dépense.

Il avait près de lui le sage Xénophon, auquel il témoignait les plus grands égards ; il l’engagea à faire venir ses enfants à Lacédémone, et à les y faire élever, pour qu’ils y apprissent la plus belle des sciences, celle d’obéir et de commander.

Après la mort de Lysandre, Agésilas découvrit une ligue que celui-ci, à son retour d’Asie, avait aussitôt formée contre lui ; et d’abord il voulut faire connaître aux citoyens le caractère de Lysandre. Lysandre avait laissé dans ses papiers un discours écrit par Cléon d’Halicarnasse, que lui-même devait prendre et prononcer devant le peuple, et dont le but était de faire des changements et des réformes dans le gouvernement. Agésilas, l’ayant lu, se disposait à le produire en public ; mais un des sénateurs le lut aussi, et, redoutant l’influence qu’il pouvait exercer, lui conseilla de ne pas déterrer Lysandre, mais d’enterrer plutôt son discours avec lui. Agésilas suivit ce conseil, et demeura tranquille.

Pour ce qui est de ses ennemis politiques, il ne leur nuisait jamais ouvertement ; au contraire, il travaillait à faire charger toujours quelques-uns d’entre eux de commandements militaires ou d’autres emplois, et les mettait par là en position de montrer, dans l’exercice de leur pouvoir, leur méchanceté et leur avarice. Et puis, quand on les traduisait en justice, il leur venait en aide, les secondait de toutes ses forces ; et d’adversaires il s’en faisait des amis personnellement attachés à lui, tellement qu’il n’y eut plus personne qui lui fit de l’opposition.

L’autre roi, Agésipolis, parce qu’il était fils d’un banni[31], et d’ailleurs fort jeune et naturellement facile et modeste, se mêlait peu du gouvernement. Néanmoins Agésilas le fit, comme les autres, à sa main. Les rois mangent ensemble à une table commune quand ils sont à la ville. Connaissant donc qu’Agésipolis n’était pas moins que lui porté à l’amour, il amenait toujours la conversation sur les jeunes et beaux garçons : il tournait l’affection du jeune homme sur ce qu’il aimait lui-même, et il l’aidait dans sa passion. Dans ces amours lacédémoniennes, il n’y a rien de honteux ; il n’y a au contraire que pudeur, honnêteté, zèle pour la vertu, comme il a été écrit dans la Vie de Lycurgue.

Ainsi Agésilas exerçait dans l’État la puissance la plus étendue ; et il en usa pour faire donner le commandement de la flotte à Téleutias, son frère utérin. Puis, il marcha contre Corinthe, et il s’empara des longues murailles du côté de la terre, tandis que Téleutias s’en rendait maître du côté de la mer. Les Argiens, qui occupaient alors Corinthe, étaient en ce moment occupés à célébrer les jeux isthmiques. Ils venaient de sacrifier au dieu[32] lorsqu’Agésilas parut : il les chassa, et les força d’abandonner tous les préparatifs de la fête. Ceux des exilés de Corinthe qui se trouvaient présents le prièrent de présider les jeux ; mais il refusa : eux-mêmes ils les présidèrent et en accomplirent la célébration ; et il resta pour qu’ils pussent le faire en sûreté. Ensuite, lorsqu’il fut parti, les Argiens recommencèrent la célébration des jeux isthmiques : quelques-uns des athlètes qui avaient remporté le prix dans la première célébration vainquirent encore ; mais il y en eut qui, vainqueurs la première fois, furent la seconde fois portés comme vaincus sur les registres. Là-dessus Agésilas fit remarquer que les Argiens s’accusaient eux-mêmes d’une bien grande lâcheté, puisque, regardant comme un honneur si auguste et si grand la présidence des jeux, ils n’avaient pas osé combattre pour cet honneur.

Quant à lui il pensait que l’on doit garder un juste milieu dans ces sortes de choses. Il aimait à orner les chœurs et les jeux que l’on célébrait à Sparte ; il y assistait toujours avec tout l’empressement et le zèle désirables ; et il ne manquait à aucune des luttes des jeunes garçons et des jeunes filles. Mais les autres spectacles dont il voyait épris la plupart des hommes, il faisait semblant de ne pas s’y connaître. Un jour Callippidès, l’acteur tragique, qui était en grand ce nom et estime dans la Grèce, et recherché par tout le monde, le rencontra et le salua d’abord ; puis il se mêla fièrement à ceux qui se promenaient avec lui, cherchant à se faire remarquer, et comptant que le roi allait le distinguer par une attention particulière. À la fin, il lui dit : « Roi, ne me connais-tu donc pas ? » Et le roi tournant les yeux sur lui : « Mais, dit-il, n’es-tu pas Callippidès le dicélicte ? » C’est le nom que les Lacédémoniens donnent aux mimes. Une autre fois, on l’invitait à entendre un homme qui imitait le chant du rossignol ; et il refusa, disant : « J’ai entendu le rossignol lui-même. » Le médecin Ménécrate avait réussi dans quelques cures désespérées, et on l’avait surnommé Jupiter. Il se donnait lui-même arrogamment ce surnom ; et un jour il lui adressa une lettre avec cette suscription : « Ménécrate-Jupiter au roi Agésilas, salut. » Il lui répondit avec celle-ci : « Le roi Agésilas à Ménécrate, santé[33]. »

Tandis qu’il était dans les environs de Corinthe, et qu’après la prise du temple de Junon il regardait ses soldats emmener et emporter le butin, des députés arrivèrent de Thèbes pour lui proposer paix et amitié. Agésilas, qui avait toujours haï cette ville, croyant utile dans cette occasion de les traiter avec fierté, affecta de ne pas les voir ni les entendre quand ils furent près de lui. Mais il éprouva comme un effet de la vengeance divine. Les Thébains n’étaient pas encore partis, que des courriers vinrent lui annoncer qu’un corps de troupes avait été taillé en pièces par Iphicrate. C’était le plus grand échec qu’on eût éprouvé depuis longtemps : la perte en hommes était considérable ; et c’étaient des hoplites battus par des hommes armés à la légère, des Lacédémoniens par des mercenaires. Agésilas partit aussitôt pour les secourir ; mais, reconnaissant que c’en était fait, il retourna au temple de Junon, et, ayant fait venir les Béotiens, il leur donna audience. Les Béotiens, montrant à leur tour une égale fierté, ne firent plus mention de la paix, et ils demandèrent seulement qu’il les laissât entrer dans Corinthe. « Si vous voulez, dit Agésilas avec colère, voir vos ennemis s’enorgueillir de leurs succès, demain vous le pourrez à votre aise. » Et le lendemain il les prit avec lui, et se mit à ravager le territoire de Corinthe, et marcha même contre la ville, sans que les Corinthiens osassent sortir pour le repousser. Après les avoir ainsi convaincus que les Corinthiens manquaient de courage, il congédia l’ambassade. Lorsqu’il eut rallié les débris du corps d’armée détruit, il les reconduisit à Lacédémone, en se mettant en marche avant le jour, et ne s’arrêtant pour camper que quand la nuit était venue : c’était un moyen d’éviter que ceux des Arcadiens qui les haïssaient et qui leur portaient envie ne pussent leur montrer la joie qu’ils ressentaient.

Plus tard, pour faire plaisir aux Achéens, il envahit avec eux l’Acarnanie, chassa devant lui un butin considérable, livra bataille aux Acarnaniens et les vainquit. Mais, comme les Achéens le priaient de passer l’hiver dans le pays, pour empêcher les ennemis d’ensemencer leurs champs, il répondit qu’il ferait tout le contraire, parce qu’ils craindraient bien plus la guerre dans la belle saison, quand leurs terres seraient ensemencées. Ce qui arriva : une seconde expédition se fit contre eux ; et ils se réconcilièrent avec les Achéens.

Cependant Conon et Pharnabaze, maîtres de la mer avec la flotte du roi, tenaient bloqué tout le littoral de la Laconie ; les Athéniens avaient rebâti les murs de leur ville avec l’argent que leur fournissait Pharnabaze ; les Lacédémoniens crurent devoir faire leur paix avec le roi. Ils envoyèrent Antalcidas vers Tiribaze, et commirent alors l’acte le plus honteux et le plus déloyal, en abandonnant au roi les Grecs d’Asie, pour lesquels Agésilas avait combattu. Mais Agésilas n’eut aucune part au déshonneur de ce traité. Antalcidas était son ennemi, et il trouva bons tous les moyens de conclure la paix, par cela seul qu’Agésilas grandissait par la guerre, et que la guerre le rendait le plus illustre et le plus puissant de tous. Cependant, quelqu’un disant que les Lacédémoniens persistaient : « Ce sont plutôt les Mèdes qui laconisent, » repartit Agésilas. Ensuite, ceux qui ne voulaient pas accepter la paix, il les força, en les menaçant de la guerre, en la leur déclarant même, à se soumettre à tout ce que le roi décida : ce qu’il faisait surtout pour affaiblir les Thébains, qui étaient obligés par le traité de laisser la Béotie indépendante.

Il rendit cette intention manifeste par les événements qui suivirent. Lorsque Phœbidas eut commis l’acte odieux de se saisir de la Cadmée, en dépit des conventions et en pleine paix, tous les Grecs s’indignèrent, et les Spartiates mêmes furent vivement contrariés, mais particulièrement les adversaires politiques d’Agésilas. Ceux-ci demandaient avec colère à Phœbidas par quel ordre il avait agi ? Ils voulaient faire retomber le soupçon sur Agésilas. Agésilas ne craignit point de venir en aide à Phœbidas ouvertement : « Ce qu’il faut examiner dans ce fait, disait-il, c’est ceci : Est-il de quelque utilité ? Car tout ce qui est avantageux pour Lacédémone, il est beau de le faire de son propre mouvement, même sans ordre. »

Et pourtant, dans tous ses discours, il ne cessait de proclamer la justice comme la première des vertus. Suivant lui, le courage n’était d’aucune utilité sans la justice, et si tous les hommes étaient justes, on n’aurait pas besoin de courage. « Ainsi l’entend le grand roi, lui disait-on un jour. — Mais votre grand roi, répliqua-t-il, en quoi est-il plus grand que moi, s’il n’est plus juste ? » Et il avait raison ; et c’est une fort belle pensée, que la justice est comme une mesure royale, sur laquelle doit se mesurer la grandeur. Après que la paix eut été faite, le roi lui écrivit pour demander à se lier avec lui d’amitié et d’hospitalité : il ne reçut point la lettre, disant que l’amitié publique suffisait, et que, tant qu’elle subsisterait, on n’aurait pas besoin d’amitié particulière. Mais ces beaux sentiments, il ne les observait pas toujours dans ses actions en bien des circonstances ; souvent il se laissa emporter à son ambition et à son opiniâtreté, et particulièrement à sa haine persévérante contre les Thébains. Non content d’avoir sauvé Phœbidas, il persuada à sa patrie de prendre sur elle l’injustice du fait, de retenir la Cadmée, et de nommer chefs suprêmes des affaires et du gouvernement de Thèbes Archidas[34] et Léontidas, par le moyen desquels Phœbidas était entré dans la ville et s’était emparé de la citadelle.

Tout cela fit soupçonner incontinent que si Phœbidas était l’auteur du fait, Agésilas en avait été le conseiller. Les événements qui suivirent rendirent cette opinion incontestable. En effet, lorsque les Athéniens eurent chassé la garnison et délivré la ville, il leur reprocha le meurtre d’Archidas et de Léontidas, qui étaient bien polémarques de nom, mais de fait tyrans ; et il leur déclara la guerre. Agésipolis était mort à cette époque, et Cléombrotus régnait : c’est lui qui fut envoyé en Béotie à la tête d’une armée. Car Agésilas, qui avait passé l’âge de puberté depuis quarante ans, et qui était alors exempt du service militaire, suivant les lois, refusa de se charger de cette expédition, honteux qu’il eut été si, après avoir tout récemment fait la guerre contre les Phliasiens pour des exilés, on l’eût vu malmener les Thébains pour la cause des tyrans.

Or, il y avait un certain Sphodrias, Lacédémonien, du parti opposé à Agésilas, et alors harmoste[35] de Thespies. C’était un homme qui ne manquait pas d’audace ni d’ambition, mais tout plein de hautes espérances plus que de bonnes pensées. Désireux de se faire un grand nom, et s’imaginant que Phœbidas s’était acquis beaucoup de gloire et de célébrité par son audacieuse entreprise sur Thèbes, il se persuada que ce serait un coup bien plus beau et d’une bien plus grande portée d’aller de lui-même surprendre le Pirée, et de priver Athènes de toute communication avec la mer, en attaquant ce point par terre à l’improviste. C’était, à ce qu’on rapporte, une machination des béotarques Pélopidas et Melon. Ceux-ci lui adressèrent quelques personnes qui, affectant beaucoup de dévouement au parti des Lacédémoniens, comblèrent d’éloges Sphodrias, et, le grandissant à ses propres yeux comme seul digne d’une aussi grande entreprise, l’excitèrent et le décidèrent à s’en charger. Cet acte n’était pas moins injuste ni moins contraire à toutes les lois que l’autre ; mais il ne fut exécuté ni avec la même audace ni avec le même succès. Sphodrias avait espéré attaquer le Pirée pendant la nuit ; et le jour parut et le surprit qu’il était encore dans la plaine de Thriasi[36]. On dit que ses soldats, à la vue d’une lumière qui brillait sur quelques temples d’Éleusis, furent saisis d’épouvante ; lui-même perdit son assurance dès qu’il lui fut impossible de cacher sa marche ; et, après avoir fait un faible butin, il se retira tout honteux et sans gloire dans Thespies. Pour ce fait, des accusateurs furent envoyés contre lui d’Athènes à Sparte ; mais ceux-ci trouvèrent que les magistrats n’avaient pas atttendu qu’on vînt accuser Sphodrias, et qu’ils l’avaient déjà traduit en justice comme coupable d’un crime capital. Quant à lui, il résolut de ne pas se présenter au jugement ; car-il redoutait la colère de ses concitoyens, que la vue des Athéniens faisait rougir, et qui voulaient paraître avoir souffert comme eux de cette injuste agression, pour n’en point paraître les complices.

Sphodrias avait un fils nommé Cléonyme, jeune et beau garçon, qui était aimé d’Archidamus, fils du roi Agésilas. Archidamus partagea, comme cela était naturel, sa peine et son inquiétude sur le danger de son père ; mais il lui était impossible de solliciter pour lui et de l’aider ouvertement, parce que Sphodrias était un des adversaires politiques d’Agésilas. Cléonyme alla le trouver, et, par ses prières et ses larmes, l’engagea à concilier à sa famille la bienveillance d’Agésilas, l’adversaire qu’ils redoutaient surtout. Pendant trois ou quatre jours Archidamus, qui était fort respectueux et craintif devant Agésilas, le suivit partout, mais en silence. À la fin pourtant, le jour du jugement étant proche, il prit sur lui de dire à Agésilas que Cléonyme l’avait prié d’inter-céder pour son père. Agésilas connaissait l’inclination de son fils, et il ne l’en détournait point, parce que Cléonyme, dès son enfance, faisait espérer qu’il serait honnête homme autant que qui que ce fût. Néanmoins, quand il entendit la demande d’Archidamus, il ne lui donna à espérer rien de bon, aucune grâce ; il répondit seulement qu’il examinerait ce qu’il serait beau et honorable de faire, et il s’en alla. Archidamus, retenu par l’amour-propre, s’abstint d’aller chez Cléonyme, quoiqu’il eût coutume de le faire auparavant plusieurs fois par jour. Dès lors la famille de Sphodrias désespéra de lui plus que jamais, jusqu’à ce qu’enfin Étymoclès, un des amis d’Agésilas, dans une conversation, leur mit à nu la pensée du roi : tout en blâmant l’acte autant que personne, il regardait d’ailleurs Sphodrias comme un homme brave, et il voyait que l’État avait besoin de pareils hommes. C’étaient, en effet, les propos que tenait partout Agésilas au sujet de cette affaire, par complaisance pour son fils. Cléonyme reconnut alors le zèle qu’Archidamus avait mis à le servir ; et les amis de Sphodrias, ayant repris confiance, lui revinrent en aide.

Agésilas avait pour ses enfants une affection extrême. On raconte que, quand ses enfants étaient petits, il partageait leurs jeux, et allait, comme eux, à cheval sur un roseau. Un de ses amis l’ayant trouvé un jour dans cette posture, il le pria de n’en parler à personne avant d’être lui-même devenu père.

Sphodrias fut absous, et les Athéniens n’en eurent pas plutôt été informés qu’ils résolurent la guerre. On blâma vivement Agésilas d’avoir empêché, par complaisance pour un désir inopportun et puéril de son fils, un jugement juste, et rendu sa patrie coupable d’une aussi grande iniquité aux yeux des Grecs.

Comme il voyait que Cléombrotus ne montrait point d’ardeur à faire la guerre aux Thébains, il renonça au bénéfice de la loi, dont il avait profité auparavant au sujet de cette expédition même, et dès lors il se jeta en Béotie. Il fit beaucoup de mal aux Thébains, mais non sans en éprouver lui-même. Antalcidas, le voyant blessé, lui dit : « Le beau prix de tes leçons que te paient les Thébains, pour leur avoir appris à combattre quand ils ne pouvaient et ne savaient pas le faire ! » On dit, en effet, que les Thébains furent en ce temps-là plus guerriers qu’ils ne l’avaient jamais été, comme si les fréquentes expéditions des Lacédémoniens contre eux les eussent exercés et formés. C’est dans cette vue que Lycurgue l’ancien, dans ce qu’on appelle ses Trois Rhètres[37], détendit de marcher souvent contre les mêmes ennemis, pour ne pas leur apprendre à faire la guerre.

Agésilas déplaisait même aux alliés de Lacédémone, qui disaient que, s’il cherchait à détruire les Thébains, ce n’était point pour quelque grief public, mais pour satisfaire une certaine rancune, et par un motif de jalousie opiniâtre. « Nous n’avons que faire, disaient-ils, à courir tous les ans de côté et d’autre, à suivre, en si grand nombre, une poignée de Lacédémoniens. » On rapporte qu’Agésilas, pour leur montrer ce qu’était en réalité leur nombre, imagina ce moyen : Il commanda que les alliés se plaçassent assis tous ensemble d’un côté, et les Lacédémoniens seuls de l’autre côté ; puis il fit crier l’ordre de se lever d’abord aux potiers, et ils le firent ; même commandement fut fait en second lieu aux forgerons, puis aux charpentiers, ensuite aux maçons, enfin aux hommes des divers métiers tour à tour ; et ainsi se levèrent presque tous les alliés, mais non pas un seul Lacédémonien ; car il leur était interdit d’exercer aucun art, d’apprendre aucun métier. « Vous voyez, mes braves, gens, leur dit Agésilas en riant, combien nous envoyons plus de soldats que vous ! »

À Mégare, lorsqu’il ramenait son armée de Thèbes à Sparte, au moment où il montait à la citadelle pour se rendre au quartier général, il éprouva tout à coup un tiraillement et une vive douleur à la jambe qui n’était pas blessée. Elle en devint tout enflée, paraissant pleine de sang, et présentant une inflammation extrême. Un médecin de Syracuse lui ouvrit la veine au-dessous de la cheville, et les souffrances cessèrent ; mais le sang jaillissait et coulait toujours sans qu’on pût l’arrêter, de sorte qu’il tomba dans une défaillance profonde, et qu’il se trouva en grand danger. On parvint enfin à étancher le sang ; et l’on transporta Agésilas à Lacédémone, où il resta longtemps malade et incapable de diriger aucune expédition. Pendant ce temps-là les Spartiates essuyèrent sur terre et sur mer plusieurs échecs, dont le plus considérable fut celui de la journée de Leuctres[38] : c’était la première fois que les Thébains les eussent défaits en bataille rangée.

C’est pourquoi il parut bon à tous de faire une paix générale ; et des députés de la Grèce se réunirent à Lacédémone, pour en régler les conditions. Parmi eux se trouva Épaminondas, déjà célèbre par son savoir et sa philosophie, mais qui n’avait pas encore donné des preuves de son habileté militaire. Épaminondas voyait tous les autres plier sous Agésilas ; pour lui, usant d’une grande noblesse d’âme et d’une entière liberté de parole, il prononça un discours non pas en faveur des Thébains, mais de toute la Grèce en général, et dans lequel il fit voir que la guerre servait à l’accroissement de Sparte, par cela même que tous les autres peuples en souffraient. Il conseillait donc de faire la paix en lui donnant pour base l’égalité et la justice, parce qu’elle ne pouvait être solide qu’autant qu’il y aurait un égal avantage pour tous.

Les Grecs l’écoutaient avec une admiration extrême, et partageaient son avis. Ce que voyant Agésilas, il lui demanda s’il croyait qu’il y eut justice et égalité à ce que la Béotie fût indépendante. Épaminondas, à son tour, lui demanda soudain, et avec franchise et liberté, si lui aussi il croyait qu’il y eût justice que la Laconie fût indépendante. Agésilas en colère s’élança de son siège : « Dis-moi nettement, s’écria-t-il, si tu laisseras la Béotie libre. — Dis-moi nettement, répliqua Épaminondas, en reprenant ses paroles, si tu laisseras libre la Laconie. » Agésilas s’emporta si fort, et il fut si satisfait de ce prétexte, qu’il effaça aussitôt du traité de paix le nom des Thébains, et leur déclara la guerre. Quant aux autres Grecs, il les invita à se retirer après avoir signé leurs conventions, et à s’en remettre à la paix de ce qui pouvait se guérir, et à la guerre de ce qui était incurable ; car il était difficile de purger et de terminer toutes les choses en discussion.

En ce temps-là Cléombrotus se trouvait dans la Phocide avec une armée ; les éphores lui envoyèrent sans retard l’ordre de marcher sur les Thébains. Ils dépêchèrent de tous côtés des députés chargés de rassembler » leurs alliés, qui ne montraient guère d’ardeur et qui, ne faisant cette guerre que contre leur gré, n’osaient cependant pas encore refuser aux Lacédémoniens leurs services et leur obéissance. Une foule de présages sinistres précédèrent cette guerre, comme il a été écrit dans la Vie d’Épaminondas[39], et le Lacédémonien Prothoüs s’opposait à l’expédition : néanmoins Agésilas ne relâcha rien de sa résolution, et il fit décréter la guerre. Il espérait que, la Grèce aidant, alors qu’elle était toute indépendante et que l’on avait mis les Thébains hors du traité, c’était le moment de se venger d’eux. Ce qui prouve que cette expédition fut entreprise par colère plus que par réflexion, c’est la précipitation qu’on y mit : les articles du traité avaient été signés dans Lacédémone le quatorze du mois Scirrophrion[40], et, à vingt jours de là, le cinq Hécatombéon[41], eut lieu la défaite de Leuctres. Il y périt mille Lacédémoniens, et le roi Cléombrotus, et, autour de lui, les Spartiates les plus braves, parmi lesquels le beau Cléonyme, fils de Sphodrias. On raconte qu’il tomba trois fois devant le roi, que trois fois il se releva, et qu’enfin il expira en combattant contre les Thébains.

C’était pour les Lacédémoniens un revers bien inattendu, et pour les Thébains un succès au-dessus de leur réputation, et tel que jamais Grecs n’en avaient obtenu un pareil dans une affaire contre des Grecs. Cependant la ville vaincue ne se montra ni moins grande ni moins admirable par sa vertu que la ville victorieuse. Xénophon dit[42] que les passe-temps et les paroles des gens de bien, même celles qui leur échappent dans le vin et quand ils s’amusent, ont toujours quelque chose qui est bon à retenir ; et il a raison. Mais il n’est pas moins important, ou plutôt il l’est beaucoup plus d’observer et de contempler, chez les gens de bien, ce qu’ils font et ce qu’ils disent dans l’adversité, en montrant une noble constance. Il arriva qu’on célébrait alors une fête à Lacédémone ; la ville était remplie d’étrangers venus pour assister aux gymnopédies ; les chœurs se disputaient le prix dans le théâtre. À ce moment apparurent des gens qui annonçaient le revers de Leuctres. Les éphores virent bien sur-le-champ que cet événement gâtait leurs affaires, et que l’empire de la Grèce était perdu pour eux ; cependant ils ne laissèrent pas le chœur quitter la scène, ni la ville changer rien à son air de fête : seulement ils firent porter dans les maisons, à tous les parents, les noms des morts, et restèrent au théâtre pour achever le spectacle et les exercices des chœurs. Le lendemain matin, quand on eut la liste certaine de ceux qui survivaient et de ceux qui avaient péri, les pères, tous les parents des morts, descendirent dans la place publique, où ils s’embrassèrent d’un air de gaieté, pleins de courage et de joie. Au contraire, les parents des survivants restaient comme en deuil dans leurs maisons avec leurs femmes ; et, si quelqu’un d’eux se trouvait dans la nécessité de sortir, on voyait à son extérieur, à sa voix, à son regard, son abattement et son humiliation. Mais ce sont les femmes surtout qu’il eût fallu voir et observer : celle-ci attendait son fils ; il vivait, il allait revenir du combat, et elle était abattue et muette ; celles-là, leurs fils avaient péri, disait-on, et elles couraient aux temples, et elles s’abordaient avec gaieté et en se félicitant les unes les autres.

Cependant les alliés avaient fait défection ; on s’attendait à voir Épaminondas, vainqueur et fier de sa victoire, se jeter dans le Péloponnèse. Et le peuple se rappela les anciens oracles sur le règne boiteux : il tomba dans le découragement et la superstition, persuadé que les malheurs de l’État venaient de ce qu’on avait repoussé de la royauté un homme ferme sur ses deux pieds, et préféré un roi boiteux et estropié ; ce dont la divinité leur avait recommandé de se garder soigneusement et par-dessus toute chose. Néanmoins, ses qualités, son mérite, sa gloire faisaient qu’on l’employait et comme roi et comme général à la guerre, et même, dans les embarras politiques, comme un médecin et un arbitre. Ceux qui avaient montré de la lâcheté dans le combat, et auxquels on donne le nom de trembleurs, étaient nombreux et puissants ; et l’on hésitait à les noter d’infamie suivant les lois, de crainte qu’ils ne fissent quelque révolution. Non-seulement la loi les écarte de toute charge, mais c’est une honte de recevoir d’eux ou de leur donner une femme. Tous ceux qui les rencontrent peuvent les frapper, et ils le souffrent ; ils vont et viennent avec une mise négligée et méprisable, couverts de manteaux rapiécés et de couleurs sombres ; ils rasent la moitié de leur barbe et laissent croître le reste. Il y avait donc du danger à laisser dans la ville un si grand nombre d’hommes en cet état, et quand on avait tant besoin de gens de guerre. On élut Agésilas pour législateur.

Sans rien ajouter, sans rien retrancher, ni changer aux coutumes, il se contenta de venir dans l’assemblée des Lacédémoniens, et dit : « Il faut aujourd’hui laisser dormir les lois ; mais dès demain on leur rendra toute leur autorité. » Et par ce moyen il conserva à l’État ses lois et sauva l’honneur des citoyens. Ensuite, pour guérir la jeunesse du découragement et de la consternation du moment, il envahit l’Arcadie ; et, tout en évitant avec le plus grand soin d’en venir à un combat avec les ennemis, il prit aux Mantinéens une petite ville, et courut le pays. Sparte se sentit par là un peu consolée, et reprit une meilleure idée de l’avenir, en reconnaissant qu’elle n’était pas encore perdue sans ressource.

Peu de temps après Épaminondas entra dans la Laconie avec les alliés de Thèbes : son armée se composait d’au moins quarante mille hoplites ; mais une foule de gens légèrement armés ou sans armes la suivaient pour piller. Ainsi la Laconie fut envahie par soixante-dix mille hommes en tout. Il n’y avait pas moins de six cents ans que les Doriens étaient venus s’établir à Lacédémone ; et, depuis ce temps, c’était alors la première fois que des ennemis eussent osé mettre le pied sur son territoire. Mais alors on se jeta sur cette terre qui n’avait jamais été ravagée, qui était restée toujours intacte ; et elle fut livrée aux flammes et au pillage jusqu’aux rives du fleuve, sans que personne sortît de la ville. En effet, Agésilas ne permit point que les Lacédémoniens allassent combattre, comme dit Théopompe, un tel flot, un tel torrent de guerre. Après avoir distribué ses hoplites dans le centre et sur les points les plus forts de la ville, il entendit froidement les menaces et les bravades des Thébains, qui le provoquaient par son nom, et le pressaient de combattre pour son pays, puisqu’il était cause de ces désastres, puisque c’était lui qui avait allumé la guerre.

Mais ce qui, non moins que tout cela, affligeait Agésilas, c’était le trouble qui régnait à l’intérieur, les clameurs, les allées et venues des vieillards exaspérés de ce qu’ils voyaient, des femmes qui ne pouvaient tenir en place et couraient tout éperdues, effrayées des cris et des feux des ennemis. Une chose le chagrinait encore, c’était ce qu’on penserait de lui : en devenant roi il avait reçu sa ville très-grande et très-puissante, et il voyait la dignité de Sparte se rapetisser entre ses mains ; et il voyait démentir ce mot si orgueilleux qu’il avait lui-même si souvent prononcé : « Jamais Lacédémonienne n’a vu la fumée d’un camp ennemi. » On rapporte aussi que, dans une discussion sur la bravoure des deux peuples, un Athénien disait à Antalcidas : « Nous du moins, nous vous avons plusieurs fois chassés des bords du Céphise. — Et nous, repartit Antalcidas, jamais nous n’avons eu à vous chasser des bords de l’Eurotas. » Un Spartiate de condition obscure fit à un Argien une réponse à peu près semblable. « Beaucoup des vôtres, disait l’un, gisent dans la terre argolique. — Mais, répliqua l’autre, pas un des vôtres dans la terre laconienne. »

Plusieurs écrivains rapportent qu’Antalcidas, qui était alors éphore, fit passer ses enfants dans Cythère[43] par crainte des événements. Pour Agésilas, comme les ennemis se mettaient en devoir de traverser le fleuve, et de forcer le passage vers la ville, il rangea ses troupes en bataille sur les hauteurs qui sont au milieu de la ville, et abandonna tous les autres points. À cette époque, les eaux de l’Eurotas étaient dans leur plus grande crue, par suite de la fonte des neiges ; et, ce qui rendait le passage difficile pour les Thébains, c’était moins, encore la rapidité des eaux que leur température glaciale. Néanmoins, Épaminondas traversait le fleuve à la tête de son infanterie, et quelques personnes le montraient à Agésilas. Celui-ci, à ce qu’on rapporte, resta longtemps les yeux fixés sur lui ; et, quand il détourna la tête, il ne dit que ces mots : « Quel homme entreprenant  ! » L’ambition d’Épaminondas était de livrer un combat dans la ville, et d’y ériger un trophée ; mais il ne put faire quitter à Agésilas sa position, et l’attirer à lui. Alors il repassa la rivière, et se remit à faire le dégât par la plaine.

Dans Lacédémone, cependant, il y avait des gens méchants et depuis longtemps malintentionnés. Au nombre d’environ deux cents ils formèrent un complot, et se saisirent de la hauteur d’Hissorium, où était le temple de Diane, position forte, et d’où il eût été difficile de les chasser. Les Lacédémoniens voulaient pourtant courir aussitôt sur eux ; mais Agésilas redouta les suites de ce mouvement. Après avoir ordonné aux siens de demeurer en repos, il s’en alla lui-même couvert seulement de son manteau, sans armes, et avec un seul serviteur ; et, en s’avançant vers eux, il leur cria qu’ils avaient autrement entendu qu’il n’avait commandé : « Ce n’est pas là que l’ordre était de vous rendre, ni tous ensemble ; mais les uns sur ce point, leur disait-il en désignant de la main une position différente, et les autres sur ces autres points de la ville. » Ces gens, enchantés de l’entendre parler de la sorte, parce qu’ils croient leur complot ignoré, se séparent, et s’en vont dans les postes qu’il leur désignait. Pour lui, il fit venir sur-le-champ d’autres troupes, qui occupèrent l’Hissorium ; puis il fit arrêter et mettre à mort pendant la nuit une quinzaine de ces conjurés.

Un autre complot plus sérieux fut ensuite découvert : il était tramé par des Spartiates qui se réunissaient secrètement dans une maison, pour chercher les moyens d’opérer une révolution dans le gouvernement. Dans des conjonctures aussi critiques, il était embarrassant de les juger, et non moins de les négliger et de les laisser se livrer à leurs mauvais desseins. Agésilas, après en avoir délibéré avec les éphores, les fit mourir sans jugement, quoique jusqu’alors jamais un Spartiate n’eût subi la peine de mort sans condamnation. On avait enrôlé et armé les hommes des campagnes voisines et les Hilotes ; beaucoup d’entre eux s’enfuirent de la ville dans le camp ennemi, et cette désertion jetait un grand découragement parmi les Spartiates. Sur les instructions d’Agésiias, ses serviteurs s’en allèrent le matin avant le jour aux lits des transfuges, enlever les armes qu’ils y avaient laissées, et ils les cachèrent pour qu’on ne connût point leur nombre.

La plupart des historiens écrivent que les Thébains évacuèrent la Laconie parce que l’hiver venait, et que les Arcadiens commençaient à s’en aller et à s’écouler en désordre. Suivant d’autres, ils y restèrent trois mois entiers à dévaster presque tout le pays. Au rapport de Théopompe, les béotarques avaient déjà résolu de partir, lorsqu’il arriva un Spartiate nommé Phrixus, qui leur apportait, de la part d’Agésiias, dix talents[44] pour prix de leur retraite ; tellement qu’en faisant ce à quoi ils étaient déterminés depuis longtemps, ils reçurent encore de l’ennemi des frais de route. Toutefois je ne sais trop comment les autres historiens eussent ignoré ce fait, et qu’il eût été connu du seul Théopompe.

Mais ce qui est avoué de tout le monde, c’est que Sparte dut son salut à Agésilas, lequel renonça à ses deux passions innées, l’ambition et l’opiniâtreté, et ne songea plus qu’à la sûreté publique. Quant à la puissance et à la gloire de sa patrie, il lui fut impossible de les relever de cette chute. Comme il arrive à un corps sain qui a toujours observé un régime trop exact et sévère, une seule faute, en détruisant l’équilibre, fit pencher et décliner toute la bonne fortune ile la ville ; et cela devait être. Son gouvernement était parfaitement organisé pour la paix, la vertu, la concorde ; dès qu’on ajouta à Sparte des provinces, des empires conquis par la force, dont Lycurgue croyait qu’elle n’avait nul besoin pour vivre heureuse, elle s’en alla en décadence.

Agésilas avait renoncé au commandement des armées à cause de sa vieillesse. Mais Archidamus, son fils, ayant reçu un secours du tyran de Sicile, gagna sur les Arcadiens ce que l’on a appelé la bataille sans larmes, parce qu’il ne perdit aucun des siens, et tua beaucoup de monde à l’ennemi. Or, cette victoire même prouva l’affaiblissement de la ville. Jusqu’alors on regardait comme une chose ordinaire et propre aux Spartiates de vaincre leurs ennemis ; de sorte que l’on n’immolait publiquement aux dieux qu’un coq en reconnaissance d’une victoire : ceux qui s’étaient trouvés au combat ne s’en vantaient point, et la nouvelle n’en causait point aux autres une joie excessive. Même lors de cette bataille de Mantinée que Thucydide a racontée, les magistrats envoyèrent à celui qui le premier était venu annoncer la victoire, pour prix de sa bonne nouvelle, une portion de viande du repas commun, et rien autre chose. Mais cette fois, lorsqu’on eut reçu la nouvelle de la bataille, et qu’Archidamus approcha de la ville, il n’y eut personne qui fut maître de soi : son père, le premier, alla au-devant de lui en versant des larmes de joie, et suivi des magistrats. Les vieillards et les femmes descendirent jusqu’au fleuve, tendant les mains et adressant des actions de grâces au ciel, comme si Sparte eût effacé son déshonneur, et qu’elle vît renaître les beaux jours de sa gloire. On dit en effet que, jusqu’à ce moment, les hommes n’osaient plus regarder même leurs femmes en face, tant ils étaient honteux de leurs défaites.

Lorsque Épaminondas rebâtit Messène, et que les anciens habitants y revinrent de tous côtés, les Lacédémoniens n’osèrent pourtant point livrer de combat pour empêcher l’accomplissement de ce fait. Mais ils savaient très-mauvais gré à Agésilas d’avoir laissé enlever à Sparte un pays non moins étendu que la Laconie, qui l’emportait en fertilité sur toutes les autres parties de la Grèce, et dont ils avaient eu si longtemps la jouissance. Et voilà justement pourquoi, quand les Thébains offrirent d’eux-mêmes la paix, Agésilas la refusa : il ne voulait pas leur céder, par un traité, un pays que déjà ils possédaient. Mais, en s’opiniâtrant à ne pas renoncer à ces terres, il faillit perdre Sparte même, par un stratagème de son ennemi. Les Mantinéens s’étaient de nouveau détachés des Thébains, et ils avaient appelé à eux les Lacédémoniens. Épaminondas, informé qu’Agésilas était parti avec l’armée, et qu’il s’avançait, décampa lui-même de Tégée pendant la nuit, à l’insu des Mantinéens, et marcha à la tête de toutes ses forces sur Lacédémone. Il prit un autre chemin que celui que tenait Agésilas ; et peu s’en fallut qu’il ne surprît la ville déserte, et qu’il ne s’en emparât. Mais Euthynus de Thespies, suivant Callisthène, un Crétois, suivant Xénophon, en ayant porté la nouvelle à Agésilas, celui-ci dépêcha sur-le-champ un courrier à ceux de la ville pour les en avertir ; et lui-même il suivit de près son courrier dans Sparte. Quelques moments après, les Thébains passaient l’Eurotas, et attaquaient la ville. Agésilas la défendit avec une vigueur extrême et au-dessus de son âge. Ce n’était plus, il le voyait bien, comme dans l’occasion précédente, le moment de prendre toutes ses sûretés, de se tenir sur ses gardes : il fallait de l’audace et du désespoir, deux moyens auxquels, jusqu’alors, il n’avait jamais eu confiance, et qu’il n’avait jamais employés. Et ce sont les seuls par lesquels, dans cette conjoncture, il repoussa le danger, arracha la ville des mains d’Épaminondas, éleva un trophée, et fit voir aux enfants et aux femmes les Lacédémoniens payant à la patrie, leur nourrice, le plus beau salaire des soins donnés à leur enfance. Archidamus se signala entre tous par sa vaillance : on le voyait, grâce à son courage et à son agilité, courir, par de petites rues détournées, sur tous les points où les troupes étaient pressées, et partout arrêter l’ennemi avec un petit nombre de braves. D’un autre côté, Isadas, fils de Phœbidas, se fit singulièrement admirer non-seulement de ses concitoyens, mais même des ennemis. C’était un jeune homme fort beau de figure, d’une taille élevée, et à cet âge où l’homme, en passant de la puberté à l’état d’homme fait, est paré de toutes les grâces de la jeunesse. Tout nu, sans armes défensives, sans aucun vêtement, le corps frotté d’huile, tenant d’une main un javelot, de l’autre une épée, voilà comme il était accouru de sa maison : il s’était fait jour à travers les combattants, il avait chargé les ennemis, frappant et renversant tout ce qu’il rencontrait. Il ne reçut pas une seule blessure, soit que la divinité le protégeât à cause de sa vertu, soit que les ennemis crussent voir en lui un être supérieur à l’humanité. On rapporte que les éphores lui décernèrent pour cela une couronne, mais qu’ensuite ils le condamnèrent à une amende de mille drachmes[45] pour avoir eu la témérité d’affronter le péril sans son armure.

Peu de jours après il se livra auprès de Mantinée une bataille dans laquelle Épaminondas, ayant forcé les premières lignes, continuait de presser ses ennemis pour décider leur déroute. Dans ce moment le Lacédémonien Anticratès l’attendit de pied ferme, et le perça de sa pique, suivant le récit de Dioscoride[46]. Toutefois, les Lacédémoniens appellent encore aujourd’hui Machériones les descendants d’Anticratès ; ce qui prouverait que c’est de son épée qu’il le frappa[47]. On fut si étonné, si joyeux, vu la frayeur qu’inspirait Épaminondas pendant sa vie, qu’on décerna à Anticratès des honneurs et des présents, et qu’on affranchit sa postérité de tout impôt, privilège dont jouit encore de nos jours Cailicrate, un des descendants d’Anticratès.

Après cette bataille et la mort d’Épaminondas, les Grecs firent une paix générale. Mais Agésilas voulut exclure du traité les Messéniens, sous prétexte qu’ils n’avaient pas de ville. Les autres peuples ayant compris les Messéniens dans le traité et reçu leur serment, les Lacédémoniens se séparèrent d’eux, et continuèrent seuls la guerre, dans l’espérance de recouvrer la Messénie. Aussi Agésilas passa-t-il pour un homme violent, entêté, insatiable de guerres, qui s’en allait minant par tous les moyens et renversant cette paix générale, et qui, faute d’argent, se mettait dans la nécessité de vexer ses amis et ses concitoyens par des emprunts et des taxes onéreuses. N’aurait-il pas dû, disait-on, puisque les circonstances le permettaient, se dégager d’une position mauvaise, au lieu de faire feu des quatre pieds pour recouvrer les terres et les revenus de la Messénie, après avoir laissé tomber de ses mains une puissance si grande, la domination de tant de villes, l’empire de la terre et de la mer ?

Il se déshonora plus encore en se vendant à Tachos, général des Égyptiens. Certes on ne pouvait trouver beau pour un homme réputé le plus brave de la Grèce, et qui avait rempli de son nom toute la terre, qu’il livrât à un homme rebelle à son roi, à un Barbare, sa personne, son nom, sa gloire, pour de l’argent, et qu’il s’en allât jouer le rôle d’un mercenaire, d’un Chef de bande au service de l’étranger. Bien plus, quand même à l’âge de quatre-vingts ans au moins, le corps tout criblé de blessures, il eût encore voulu se charger, pour la liberté de la Grèce, de conduire quelque expédition honorable, cette ambition à son âge n’eût pas été tout à fait irrépréhensible. Ce qui est beau en soi a encore sa saison propre et son temps ; et en général c’est surtout un juste milieu qui fait la différence entre le beau et le honteux. Telle n’était point la manière de penser d’Agésilas : aucune fonction publique ne lui paraissait au-dessous de sa dignité ; il eût trouvé plutôt indigne de lui de mener dans la ville une vie oisive, et de rester là assis à attendre la mort. Aussi rassembla-t-il des mercenaires avec l’argent que Tachos lui avait envoyé ; il équipa des navires, et leva l’ancre, ayant avec lui trente Spartiates pour conseillers, comme dans sa première expédition navale.

Lorsqu’il débarqua en Égypte, les premiers d’entre les capitaines et officiers de la maison du roi se rendirent à son vaisseau pour lui faire leur cour. Tous les Égyptiens étaient fort empressés et dans une grande attente, à cause de la renommée et de la gloire d’Agésilas ; et tous accouraient pour le voir. Mais, lorsqu’on vit sans éclat, sans appareil, un homme fort vieux, assis sur l’herbe au bord de la mer, un homme de petite taille et d’un extérieur fort ordinaire, couvert d’un vêtement grossier et commun, alors on se mit à plaisanter, à se moquer de lui ; et l’on disait : « C’est la fable de la montagne en travail qui enfante une souris. » On fut plus surpris encore de sa grossièreté lorsqu’on lui apporta les présents de l’hospitalité : il accepta de la farine, des veaux et des oies ; mais pour les pâtisseries, les friandises et les parfums, il les repoussa ; et, comme on insistait, et qu’on le priait de les accepter, il dit à ceux qui les avaient apportés de les donner à ses Hilotes. Rien ne lui fit plus de plaisir, au rapport de Théophraste, que le papyrus-, dont les feuilles sont d’une telle finesse que les Égyptiens en font des couronnes et des bandelettes. À son départ il en demanda au roi, qui lui en donna quelques feuilles.

Il joignit Tachos, qui était prêt à entrer en campagne. Mais il n’eut pas, comme il l’espérait, le commandement de toute l’armée, mais seulement des troupes mercenaires. Chabrias l’Athénien commandait la flotte ; et Tachos retint le commandement en chef de toutes ses forces. Ce fut une première contrariété pour Agésilas. Ensuite, si choqué qu’il fût de l’arrogance et de la vanité de l’Égyptien, il fallut bien qu’il les supportât. Il s’embarqua avec lui pour la Phénicie ; et, contre sa dignité et son naturel, il plia et souffrit avec patience, jusqu’à ce qu’une occasion se présentât, et il la saisit.

Nectanébis, cousin de Tachos, et qui commandait une partie de l’armée, se révolta contre lui ; les Égyptiens le proclamèrent roi, et il envoya prier Agésilas de lui prêter son appui. Il adressa la même invitation à Chabrias, et promit à tous deux un prix très-élevé pour leurs services. Tachos, qui en fut informé, recourut à la prière auprès d’eux ; et Chabrias lui-même essaya de retenir Agésilas dans l’amitié de Tachos, en employant tous les moyens propres à le persuader et à calmer ses ressentiments. Mais Agésilas : « Toi, Chabrias, dit-il, tu es venu de ton propre mouvement, tu peux ne consulter que toi-même. Moi, c’est ma patrie qui m’a donné pour général aux Égyptiens. Je ne pourrais donc, sans blesser l’honnêteté, faire la guerre à ceux qu’on m’a envoyé secourir, à moins que ma patrie ne m’en donne maintenant l’ordre. » Après cette réponse, il envoya à Sparte des gens chargés de se plaindre de Tachos, et de faire l’éloge de Nectanébis. Les deux rois envoyèrent aussi solliciter les Lacédémoniens, l’un comme un allié et un ami déjà ancien, l’autre comme un homme plein d’affection pour leur ville, et qui lui montrerait encore un plus vif attachement. Les Lacédémoniens les écoutèrent, et répondirent publiquement aux Égyptiens qu’ils s’en reposaient sur Agésilas du soin de cette affaire ; et ils lui envoyèrent, à lui, la recommandation de faire ce qui serait utile à Sparte.

Ainsi Agésilas prit ses mercenaires, et passa du camp de Tachos dans celui de Nectanébis, couvrant du voile de l’intérêt public une démarche aussi injuste qu’étrange. En effet, qu’on ôte à son action ce prétexte, on ne trouvera pas de nom qui s’y applique mieux que celui de trahison. Mais ce qu’il y a de plus beau, aux yeux des Lacédémoniens, c’est l’intérêt de la patrie ; c’est pourquoi ils n’apprennent et ne connaissent rien de juste que ce qu’ils pensent devoir servir à l’accroissement de Sparte.

Donc Tachos, abandonné de ses troupes mercenaires, prit la fuite. Mais dans Mendès s’éleva contre Nectanébis un autre rival qui fut aussi proclamé roi, et qui s’avança pour le combattre, à la tête de cent mille hommes. Nectanébis, pour rassurer Agésilas, lui disait que les ennemis étaient nombreux à la vérité, mais que ce n’était qu’un ramas d’artisans, gens sans expérience de la guerre, et, partant, méprisables. « Et certes, répondit Agésilas, ce n’est pas leur nombre, mais leur inexpérience et leur ignorance que je crains ; car il n’y a rien de plus difficile à tromper. Les ruses de guerre ne produisent un événement inattendu que pour un adversaire qui soupçonne quelque ruse, qui s’y attend, et qui cherche à s’en défendre. Celui qui ne sait s’attendre à rien, qui ne soupçonne rien, celui-là ne donne aucune prise à qui cherche à le surprendre, comme celui qui ne fait aucun mouvement ne donne point à son adversaire, dans la lutte, le moyen de lui faire perdre l’équilibre. »

Dans la suite le Mendésien envoya sonder Agésilas, ce qui fit peur à Nectanébis ; et, quand Agésilas lui eut conseillé de livrer bataille au plus tôt, et de ne point traîner la guerre en longueur contre des gens sans expérience des combats, et qui, par leur multitude, pouvaient l’envelopper, l’enfermer dans des retranchements, le prévenir, le devancer en bien des points, il le soupçonna et le craignit encore davantage, et il se retira dans une ville bien fortifiée et d’une vaste enceinte. Agésilas, quoique indigné et vivement offensé de cette défiance, l’endura cependant. Il eût rougi de passer encore une fois à l’ennemi, et de finir par s’en aller sans avoir rien fait : ainsi il le suivit, et entra avec lui dans ces remparts.

Les ennemis arrivent, et font une tranchée autour de la ville. Alors une autre crainte s’empare de l’Égyptien : il a peur d’un siège, il veut combattre ; et les Grecs le désiraient non moins vivement, car il n’y avait pas de vivres dans la place. Agésilas, au contraire, s’y oppose de tout son pouvoir ; et il est encore plus mal vu que jamais des Égyptiens, qui l’accusent de trahir le roi. Déjà cependant il supportait plus patiemment leurs reproches ; car il n’attendait plus que le moment d’employer un stratagème qu’il avait conçu. Le voici : les ennemis creusaient un fossé profond en dehors de la ville, tout le long des murailles. Lorsque les deux extrémités du fossé furent près de se joindre, n’y ayant plus qu’un petit espace à creuser pour enfermer toute la ville, il attendit que le soir fût venu ; et, après avoir donné l’ordre aux Grecs de s’armer, il se rendit auprès de l’Égyptien, et lui dit : « Jeune homme, voici venir le moment de te sauver ; pour que l’occasion ne pût m’échapper, je ne t’en ai point parlé avant qu’elle fût arrivée. Les ennemis ont employé à notre sûreté la multitude de leurs bras, en creusant ce grand fossé. Ce qu’ils en ont fait sera pour eux un embarras ; ce qu’il en reste à faire nous donne la facilité de les combattre à nombre égal avec un avantage pareil. Allons ! c’est maintenant qu’il faut montrer ton ardeur, ta vaillance. Viens avec nous fondre sur eux au galop, et sauver ta personne et ton armée. Ceux que nous aurons de front ne soutiendront point notre choc ; et le fossé empêchera les autres de nous prendre en flanc. » Nectanébis, admirant l’habileté d’Agésiias, se plaça au centre des Grecs, et, chargeant avec eux, il mit facilement en fuite tout ce qu’il rencontra.

Lorsqu’Agésilas eut ainsi recouvré la confiance de Nectanébis, il usa une deuxième fois du même stratagème, comme un lutteur du même tour contre son adversaire. Tantôt il fuit pas à pas et attire à lui les ennemis, tantôt il tourne autour d’eux ; et il jette ainsi toute leur multitude sur une espèce de chaussée fort étroite que bordait, de&deux côtés, un fossé plein d’eau, puis il en occupe toute la largeur, et la ferme de front avec sa phalange. Ils ne peuvent plus lui opposer qu’une ligne de bataille égale à la sienne : nul moyen de le prendre en flanc et de l’envelopper. Aussi leur résistance ne fut-elle pas longue : en un instant ils furent mis en déroute. On en tua beaucoup ; les autres parvinrent à s’échapper, et se dispersèrent de tous côtés.

Dès ce moment, les affaires de l’Égyptien se trouvèrent en bon état ; elles prirent de la consistance et de la sécurité. Il donna des témoignages de sa satisfaction et de sa bienveillance à Agésilas, et l’invita à rester, et à passer l’hiver auprès de lui. Mais Agésilas avait hâte de retourner dans sa patrie, sachant que Sparte, qui avait une guerre à soutenir, avait besoin d’argent pour soudoyer les troupes étrangères. Nectanébis le congédia avec tous les honneurs et toute la magnificence possibles ; et, outre les honneurs et les présents dont il le combla, il lui donna deux cent trente talents[48] pour aider Sparte dans la guerre. Mais déjà l’hiver était venu ; Agésilas gagna la terre avec ses vaisseaux, et relâcha dans un lieu désert, sur la côte de Libye, appelé le port de Ménélas[49]. Il y mourut, âgé de quatre-vingt-quatre ans, après avoir été roi de Sparte pendant quarante et un ans, dont il avait passé trente et plus avec la réputation du plus grand et du plus puissant des Grecs, et considéré, jusqu’à la bataille de Leuctres, comme le chef, pour ainsi dire, et le roi de la Grèce entière. C’est une coutume laconienne que les citoyens de Sparte qui meurent en pays étranger, on les enterre et on les laisse dans l’endroit même où ils sont morts ; mais ils rapportent dans leur pays les corps de leurs rois. Les Spartiates qui accompagnaient Agésilas couvrirent son corps de cire fondue, à défaut de miel, et le transportèrent à Lacédémone.

La royauté passa par succession à Archidamus, son fils ; et elle resta dans cette famille jusqu’à Agis, le cinquième descendant d’Agésilas, lequel tenta de rétablir les anciennes institutions de sa patrie, et fut mis à mort par Léonidas[50].


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  1. Platon la nomme Lampido ou Lampito. Ce dernier nom paraît la véritable forme lacédémonienne : on le trouve ainsi écrit, comme nom de femme Spartiate, dans Hérodote et dans Aristophane.
  2. On a déjà lu ces vers. Voyez la Vie de Lysandre dans le deuxième volume.
  3. Dans son éloge d’Agésilas.
  4. Cette Vie est dans le premier volume.
  5. La doctrine à laquelle fait allusion Plutarque est surtout celle d’Empédocle.
  6. Au huitième livre de l’Odyssée, dans le chant de Démodocus.
  7. Ville d’Eubée, en face du cap Sunium.
  8. Diane.
  9. Iphigénie.
  10. Xénophon le nomme Spithridate, et c’est le nom que Plutarque lui-même lui donne dans d’autres passages.
  11. Voyez la Vie de Lysandre dans le deuxième volume.
  12. Cet homme se nommait Ëchépolus, fils d’Anchise le Grec. Voyez Homère, Iliade, xxiii, 295.
  13. Environ cent quatre-vingt mille francs de notre monnaie.
  14. Voyez la Vie de Lycurgue dans le premier volume.
  15. Xénophon représente ce Pisandre comme un brouillon et un homme incapable.
  16. Le même qui a été appelé plus haut Mithridate.
  17. Il y avait deux classes d’athlètes, les uns hommes faits, les autres enfants, et chacun ne pouvait combattre que dans sa classe. Passé un certain âge, on n’était plus admis dans la classe des enfants.
  18. Poète dithyrambique, né à Milet, et contemporain de Philippe, père d’Alexandre.
  19. On voulait dire par là que les Perses, malgré leurs richesses, devaient se soumettre aux lois dictées par un guerrier comme Agésilas.
  20. Euripide, dans les Troyennes, vers 759.
  21. Peuplade de l’Illyrie, limitrophe de la Thrace et de la Macédoine.
  22. Environ six cent mille francs de notre monnaie.
  23. Ce devait être Éropus, ou son fils Pausanias
  24. Les astronomes placent cette éclipse au 29 août de l’an 315 avant Jésus-Christ.
  25. Il en donne une description détaillée dans le quatrième livre des Helléniques.
  26. C’est dans ce temple, ainsi nommé d’Itonus, fils d’Amphictyon, que les Thébains tenaient leur assemblée générale.
  27. Voyez la Vie de Périclès dans le premier volume.
  28. Environ six cent mille francs de notre monnaie.
  29. Fils d’Hercule, et le premier auteur de la famille royale de Sparte.
  30. Dans son Éloge d’Agésilas.
  31. Agésipolis était fils de Pausanias. Voyez la Vie de Lysandre dans le deuxième volume.
  32. Neptune.
  33. Le mot grec ὑγιαίνειν signifie tout à la fois la santé du corps et celle de l’esprit, le bon sens.
  34. Xénophon le nomme Archias, et Plutarque lui-même l’appelle ainsi dans la Vie de Pélopidas et dans le Traité du démon de Socrate.
  35. C’était le nom que les Lacédémoniens donnaient aux gouverneurs qu’ils établissaient dans les villes de leur obédience.
  36. Ainsi nommée du dème de Thrias, situé à peu de distance de la ville d’Éleusis.
  37. C’était le nom des lois fondamentales de Lacédémone. Voyez la Vie de Lycurgue dans le premier volume.
  38. On pense qu’il faut lire ici Tégyre, au lieu de Leuctres : cette correction est appuyée par plusieurs manuscrits, et d’ailleurs on va voir qu’Épaminondas, déjà célèbre par sa sagesse et ses vertus, n’était pas encore connu à cette époque par ses talents militaires.
  39. Cette Vie n’existe plus.
  40. Correspondant, pour la plus grande partie, à notre mois de juin.
  41. À peu près notre juillet.
  42. Au commencement de son Banquet.
  43. L’île de Cythère était à peu de distance des côtes de la Laconie.
  44. Environ soixante mille francs de notre monnaie.
  45. Un peu moins de mille francs de notre monnaie.
  46. Philosophe stoïcien, qui avait fait un traité sur la république de Sparte.
  47. Μαχαιρίων vient de μάχαιρα, épée.
  48. Environ quatorze cent mille francs de notre monnaie
  49. itué dans la partie de l’Afrique appelée Marmarique, entre l’Égypte, à l’orient, et la Cyrénaïque, à l’occident.
  50. Voyez la Vie d’Agis dans le quatrième volume.