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Vies des hommes illustres/Agis et Cléomène

La bibliothèque libre.
Traduction par Alexis Pierron.
Charpentier (Volume 4p. 104-172).


AGIS ET CLÉOMÈNE.


Ce n’est pas sans raison ni sans fondement que quelques-uns regardent la fable d’Ixion comme une leçon adressée aux ambitieux. Ixion, s’imaginant tenir Junon dans ses bras, ne saisit qu’une nuée ; et cette union donna naissance aux Centaures. Ainsi les ambitieux, en s’attachant à la gloire, n’embrassent qu’un simulacre de vertu, et n’enfantent rien de pur, rien qu’on puisse avouer sans honte : il y a toujours dans leurs actes quelque bâtardise et quelque mélange ; entraînés en tous sens par des mouvements contraires, ils obéissent à mille désirs, à mille passions diverses ; et l’on peut leur appliquer ce que disent de leurs troupeaux les bergers de Sophocle[1] :

Tout en étant leurs maîtres, nous leur sommes soumis ;
Et, sans qu’ils parlent, force nous est de les entendre.


C’est là véritablement la condition de ceux qui gouvernent au gré des désirs et des caprices de la multitude : ils se réduisent à l’esclavage et à l’obéissance, pour avoir le vain titre de chefs du peuple et de magistrats. Car, de même que les matelots placés à la proue voient mieux que les pilotes ce qui se passe devant eux, et pourtant tournent les yeux vers les pilotes, pour exécuter ce qu’ils commandent, de même, dans le gouvernement, ceux qui ne visent qu’à la gloire ont bien le nom de magistrats, mais ils ne sont que les serviteurs de la multitude. L’homme d’une vertu éprouvée et parfaite ne désire d’autre gloire que celle qui est le fruit de la confiance publique, et qui lui ouvre la route à de grandes entreprises. Ce n’est qu’à un homme jeune et amoureux de gloire, qu’on peut pardonner de s’enorgueillir quand il a fait le bien, et de s’en applaudir avec complaisance. Les vertus et les qualités qui germent et fleurissent chez les jeunes gens se fortifient, dit Théophraste, par les éloges, et vont toujours croissant à mesure que se développe en eux le sens et le courage.

L’excès, dangereux en tout, est mortel dans les rivalités politiques : il emporte jusqu’à la démence et à la fureur ceux qui, revêtus d’une grande autorité, veulent que la vertu soit attachée à la gloire, et non la gloire à la vertu. Antipater demandait à Phocion une chose injuste. « Je ne saurais, répondit Phocion, être à la fois ton ami et ton flatteur. » C’est là ce qu’il faut dire à la multitude, ou quelque chose d’analogue : « Je ne puis être en même temps votre magistrat et votre esclave. » Autrement, il en serait d’un État comme du serpent de la fable : la queue se révolta contre la tête, et, mécontente de suivre toujours, voulut, à son tour, aller devant. La voilà qui prend la conduite de tout le corps, et marche follement et à l’aventure. Elle s’en trouva très-mal elle-même ; et la tête fut tout écorchée, étant contrainte de suivre, contre l’intention de la nature, des membres sans yeux et sans oreilles. Nous croyons qu’il en est arrivé de même à la plupart de ceux qui gouvernaient au gré du peuple : dès qu’une fois ils s’étaient mis sous la dépendance d’une multitude effrénée, ils ne pouvaient plus ni la ramener à la raison, ni arrêter le désordre.

Ces réflexions sur les dangers de la popularité se sont présentées à moi lorsque j’ai considéré, dans les malheurs de Tibérius et de Caïus Gracchus, avec quelle puissance irrésistible se font sentir ses effets. Doués l’un et l’autre des inclinations les plus heureuses, formés à la vertu par une excellente éducation, entrés dans l’administration des affaires avec les vues les plus pures, ce qui les perdit, ce ne fut pas tant un désir immodéré de gloire, qu’une crainte de déshonneur dont le principe n’avait rien en soi que de généreux. La grande affection dont les citoyens leur avaient donné des marques était, à leurs yeux, une dette qu’ils auraient rougi de ne pas acquitter. Jaloux de surpasser, par des lois populaires, les honneurs qui leur étaient décernés, et comblés chaque jour de nouveaux honneurs en reconnaissance de ces lois, ils s’enflammèrent à l’envi, le peuple et eux, d’un mutuel amour, et se trouvèrent engagés de la sorte, sans s’en douter, dans une situation d’affaires où marcher en avant n’était plus honorable, et où déjà c’était une honte de s’arrêter. Tu vas en juger toi-même[2] par le récit de leur vie.

Mettons en parallèle avec eux un couple d’hommes populaires, les rois de Sparte Agis et Cléomène, qui, ayant voulu, comme les Gracques, augmenter la puissance du peuple et rétablir une constitution belle et juste, mais depuis longtemps abolie, devinrent, comme eux, un objet de haine aux citoyens puissants, lesquels ne voulaient pas renoncer à une avarice dont ils avaient contracté l’habitude. Les deux Spartiates n’étaient pas frères ; mais il y eut dans leurs principes de gouvernement une sorte de parenté et de fraternité. Or, voici les premiers faits de leur histoire.


AGIS.


(De l’an 265 environ à l’an 240 avant J.-C)

Dès que l’amour de l’or et de l’argent se fut une fois glissé dans Sparte ; que la possession des richesses eut amené à sa suite une sordide avarice, et que leur usage et leur jouissance eurent introduit le luxe, la mollesse et le goût de la dépense, Sparte se vit bientôt dépouillée de ses plus beaux avantages, et réduite à un état d’humiliation indigne de sa grandeur passée, et qui dura jusqu’au règne d’Agis et de Léonidas.

Agis était de la famille des Eurytionides : il était fils d’Eudamidas, et sixième descendant d’Agésilas[3], celui qui porta la guerre en Asie et devint le plus puissant des Grecs. Agésilas eut un fils nommé Archidamus, qui fut tué en Italie par les Messapiens, près de Mandonium[4]. Agis, l’aîné des fils d’Archidamus, ayant été tué par Antipater, devant Mégalopolis, et n’ayant point laissé d’enfants, la royauté échut à son frère Eudamidas, dont le fils, nommé Archidamus, fut père d’un autre Eudamidas, lequel eut pour fils Agis, celui dont nous écrivons la Vie. Léonidas, fils de Cléonyme, était de l’autre maison royale, celle des Agiades, et huitième successeur de Pausanias, celui qui défit Mardonius à Platée. Pausanias fut père de Plistonax, qui eut pour fils Pausanias, lequel, s’étant enfui de Lacédémone à Tégée[5], laissa la royauté à son fils aîné, Agésipolis. Celui-ci mourut sans enfants, et Cléombrotus, son frère puîné, lui succéda. Cléombrotus eut deux fils, Agésipolis, deuxième du nom, et Cléomène. Le premier régna fort peu de temps, et mourut sans enfants. Son frère Cléomène, qui lui succéda, perdit, de son vivant, Acrotatus, l’aîné de ses fils, et laissa le second, nommé Cléonyme, qui ne régna point : le trône passa à son neveu Aréus, fils d’Acrotatus. Aréus fut tué devant Corinthe ; et son fils Acrotatus, qui lui succéda, périt dans une bataille qu’il livra, près de Mégalopolis, au tyran Aristodème. Sa femme, qui se trouvait alors enceinte, accoucha d’un fils, dont Léonidas, fils de Cléonyme, eut la tutelle. Mais, cet enfant étant mort en bas âge, la royauté passa à Léonidas, dont le caractère et les mœurs n’étaient guère en harmonie avec ceux de ses concitoyens. Car, quoique tous les Spartiates se fussent laissé entraîner à la corruption qui avait atteint le gouvernement, Léonidas, plus que nul autre, affectait un grand éloignement pour les institutions de ses ancêtres. Un long séjour dans les palais des satrapes et à la cour de Séleucus lui avait fait contracter l’habitude du faste et de l’orgueil, vices qu’il transporta, sans nulle précaution, au milieu des affaires de la Grèce et dans un gouvernement fondé sur des lois.

Agis, par la bonté et l’élévation de son caractère, se montra de beaucoup supérieur, non-seulement à Léonidas, mais même à la plupart des rois qui avaient régné à Sparte depuis Agésilas le Grand. Il n’avait pas encore atteint l’âge de vingt ans, que, quoique élevé dans le luxe et les délices par deux femmes, Agésistrata sa mère, et Archidamie son aïeule, qui possédaient à elles seules plus de richesses que tous les Lacédémoniens ensemble, il se roidit avec courage contre les attraits de la volupté. Loin de chercher à plaire par les agréments de sa personne, il rejeta tous les ornements, toutes les parures superflues qui pouvaient rehausser la beauté de son visage ; il fit gloire d’aller vêtu d’un simple manteau, et d’être, dans les repas, les bains, et dans toute sa manière de vivre, l’émule des anciens Spartiates : il disait même qu’il ne désirait être roi que pour faire servir sa puissance au rétablissement des lois et de la discipline de ses pères.

La première cause de la corruption et de l’état de langueur où était tombée la république de Sparte remontait à peu près au temps où, après avoir détruit le gouvernement d’Athènes, les Lacédémoniens s’étaient remplis d’or et d’argent ; cependant, comme on avait conservé le nombre d’héritages qui avait été fixé par Lycurgue[6], et que chaque père transmettait sa part à son fils, le maintien de cet ordre et de cette égalité avait rendu moins funestes les atteintes portées aux autres institutions. Mais un citoyen puissant, nommé Épitadéus, homme fier et d’un caractère opiniâtre, qui avait eu un différend avec son fils, ayant été nommé éphore, fit une loi[7] par laquelle on avait la faculté de laisser sa maison et son héritage à qui l’on voudrait, soit par testament, soit par donation entre-vifs. Épitadéus n’avait proposé cette loi que pour satisfaire son ressentiment particulier ; mais les autres l’acceptèrent, et y donnèrent leur sanction par des motifs d’avarice. Ce fut la ruine de la plus sage de leurs institutions. Les riches acquirent tous les jours sans bornes, en dépouillant de leurs successions les véritables héritiers ; les richesses se furent bientôt concentrées aux mains d’un petit nombre de citoyens, et la pauvreté s’établit dans la ville : elle en chassa les arts honnêtes, qu’elle remplaça par des arts mercenaires, et y fit entrer avec elle la haine et l’envie contre les riches. Les Spartiates finirent par être réduits à sept cents environ, dont cent à peine possédaient des propriétés et un héritage : tout le reste de la population n’était qu’une tourbe indigente, qui languissait à Sparte dans l’opprobre, et se défendait au dehors mollement et sans courage contre les ennemis, épiant sans cesse l’occasion d’un changement qui la tirât de cet état méprisable.

Agis donc, persuadé avec raison qu’il ne pouvait rien faire de plus utile et de plus beau que de repeupler la ville et d’y rétablir l’égalité, commença par sonder les dispositions des Spartiates. Les jeunes gens entrèrent dans ses vues avec une promptitude qui surpassa ses espérances : ils montrèrent un zèle ardent à embrasser la vertu, et à changer, pour la liberté, leur manière de vivre, aussi facilement qu’on change d’habit. Mais les plus âgés, qui avaient vieilli dans la corruption, comme des esclaves fugitifs qu’on veut ramener à leurs maîtres, frémirent au seul nom de Lycurgue : aussi reprenaient-ils Agis avec humeur, quand il venait déplorer l’état présent des choses, et qu’il regrettait l’ancienne dignité de Sparte. Il n’y eut que Lysandre, fils de Libys, Mandroclidas, fils d’Ecphanès, et Agésilas, qui approuvèrent son dessein, et l’excitèrent à suivre cette louable ambition de réforme. Lysandre était, de tous les Spartiates, le plus considéré ; Mandroclidas, qui avait non moins d’audace que de prudence et d’adresse, était le plus avisé des Grecs pour conduire une affaire ; Agésilas, oncle du roi, était très-éloquent, mais faible d’ailleurs, et fort attaché à ses richesses. Il fut vivement aiguillonné par son fils Hippomédon, lequel s’était acquis une grande réputation dans les armées, et avait beaucoup de crédit, à cause de l’affection que lui portaient les jeunes gens. Mais le véritable motif d’Agésilas pour entrer dans les vues d’Agis, ce fut l’espoir que le changement projeté dans le gouvernement le déchargerait des dettes immenses qu’il avait contractées.

Dès qu’Agis l’eut attiré à son parti, il tâcha, par son moyen, de gagner sa mère, qui était sœur d’Agésilas : cette femme, par le grand nombre de ses clients, de ses amis et de ses débiteurs, jouissait dans la ville d’une autorité considérable, et d’une grande influence sur les affaires. Son premier sentiment, en apprenant ce qui se préparait, fut une sorte d’effroi : elle s’efforça de détourner le jeune homme d’un tel dessein ; cette réforme n’était, selon elle, ni possible ni utile. Mais Agésilas commença par lui montrer toute la justice de l’entreprise, et les heureux fruits qui résulteraient de l’accomplissement ; puis, ce fut le tour du roi lui-même. Agis la conjura de sacrifier ses trésors à la gloire et aux nobles desseins de son fils. « Jamais, lui dit-il, mes richesses ne pourront égaler celles des autres rois. Les domestiques mêmes des satrapes, les esclaves des intendants de Ptolémée et de Séleucus possèdent plus de biens que n’en eurent tous les rois de Sparte ensemble. Si je m’élève, par ma tempérance, ma frugalité et ma grandeur d’âme à une hauteur que n’atteint pas leur opulence, si je rétablis parmi mes concitoyens l’égalité et la communauté des biens, j’obtiendrai, à juste titre, le renom et la gloire d’un grand roi. » Sa mère et les femmes qui l’entouraient se laissèrent entraîner par ses discours ; et l’ambition du jeune homme passa dans leurs âmes. Enflammées d’une vive ardeur pour la vertu, elles pressent Agis de hâter l’exécution de son projet ; elles appellent leurs amis, et les exhortent à seconder les vues du roi ; elles s’adressent aussi aux autres Lacédémoniens, sachant que les Spartiates avaient de tout temps une extrême déférence pour leurs femmes, et leur permettaient de s’entremettre des affaires publiques, plus qu’ils ne faisaient eux-mêmes de leurs affaires privées.

Or, la plus grande partie des richesses de Sparte était alors aux mains des femmes ; et de là vinrent les plus grandes difficultés qu’Agis eut à surmonter. Car, voyant que la réforme qu’il voulait introduire allait les priver, non-seulement des délices dans lesquelles l’ignorance des vrais biens leur faisait placer la félicité, mais encore du pouvoir et des honneurs qu’elles devaient à leurs richesses, elles opposèrent au dessein d’Agis la plus vive résistance. Elles allèrent trouver Léonidas, et l’engagèrent à profiter de l’ascendant que lui donnait son âge, pour réprimer Agis, et arrêter l’exécution de ses projets. Léonidas était très-porté à favoriser les riches ; mais, comme il craignait le peuple, qui désirait ce changement, il n’osa pas se déclarer ouvertement pour eux : il se contenta d’intriguer en secret, afin de traverser et de faire avorter les desseins d’Agis. Il parlait aux magistrats ; il calomniait Agis, l’accusant d’offrir aux pauvres les biens des riches, comme le prix de la tyrannie à laquelle il aspirait, et de vouloir, par un nouveau partage de terres et par l’abolition des dettes, non point donner des citoyens à Lacédémone, mais acheter des satellites pour lui-même. Cependant Agis, qui était parvenu à faire élire Lysandre éphore, présenta aussitôt au Sénat une ordonnance dont les principaux articles étaient : l’abolition générale des dettes ; un nouveau partage des terres qui s’étendaient depuis la vallée de Pallène[8] jusqu’au mont Taygète[9], et jusqu’à Malée[10] et à Sellasie[11], lesquelles terres seraient divisées en quatre mille cinq cents parts ; que, de celles qui étaient au delà de ces limites, on ferait quinze mille portions, qu’on distribuerait aux Lacédémoniens du voisinage qui seraient en état de porter les armes, et que celles qui se trouvaient placées en deçà formeraient le partage des Spartiates naturels, dont le nombre serait rempli par les voisins et les étrangers qui auraient reçu une éducation honnête, qui seraient bien conformés de leurs personnes, et à la fleur de l’âge ; qu’on distribuerait les citoyens en quinze tables, dont les unes seraient de quatre cents, les autres de deux cents convives, et qu’ils observeraient la même discipline que les anciens Spartiates. Cette ordonnance avait été rédigée par écrit ; mais, comme les sénateurs étaient partagés sur son acceptation, Lysandre convoqua l’assemblée du peuple : il y parla avec beaucoup de force, pendant que, de leur côté, Mandroclidas et Agésilas conjuraient leurs concitoyens de ne pas souffrir qu’un petit nombre d’hommes, dont le luxe insultait à leur misère, foulassent aux pieds la dignité de Sparte. Ils leur rappelaient d’anciens oracles, qui avertissaient les Spartiates de se garder de l’avarice, comme d’un fléau qui causerait leur ruine[12] ; ils en citaient d’autres rendus naguère par la déesse Pasiphaé, laquelle avait à Thalamies un temple et un oracle singulièrement révérés. Quelques auteurs prétendent que Pasiphaé fut une des Atlantides, et qu’elle eut de Jupiter un fils appelé Ammon. Selon d’autres, c’était la même que Cassandre, fille de Priam, laquelle mourut à Thalamies, et à qui l’on donna le nom de Pasiphaé, parce qu’elle révélait ses oracles à tous ceux qui venaient la consulter[13]. Mais Phylarque[14] assure que cette déesse était Daphné, fille d’Amyclas : Daphné, fuyant les poursuites d’Apollon, fut changée en laurier, et honorée par ce dieu du don de prophétie. Ils leur disaient donc que les oracles de la déesse ordonnaient aux Spartiates de revenir tous à l’égalité prescrite par les lois de Lycurgue.

Agis, venant par-dessus tous les autres, et s’avançant au milieu de l’assemblée, dit, en peu de mots, qu’il fournirait le plus fort contingent à la constitution qu’il voulait établir. « Je vais mettre en commun, continua-t-il, toutes mes possessions, qui sont considérables, tant en terres labourables qu’en pâturages, et j’y ajoute six cents talents d’argent monnayé[15]. Ma mère et mon aïeule suivront mon exemple, ainsi que mes parents et mes amis, qui sont les plus riches des Spartiates. »

Le peuple admira la magnanimité du jeune homme, et fut ravi de voir enfin, après trois cents ans, un roi digne de Sparte. Mais ce fut alors que Léonidas s’éleva contre Agis avec plus de force : il sentait qu’obligé de faire le même sacrifice qu’Agis, ses concitoyens ne lui en auraient pas la même reconnaissance, et que, tous mettant également leurs biens en commun, celui-là seul en retirerait tout l’honneur, qui en aurait donné le premier l’exemple. Il demanda donc à Agis s’il croyait que Lycurgue eût été un homme juste et zélé pour le bien public. « Assurément, répondit Agis. — Eh bien, reprit Léonidas, où as-tu vu que Lycurgue ait jamais ordonné l’abolition des dettes, ou qu’il ait donné droit de cité à des étrangers, lui qui ne connut, pour Sparte, d’autre moyen de conserver sa constitution dans toute sa pureté, que d’en exclure absolument les étrangers ? — Je ne m’étonne pas, repartit Agis, que Léonidas, élevé en pays étranger, et qui s’est marié à la fille d’un satrape, ignore que Lycurgue bannit de Sparte, avec l’or et l’argent, les emprunts et les dettes ; qu’il n’excluait que les étrangers qui refusaient d’adopter les institutions et les mœurs de la ville. Voilà ceux qu’il chassait ; non qu’il en voulût à leurs personnes, mais parce qu’il craignait qu’en se mêlant avec les citoyens, ils ne leur inspirassent, par leur conduite et par leur manière de vivre, l’amour des richesses, du luxe et des délices. Terpandre, Thalès[16] et Phérécyde, tous trois étrangers, mais dont les poésies et les écrits philosophiques consacraient les mêmes principes que les lois de Lycurgue, n’ont-ils pas été singulièrement honorés à Lacédémone ? Mais toi-même, continua-t-il, ne loues-tu pas Ecprépès[17], cet éphore qui coupa, d’un coup de hache, les deux cordes que Phrynis le musicien avait ajoutées à la lyre ? N’approuves-tu pas ceux qui firent la même chose à Timothée[18] ? Et tu me blâmes de vouloir bannir de Sparte le luxe, les délices et les superfluités ! Mais ceux dont tu loues la conduite, qu’ont-ils voulu autre chose, en retranchant de la musique ce qu’elle avait de trop brillant et de trop recherché, sinon de prévenir la corruption qui aurait pu se glisser dans les mœurs publiques, et corrompre la ville, en y introduisant l’inégalité, et en troublant l’harmonie qui régnait entre les citoyens ? »

Dès ce moment, le peuple se déclara pour Agis ; quant aux riches, ils conjurèrent Léonidas de ne point les abandonner, et ils parvinrent, à force d’instances auprès des sénateurs, dont l’autorité consistait dans le droit d’initiative, à faire rejeter l’ordonnance par le Sénat, à la majorité d’une seule voix. Lysandre, qui n’était pas encore sorti de charge, attaqua Léonidas en justice, en vertu d’une ancienne loi, qui défendait à tout descendant d’Hercule d’avoir des enfants d’une femme étrangère, et qui prononçait la peine de mort contre tout citoyen qui sortait de Sparte pour aller s’établir dans un autre pays. Des gens affidés allaient répandant, à son instigation, ces imputations contre Léonidas, tandis que lui-même, avec les éphores ses collègues, il observait le signe du ciel. Voici comment se fait cette observation. Tous les neuf ans, les éphores choisissent une nuit très-claire, mais sans lune, et s’asseyent en silence, les yeux tournés vers le ciel. Voient-ils une étoile traverser d’un côté du ciel à l’autre ? ils font le procès à leurs rois comme coupables de quelque crime envers la divinité ; et ils les suspendent de la royauté, jusqu’à ce qu’il soit venu de Delphes ou d’Olympie un oracle qui rende aux rois déposés leur autorité première. Lysandre déclara qu’il avait vu le signe, et intenta contre Léonidas une accusation capitale : il produisit des témoins attestant que Léonidas avait épousé une femme d’Asie, que lui avait donnée un lieutenant de Séleucus, et dont il avait eu deux enfants ; que depuis, devenu insupportable et odieux à cette femme, il était retourné, à regret, dans sa patrie, et s’était emparé de la royauté, vacante par défaut d’héritier direct. En même temps Lysandre engagea Cléombrotus, gendre de Léonidas, et qui était de la race royale, à se porter comme prétendant à la royauté. Léonidas, effrayé, se réfugia, comme suppliant, dans le temple de Minerve Chalciœcos[19] ; et sa fille s’y rendit suppliante avec lui, abandonnant Cléombrotus pour suivre son père. Léonidas, ajourné à comparaître, ne se présenta pas devant les juges : on le déposa par contumace, et l’on investit Cléombrotus de la royauté.

Sur ces entrefaites, le temps de la magistrature de Lysandre expira, et il sortit de charge. Les éphores qui lui succédèrent admirent la supplication de Léonidas ils le relevèrent de sa déchéance, et intentèrent un procès à Mandroclidas et à Lysandre, pour avoir, au mépris des lois, ordonné l’abolition des dettes et le partage des terres. Les accusés, qui se voyaient en danger d’être condamnés, persuadèrent aux deux rois de s’unir d’intérêt ensemble, et de ne tenir aucun compte des ordonnances des éphores. « Car, disaient-ils, ces magistrats n’ont de force que par la mésintelligence des rois : ils appuient de leurs suffrages celui des deux qui propose l’avis le plus utile, quand l’autre le combat et s’oppose à ce qu’il veut faire pour le bien public. Mais, quand les deux rois n’ont qu’une volonté, leur pouvoir est insurmontable ; et, leur résister, c’est violer les lois. Les éphores n’ont d’autre droit que de se porter pour arbitres et pour conciliateurs de leurs différends, et non de les contrôler quand ils sont d’accord. » Les deux rois, persuadés par ce raisonnement, se rendent sur la place publique, accompagnés de leurs amis : ils font lever les éphores de leurs sièges, et en établissent d’autres à leur place, au nombre desquels était Agésilas. Puis ils arment bon nombre de jeunes gens, délivrent les prisonniers, et font trembler leurs ennemis, qui s’attendaient à être massacrés. Cependant on ne tua personne : au contraire, Agis ayant eu vent qu’Agésilas avait envoyé des gens sur le chemin de Tégée pour assassiner Léonidas, qui se réfugiait dans cette ville, dépêcha aussitôt des hommes sur la fidélité desquels il pouvait compter, qui escortèrent Léonidas, et qui le conduisirent en sûreté jusqu’à Tégée.

L’entreprise d’Agis marchait ainsi à son accomplissement, sans obstacle et sans résistance, quand un seul homme, Agésilas, renversa, ruina tout, et corrompit, par la plus honteuse des passions, l’avarice, la plus belle des institutions et la plus digne de Lacédémone. Il possédait des domaines très-vastes et d’un très-bon rapport ; il était d’ailleurs chargé de dettes, et il n’avait ni le moyen de les payer, ni la volonté d’abandonner ses terres : il représenta donc à Agis que, vouloir faire marcher ensemble les deux opérations, ce serait causer dans la ville une trop complète révolution. « Il faut, disait-il, gagner d’abord les possesseurs de biens-fonds par l’abolition des dettes, pour les disposer à souffrir sans se plaindre le partage des terres. Lysandre lui-même, trompé par Agésilas, approuva ce conseil ; et l’on porta dans la place publique toutes les obligations que les créanciers avaient dans leurs mains, et que les Lacédémoniens appellent claria : on en fit un monceau, et on y mit le feu. Quand la flamme s’éleva dans les airs, les riches et les préteurs d’argent se retirèrent, en proie à un vif chagrin ; pour Agésilas, insultant à leur malheur : « Jamais, dit-il, je n’ai vu feu plus brillant, ni flamme plus claire. »

Le peuple demandait qu’on procédât sans délai au partage des terres. Les deux rois en avaient déjà donné l’ordre ; mais Agésilas trouva toujours quelques prétextes pour en retarder l’exécution, et parvint à la différer jusqu’au temps où Agis fut obligé de partir pour conduire aux Achéens le secours de troupes que Lacédémone devait leur fournir comme à ses alliés, parce que les Étoliens menaçaient d’entrer, par la Mégaride, dans le Péloponnèse. Aratus, général des Achéens, avait déjà mis une armée sur pied, pour s’opposer à leur marche, et avait écrit aux éphores de lui envoyer leur secours. Ceux-ci dépêchèrent sur-le-champ Agis, qui ne demandait pas mieux, étant doublement animé et par son ambition naturelle et par la bonne volonté de ses soldats. C’étaient, pour la plupart, des jeunes gens pauvres, qui, n’ayant plus à craindre de se voir poursuivis pour dettes, et espérant qu’au retour de cette expédition ils verraient s’effectuer le partage des terres, se montraient merveilleusement disposés à seconder le roi : ils faisaient l’admiration des villes, qui les voyaient traverser le Péloponnèse paisiblement, sans y faire le moindre dégât, et presque sans bruit. Les Grecs, étonnés, se demandaient entre eux quelle devait être la discipline de l’armée de Lacédémone, quand elle avait à sa tête un Agésilas, un Lysandre, ou l’ancien Léonidas, puisque, commandée par Agis, qui était plus jeune qu’aucun de ses soldats, elle montrait pour lui tant de respect et de crainte. Il est vrai que le jeune homme faisait gloire de sa simplicité, de son amour pour le travail, et de n’être ni mieux vêtu ni plus richement armé que le moindre soldat : ce qui lui attirait l’admiration et l’amour des peuples ; mais la réforme qu’il venait d’introduire dans la constitution de Sparte déplaisait aux riches des autres pays, qui craignaient que l’exemple de cette innovation n’entraînât toutes les villes de la Grèce. Agis joignit Aratus près de Corinthe, comme Aratus délibérait s’il livrerait la bataille, et quelle disposition il donnerait à l’armée. Agis lui montra la plus vive ardeur, et une audace exempte d’emportement et réglée par la raison. « Je crois, dit-il, la bataille nécessaire, afin de ne pas laisser la guerre forcer les portes du Péloponnèse. Toutefois je ferai ce qu’Aratus jugera à propos ; car, outre qu’il a sur moi la supériorité de l’âge, il est général des Achéens, et je suis venu, non pour commander les Achéens, mais pour les secourir en partageant leurs dangers. » Baton de Sinope[20] prétend qu’Agis refusa de combattre, quoique Aratus le voulût. Mais cet écrivain n’a sans doute pas lu ce qu’Aratus lui-même a écrit dans ses Mémoires pour se justifier sur ce sujet même : il dit que, comme les laboureurs avaient déjà recueilli et serré tous leurs grains, il aima mieux laisser les ennemis entrer dans Péloponnèse, que de tout mettre au hasard d’une bataille. Aratus donc prit la résolution de ne pas combattre ; puis il congédia ses alliés, après leur avoir donné les éloges dus à leur mérite.

Agis se retira, emportant l’estime et l’admiration générale. Il trouva Sparte dans le trouble et le désordre d’une nouvelle révolution. Agésilas, qui était éphore, se voyant délivré de la crainte qui le rendait auparavant si humble, osa tout, et ne s’abstint d’aucun crime capable de lui procurer de l’argent. Il ajouta un treizième mois à l’année, quoique la période des temps ne l’exigeât point, et que ce fût contre l’ordre des révolutions célestes : c’était pour foire payer les impôts à raison de treize mois. Mais ensuite, effrayé du ressentiment de ceux que blessait cette injustice, et de la haine générale dont il était l’objet, il se détermina à prendre des satellites, qui l’escortaient quand il allait au Sénat. Il n’avait pour l’un des deux rois[21] que du mépris ; quant à l’autre[22], il voulait faire croire que, s’il conservait encore envers lui quelques égards, c’était moins pour sa dignité qu’à cause de la parenté qui les unissait. Il avait fait courir le bruit qu’il serait continué dans la charge d’éphore l’année suivante : ses ennemis, sentant tout le danger qui les menaçait, se liguèrent promptement ensemble ; ils ramenèrent publiquement Léonidas de Tégée, et le rétablirent dans la royauté, à la grande satisfaction du peuple même, irrité d’avoir été pris pour dupe, le partage des terres n’ayant point eu lieu. Agésilas dut la vie à son fils Hippomédon : celui-ci, que sa valeur faisait généralement aimer, fit tant, par ses prières, qu’il obtint la liberté d’emmener son père hors de la ville. Quant aux deux rois, Agis se réfugia dans le temple de Minerve Chalciœcos, et Cléombrotus dans celui de Neptune. C’était surtout à Cléombrotus qu’en voulait Léonidas. : aussi, laissant là Agis, il alla d’abord à Cléombrotus, accompagné d’une troupe de soldats : il lui reprocha, d’un ton plein de colère, de s’être déclaré contre lui, sans respect pour sa qualité de beau-père, et de l’avoir dépouillé de la royauté et chassé de sa patrie.

Cléombrotus, qui n’avait rien à répondre pour sa justification, se tenait assis en silence et dans une grande perplexité. Chélonis, sa femme, fille de Léonidas, avait auparavant partagé le sort de son père, si injustement traité : elle s’était séparée de Cléombrotus lorsqu’il usurpait la royauté, pour consoler Léonidas dans son infortune ; elle s’était rendue suppliante avec lui, et l’avait même suivi dans son exil, toujours affligée et pleine de ressentiment contre son mari : changeant alors avec la fortune, elle alla s’asseoir auprès de Cléombrotus, dans la posture d’une suppliante, le tenant étroitement embrassé, et ayant à ses pieds ses deux enfants, l’un à sa gauche, l’autre à sa droite. Tous les spectateurs admiraient la vertu et la tendresse de cette femme ; mais ils ne purent retenir leurs larmes, lorsque, montrant à Léonidas ses habits de deuil et ses cheveux épars : « Mon père, dit-elle, ce n’est point ma pitié pour Cléombrotus qui m’a fait prendre ces vêtements et ce maintien : c’est toujours le même deuil que je n’ai cessé de porter depuis tes malheurs et ton exil, et dont je me suis fait à la longue une triste habitude. Faut-il donc, lorsque vainqueur de tes ennemis tu règnes paisiblement à Sparte, que je sois réduite à vivre dans l’infortune ? ou bien prendrai-je des vêtements magnifiques et convenables à mon rang, quand je vois l’époux à qui tu m’as donnée dans ma jeunesse prêt à périr par tes mains ? Si ses prières ne peuvent rien pour te fléchir, si tu restes insensible aux larmes de sa femme et de ses enfants, il sera puni de ses mauvais desseins plus cruellement que tu ne veux toi-même, puisqu’il me verra périr avant lui, moi qu’il chérit avec tant de tendresse. De quel front oserai-je paraître devant les autres femmes, après que mes prières n’auront pu ni toucher mon mari sur le sort de mon père, ni intéresser mon père en faveur de mon mari, et que je n’aurai trouvé auprès des miens, et comme femme et comme fille, qu’infortune et mépris ? Les motifs spécieux d’excuse que mon mari eût pu avoir, je les lui ai ravis en me joignant à toi : aujourd’hui tu fournis à sa justification, en déclarant la royauté un bien si grand et si désirable, que, pour se l’assurer, on peut avec justice faire périr ses gendres, et compter pour rien ses enfants. »

Chélonis, en finissant ces plaintes, appuya son visage sur la tête de Cléombrotus, et tourna vers les assistants ses yeux abattus et flétris par la douleur. Léonidas, après avoir pris conseil de ses amis, commande à Cléombrotus de se lever, et de fuir ; il conjure sa fille de rester, et de ne pas abandonner un père dont elle est si tendrement aimée, et qui vient de prouver cet amour en lui accordant la vie de son mari ; mais il ne put rien gagner sur elle : dès que son mari se fut levé, elle lui remit un de ses enfants, prit l’autre dans ses bras, et, après avoir fait sa prière devant l’autel du dieu, elle le suivit en exil. Et certes, si Cléombrotus n’eût été complètement corrompu par une passion de vaine gloire, cet exil, que partageait une femme si vertueuse, eût été à ses yeux un bonheur plus grand que la royauté.

Léonidas n’eut pas plutôt chassé Cléombrotus, et déposé les premiers éphores, pour leur en substituer de nouveaux, qu’il tendit des embûches à Agis. Il chercha d’abord à lui persuader de quitter le temple où il s’était réfugié, et de venir régner avec lui : il lui promettait le pardon de ses concitoyens, qui n’ignoraient pas, disait-il, qu’Agésilas avait abusé de sa jeunesse et de son amour pour la gloire. Mais comme Agis, à qui ses intentions étaient suspectes, continuait à demeurer dans son asile, Léonidas renonça à l’espoir de l’attirer dans le piège par de belles promesses. Ampharès, Démocharès et Arcésilas allaient souvent visiter le jeune roi, et s’entretenir avec lui ; quelquefois même ils le menaient du temple aux étuves, et, après qu’il s’était baigné, ils le ramenaient dans le temple : ils étaient tous trois ses amis particuliers. Ampharès avait depuis peu emprunté d’Agésistrata, mère d’Agis, des meubles et des vases précieux : voulant s’approprier ces richesses, il conçut le dessein de trahir à la fois le roi, sa mère et son aïeule. On assure que ce fut lui qui se prêta le plus aux intrigues de Léonidas, et qui irrita contre Agis les éphores, du nombre desquels il était. Agis donc, ainsi que nous venons de le dire, se tenait toujours dans le temple ; mais, comme il en sortait quelquefois pour aller aux étuves, ils résolurent de profiter d’un de ces moments pour le surprendre. Un jour, qu’il revenait du bain, ils vont au-devant de lui, le saluent, et marchent à ses côtés, s’entretenant et badinant avec lui, comme ils avaient coutume de faire avec un jeune homme qui était leur familier. Le chemin qu’ils tenaient avait un détour qui menait à la prison ; lors qu’ils furent arrivés là, Ampharès, en vertu de sa charge, mit la main sur Agis, et lui dit : « Agis, je te mène aux éphores, pour leur rendre compte de ton administration politique. » Alors Démocharès, qui était grand et fort, lui jette son manteau autour du cou et l’entraîne, pendant que les autres, ainsi qu’il était convenu entre eux, le poussaient par derrière. Personne ne se trouvait dans ce lieu désert pour secourir Agis : ils le jetèrent dans la prison ; et Léonidas arriva sur-le-champ avec bon nombre de soldats mercenaires, qui environnèrent la prison au dehors.

Les éphores entrent auprès d’Agis, et font venir dans la prison ceux des sénateurs qui partageaient leurs desseins ; puis, comme s’il s’agissait d’instruire le procès d’Agis, ils le somment de justifier les mesures qu’il a décrétées. Le jeune homme s’étant pris à rire de leur dissimulation : « Tu pleureras bientôt, lui dit Ampharès ; et tu porteras la peine de ta témérité. » Un autre éphore, faisant semblant de favoriser Agis, et de lui montrer un expédient pour échapper à la condamnation, lui demanda s’il n’avait pas été forcé d’agir comme il avait fait, par Lysandre et par Agésilas. « Je n’ai été contraint par personne, répondit Agis : j’ai pris Lycurgue pour modèle, et j’ai voulu rétablir ses institutions. — Mais, reprit l’éphore, ne te repens-tu pas de ce que tu as fait ? — Non, répondit le jeune homme, je ne me répons point d’avoir conçu la plus belle des entreprises, quoique je voie le supplice qui se prépare. »

Ils le condamnèrent à mort, et ordonnèrent aux exécuteurs de l’emmener dans la Décade[23], comme on appelle une chambre de la prison où l’on étranglait les condamnés à mort. Mais les exécuteurs n’osaient mettre la main sur lui, et les soldats mercenaires refusaient aussi comme eux d’obéir : c’était, pensaient-ils, chose injuste et contraire aux lois de porter la main sur la personne du roi. Ce que voyant Démocharès, il les menaça, les accabla d’injures, et traîna lui-même Agis dans la chambre des exécutions. Déjà le peuple, informé de l’arrestation d’Agis, se portait en tumulte et avec des flambeaux aux portes de la prison ; sa mère et son aïeule y étaient accourues, demandant à grands cris qu’on accordât au moins au roi de Sparte d’être entendu et jugé par ses concitoyens. Ils hâtèrent donc sa mort, de peur que, si la foule venait à s’augmenter, on ne leur enlevât Agis à la faveur de la nuit. Tandis qu’on le menait au lieu du supplice, il vit un des exécuteurs à qui son infortune faisait verser des larmes. « Mon ami, lui dit-il, cesse de pleurer ; car, en périssant ainsi contre les lois et la justice, je suis plus heureux que ceux qui m’ont condamné. » Et, en disant ces mots, il présenta de lui-même son cou au cordon[24].

Ampharès sortit aussitôt après à la porte de la prison, où Agésistrata vint se jeter à ses pieds. Comme il avait toujours vécu avec elle dans une étroite amitié, il la releva, et lui dit qu’on n’userait d’aucune violence, qu’on ne se porterait à aucune extrémité contre Agis, ajoutant qu’elle était libre, si elle le voulait, d’entrer auprès de son fils. Et, comme Agésistrata demanda qu’il fût permis à sa mère de l’y suivre : « Rien ne s’y oppose, répondit Ampharès ; » et, les ayant fait entrer toutes deux, il commanda qu’on fermât les portes. Il livra d’abord à l’exécuteur Archidamie, l’aïeule d’Agis, femme fort avancée en âge, et qui avait vieilli dans la considération et l’estime de ses concitoyens. Après cette exécution, il fit entrer Agésistrata dans la chambre, où elle trouva son fils gisant par terre, et sa mère encore suspendue au cordon. Elle aida elle-même les exécuteurs à détacher le corps d’Archidamie ; puis, après l’avoir étendu auprès de celui de son fils, elle l’enveloppa et le couvrit avec soin. Ensuite elle se jeta sur le cadavre de son fils ; et, le baisant avec tendresse : « Ô mon fils ! dit-elle, c’est l’excès de ta modestie, de ta douceur et de ton humanité qui a causé ta perte et la nôtre. » Ampharès, qui de la porte entendait et voyait tout, entra en ce moment, et dit avec emportement à Agésistrata : « Puisque tu as partagé les sentiments de ton fils, tu subiras le même châtiment. » Alors Agésistrata, se levant pour aller au-devant du cordon : « Puisse du moins, dit-elle, cette injustice être utile à Sparte ! »

Quand le bruit de ces exécutions se fut répandu dans la ville, et qu’on eut emporté de la prison les corps d’Agis, de sa mère et de son aïeule, la crainte même ne fut pas assez puissante pour empêcher les citoyens de témoigner ouvertement la douleur que leur causaient de telles cruautés, et toute la haine qu’ils portaient à Léonidas et à Ampharès. « Jamais, disaient-ils, depuis l’établissement des Doriens dans le Péloponnèse, il ne s’est commis de forfait aussi atroce et aussi impie. — Et en effet, les ennemis mêmes qui, dans les combats, se rencontraient devant les rois de Sparte, ne portaient pas facilement la main sur eux : ils les évitaient plutôt, pénétrés de crainte et de respect pour la dignité de leur caractère. Aussi, dans tant de batailles livrées par les Lacédémoniens contre les Grecs, Cléombrotus[25] fut le seul qui fut tué, avant l’époque de Philippe, percé d’un coup de javeline, à la bataille de Leuctres. Il est vrai que les Messéniens prétendent que Théopompe fut tué par Aristomène ; mais les Lacédémoniens le nient, et soutiennent qu’il fut seulement blessé : les sentiments sont partagés à ce sujet. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’Agis fut le premier des rois de Sparte que les éphores firent mourir, et cela pour avoir formé une entreprise non moins grande en soi que convenable à la dignité de Sparte, à un âge surtout où les fautes mêmes que l’on commet sont facilement pardonnées. Encore Agis donna-t-il moins de sujet de plainte à ses ennemis qu’à ses amis eux-mêmes, en ce qu’il laissa vivre Léonidas, et eut dans les autres une confiance qui le trompa, lui le plus vertueux et le plus doux des hommes.

CLÉOMÈNE.


(De l’an 255 environ à l’an 219 avant J.-C)

Après la mort d’Agis, Léonidas ne fut pas assez habile pour surprendre Archidamus, frère du roi, qui le prévint et prit la fuite ; mais il arracha de la maison d’Agis Agiatis, sa femme, avec un jeune enfant dont elle était nouvellement accouchée, et la contraignit d’épouser son fils Cléomène, qui n’était pas encore nubile, de peur qu’elle ne fût mariée à un autre ; car, outre qu’elle surpassait en beauté, en grâce et en sagesse toutes les femmes de la Grèce, elle avait hérité une fortune immense de Gylippe, son père. Agiatis mit tout en œuvre pour n’être point forcée à ce mariage ; mais ses prières furent inutiles, et elle dut céder. Unie à Cléomène, elle conserva pour Léonidas une haine implacable ; mais elle se montra bonne et tendre envers son jeune mari, qui, dès le premier jour de leur union, était devenu éperdument amoureux d’elle. Il partageait la tendre affection qu’elle conservait pour Agis, et le plaisir qu’elle prenait à s’en souvenir ; jusque-là que souvent il priait sa femme de lui faire le récit de tout ce qui s’était passé, et donnait la plus grande attention quand elle lui racontait les projets utiles qu’Agis avait conçus.

Cléomène était naturellement ambitieux et plein de grandeur d’âme : il n’avait, par caractère, ni moins de tempérance, ni moins de simplicité qu’Agis ; mais il lui manquait cette douceur et cette modestie que celui-ci avait en quelque sorte portées jusqu’à l’excès. La nature avait mêlé à ses heureuses qualités un aiguillon de colère, une véhémence qui l’entraînait avec ardeur vers tout ce qui lui paraissait honnête. Rien ne lui semblait beau comme de voir ses concitoyens se soumettre volontairement à son autorité ; mais il trouvait beau aussi de vaincre leur résistance, et de leur faire embrasser malgré eux ce qui leur était le plus utile. Il était mécontent de l’état de Sparte, où il voyait les citoyens amollis par l’oisiveté et par les plaisirs, le roi abandonnant le soin des affaires, et se bornant à n’être point troublé dans la jouissance des délices et des voluptés, les intérêts publics entièrement négligés, et chaque particulier s’efforçant d’attirer à soi tout le profit qu’il pouvait faire. Mais l’exemple d’Agis montrait assez le danger qu’il y avait à vouloir seulement parler d’exercer les jeunes gens, de les former à la tempérance, à la patience et à l’égalité.

Cléomène avait étudié, dit-on, dans sa première jeunesse, les doctrines des philosophes, lorsque Sphérus le Borysthénite fit un voyage à Lacédémone, où il séjourna quelque temps, donnant ses soins à instruire les jeunes garçons et les jeunes hommes. Sphérus avait été un des disciples les plus distingués de Zénon de Citium[26]. Le caractère mâle de Cléomène lui inspira, à ce qu’il paraît, une affection particulière ; et il se plut à enflammer en lui l’amour de la gloire. On demandait à l’ancien Léonidas quel était, selon lui, le mérite du poète Tyrtée. « Je le crois propre, répondit-il, à charmer les âmes des jeunes gens. » Pénétrés d’enthousiasme par ces poésies, on les voyait, en effet, prodiguer leur vie dans les combats. La philosophie stoïcienne a, pour les natures grandes et généreuses, je ne sais quoi de dangereux, et qui les porte à la témérité ; mais, lorsqu’elle trouve un caractère grave et doux, c’est alors surtout qu’elle produit ses fruits les plus heureux.

Cléomène, à la mort de Léonidas, prit possession de la royauté : voyant tous les citoyens de Sparte plongés dans la corruption ; les riches, esclaves de l’avarice et de la volupté, sacrifiant à leurs passions l’intérêt public ; le peuple, accablé de misère, qui se portait mollement à la guerre et qui avait perdu jusqu’à la noble ambition de bien élever ses enfants ; voyant en outre que lui-même n’avait que le vain titre de roi, et que tout le pouvoir était aux mains des éphores, il conçut la pensée, dès son avènement, de changer cet état de choses. Il avait un ami, nommé Xénarès, qui avait été autrefois amoureux de lui : passion que les Lacédémoniens appellent une inspiration divine. Il lui demanda, pour le sonder, quelle avait été la conduite d’Agis comme roi ; de quels moyens et de quelles personnes il s’était servi dans la route qu’il avait suivie. Xénarès prit d’abord plaisir à se rappeler ces événements, et à lui raconter en détail comment tout s’était passé ; mais, quand il vit Cléomène se passionner et s’enflammer pour les changements qu’Agis avait voulu faire, et lui en demander souvent le récit, il le reprit alors avec colère, et taxa ses projets de folie : enfin, ne pouvant l’en détourner, il rompit tout commerce avec lui, et ne voulut plus ni le voir ni lui parler. Toutefois il ne fit connaître à personne le sujet de cette rupture : il se contenta de dire que le roi ne l’ignorait nullement.

Cléomène, rebuté par Xénarès, et persuadé que tous les Spartiates étaient dans les mêmes dispositions, résolut d’exécuter seul son projet ; et, pensant que la guerre, plus que la paix, serait favorable pour opérer un changement dans l’État, il engagea sa ville à rompre avec les Achéens, qui lui avaient donné quelques sujets de plainte.

Aratus, qui jouissait chez les Achéens d’une autorité incontestée, avait voulu, dès le commencement de son administration, réunir dans une ligue commune tous les Péloponnésiens. C’était là le but où tendaient ses fréquentes expéditions et toute sa conduite politique pendant la paix : cette ligue était, à ses yeux, le seul moyen qu’ils eussent de se garantir contre les ennemis du dehors. Déjà les autres peuples s’étaient presque tous rangés à ses desseins : il ne restait plus que les Lacédémoniens, les Éléens, et ceux des Arcadiens qui étaient attachés à Lacédémone. Sitôt donc que Léonidas fut mort, Aratus se mit à harceler les Arcadiens, et à dévaster surtout les terres de ceux qui confinaient aux Achéens, voulant tâter par là les Lacédémoniens, et témoigner son mépris pour la jeunesse et l’inexpérience de Cléomène. Les éphores répondent à cette agression en envoyant Cléomène[27] se saisir du temple de Minerve qui est près de Belbine[28]. Cette place, qui est une entrée de la Laconie, faisait alors le sujet d’une contestation entre les Spartiates et les Mégalopolitains. Cléomène s’en rendit maître, et la fortifia. Aratus, sans en porter aucune plainte, décampa dans la nuit, pour aller attaquer les Tégéates et les Orchoméniens ; mais les traîtres avec lesquels il était d’intelligence manquèrent de courage au moment décisif ; et Aratus battit en retraite, persuadé qu’il avait dérobé sa marche aux ennemis. Mais Cléomène lui écrivit une lettre ironique, par laquelle il lui demandait, comme il eût pu faire à un ami, où il avait mené ses troupes la nuit dernière. Aratus répondit qu’ayant appris que Cléomène s’apprêtait à fortifier Belbine, il était descendu pour s’y opposer. « Je ne doute pas, lui écrivit de nouveau Cléomène, de la vérité de ce que tu me dis ; mais, si ma question n’est pas indiscrète, fais-moi le plaisir de me dire pourquoi cette quantité de flambeaux et d’échelles qui te suivaient. » Aratus ne put s’empêcher de rire de cette plaisanterie, et demanda ce que c’était que ce jeune homme. Alors Démocrates, Lacédémonien exilé : « Si tu veux, dit-il, entreprendre quelque chose contre les Lacédémoniens, hâte-toi, le temps presse, avant que les ergots n’aient poussé à ce jeune coq. »

Peu de temps après, Cléomène étant campé dans l’Arcadie avec un corps peu nombreux de cavalerie et trois cents hommes de pied, les éphores, qui craignaient la guerre, lui firent porter l’ordre de se retirer. Mais, à peine se fut-il éloigné, qu’Aratus se rendit maître de Caphyes[29]. Alors les éphores lui envoyèrent l’ordre de retourner sur ses pas : il s’empara de Méthydrium[30] et courut toute l’Argolide. Les Achéens, qui s’étaient mis en marche avec vingt mille hommes de pied et mille chevaux, sous la conduite d’Aristomachus, le rencontrèrent près de Pallantium[31], où Cléomène leur présenta la bataille. Mais Aratus, effrayé de l’audace du jeune homme, ne voulut pas permettre au général de risquer le combat : il se retira, accablé de reproches par les Achéens, méprisé et moqué par les Lacédémoniens, qui n’étaient pas en tout cinq mille. Sa retraite releva le courage de Cléomène : il en prit plus de confiance et de hardiesse auprès de ses concitoyens, à qui il rappela ce mot d’un de leurs anciens rois, que les Lacédémoniens ne s’informaient pas du nombre de leurs ennemis, mais seulement où ils étaient[32].

Quelque temps après, Cléomène, marchant au secours des Éléens, à qui les Achéens faisaient la guerre, rencontra, près du mont Lycée[33], ces derniers qui revenaient de leur expédition : il tomba sur eux avec tant de furie, qu’il effraya et mit en déroute toute leur armée, leur tua beaucoup de monde, et fit une grande quantité de prisonniers. Le bruit courut même dans la Grèce qu’Aratus avait péri dans cette rencontre ; mais Aratus, profitant, en homme habile, de l’occasion et de sa défaite même, tomba brusquement sur Mantinée, avant que personne pût s’en douter, s’en rendit maître, et y mit une garnison.

Cléomène, voyant que les Lacédémoniens, découragés par ce revers, refusaient de le suivre à la guerre, imagina de rappeler de Messène Archidamus, frère d’Agis, à qui appartenait de droit la succession de l’autre maison royale, persuadé que la puissance des éphores, contrebalancée par celle de deux rois, serait beaucoup plus faible. Mais ceux qui avaient fait mourir Agis, informés de ce dessein, et craignant qu’Archidamus, revenu d’exil, ne vengeât la mort de son frère, allèrent secrètement au-devant de lui ; et, aussitôt après l’avoir introduit dans la ville, ils le mirent à mort, soit à l’insu de Cléomène, comme l’écrit Phylarque, ou de son aveu et à l’instigation de ses amis, auxquels il sacrifia cet infortuné. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’odieux de ce crime retomba principalement sur les amis de Cléomène, qui passèrent pour lui avoir forcé la main[34].

Cléomène, toujours occupé du changement qu’il projetait de faire dans le gouvernement, gagna les éphores à prix d’argent, pour leur faire ordonner une expédition qu’il conduirait lui-même. Il attira aussi plusieurs citoyens dans son parti, par le moyen de sa mère Cratésicléa, laquelle, pour servir son ambition, lui fournissait abondamment tout l’argent qui lui était nécessaire. On prétend même que, malgré son peu d’inclination pour un second mariage, elle épousa, uniquement dans l’intérêt de son fils, le premier citoyen de Sparte en réputation et en crédit[35]. Cléomène entre en campagne, et s’empare de Leuctres[36], place du territoire de Mégalopolis ; mais les Achéens, sous la conduite d’Aratus, étant venus promptement au secours de la ville, il se livra, sous les murs mêmes, un combat dans lequel une partie de l’armée de Cléomène fut battue. Toutefois, Aratus s’étant opposé à ce que les Achéens passassent un ravin profond pour continuer la poursuite des ennemis, Lydiadas le Mégalopolitain se détacha avec la cavalerie qu’il commandait, et, poussant après les Spartiates, il s’engagea dans un terrain plein de vignes et de murs de clôture, d’où ses cavaliers, obligés de se séparer, ne pouvaient se tirer qu’à grand’peine. Ce que voyant Cléomène, il envoie contre eux les Tarentins et les Crétois ; et Lydiadas, en combattant avec une grande valeur, fut tué dans cette attaque. Ce premier succès ranime le courage des Lacédémoniens : ils fondent sur les Achéens avec de grands cris, mettent leur armée dans une déroute complète, et en font un grand carnage. Cléomène accorda une trêve aux vaincus pour enlever les morts ; mais il ordonna que le corps de Lydiadas lui fût apporté : il le revêtit d’une robe de pourpre, lui mit une couronne sur la tête, et le fit conduire jusqu’aux portes de Mégalopolis. C’est ce même Lydiadas qui, après avoir déposé volontairement la tyrannie, et rendu la liberté à ses concitoyens, avait fait entrer sa ville dans la ligue des Achéens.

Cléomène, enflé de cette victoire, ne forma plus que de vastes projets : persuadé que, s’il pouvait à son gré disposer des affaires, et recommencer la guerre contre les Achéens, il triompherait aisément, il représenta à Mégistonus, mari de sa mère, qu’il fallait secouer le joug des éphores, remettre en commun tous les héritages, et, par cette égalité, relever la puissance de Sparte, et rendre à la ville son ancienne prééminence sur toute la Grèce. Mégistonus donna les mains à cette proposition ; et Cléomène gagna encore deux ou trois de ses amis. Vers ce temps-là, un des éphores eut, en dormant la nuit dans le temple de Pasiphaé, un songe fort extraordinaire : il lui sembla que, dans le lieu où les éphores donnaient leurs audiences, il ne restait qu’un seul siège ; que les quatre autres avaient été enlevés ; et que, comme il s’étonnait de ce changement, il entendait une voix venant du temple, qui lui dit que cela était avantageux à Lacédémone. L’éphore raconta ce songe à Cléomène, lequel d’abord en fut troublé, pensant que ce magistrat soupçonnait son dessein, et qu’il avait imaginé cette fable pour le sonder ; mais ensuite, persuadé de la sincérité du récit, il se rassura ; et, prenant avec lui tous ceux de ses concitoyens qu’il craignait de trouver opposés à son entreprise, il les mena à une expédition contre les villes d’Héréa[37] et d’Alséa[38], qui étaient sous l’obéissance des Achéens : il s’en empara ; puis il alla ravitailler Orchomène, et camper devant Mantinée. Il fatigua tellement les Lacédémoniens, par les longues marches qu’il leur fit faire de côté et d’autre, que ceux-ci le prièrent de les laisser en Arcadie, pour y prendre quelque repos : il y consentit, et ramena les soldats mercenaires à Lacédémone. En chemin, il communiqua son dessein à ceux d’entre eux dont l’affection lui était le plus connue, et poursuivit lentement sa route, pour n’arriver qu’à l’heure où les éphores seraient à table.

Quand il fut proche de la ville, il fit prendre les devants à Euryclidas, qui devait se rendre dans la salle où soupaient les éphores, comme pour leur apporter de la part de Cléomène quelque nouvelle du camp. Il était suivi de Thérision, de Phœbis, et de deux des jeunes gens qui avaient été élevés avec Cléomène, et à qui les Spartiates donnent le nom de Samothraciens[39], ainsi que d’un petit nombre de soldats. Pendant qu’Euryclidas parle aux éphores, les autres entrent précipitamment dans la salle, l’épée nue à la main, et en frappent les magistrats. Agésilas fut le premier qui tomba sous leurs coups : on le crut mort ; il profita de cette erreur, ramassa ses forces, et se glissa peu à peu, sans être aperçu, jusqu’à un petit temple consacré à la Peur. Ce temple, ordinairement fermé, se trouva, par hasard, ouvert ce jour-là : Agésilas s’y jeta, et ferma la porte sur lui. Les quatre autres éphores furent tués, et, avec eux, plus de dix des citoyens qui étaient accourus à leur secours. On épargna tous ceux qui se tinrent en repos, et on n’empêcha personne de sortir de la ville ; on fit même grâce à Agésilas, qui sortit le lendemain du temple.

Outre ce temple dédié à la Peur, les Lacédémoniens en ont d’autres consacrés à la Mort, au Rire, et à d’autres passions de ce genre. Ils honorent la Peur, non point comme on fait les génies malfaisants pour conjurer leur influence, c’est-à-dire à titre de chose nuisible, mais parce que la peur est, selon eux, le plus puissant lien des sociétés politiques. Aussi, lorsque les éphores entrent en charge, ils font publier, dit Aristote, un ordre aux citoyens de se raser les moustaches, et d’être soumis aux lois, afin qu’ils n’aient pas à user contre eux de rigueur. Ils ne parlent sans doute des moustaches que pour accoutumer les jeunes gens à obéir à leurs chefs, même dans les moindres choses. Et les anciens attachaient, ce me semble, l’idée de valeur, non à l’exemption de toute crainte, mais à la crainte du reproche et de l’infamie. En effet, les hommes qui tremblent le plus devant les lois sont les plus intrépides contre les ennemis ; et ceux-là redoutent le plus la souffrance, qui craignent le moins le blâme. Il a donc raison celui qui dit :

Là où est la crainte, là aussi est le respect de soi[40].

Et Homère :

Tu m’es un objet de respect, ô mon beau-père, ainsi que de terreur[41].

Et encore :

Silencieux et redoutant leurs chefs[42].

Car les personnes que l’on redoute sont d’ordinaire celles qu’on respecte le plus. C’est pourquoi les Lacédémoniens consacrèrent un temple à la Peur, près de la salle où mangeaient en commun les éphores, dont ils avaient voulu élever la magistrature jusqu’à la dignité des rois.

Le lendemain, Cléomène proscrivit quatre-vingts citoyens, et les contraignit de sortir de la ville ; il fit enlever les sièges des éphores, à l’exception d’un seul, où il devait s’asseoir lui-même pour donner ses audiences ; puis, ayant convoqué l’assemblée du peuple, il y rendit compte des motifs de sa conduite. « Lycurgue, dit-il, avait d’abord uni dans le gouvernement les sénateurs avec les rois ; et pendant longtemps la ville conserva cette constitution, sans avoir besoin d’autre magistrature. Mais, dans la suite, la guerre contre les Messéniens ayant, par sa durée, empêché les rois, occupés à de fréquentes expéditions, de rendre la justice aux citoyens, ils choisirent, pour les remplacer dans cette fonction importante, quelques-uns de leurs amis, à qui ils donnèrent le nom d’éphores. Ces magistrats ne furent d’abord que les ministres des rois ; mais plus tard ils attirèrent insensiblement à eux toute l’autorité, et finirent par s’attribuer une juridiction indépendante. Une preuve de ce que j’avance, c’est qu’encore aujourd’hui, quand les éphores mandent le roi, il peut désobéir à leur ordre une et deux fois ; mais, à la troisième sommation, il est obligé de se rendre auprès d’eux. Une autre preuve de cette vérité, c’est qu’Astéropus, qui le premier fortifia et agrandit la puissance des éphores, ne fut éphore que plusieurs siècles après leur établissement. S’ils avaient usé de leur pouvoir avec modération, il eût mieux valu sans doute les supporter ; mais, n’avoir fait servir une puissance usurpée, que pour détruire notre ancienne constitution, pour bannir les rois ou les faire périr sans jugement et pour menacer de leur vengeance ceux qui désiraient de revoir dans Sparte le plus beau et le plus divin des gouvernements, ce n’était plus chose supportable. Or, s’il eût été possible d’exterminer, sans effusion de sang, ces pestes depuis longtemps introduites dans Lacédémone, le luxe, les superfluités, les dettes, les usures, et ces fléaux plus anciens encore, les richesses et la pauvreté, je me serais cru le plus heureux dés rois d’avoir, comme un habile médecin, guéri sans douleur les maux de ma patrie. La nécessité qui m’a forcé de recourir à des remèdes violents trouve sa justification dans l’exemple de Lycurgue lui-même, lequel, n’étant ni roi ni magistrat, mais simple particulier qui voulait agir en roi, se rendit en armes sur la place publique, et causa une telle frayeur à Charilaüs, qu’il se réfugia au pied d’un autel[43]. Mais, comme ce roi était naturellement doux, et qu’il aimait sa patrie, il ne tarda pas à partager les sentiments de Lycurgue, et à adopter le changement qu’il proposait dans le gouvernement. La conduite de Lycurgue atteste donc qu’il est extrêmement difficile de changer la constitution d’une ville sans employer la violence et la crainte. J’ai usé de ces moyens le plus modérément qu’il m’a été possible : je me suis contenté de bannir ceux qui s’opposaient au salut de la patrie ; j’ai proposé aux autres de mettre en commun toutes les terres, de décharger les débiteurs du poids des créances, et de faire le discernement et le choix des étrangers, afin que les plus gens de bien, devenus Spartiates, défendent la ville par les armes, et empêchent que la Laconie, faute de défenseurs, ne devienne la proie des Étoliens et des Illyriens. »

 Il fut le premier à mettre en commun tout ce qu’il possédait ; Mégistonus, son beau-père, en fit autant : puis chacun des amis de Cléomène et tous les autres citoyens suivirent cet exemple. Tout le pays fut partagé ; Cléomène assigna même une portion à chacun de ceux qu’il avait bannis, et promit de les rappeler dès que la tranquillité serait rétablie. Il compléta le nombre des citoyens par les plus honnêtes gens des pays circonvoisins, dont il forma un corps de quatre mille hoplites, qu’il dressa à se servir, pour le combat, de sarisses[44] à deux mains au lieu de javelines, et à porter le bouclier avec une anse, et non point attaché à une courroie. Ensuite il s’appliqua à l’éducation de la jeunesse : il la fit instruire dans la véritable discipline lacédémonienne, et fut puissamment secondé dans cette entreprise par le philosophe Sphérus, qui se trouvait alors dans la ville. Bientôt on vit renaître l’ancien ordre des exercices et des repas publics : la plupart des citoyens se plièrent volontairement à cette antique et généreuse discipline ; les autres, en petit nombre, s’y soumirent par nécessité. Mais, voulant ôter l’odieux du nom de monarchie, il associa au trône son frère Euclidas : ce fut la première et la seule fois que les Spartiates virent régner ensemble deux rois de la même maison.

Cléomène, ne doutant point qu’Aratus et les Achéens, qui voyaient l’état de trouble où le changement qu’il venait de faire avait mis la ville, n’imaginassent qu’il n’oserait ni sortir de Lacédémone, ni la laisser flottante dans une telle agitation, crut qu’il ne lui serait pas moins honorable qu’utile à ses affaires de montrer aux ennemis l’ardeur et la bonne volonté de son armée. Il entra donc en armes sur le territoire de Mégalopolis, y fit un grand dégât, et en remporta un immense butin. Ayant surpris quelques comédiens qui venaient de Messène, il fit dresser un théâtre sur les terres mêmes des ennemis, et pro-posa pour ces acteurs un prix de quarante mines[45] : il passa une journée entière à voir ce spectacle ; non qu’il y prît grand plaisir, mais il voulait insulter aux Mégalopolitains, et leur faire voir, par ce mépris affecté, combien il se croyait supérieur à eux. Du reste, de toutes les armées des Grecs et des rois, celle des Spartiates était la seule qui n’eut pas à sa suite des mimes, des jongleurs, des danseuses, des joueuses de luth : leur camp était pur de toute espèce de bouffonnerie, de dissolution et d’assemblées de débauche. Les jeunes gens passaient la plus grande partie de leur temps à s’exercer, et les vieillards à les instruire ; et, si quelquefois ils étaient de loisir, leurs jeux consistaient en plaisanteries agréables, en quelques traits de fine raillerie propres aux Spartiates, qu’ils se lançaient réciproquement. Quant à l’utilité de ces sortes de jeux, nous l’avons fait voir dans la Vie de Lycurgue[46].

Cléomène était lui-même leur maître et leur précepteur à tous : sa vie simple et frugale, exempte de toute recherche, et qui n’avait rien qui le distinguât du moindre de ses sujets, était comme un exemple public de tempérance. Il s’acquit par là un grand crédit et beaucoup de réputation chez les différents peuples de la Grèce ; car ceux des Grecs que leurs affaires appelaient à la cour des autres rois n’admiraient pas tant leurs richesses et leur faste qu’ils n’étaient révoltés de leur fierté, de leur orgueil, et de la dureté avec laquelle ils traitaient ceux qui avaient à leur parler : au contraire, quand ils allaient vers Cléomène, qui n’avait pas moins qu’eux et le titre et la dignité de roi, ils ne voyaient là ni robes de pourpre, ni ameublement somptueux, ni lits magnifiques, ni voitures, superbes ; ils ne rencontraient point une foule d’officiers et de licteurs ; ils ne recevaient point, et souvent à grand’peine, les réponses du prince par des secrétaires[47] ; mais Cléomène lui-même, vêtu d’une robe fort simple, venait au-devant d’eux, les saluait avec bonté, les écoutait, leur parlait toujours avec douceur et humanité, et aussi longtemps qu’ils le désiraient. Ces manières populaires les charmaient, et conciliaient tellement à Cléomène leur affection, qu’ils s’en retournaient d’auprès de lui disant qu’il était le seul véritable descendant d’Hercule.

Sa table ordinaire, qui était très-frugale et véritablement laconienne, n’était que de trois lits : il en faisait ajouter deux quand il recevait des ambassadeurs ou des étrangers ; et alors ses officiers la servaient un peu mieux, non en pâtisseries ni en ragoûts recherchés, mais seulement d’une plus grande quantité de viandes, et de meilleur vin. Il reprit un jour un de ses amis, pour n’avoir servi à des étrangers, comme dans les repas publics, que du brouet noir et du gâteau. « Quand on traite des étrangers, lui dit-il, ou dans de semblables occasions, il ne faut pas observer rigoureusement la discipline de Sparte. » Lorsqu’on avait desservi, il faisait apporter une table à trois pieds, sur laquelle il y avait un cratère d’airain rempli de vin, deux coupes d’argent tenant chacune deux cotyles[48], et quelques tasses, également d’argent, pour ceux des convives qui voulaient boire ; car on n’y forçait personne. Il n’y avait point de musique à sa table ; et il n’en était nul besoin : Cléomène égayait les convives, soit par les questions qu’il leur proposait, soit en leur faisant quelque agréable récit. La gravité de ses discours était tempérée par l’agrément ; et son badinage, toujours plein de grâce, n’était jamais souillé par d’indécentes plaisanteries. Il regardait comme injustes et grossiers ces moyens qu’employaient la plupart des rois pour attirer les hommes dans leurs filets, en les amorçant par de riches présents ; mais, qu’on les gagnât par la douceur et les grâces de la conversation, rien, à ses yeux, n’était plus beau ni plus digne d’un roi : il pensait avec raison que la plus grande différence qui existe entre un ami et un mercenaire, c’est que l’appât de celui-ci est l’intérêt, tandis que l’attrait de l’autre est l’honnêteté des mœurs et la sagesse des discours.

Les Mantinéens furent les premiers qui l’invitèrent à venir : ils lui ouvrirent la nuit les portes de leur ville, chassèrent la garnison achéenne, et remirent Mantinée entre les mains des Spartiates. Cléomène leur rendit leurs lois et leurs institutions, et partit le jour même pour Tégée. Peu de temps après, il fit le tour par l’Arcadie, et descendit à Phères d’Achaïe, dans le dessein de livrer bataille aux Achéens, ou de décrier auprès d’eux Aratus, s’il refusait le combat et abandonnait le pays au pillage. Il est vrai qu’Hyperbatas commandait l’armée des Achéens ; mais Aratus avait toute l’autorité. Les Achéens, s’étant mis en campagne avec toutes leurs troupes, allèrent camper à Dymées, près d’Hécatombéon[49]. Cléomène marcha contre eux, et vint se poster entre le camp des Achéens et la ville de Dymées, qui tenait pour les ennemis : ce qui parut une grande faute ; mais il força, par cette audacieuse provocation, les Achéens à combattre, leur tua beaucoup de monde, et fit un grand nombre de prisonniers. De là il marcha sur Langon[50], en chassa la garnison achéenne, et rendit la ville aux Éléens.

Aratus, qui voyait les Achéens découragés par ce revers, refusa de se charger du commandement militaire, qu’il avait coutume d’exercer alternativement de deux années l’une ; et, malgré les prières et les sollicitations de ses concitoyens, il abandonna honteusement à un autre cette charge et le gouvernail de l’État, comme s’il se sentait incapable de résister à la tempête. Les Achéens envoyèrent donc des ambassadeurs à Cléomène : Cléomène parut d’abord leur imposer des conditions modérées ; mais, ensuite, il leur fit proposer de lui céder le commandement de la ligue, promettant d’arranger à l’amiable les autres sujets de contestation, et de leur rendre sur-le-champ leurs prisonniers et leurs villes. Les Achéens acceptèrent la paix à ces conditions, et le prièrent de se rendre à Lerne[51], où ils devaient tenir l’assemblée de la ligue. Mais Cléomène, qui s’était échauffé par une marche forcée, ayant imprudemment bu de l’eau froide, fut pris d’une violente hémorrhagie et d’une totale extinction de voix. C’est pourquoi il renvoya aux Achéens les plus considérables de leurs prisonniers, remit l’assemblée à un autre temps, et s’en retourna à Lacédémone.

Ce délai ruina entièrement les affaires de la Grèce, laquelle, sans cela, pouvait encore se relever de l’état de faiblesse où elle était réduite, et s’affranchir de l’avarice et de l’insolence des Macédoniens ; mais Aratus, soit par défiance et par crainte de Cléomène, soit qu’il portât envie à ses succès inespérés, ne put souffrir, lui qui avait, pendant trente-trois ans, commandé aux Grecs, qu’un jeune homme vînt tout à coup s’élever sur les débris de sa gloire et de sa puissance, et lui ravir une domination qu’il avait tant accrue par ses travaux et si longtemps conservée. Il chercha d’abord à détourner les Achéens de la paix, et mit tout en œuvre pour en empêcher la conclusion ; mais, quand il vit qu’il n’était point écouté, et que les Achéens, effrayés de l’audace de Cléomène, trouvaient juste le dessein des Lacédémoniens, de remettre le Péloponnèse dans son premier état, il eut recours à un moyen qui n’eût été séant à aucun des Grecs, mais qui était honteux à un homme tel que lui, et indigne de tout ce qu’il avait fait jusque-là et dans la paix et dans la guerre : il appela Antigonus en Grèce, et remplit le Péloponnèse de Macédoniens, lui qui les en avait chassés dans sa jeunesse, et qui avait affranchi de leur joug la citadelle de Corinthe ; lui qui s’était rendu suspect à tous leurs rois, et qui était leur ennemi déclaré, surtout d’Antigonus, dont il parle si mal dans ses Mémoires, où il déclare qu’il a supporté de pénibles travaux et bravé de grands dangers pour délivrer Athènes de la garnison macédonienne. Et néanmoins il appela dans sa patrie ces mêmes Macédoniens ; il les fit entrer en armes dans ses propres foyers, et jusque dans son gynécée[52] ; et cela pour empêcher qu’un descendant d’Hercule, un roi de Sparte, qui voulait ramener le gouvernement de sa ville, lequel avait perdu, pour ainsi dire, son harmonie, à cette sage institution, à cette discipline dorique, fondée par Lycurgue, ne prît le titre de général des Sicyoniens et des Tritéens[53]. Il redoutait un roi qui mangeait du gros pain, qui portait un manteau d’étoffe grossière, et, ce qu’il jugeait plus terrible encore et dont il faisait un crime à Cléomène, un roi qui voulait bannir la richesse et remédier à la pauvreté ; et, de peur de passer pour obéir à Cléomène, il se soumettait, lui et toute l’Achaïe, au diadème, à la robe de pourpre des Macédoniens, et aux volontés de leurs satrapes. Il célébrait des fêtes en l’honneur d’Antigonus, et n’avait point honte de chanter lui-même, la tête couronnée de fleurs, des hymnes à la gloire d’un homme dont le corps tombait en pourriture. Au reste, ce que nous en disons ici n’a point pour but d’accuser Aratus, qui, en tant d’occasions, s’est montré si grand, si digne de la Grèce : nous voulons seulement déplorer l’infirmité de la nature humaine, qui, dans les âmes même les plus élevées et les plus faites pour le bien, ne saurait produire une vertu exempte de tout blâme.

Les Achéens s’étaient de nouveau rassemblés dans Argos, où Cléomène était venu de Tégée ; et tout le monde espérait fermement de voir la paix se conclure. Mais Aratus, qui était déjà d’accord des principaux articles de sa capitulation avec Antigonus, eut peur que Cléomène, ou par persuasion ou par force, n’entraînât le peuple dans son parti, et ne renversât toutes ses machinations : il lui fit proposer d’entrer seul dans Argos, après avoir reçu trois cents otages pour sa sûreté ; ou, s’il l’aimait mieux, de s’approcher, avec son armée, jusqu’au gymnase appelé Cyllarabium[54], qui est hors de la ville ; et que là on traiterait avec lui. Cléomène se récria contre l’injustice de cette proposition. « C’était avant l’assemblée, dit-il, et non point lorsque je suis à vos portes, qu’il fallait témoigner cette défiance et rompre la négociation. » Il écrivit à ce sujet une lettre aux Achéens, laquelle n’était presque tout entière qu’une longue récrimination contre Aratus. Aratus, de son côté, n’épargna pas les injures à Cléomène, dans ses discours à ses concitoyens.

Cléomène décampa en toute diligence, et envoya un héraut, non point à Argos, mais à Égium[55], comme l’écrit Aratus, pour déclarer la guerre aux Achéens, afin de les surprendre avant qu’ils eussent fait leurs préparatifs. Cette nouvelle excita de grands troubles parmi les Achéens. Plusieurs villes songèrent à se séparer de la ligue : le peuple, parce qu’il espérait le partage des terres et l’abolition des dettes ; les riches et les puissants, parce qu’ils supportaient impatiemment la domination d’Aratus, et que quelques-uns étaient indignés de ce qu’il avait appelé les Macédoniens dans le Péloponnèse. Ces divisions augmentant la confiance de Cléomène, il entra en armes dans l’Achaïe, prit d’emblée la ville de Pallène[56], en chassa la garnison des Achéens, et s’empara ensuite de Phénéum[57]) et de Pentélium[58]. Les Achéens, craignant une trahison qui se machinait à Corinthe et à Sicyone, firent partir d’Argos un corps de cavalerie et d’infanterie étrangère, pour aller garder ces places, et se rendirent eux-mêmes à Argos, pour y célébrer les jeux néméens. Cléomène espérait, non sans raison, que, s’il attaquait brusquement et à l’improviste une ville remplie d’un peuple nombreux, et qui n’était occupé que de spectacles, il y jetterait le trouble et l’effroi : il s’approcha la nuit des murailles d’Argos avec son armée ; et, s’étant saisi du quartier appelé Aspis, qui domine le théâtre, lieu fort d’assiette et d’un accès difficile, il frappa les habitants d’une terreur telle, qu’aucun d’eux ne songea même à se défendre : ils reçurent garnison, donnèrent vingt des leurs pour otages, et promirent d’être dorénavant alliés fidèles des Lacédémoniens, et de marcher sous les ordres de Cléomène.

Cet exploit ne servit pas peu à fortifier la réputation de Cléomène et son autorité. Les anciens rois de Lacédémone n’avaient pu venir à bout, malgré tous leurs efforts, d’attacher solidement Argos à leur alliance. Pyrrhus, le plus vaillant des capitaines, l’avait emportée de force ; mais, loin de s’établir dans la ville, il y avait péri avec une partie considérable de son armée[59]. Aussi admirait-on l’activité et la prudence de Cléomène ; et ceux-là même qui s’étaient d’abord moqués de sa prétention à imiter Solon et Lycurgue par l’abolition des dettes et l’égalité des biens, ne doutèrent plus dès lors que le changement qui s’était opéré dans les Spartiates ne fût vraiment son ouvrage. Les Spartiates étaient auparavant si abâtardis, si peu capables de se défendre eux-mêmes, que les Étoliens, dans une incursion en Laconie, leur avaient enlevé cinquante mille esclaves : à l’occasion de quoi un des vieillards Spartiates dit que les ennemis leur avaient rendu un grand service, en déchargeant la Laconie d’un si grand poids. Et peu de temps après, à peine commencent-ils à reprendre les usages de leurs pères, et à se remettre sur les traces de l’ancienne discipline, voilà qu’ils donnent des preuves signalées de leur valeur, et se montrent soumis à leurs chefs, comme si Lycurgue eût été au milieu d’eux et qu’il les eût gouvernés encore ; voilà qu’ils ont reconquis à Lacédémone sa prééminence sur la Grèce, et recouvré le Péloponnèse.

La prise d’Argos entraîna la soumission de Cléones[60] et de Phliunte[61]. Aratus, qui était alors à Corinthe, où il s’occupait de rechercher ceux qui favorisaient le parti des Lacédémoniens, fut extrêmement troublé en apprenant la reddition de ces villes ; et, comme il vit que Corinthe penchait pour Cléomène, il appela les citoyens au conseil. Mais, pendant qu’ils s’y rendaient, il se glissa, sans être aperçu, jusqu’à une des portes de la ville ; et là, montant un cheval qu’on lui avait préparé, il s’enfuit à Sicyone. On dit que, quand la nouvelle de cette fuite se fut répandue parmi les Corinthiens, il y eut entre eux une sorte de combat à qui arriverait le premier à Argos pour en informer Cléomène ; et Aratus écrit lui-même que tous leurs chevaux en crevèrent. Cléomène leur reprocha d’avoir laissé échapper Aratus, quand ils pouvaient aisément l’arrêter. Toutefois Aratus dit que Mégistonus lui fut envoyé par Cléomène, pour le prier de lui livrer l’Acrocorinthe, où les Achéens avaient une garnison, moyennant une somme d’argent considérable ; et qu’il répondit qu’il ne maîtrisait point les affaires, mais que les affaires le maîtrisaient. Voilà du moins ce qu’a écrit Aratus.

Cléomène partit d’Argos, et fit entrer dans l’alliance de Sparte les Trézéniens, les Épidauriens et ceux d’Hermione ; puis, s’étant rendu à Corinthe, il assiégea la citadelle, occupée par les Achéens, qui refusèrent de la lui livrer. Il manda les amis et les intendants d’Aratus, leur ordonna de prendre soin de sa maison et de ses biens, et de les lui conserver. En même temps il dépêcha encore vers lui Tritymallus le Messénien[62], pour lui proposer de consentir à ce que l’Acrocorinthe fût gardée par une garnison moitié achéenne moitié lacédémonienne, offrant en particulier de lui payer une pension double de celle que lui faisait le roi Ptolémée[63]. Mais Aratus n’y voulut point consentir : au contraire, il envoya son fils à Antigonus avec les autres otages, et persuada aux Achéens de décréter que l’Acrocorinthe serait remise entre les mains d’Antigonus. Alors Cléomène se jeta sur les terres de Sicyone, y fit le dégât, et s’empara de tous les biens d’Aratus, que les Corinthiens lui avaient adjugés par un décret. Ensuite, comme Antigonus, à la tête d’une puissante armée, eut franchi le mont Gérania[64], il jugea qu’au lieu de fortifier l’isthme, il était plus expédient de fermer par des tranchées et des murailles les passages des monts Oniens[65], et de fatiguer les Macédoniens par des combats de poste, plutôt que de risquer la bataille contre une phalange aguerrie de longue main. Ce plan de campagne mit Antigonus dans un grand embarras : il n’avait pas fait grande provision de vivres ; et forcer les passages n’était pas chose facile, tant que Cléomène les gardait. Il tenta néanmoins une nuit de se glisser furtivement dans l’isthme par le port de Léchéum[66] ; mais il fut repoussé, et perdit quelques-uns de ses soldats. Son échec ne fit qu’augmenter la confiance de Cléomène ; et ses troupes, enflées de la victoire qu’elles venaient de remporter, se mirent à souper. Antigonus, désespéré de se voir réduit par la nécessité à choisir entre des partis également difficiles, pensait à se retirer vers le promontoire d’Héréum[67], et, de là, à conduire son armée, par mer, à Sicyone : entreprise qui demandait beaucoup de temps et de grands préparatifs.

Mais, sur le soir, il arriva auprès de lui des amis d’Aratus, qui venaient d’Argos pour l’appeler, parce que les Argiens s’étaient révoltés contre Cléomène. Celui qui avait excité cette rébellion, Aristotélès, n’avait pas eu grand’peine à soulever le peuple, déjà mécontent de ce que Cléomène n’avait pas effectué l’abolition des dettes, comme il l’avait promis. Aratus, prenant donc avec lui quinze cents hommes de l’armée d’Antigonus, s’embarqua pour Épidaure ; mais Aristotélès n’attendit pas son arrivée : à la tête des seuls citoyens d’Argos, il assiégea la garnison lacédémonienne qui occupait la citadelle ; et Timoxène, avec un corps d’Achéens, vint de Sicyone à son secours. Cléomène, informé de cette nouvelle vers la seconde veille de la nuit, manda incontinent Mégistonus, et lui ordonna avec colère d’aller en toute diligence à Argos pour secourir la garnison ; car Mégistonus, plus que tout autre, s’était rendu garant auprès de Cléomène de la fidélité des Argiens ; et c’était lui qui l’avait empêché de chasser hors de la ville ceux qu’il tenait pour suspects. Ayant donc dépêché Mégistonus avec deux mille hommes, il s’appliqua lui-même à observer Antigonus, et à réconforter les Corinthiens, en leur faisant entendre que ce qui se passait à Argos n’était qu’un léger mouvement d’un petit nombre de mécontents. Cependant Mégistonus, étant entré dans Argos, fut tué en combattant ; et, comme la garnison, qui soutenait avec peine les efforts des assiégeants, envoyait de fréquents messages à Cléomène pour solliciter du secours, il craignit alors que les ennemis, devenus maîtres d’Argos, ne lui fermassent les passages, et n’allassent impunément ravager la Laconie, et mettre le siège devant Sparte, qui était sans défenseurs. Il partit donc de Corinthe avec toute son armée ; mais il n’eut pas plutôt quitté la ville, qu’elle lui fut enlevée par Antigonus, qui y mit une bonne garnison.

Cléomène, arrivé au pied des murailles d’Argos, rassembla ses troupes, qui s’étaient écartées dans la marche, puis il entreprit d’escalader la ville : il fit rompre les voûtes qui soutenaient l’Aspis ; et, ayant pénétré parla dans Argos, il se joignit à ceux de la garnison qui résistaient encore aux Achéens. Il se saisit ensuite, par le moyen des échelles, de quelques autres quartiers, et fit si bien balayer les rues par ses archers crétois, que les ennemis n’osèrent plus s’y montrer. Mais, quand il aperçut Antigonus descendant des hauteurs voisines avec son infanterie, et ses gens de cheval se jetant en foule dans la ville, alors, désespérant de pouvoir la conserver, il ramassa toutes ses troupes, descendit le long de la muraille, et fit sa retraite sans éprouver aucun échec[68].

Ainsi, après avoir soumis, dans un espace de temps fort court, presque tout le Péloponnèse, il perdit, en moins de temps encore, toutes ses conquêtes : des alliés qui servaient sous ses ordres, les uns l’abandonnèrent sur-le-champ, les autres ne tardèrent pas à livrer leurs places à Antigonus.

Cléomène, après cette malencontreuse expédition, ramenait son armée à Lacédémone, lorsque le soir même il reçut à Tégée des courriers qui lui apportaient une nouvelle dont il fut non moins affligé que de ses disgrâces militaires. Ils lui apprirent la mort de sa femme Agiatis, pour laquelle il avait tant d’estime et d’amour, qu’il ne pouvait s’empêcher, dans le cours même de ses plus grands succès, de faire de fréquents voyages à Sparte pour la voir. Il fut touché et accablé de cette perte, autant que peut l’être un jeune homme qui se voit enlever une femme belle et sage, et qu’il aime tendrement. Toutefois, il ne déshonora point, en cette occasion, sa grandeur d’âme ; et le deuil n’abattit point son courage : il conserva le même ton de voix, le même maintien, le même air de visage qu’il avait auparavant, donna ses ordres à ses officiers, et pourvut à la sûreté des Tégéates. Le lendemain, à la pointe du jour, il arriva à Lacédémone, où, après avoir donné quelque temps à sa douleur dans sa maison, avec sa mère et ses enfants, il se remit aussitôt à penser et à pourvoir aux affaires publiques.

Ptolémée, roi d’Égypte, avait promis de le secourir ; mais il lui fit demander pour otages sa mère et ses enfants. Cléomène fut longtemps sans oser en parler à sa mère : toutes les fois qu’il entrait chez elle dans ce dessein, la honte lui imposait silence. Elle soupçonna bientôt que son fils avait à lui dire quelque chose qu’il craignait de lui découvrir, et elle s’en informa à ses meilleurs amis. Enfin, Cléomène s’étant enhardi, et lui ayant expliqué la chose, elle se prit à rire aux éclats. « Voilà donc, lui dit-elle, voilà ce grand secret que la honte t’a empêché tant de fois de me déclarer ? Que ne me jettes-tu promptement dans un navire, afin de m’envoyer partout où tu croiras que ce corps pourra être utile à Sparte, avant que la vieillesse vienne le consumer dans l’inaction ? » Quand tout fut prêt pour le départ, les otages se rendirent par terre au port de Ténare, escortés de toute l’armée. Cratésicléa, au moment de s’embarquer, fit entrer son fils dans le temple de Neptune ; là, seule avec lui, elle l’embrassa avec tendresse ; puis, le voyant fortement ému : « Allons, lui dit-elle, roi des Lacédémoniens, du courage ; et qu’au sortir de ce temple personne ne nous voie verser des larmes, ni rien faire d’indigne de Sparte : cela seul est en notre pouvoir ; les événements dépendent de la divinité. » En finissant ces mots, elle reprit un air tranquille, monta sur le vaisseau, tenant son petit-fils par la main, et commanda au pilote de mettre promptement à la voile. À son arrivée en Égypte, elle apprit que Ptolémée avait envoyé des ambassadeurs à Antigonus ; elle fut aussi informée que Cléomène, sollicité par les Achéens de conclure la paix, n’osait, à cause d’elle, mettre fin à la guerre. Alors elle lui écrivit de faire tout ce qu’il croirait honorable et utile à Sparte, et de cesser de craindre Ptolémée par la considération d’une vieille femme et d’un enfant. Tels étaient, dans l’adversité, les sentiments de cette femme.

Antigonus, après s’être emparé de Tégée, avait livré au pillage Orchomène et Mantinée. Cléomène, se voyant resserré dans la Laconie, affranchit tous les hilotes qui furent en état de payer une somme de cinq mines[69], et ramassa de la sorte cinq cents talents[70] ; puis, armant à la macédonienne deux mille de ces hilotes, pour les opposer aux Leucaspides[71] d’Antigonus, il conçut le projet d’une entreprise à laquelle personne ne s’attendait. Mégalopolis n’était alors, par elle-même, ni moins grande ni moins puissante que Lacédémone ; elle avait en outre le secours des Achéens et celui d’Antigonus, lequel était toujours campé sur les flancs de la ville et paraissait avoir été appelé par les Achéens, à la sollicitation surtout des Mégalopolitains. Cléomène se mit en tête d’enlever cette place ; car il n’est point de terme qui convienne mieux pour exprimer la rapidité d’un exploit si imprévu. Il commande donc à ses troupes de prendre des vivres pour cinq jours, et les mène à Sellasie, comme s’il voulait aller ravager l’Argolide ; mais de là, descendant tout à coup vers Mégalopolis, il fait souper ses gens près de Rœtium[72] et tire droit à la ville par le chemin d’Héliconte[73]. Quand il n’en fut plus qu’à une petite distance, il détacha Pantéus avec deux compagnies de Lacédémoniens, et lui enjoignit de se saisir d’un endroit de la muraille qui était entre deux tours, et qu’il savait être le plus mal gardé ; et, avec le reste de l’armée, il le suivit au petit pas. Pantéus, ayant trouvé sans défense, non-seulement l’endroit indiqué, mais encore une grande étendue de la muraille, en saisit d’abord une partie, et s’y établit ; puis il se met à détruire l’autre, et tue tous les gardes qui tombent sous sa main : de sorte que Cléomène, qui arriva bientôt avec ses troupes, se trouva dans la ville avant que les Mégalo-politains eussent été informés de son approche.

Quand le bruit de cette surprise se fut répandu dans la ville, une partie des habitants, ramassant ce qu’ils avaient de plus précieux, prirent précipitamment la fuite ; les autres, s’étant rassemblés en armes, allèrent charger l’ennemi, et lui opposèrent quelque résistance ; et, si leurs efforts furent vains pour le repousser, ils donnèrent du moins à ceux qui fuyaient le temps de se retirer en sûreté. Il ne resta pas plus de mille personnes dans la ville : tous les autres se retirèrent à Messène, avec leurs femmes et leurs enfants. La plupart des auxiliaires et de ceux qui avaient combattu contre Lacédémone prirent aussi la fuite ; et l’on ne fit qu’un très-petit nombre de prisonniers, parmi lesquels se trouvaient Lysandridas et Théaridas, deux des plus nobles et des plus puissants personnages de Mégalopolis.

On les mena sur-le-champ à Cléomène ; et, d’aussi loin que Lysandridas l’aperçut : « Roi des Lacédémoniens, s’écria-t-il, il ne tient qu’à toi de signaler cette journée par une action plus glorieuse encore et plus royale que celle que tu viens de faire. » Cléomène, se doutant bien de ce qu’il allait demander : « Que veux-tu dire, Lysandridas ? répondit-il. Tu me conseilles sans doute de vous rendre Mégalopolis. — Tel est en effet le conseil que je te veux donner, repartit Lysandridas. Je t’engage donc à ne pas détruire une ville si considérable, mais plutôt à la remplir d’amis et d’alliés fidèles, en rendant aux Mégalopolitains leur patrie, et en devenant le sauveur de ce peuple nombreux. — Il est difficile, répliqua Cléomène, après un moment de silence, de compter sur cette fidélité ; mais, à Sparte, la gloire doit toujours l’emporter sur l’intérêt. » Aussitôt il les renvoie tous deux à Messène, avec un héraut, pour offrir de sa part aux Mégalopolitains de leur rendre la ville, s’ils voulaient renoncer à la ligue achéenne et devenir amis et alliés de Lacédémone. Mais Philopœmen ne voulut point que ses concitoyens acceptassent ces conditions, si douces et si pleines d’humanité qu’elles fussent, à la charge de renoncer à l’alliance des Achéens : il accusa Cléomène de vouloir moins rendre la ville que soumettre les habitants, et chassa de Messène Lysandridas et Théa-ridas. C’est ce même Philopœmen qui fut dans la suite le chef de la ligue achéenne, et qui s’acquit tant de gloire parmi les Grecs, comme nous l’avons écrit dans sa Vie[74].

Cléomène, qui jusque-là avait épargné la ville, et l’avait préservée de tout dommage, en veillant avec un soin extrême à ce que personne n’y pût dérober la moindre chose, fut tellement irrité du refus des Mégalopolitains, que, dans le premier mouvement de sa colère, il mit tous les biens au pillage, et fit transporter à Sparte des statues et des tableaux. Il rasa les quartiers de la ville les plus considérables et les mieux fortifiés, et reprit le chemin de son pays, craignant qu’Antigonus et les Achéens ne vinssent l’attaquer ; mais ils ne firent aucun mouvement. Ils se trouvaient alors à Égium, où ils tenaient conseil. Aratus, étant monté à la tribune, resta longtemps sans parler, fondant en larmes, et le visage couvert de sa chlamyde. Les assistants, surpris de le voir en cet état, le pressent de s’expliquer. « Mégalopolis, dit-il, vient d’être ruinée par Cléomène. » Les Achéens, consternés d’un malheur si subit et si terrible, rompirent l’assemblée. Antigonus essaya de venir au secours de la ville ; mais il ne put tirer assez promptement ses troupes de leurs quartiers d’hiver : il donna donc contre-ordre, et leur commanda de n’en point sortir ; pour lui, il se rendit à Argos avec un petit nombre de soldats.

Une seconde entreprise de Cléomène dont l’audace paraissait tenir de l’emportement et de la fureur, fut, au jugement de Polybe, l’effet de la plus sage prévoyance. Sachant, dit Polybe, que les Macédoniens étaient dispersés çà et là dans leurs quartiers d’hiver, et qu’Antigonus hivernait à Argos avec ses amis et un très-petit nombre de soldats étrangers, il se jeta dans l’Argolide, comptant, ou qu’Antigonus, excité par la honte, lui livrerait bataille et serait certainement vaincu, ou que, s’il n’osait se mesurer avec lui, il le décrierait et le perdrait de réputation auprès des Argiens. C’est ce qui arriva en effet. Les Argiens, indignés de voir leur pays ravagé par Cléomène, qui faisait un butin immense, se pressaient en foule à la porte du roi, lui demandant à grands cris qu’il allât combattre, ou qu’il remît le commandement à de plus courageux. Mais Antigonus, en capitaine sage, persuadé qu’il est plus honteux de s’exposer témérairement et de compromettre la sûreté de ses troupes, que d’être décrié par des étrangers, demeura ferme dans sa résolution, et ne sortit point de la ville. Cléomène fit donc avancer son armée jusqu’au pied des murailles d’Argos ; et, après avoir impunément pillé et ravagé tout le pays, il se retira.

Quelque temps après, sur l’avis qu’il reçut de nouveau qu’Antigonus s’avançait vers Tégée pour se jeter de là dans la Laconie, Cléomène rassemble ses troupes en toute hâte, et, prenant un autre chemin, pour dérober sa marche aux ennemis, il se montre dès le point du jour sous les murs d’Argos, faisant le dégât dans toute la campagne, non point, comme font les autres, en coupant le blé avec des faux ou de grands couteaux, mais en l’abattant avec de longues perches en forme de hallebardes : en sorte que ses soldats, comme en se jouant dans leur marche, détruisirent et gâtèrent sans peine tous les blés. Arrivés près du Cyllarabis, ils voulurent mettre le feu au gymnase ; mais Cléomène les en empêcha, en leur disant que ce qu’il avait fait à Mégalopolis était bien plutôt un effet de son emportement que non pas un acte digne de louange. Antigonus, après être d’abord revenu à Argos, alla ensuite occuper les hauteurs et les défilés, qu’il garnit de troupes. Cléomène feignit de ne s’en soucier, et de mépriser ses dispositions stratégiques, et lui envoya demander, par des hérauts, les clefs du temple de Junon, voulant, disait-il, avant de s’en retourner, faire un sacrifice à la déesse. Après qu’il se fut moqué de la sorte, et qu’il eut lancé ce brocard à Antigonus, il sacrifia à Junon au bas du temple, qui était fermé ; puis il mena son armée à Phliunte. De là, il alla chasser la garnison d’Ologuntum[75], et descendit du côté d’Orchomène. Ces succès avaient relevé la confiance et le courage de ses concitoyens, et donné aux ennemis eux-mêmes une haute idée du talent de Cléomène comme général d’armée, et de sa capacité pour conduire les plus grandes affaires. Et véritablement, soutenir la guerre avec les forces d’une seule ville, et contre la puissance des Macédoniens, et contre tous les peuples du Péloponnèse, aidés des richesses d’un roi ; préserver la Laconie de toute insulte, tout en ravageant soi-même les terres des ennemis, et en leur prenant tant de villes considérables, ce n’était pas le fait, semblait-il, d’une habileté et d’une magnanimité vulgaires.

Celui qui le premier a dit que l’argent était le nerf des affaires, l’a dit, à mon avis, par rapport à la guerre principalement. L’orateur Démade, voyant les Athéniens ordonner l’armement d’une flotte, quoiqu’ils n’eussent point l’argent nécessaire, leur dit qu’avant de s’embarquer il fallait pétrir[76]. Avant que la guerre du Péloponnèse fût commencée, les alliés pressaient l’ancien Archidamus de régler la contribution que chacun d’eux aurait à fournir. « La guerre, répondit-il, ne se fait point à prix fixe. » Et de même que, dans les combats d’escrime, les athlètes qui se sont longtemps exercés finissent par terrasser et vaincre ceux qui n’ont en partage que l’adresse et l’agilité, de même Antigonus, à qui les fonds nécessaires pour soutenir la guerre ne manquaient jamais, fatigua et défit enfin Cléomène, lequel ne pouvait qu’à grand’peine donner une modique solde à ses mercenaires, et fournir à l’entretien de ses troupes. Car, du reste, les circonstances favorisaient Cléomène : les affaires survenues à Antigonus le rappelaient chez lui. En effet, les Barbares, profitant de son absence, couraient et pillaient la Macédoine ; les Illyriens surtout y étaient descendus des hautes provinces, avec une puissante armée, et y faisaient un tel dégât, que les Macédoniens écrivirent à Antigonus pour le presser de revenir dans ses États.

Si les lettres eussent été remises à Antigonus un peu avant le combat, il aurait laissé là les Achéens, et serait retourné en toute hâte en Macédoine ; mais la Fortune, qui se plaît à faire dépendre d’un seul instant la décision des affaires les plus importantes, montra, en cette occasion, quels sont le poids et l’influence du temps. La bataille de Sellasie, où Cléomène perdit à la fois son armée et sa ville, était à peine terminée, qu’on vit arriver les courriers qui rappelaient Antigonus en Macédoine : ce qui rendit plus déplorable encore l’infortune de Cléomène. S’il eût différé la bataille de deux jours seulement, et qu’il eût su éviter d’en venir aux mains en amusant Antigonus, il n’eût eu nul besoin de combattre ; et, une fois les Macédoniens éloignés, il eût fait accepter aux Achéens toutes les conditions qu’il eût voulu ; mais le défaut d’argent ne lui laissait de ressource que dans les armes, et il fut forcé, suivant Polybe, de risquer la bataille contre trente mille hommes, n’en ayant lui-même que vingt mille. Du reste, il montra, dans cette situation périlleuse, une capacité admirable ; ses Spartiates firent preuve d’un très-grand courage, et il n’eut pas sujet de se plaindre des étrangers qu’il avait à sa solde : sa défaite n’eut pour cause que la supériorité de l’armure des ennemis, et le poids de la phalange macédonienne.

Toutefois Phylarque dit que la trahison fut la principale cause du désastre de Cléomène. Antigonus avait ordonné aux Illyriens et aux Acarnaniens qui servaient dans son armée d’étendre secrètement leurs bataillons, pour envelopper une des ailes de Cléomène, qui était commandée par son frère Euclidas, pendant qu’il rangerait lui-même le reste de ses troupes en bataille. Cléomène qui, de la hauteur où il était placé, observait tout avec soin, ne voyant point les armes des Illyriens et des Acarnaniens, soupçonna qu’Antigonus s’en servait pour quelque stratagème. Il fit donc appeler Damotélès, qu’il avait chargé de veiller aux embûches que l’ennemi pouvait dresser, et lui commanda d’aller tout examiner, et d’observer, en faisant le tour de l’armée, en quel état étaient les derrières. Damotélès, qui était déjà corrompu, dit-on, par l’argent d’Antigonus, répondit à Cléomène qu’il pouvait être tranquille au sujet des derrières de l’armée, que tout y allait bien, et qu’il ne devait songer qu’à pousser vigoureusement ceux qu’il avait en tête. Cléomène, d’après cette assurance, marcha contre Antigonus ; et, secondé par l’ardeur impétueuse des Spartiates, il repoussa la phalange macédonienne jusqu’à une distance de cinq stades[77], en la pressant avec une extrême vigueur. Mais tout à coup il aperçut à l’autre aile Euclidas enveloppé par les Illyriens et les Acarnaniens. À la vue du danger où était cette aile, il s’écria : « Tu es perdu, ô mon frère, tu es perdu ! mais tu meurs au moins en homme de cœur : ta mort sera le plus bel exemple à proposer à nos jeunes gens, et le plus digne sujet des chants des femmes de Sparte. » Euclidas et l’aile qu’il commandait furent taillés en pièces, et ceux qui les avaient défaits tournèrent leurs armes contre Cléomène ; mais Cléomène, voyant ses soldats effrayés et hors d’état de faire la moindre résistance, mit sa personne en sûreté. La plus grande partie des troupes étrangères périrent dans cette bataille ; et, sur six mille Lacédémoniens, il n’en échappa que deux cents.

Cléomène, arrivé à Sparte, conseilla à ceux de ses concitoyens qui vinrent à sa rencontre de se soumettre à Antigonus. « Pour moi, ajouta-t-il, si ma vie ou ma mort peuvent être utiles à Sparte, je suis également disposé à vivre et à mourir. » Et, comme il vit que les femmes couraient au-devant de ceux qui s’étaient sauvés avec lui, qu’elles s’emparaient de leurs armes et leur présentaient du vin, il se retira dans sa maison. Une jeune fille, de condition libre, qu’il avait faite prisonnière à Mégalopolis, et qui vivait avec lui depuis la mort de sa femme, vint à lui selon sa coutume, pour lui rendre les services dont il avait besoin au retour d’un combat ; mais il ne voulut ni boire ni s’asseoir, quoique las et altéré : sans quitter ses armes, il s’appuya d’une main contre une colonne, la tête sur le coude ; et, après s’être reposé de la sorte pendant quelques instants, repassant en lui-même les divers partis qu’il pouvait prendre, il sortit brusquement, et se rendit avec ses amis au port de Gythium[78]. Là, il s’embarqua sur des vaisseaux qu’on lui tenait prêts, et mit incontinent à la voile.

Antigonus arriva bientôt après, et se rendit maître de Sparte : il traita les habitants avec humanité ; et, loin d’outrager et d’avilir la dignité de la ville, il lui conserva ses lois et son gouvernement. Il fit des sacrifices aux dieux, et s’en retourna le troisième jour, sur les nouvelles qu’il reçut que la guerre était allumée en Macédoine, et que les Barbares y mettaient tout à feu et à sang. D’ailleurs il était déjà atteint d’une maladie grave, qui dégénéra en une phthisie générale et une entière dissolution du sang. Mais, néanmoins, il ne se laissa point maîtriser par la violence du mal : il conserva assez de forces pour livrer de nouveaux combats dans son propre royaume, et pour mourir glorieusement, après avoir vaincu et taillé en pièces les Barbares. Phylarque écrit, et la chose est assez vraisemblable, que, dans la chaleur du combat, il fit de si grands efforts de voix, que ses poumons en crevèrent. Et l’on disait dans les écoles qu’après la victoire, comme il criait avec force, transporté de joie : « Ο la belle journée ! » il fut pris d’une hémorragie, suivie d’une fièvre tente dont il mourut. Voilà pour ce qui regarde Antigonus.

Cléomène, étant parti de Cythère, relâcha dans l’île d’Égialée[79]. Comme il se disposait à passer à Cyrène[80], Thérycion, un de ses amis, qui dans les combats avait fait preuve d’un grand courage, et dont les discours respiraient la fierté, le prenant à part : « Ο roi, dit-il, nous avons fui l’un et l’autre la mort qui nous eût été la plus honorable, celle que nous offrait le champ de bataille, bien qu’auparavant nous eussions toujours dit que jamais Antigonus ne triompherait du roi des Spartiates, sinon après sa mort. Mais il nous en reste une autre, qui, après celle-là, est la seconde en gloire et en vertu. Quel but raisonnable peut avoir notre navigation ? Pourquoi fuir la mort qui est si près de nous, « pour l’aller chercher au loin ? S’il n’est pas honteux à des descendants d’Hercule d’être soumis aux descendants de Philippe et d’Alexandre, épargnons-nous les dangers d’une longue navigation, et allons nous rendre à Antigonus, qui doit être aussi supérieur à Ptolémée que les Macédoniens le sont aux Égyptiens. Si nous rougissons d’obéir à ceux qui nous ont vaincus par les armes, pourquoi n’aurions-nous pas honte de nous donner pour maître celui qui n’a remporté sur nous aucune victoire ? et, pouvant n’être inférieurs qu’à un seul, voudrons-nous paraître inférieur à deux, à Antigonus que nous fuyons, et à Ptolémée de qui nous serons les vils flatteurs ? Dirons-nous que nous allons en Égypte à cause de ta mère qui y est en otage ? Ah ! ce sera assurément pour elle un beau et digne spectacle, de montrer aux femmes de Ptolémée son fils devenu fugitif et prisonnier de roi qu’il était. Pendant que nous sommes encore maîtres de nos épées, et que la Laconie est sous nos yeux, ne vaut-il pas mieux nous délivrer nous-mêmes de cette infortune, et nous justifier par là auprès de ceux qui sont morts à Sellasie pour la défense de Sparte, que d’aller vivre en Égypte dans une lâche inaction, et d’y apprendre quel satrape Antigonus aura laissé à Lacédémone pour commander. »

Thérycion ayant ainsi parlé, Cléomène répondit : « Es-tu donc assez lâche pour regarder comme un effort de courage l’action la plus facile à faire, celle qui est au pouvoir de tous les hommes, l’action de mourir ? Tu veux te rendre coupable d’une fuite plus honteuse encore que la première ; et tu te crois homme de cœur ! On a vu souvent des guerriers supérieurs à nous céder à leurs ennemis, ou trompés par la Fortune, ou accablés par le nombre ; mais celui qui succombe aux travaux et aux fatigues, à la louange ou au blâme, celui-là est vaincu par sa propre mollesse. La mort que l’on choisit doit être, non point la suite d’une action, mais une action même : il y a également honte à vivre et à mourir pour soi. C’est là pourtant ce que tu nous conseilles, en nous excitant à nous délivrer de notre infortune présente, sans nous proposer du reste rien d’honnête ni d’utile. Pour moi je pense, au contraire, que nous ne devons, ni l’un ni l’autre, abandonner l’espérance de servir encore notre patrie. Quand tout espoir nous sera ravi, alors il nous sera facile de mourir à notre gré. »

Thérycion ne répliqua point à ces observations ; mais, à la première occasion qu’il trouva de quitter Cléomène, il s’écarta le long du rivage, et se perça de son épée.

Cléomène, parti d’Égialée, alla débarquer en Afrique, et arriva à Alexandrie escorté par les officiers du roi. La première fois que Ptolémée le vit, il lui fit un accueil affable, mais sans aucune distinction. Quand ensuite Cléomène eut fait preuve devant lui d’un exquis bon sens, ne se départant jamais, dans ses entretiens avec Ptolémée, de cette simplicité laconienne qu’assaisonne la grâce et la noblesse, soutenant la dignité de sa naissance, sans jamais rien faire qui la pût déshonorer, et sans plier sous les coups de la mauvaise fortune, alors Ptolémée prit en lui plus de confiance qu’en ceux-là mêmes qui ne lui parlaient que pour le flatter et lui complaire. Il éprouva une honte extrême et un vif repentir d’avoir négligé un tel homme, et de l’avoir abandonné à Antigonus, aidant ainsi Antigonus à s’élever à ce haut degré tout à la fois de gloire et de puissance. Il combla donc Cléomène d’honneurs et de caresses : il l’encourageait, il lui promettait de le renvoyer en Grèce avec des vaisseaux et de l’argent, et de le rétablir dans la royauté. Il lui assigna même une pension annuelle de vingt-quatre talents[81]. Mais Cléomène ne prenait sur cette somme, pour lui et pour ses amis, qu’un entretien simple et modeste ; et il employait le reste aux besoins des bannis qui s’étaient réfugiés de Grèce en Égypte.

Mais le vieux Ptolémée mourut avant d’avoir accompli la promesse qu’il avait faite à Cléomène de le renvoyer en Grèce. Après sa mort, la cour étant tombée dans la dissolution, dans l’intempérance, et sous la domination de femmes, les intérêts de Cléomène furent négligés comme le reste. Le nouveau roi[82] était tellement corrompu par l’amour des femmes et du vin, que, dans ses moments mêmes de sobriété et de raison, il passait son temps à célébrer de fêtes, à courir dans son palais en battant le tambour pour rassembler ses gens, abandonnant les affaires les plus importantes à sa maîtresse Agathocléa, à la mère de cette courtisane, et à OEnanthès, le ministre de ses plaisirs. Cependant, à son avènement au trône, il ne laissa pas de se servir de Cléomène ; car, comme il craignait Magas, son frère, qui, à cause de sa mère, avait un grand crédit auprès des gens de guerre, il approcha Cléomène de sa personne, et l’admit aux conseils secrets où il délibérait sur les moyens à employer pour se défaire de Magas. Tous les courtisans lui conseillaient de le faire mourir ; Cléomène seul fut d’un avis contraire : il osa même dire qu’il faudrait, s’il était possible, donner au roi plusieurs frères, pour la sûreté de sa personne, et pour partager avec lui l’administration des affaires. Sur cela Sosibius, celui des amis de Ptolémée qui avait le plus de crédit, ayant fait observer qu’on ne pouvait nullement compter sur les soldats mercenaires, tant que Magas serait en vie : « Soyez sans inquiétude à cet égard, répliqua Cléomène ; il y a, dans ces troupes étrangères, plus de trois mille Péloponnésiens qui me sont dévoués, et qui, au premier signal que je leur donnerai, viendront en armes recevoir mes ordres. »

Ce discours donna d’abord une haute idée de la puissance de Cléomène et de son attachement pour le roi ; mais, dans la suite, la faiblesse de Ptolémée ayant augmenté sa défiance, et, comme il arrive ordinairement à ceux qui manquent de sens, le parti de tout craindre et de tout suspecter lui paraissant le plus sûr, cette même parole rendit Cléomène redoutable aux courtisans, parce qu’elle faisait connaître son crédit sur les soldats étrangers : plusieurs même disaient, en parlant de lui, que c’était un lion dans un troupeau de brebis. Et en effet, ses manières le faisaient paraître tel à ces officiers du roi, qu’il regardait d’un visage ferme, observant avec soin toutes leurs démarches.

Cléomène avait fini par se lasser de demander des vaisseaux et une armée, lorsqu’il apprit qu’Antigonus était mort, que les Achéens étaient engagés dans une guerre contre les Étoliens, et que l’état des affaires exigeait sa présence et le rappelait en Grèce, tout le Péloponnèse étant en proie au trouble et aux déchirements. Il demandait qu’on le laissât partir seul avec ses amis ; mais il ne fut écouté de personne : il ne put même obtenir une audience du roi, qui vivait au milieu des femmes, plongé dans les jeux et dans la débauche. Sosibius, le ministre qui gouvernait et dirigeait toutes les affaires, sentait bien que, retenir Cléomène contre son propre gré, ce serait le rendre intraitable et dangereux ; mais, en le laissant partir, on aurait, pensait-il, tout à craindre de l’audace et de l’ambition d’un homme qui avait vu étalées sous ses yeux les maladies du royaume d’Égypte. Tous les présents qu’on faisait à Cléomène ne radoucissaient pas ; et, comme le bœuf Apis, malgré la pâture la plus abondante et la plus recherchée, conserve le désir d’une vie conforme à sa nature, brûlant de courir et de bondir en liberté, et témoignant manifestement son déplaisir d’être toujours tenu sous la main du prêtre qui le garde, ainsi Cléomène ne pouvait se plaire à la vie molle qu’il menait ; mais il consumait son cœur, ainsi qu’Achille,

Languissant à sa place, et regrettant la mêlée et la guerre[83].

Telle était la situation de Cléomène en Égypte, lorsque Nicagoras le Messénien vint à Alexandrie. Cet homme haïssait Cléomène, mais conservait avec lui les dehors de l’amitié. Il lui avait vendu autrefois une maison de campagne fort belle, dont il n’avait pas reçu le montant, soit que le défaut d’argent, de loisir, ou peut-être les embarras de la guerre eussent empêché Cléomène d’acquitter cette dette. Cléomène se promenait sur la grève du port, au moment où Nicagoras débarqua : il alla le saluer avec amitié, et lui demanda quelles affaires l’amenaient en Égypte. Nicagoras, lui ayant rendu ses témoignages d’affection, répondit qu’il amenait au roi de beaux chevaux de bataille. Sur cela Cléomène se prit à rire, et lui dit : « Il eût mieux valu que tu eusses amené des chanteuses et des baladins ; car voilà ce qui seul intéresse aujourd’hui le roi. » Nicagoras sourit alors à ce propos. Peu de jours après, il rappela à Cléomène la maison de campagne qu’il lui avait vendue, et le pria de lui en compter le prix sur-le-champ, l’assurant qu’il ne l’importunerait pas, s’il n’avait fait une perte considérable sur sa cargaison. Cléomène répondit qu’il ne lui restait pas la moindre chose de la pension que le roi lui donnait ; et Nicagoras, mécontent de ce refus, alla rapporter à Sosibius la raillerie de Cléomène. Sosibius l’écouta avec plaisir ; mais, voulant avoir un sujet plus grave et plus capable d’irriter Ptolémée, il persuada à Nicagoras de laisser, en partant, une lettre pour le roi, par laquelle il lui donnerait avis que Cléomène avait formé le projet d’aller, avec les vaisseaux et les troupes qu’il lui donnerait, s’emparer de Cyrène. Nicagoras écrivit la lettre, et s’embarqua. Quatre jours après, Sosibius la remit à Ptolémée, comme s’il venait de la recevoir. Cette lettre irrita tellement le jeune homme, qu’il donna sur-le-champ l’ordre d’enfermer Cléomène dans une vaste maison, où sa pension lui serait toujours payée, mais d’où on lui ôterait tout moyen de s’échapper.

Ce traitement affligea vivement Cléomène ; mais une aventure qui lui arriva lui fit envisager un avenir plus affligeant encore. Ptolémée, fils de Chrysermus, un des amis du roi, lui avait toujours témoigné beaucoup d’intérêt. Comme il s’était établi entre eux une grande familiarité et une franchise réciproque, Cléomène le fit prier de venir le voir. Ptolémée y alla ; il parla à Cléomène avec douceur, tâcha de dissiper les soupçons qu’il pouvait avoir, et de justifier la conduite du roi. Quand il sortit, ne prenant pas garde que Cléomène le suivait par derrière jusqu’à la porte, il tança fortement les sentinelles de ce qu’elles gardaient si négligemment une bête féroce qu’on aurait tant de peine à rattraper si elle s’échappait. Cléomène, qui avait entendu ces paroles, se retira en toute hâte, de peur d’être aperçu par Ptolémée, et alla conter à ses amis son aventure. Renonçant alors à ce qu’ils avaient conservé d’espérance, ils résolurent, dans le premier transport de la colère, de venger l’injustice et l’outrage que leur faisait Ptolémée, et de mourir en vrais Spartiates, sans attendre qu’on les immolât après les avoir engraissés comme des victimes destinées au sacrifice. « Rien, disaient-ils, ne serait plus honteux pour Cléomène, qui a refusé tout accommodement avec Antigonus, prince guerrier et plein d’activité, que d’attendre dans l’inaction le loisir d’un roi bateleur, jusqu’à ce qu’il lui plût de quitter son tambourin et d’interrompre ses danses pour prononcer un arrêt de mort. »

Ils s’arrêtèrent à ce parti ; et, le hasard ayant voulu que Ptolémée allât à Canope, ils firent courir le bruit dans Alexandrie que le roi avait résolu de les mettre en liberté ; puis, suivant l’usage où sont les rois d’Égypte, quand ils veulent élargir un prisonnier, de lui envoyer la veille un souper et des présents, les amis de Cléomène préparèrent au dehors un grand festin, et le lui envoyèrent, en trompant les gardes, à qui ils firent croire que c’était de la part du roi. Cléomène offrit un sacrifice aux dieux, et distribua aux gardes une bonne partie des viandes qu’on lui avait envoyées ; puis il se mit à table, une couronne de fleurs sur la tête, et fit joyeuse chère avec ses amis. Il fut obligé, dit-on, de prévenir l’heure convenue pour l’entreprise, parce qu’un des domestiques, qui connaissait le complot, était allé au dehors voir une femme dont il était amoureux. Craignant donc d’être découvert, et voyant, sur le midi, les gardes plongés dans le sommeil et dans l’ivresse, il revêt sa cotte d’armes, dont il avait décousu la manche droite, et sort, l’épée nue à la main, avec ses amis, équipés de la même manière, et qui étaient au nombre de treize. Hippotas, l’un d’eux, qui était boiteux, marcha d’abord avec assez de vitesse ; mais ensuite, comme il s’aperçut que ses compagnons ralentissaient le pas pour l’attendre, il les pria de le tuer, et de ne pas manquer l’entreprise pour un homme que sa faiblesse leur rendait inutile.

Par un bonheur inespéré, un homme de la ville passa à cheval près de la maison : ils s’emparèrent du cheval, tirent monter Hippotas, et coururent les rues d’Alexandrie, appelant le peuple à la liberté. Mais toute la force de la multitude se borna à louer et à admirer Cléomène ; et personne n’eut le courage de lui porter le moindre secours. Ayant rencontré Ptolémée, fils de Chrysermus, comme il sortait du palais, trois des amis de Cléomène se jetèrent sur lui et le massacrèrent. Un autre Ptolémée, qui était préposé à la garde de la ville, étant sorti contre eux, monté sur un char, ils vont droit à lui, écartant les domestiques et les gardes qui l’environnent, puis, le précipitant de son char, ils le tuent sur la place. Ils marchent ensuite vers la citadelle, dans le dessein d’enfoncer les portes de la prison, et de prendre avec eux les détenus, qui y étaient en grand nombre. Mais les geôliers les avaient prévenus : les portes étaient si bien fermées, que Cléomène fut obligé d’abandonner l’entreprise. Il erra çà et là dans la ville sans que personne vînt se joindre à lui : tous fuyaient à sa rencontre saisis de frayeur.

Perdant alors toute espérance, il dit à ses amis : « Ce n’est pas chose étonnante que des femmes commandent à des hommes qui fuient ainsi la liberté. » Et il les exhorta à mourir d’une manière digne de leurs exploits. Hippotas demanda et obtint qu’un des plus jeunes de la troupe le tuât le premier ; les autres se tuèrent eux-mêmes, sans effort et sans crainte, hormis Pantéus, celui qui était entré le premier dans Mégalopolis. C’était un jeune homme d’une grande beauté, et plus heureusement né qu’aucun autre pour la discipline des Spartiates : le roi, qui l’aimait tendrement, lui avait recommandé d’attendre qu’il le vît tomber mort lui et tous les autres, et de se tuer le dernier. Quand donc il les vit tous étendus par terre, il les visita les uns après les autres, et les tâta avec la pointe de son épée, pour s’assurer s’il n’y en avait pas quelqu’un qui fût encore en vie. En piquant Cléomène au talon, comme il eut aperçu quelque contraction sur son visage, il le baisa, et s’assit auprès de lui ; puis, après l’avoir vu expirer, il l’embrassa de nouveau, et se tua sur son corps.

Ainsi périt Cléomène, après avoir été pendant seize ans roi de Sparte, et s’être montré tel que nous l’avons décrit. Lorsque la nouvelle de sa mort se fut répandue dans la ville, Cratésicléa, sa mère, quoique femme d’un grand courage, ne put soutenir sa fermeté contre un si grand malheur : elle prit entre ses bras les enfants de Cléomène, et les arrosa de ses larmes, en déplorant son infortune. L’ainé, s’étant dégagé de ses bras, monta sur le toit, sans que personne s’en aperçût, et se précipita la tête la première. Il fut tout froissé de cette chute ; mais il n’en mourut pas : on l’emporta malgré ses cris, et furieux de ce qu’on l’empêchait de mourir. Ptolémée, informé de ces nouvelles, ordonna qu’on mît en croix le corps de Cléomène, après l’avoir enfermé dans un sac de cuir, et qu’on fit mourir ses enfants, sa mère, et toutes les femmes qui étaient avec elle. De ce nombre était l’épouse de Pantéus, femme d’une grande beauté et d’une taille admirable. Il y avait peu de temps qu’ils étaient mariés ensemble ; et ils étaient encore dans les premiers feux de leur tendresse, lorsqu’ils eurent à subir cette funeste destinée. Quand son mari partit de Lacédémone, elle avait voulu s’embarquer avec lui ; mais ses parents s’y opposèrent : ils employèrent même la violence pour renfermer, et la gardèrent avec soin. Peu de jours après, étant parvenue à se procurer un cheval et quelque argent, elle s’échappa la nuit, et s’enfuit à toute bride vers le port de Ténare ; là, elle monta sur un navire qui faisait voile pour l’Égypte, et alla joindre son mari, avec lequel elle supporta avec douceur et gaité les peines de l’exil. Quand les soldats menèrent Cratésicléa au supplice, elle lui prêta son appui, l’aida à relever sa robe, et l’encouragea, bien que Cratésicléa ne fût nullement effrayée de la mort, et qu’elle ne demandât d’autre grâce, sinon de mourir avant ses petits-fils. Mais, arrivés au lieu de l’exécution, les bourreaux égorgèrent d’abord les enfants, puis après Cratésicléa, à qui il n’échappa, dans cette affreuse extrémité, d’autre parole que celle-ci : « Ô mes enfants ! où étiez-vous venus ? »

La femme de Pantéus, qui était grande et forte, ceignit sa robe, et s’occupa en silence, et sans donner aucun signe de trouble, de couvrir et d’envelopper, avec ce qu’elle avait de linge, le corps de chacune des femmes, à mesure qu’elles étaient exécutées. Enfin, quand elle eut rendu ce devoir à toutes les autres, elle ajusta elle-même sa robe, la baissa jusqu’à ses pieds, et ne souffrit pas que personne s’approchât d’elle ni même la regardât, hormis l’exécuteur. Elle mourut en héroïne, et n’eut pas besoin, après sa mort, qu’on la couvrît ni qu’on l’enveloppât : tant elle sut conserver, jusque dans la mort même, la pudeur de son âme, et environner son corps de ce voile de décence qui l’avait défendue toute sa vie ! Lacédémone, dans cette tragédie, où les femmes, à leurs derniers moments, luttèrent de courage avec les hommes, montra, par une preuve éclatante, qu’il n’est pas donné à la Fortune d’outrager la vertu.

Peu de jours après l’exécution, ceux qui gardaient le corps de Cléomène attaché sur la croix virent un serpent énorme entortillé autour de sa tête, et qui lui couvrait le visage de façon à ce que pas un oiseau de proie ne pût en approcher. Ce prodige frappa le roi d’une crainte superstitieuse ; et les femmes, effrayées, firent des sacrifices expiatoires, persuadées que l’homme qu’on avait mis à mort était un favori des dieux, un être supérieur à la nature humaine. Le peuple d’Alexandrie courut en foule sur le lieu, et invoqua Cléomène comme un héros et un enfant des dieux ; jusqu’à ce que les gens plus instruits firent cesser l’erreur, en leur apprenant que, comme les corps des bœufs, lorsqu’ils sont en putréfaction, engendrent des abeilles, ceux des chevaux des guêpes, et comme il sort des escargots vivants du corps des ânes aussi réduits en putréfaction, de même le corps de l’homme, quand les liqueurs de la moelle des os s’épaississent et se figent, produit des serpents, fit c’est après en avoir fait l’expérience, que les anciens ont choisi, entre tous les animaux, le serpent pour l’approprier aux héros[84].


  1. Dans une de ses pièces aujourd’hui perdues.
  2. Plutarque s’adresse ici à Sossius Sénécion.
  3. Celui dont la Vie se trouve dans le troisième volume.
  4. Ce nom ne se trouve point dans les géographes. On conjecture qu’il faut lire Mandurium, ville d’Iapygie.
  5. Sur la fuite de Pausanias, voyez la Vie de Lysandre dans le deuxième volume.
  6. Voyez la Vie de Lycurgue dans le premier volume.
  7. Ῥήτραν. C’est le mot consacré en parlant des lois des Lacédémoniens, et l’on a vu pourquoi dans la Vie de Lycurgue.
  8. Ville d’Arcadie, sur les confins de la Laconie.
  9. Montagne de la Laconie.
  10. Promontoire au sud de la Laconie.
  11. Sur la rivière d’Énus, à l’orient de Lacédémone.
  12. Allusion à un oracle d’Apollon, qui était ainsi conçu :

    L’amour des richesses, et rien autre chose, fera périr Sparte.

  13. Le mot Pasiphaé signifie visible pour tout le monde.
  14. Historien contemporain d’Agis, qui avait composé une histoire de la Grèce en vingt-huit livres.
  15. Environ trois millions six cent mille francs.
  16. Ce n’est pas Thalès de Milet, mais un poète et musicien crétois.
  17. Plutarque, dans ses Apophthegmes des Lacédémoniens, le nomme Hémérépès.
  18. Timothée avait porté jusqu’à douze le nombre des cordes de la lyre ; les Lacédémoniens rendirent contre lui un décret sévère.
  19. Ce mot signifie qui a une maison d’airain. Ce temple, qui était tout d’airain en effet, subsistait encore au temps du voyageur grec Pausanias.
  20. On ignore en quel temps cet historien a vécu. Il avait composé une histoire de Perse, et probablement aussi une histoire de la Grèce sous les successeurs d’Alexandre.
  21. Cléombrotus.
  22. Agis.
  23. Ce nom ne se trouvant qu’ici, un a cru que c’était une corruption du texte, et qu’au lieu de Δεκάδα, il fallait lire Καϊάδα. Mais la Cajade était le lieu où l’on jetait les corps des suppliciés, tandis que l’endroit que Plutarque appelle la Décade était la chambre même où l’on exécutait les criminels.
  24. Suivant Pausanias, la mort d’Agis fut bien différente : il aurait péri dans une expédition contre les Mégalopolitains
  25. L’an 371 avant J.-C. C’est Cléombrotus I.
  26. Le fondateur de l’école stoïcienne.
  27. Suivant Polybe, c’est Cléomène qui fut l’agresseur, et les Achéens ne prirent les armes que pour la défense de leur territoire.
  28. Belbine, petite ville nommée aussi Bélémine, ou Blemmine, ou Bélybine, était limitrophe de la Laconie et de l’Arcadie.
  29. Dans l’Arcadie, près d’Orchomène du Péloponnèse.
  30. Une des villes dont la réunion formait la cité de Mégalopole.
  31. Ville d’Arcadie, qui tirait son nom de Pallas, bisaïeul d’Évandre
  32. C’est le mot qu’on attribue à Agis l’ancien, fils d’Archidamus.
  33. Montagne d’Arcadie.
  34. Polybe dit formellement qu’Archidamus fut mis à mort par l’ordre du roi de Sparte ; mais il conte d’une toute autre manière les faits qui avaient précédé cet événement.
  35. Ce citoyen se nommait Mégistonus.
  36. Polybe donne à cette ville le nom de Laodicies.
  37. Ville d’Arcadie.
  38. Autre ville d’Arcadie, aussi nommée Aréa ou Aléa.
  39. On ne sait pas ce que pouvait signifier à Sparte un tel surnom ; mais les corrections qu’on propose pour remplacer ce mot sont loin d’être satisfaisantes.
  40. On ignore de quel poète est tirée cette citation : on sait seulement que ce proverbe était fort ancien, puisque Platon discute sur ces paroles mêmes, dans l’Euthyphron.
  41. Iliade, iii, 172.
  42. Ibid., iv, 431.
  43. Voyez la Vie de Lycurgue dans le premier volume.
  44. C’était la longue pique macédonienne.
  45. Environ trois mille six cents francs de notre monnaie.
  46. Cette Vie est dans le premier volume.
  47. Je suis la correction indiquée par Dacier ; γραμματέων, au lieu de γραμματείων, correction appuyée par un manuscrit, et par ce qu’on sait des usages des cours d’Orient.
  48. Deux cotyles font un peu plus d’un demi-litre.
  49. On ne connaît pas bien la position exacte de Dymées et d’Hécatombéon.
  50. Ce nom n’est pas cité dans les anciens géographes.
  51. Entre Argos et Mycènes.
  52. Voyez la Vie d’Aratus dans ce volume.
  53. Le texte dit Triccéens ; mais Tricca était en Thessalie, au lieu qu’il s’agit ici d’une ville de la ligue achéenne. Or, il y avait une ville de Tritées, entre la Phocide et les Locriens Ozoles, qui faisait partie de la ligue. Cette correction de Dusoul semble donc indispensable.
  54. Plutarque nomme ailleurs ce gymnase Cylarabis et Cyllarabis.
  55. Ville d’Achaïe, près du golfe de Corinthe, à l’ouest de Sicyone.
  56. Entre Sicyone et Égium, à trois lieues du golfe.
  57. Ville d’Arcadie.
  58. Ce nom ne se trouve pas dans les anciens géographes.
  59. Voyez la Vie de Pyrrhus dans le deuxième volume.
  60. Sur le chemin d’Argos à Corinthe.
  61. Dans la Sicyonie, entre Sicyone et Cléones.
  62. Plutarque, dans la Vie d’Aratus, le nomme Triphylus.
  63. Il s’agit de Ptolémée Évergète.
  64. Montagne située entre Mégare et Corinthe.
  65. Chaîne de montagnes qui s’étendait depuis les rochers Scironides, sur le chemin de l’Attique, jusqu’au Cithéron, en Béotie.
  66. Un des deux ports de Corinthe.
  67. Il ne s’agit point de la ville d’Héréa, qui est en Arcadie, mais du promontoire de Junon, entre Léchéum et Pages.
  68. Le récit de Polybe n’est pas entièrement conforme à celui de Plutarque
  69. Environ quatre cent cinquante francs de notre monnaie.
  70. Environ trois millions de notre monnaie.
  71. Soldats qui portaient des boucliers blancs.
  72. Un des bourgs du territoire de Mégalopolis.
  73. Autre bourg du territoire de Mégalopolis, aussi nommé Héliesonte.
  74. Cette Vie est dans le deuxième volume.
  75. Petite ville d’Arcadie.
  76. C’est à peu près notre proverbe : Il ne faut pas s’embarquer sans biscuit.
  77. Environ un quart de lieue.
  78. À l’embouchure de l’Eurotas, à peu de distance de Sparte.
  79. Entre le Péloponnèse et la Crète.
  80. En Afrique.
  81. Environ cent quarante quatre-mille francs de notre monnaie.
  82. Ptolémée Philopator.
  83. Iliade, i, 491.
  84. Toute l’antiquité, sur la foi d’expériences incomplètes ou de contes populaires, a cru à la faculté qu’avaient les corps en putréfaction d’engendrer des êtres organisés et vivants. On connaît les vers de Virgile sur la manière dont on peut, suivant lui, se procurer des abeilles en laissant à l’air des corps de bœufs immolés.