Aller au contenu

Vies des hommes illustres/Comparaison d’Eumène et de Sertorius

La bibliothèque libre.
Traduction par Alexis Pierron.
Charpentier (Volume 3p. 275-277).
◄  Sertorius
Agésilas  ►


COMPARAISON
D’EUMÈNE ET DE SERTORIUS.


Voilà ce que nous avons recueilli de mémorable touchant Eumène et Sertorius. Leur parallèle nous offre ce trait de conformité, qu’étrangers l’un et l’autre, et bannis de leur patrie, ils ont commandé, durant toute leur vie, à des nations diverses, à des armées aussi nombreuses qu’aguerries. Mais Sertorius a cela de particulier, que tous les alliés lui cédèrent volontiers une autorité dont ils le jugeaient le plus digne ; Eumène, au contraire, ne dut qu’à ses exploits la première place, qui lui était disputée par plusieurs rivaux. Ainsi, l’un était suivi par des gens qui voulaient un homme capable de commander ; et ceux qui obéissaient à l’autre ne le faisaient que parce qu’ils étaient incapables eux-mêmes du commandement, et que pour leur propre intérêt. Sertorius, citoyen de Rome, a sous ses ordres des Espagnols et des Lusitaniens : Eumène, Chersonésitain, des Macédoniens ; mais les premiers étaient depuis longtemps sous le joug de Rome, et les autres avaient soumis au leur tout l’univers. Sertorius parvint au commandement à la faveur de la réputation qu’il devait à sa dignité de sénateur et à ses talents militaires. Eumène y arriva, méprisé à cause de sa charge de secrétaire d’Alexandre : aussi eut-il pour commencer sa fortune, bien moins de moyens que Sertorius, et éprouva-t-il, pour l’augmenter, de bien plus grands obstacles : vingt rivaux s’y opposèrent ouvertement, ou tramèrent sourdement sa ruine. Sertorius, au contraire, ne vit personne se déclarer publiquement contre lui ; et ce ne fut qu’à la fin de sa vie que quelques-uns de ses alliés conspirèrent sa perte : aussi Sertorius trouvait dans ses victoires la fin de ses périls ; tandis qu’Eumène avait, dans la victoire même, par la malice de ses envieux, une source de dangers.

Il y a donc peu de différence entre eux pour les exploits militaires ; quant à leurs inclinations, Eumène aimait la guerre et la lutte ; Sërtorius eût préféré par goût une vie douce et paisible. Le premier, pouvant vivre dans la retraite avec sûreté et honneur, ne cessa de s’exposer au danger, en combattant les plus puissants des hommes ; l’autre, qui ne cherchait point d’affaires, dut prendre les armes, pour la sûreté de sa personne, contre ceux qui ne voulaient pas le laisser vivre en paix. Si Eumène eût cédé le premier rang à Antigonus, et se fût contenté du second, Antigonus l’y eût souffert avec plaisir ; au lieu que Pompée ne permit jamais à Sertorius de vivre en repos. L’un fit volontairement la guerre afin de commander ; l’autre commanda malgré lui, pour repousser la guerre qu’on lui faisait. L’homme qui préfère son ambition à sa sûreté aime la guerre ; mais le véritable guerrier ne la fait que pour obtenir sa sûreté.

La mort surprit Sertorius sans qu’il s’y attendit ; Eumène la reçut, l’attendant de jour en jour. Preuve de bonté dans l’un : il avait l’air de se fier à ses amis ; de faiblesse dans l’autre : il songeait à s’enfuir, lorsqu’il se laissa prendre. La vie de Sertorius ne fut point déshonorée par sa mort : il subit, de la main de ses alliés, ce que ses ennemis n’avaient jamais pu lui faire ; tandis qu’Eumène, qui ne put prévenir sa captivité par la fuite, et qui, après sa captivité, eut le désir de vivre, ne sut ni se garder honorablement de la mort, ni la supporter courageusement : en s’abaissant à solliciter et à prier, il réduisit son âme même dans la dépendance de l’ennemi qui ne semblait maître que de son corps.


_______