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Vies des hommes illustres/Comparaison de Démosthène et de Cicéron

La bibliothèque libre.
Traduction par Alexis Pierron.
Charpentier (Volume 4p. 98-103).


COMPARAISON
DE
DÉMOSTHÈNE ET DE CICÉRON.


Voilà ce qui m’a paru digne de mémoire, dans tout ce que nous ont transmis les historiens touchant Démosthène et Cicéron. Je m’abstiendrai de les comparer ensemble pour le mérite de l’éloquence ; mais, ce que je ne dois point oublier ici, c’est que Démosthène consacra à perfectionner son talent oratoire tout ce qu’il avait de facultés naturelles et acquises ; c’est qu’il surpassa, par l’énergie et la véhémence de ses discours, dans le barreau comme à la tribune, tous ceux qu’il eut pour rivaux ; c’est qu’il l’emporta, par l’élévation et la magnificence du style, sur tous ceux qui s’exerçaient dans le genre démonstratif, et, par la diligence exquise et l’art consommé, sur les plus habiles rhéteurs. Cicéron, dont les connaissances étaient très-étendues et très-variées, a laissé plusieurs ouvrages spéciaux sur la philosophie, écrits à la manière de l’Académie : il ne laisse pas néanmoins, jusque dans ses plaidoyers et dans ses harangues, de faire quelque étalage d’érudition.

Leur style est en quelque sorte l’image de leur caractère. Celui de Démosthène, éloigné de toute affectation et de toute plaisanterie, toujours grave, toujours sérieux et serré, sent, non la lampe, comme Pythéas le lui reprochait par raillerie[1] mais le buveur d’eau[2], mais l’homme méditatif, mais cette amertume et cette austérité de mœurs dont on lui faisait un crime. Chez Cicéron, le penchant à railler allait jusqu’à la bouffonnerie : dans ses plaidoyers mêmes il tournait en plaisanterie, pour l’intérêt de sa cause, les choses les plus sérieuses, et négligeait quelquefois les bienséances. Ainsi, dans la défense de Cœlius, il dit qu’il n’est pas étonnant que son client, riche comme il l’est et magnifique dans sa dépense, se livre aux voluptés ; qu’il y a de la folie à ne pas jouir de ce qu’on possède, d’autant que les philosophes les plus célèbres placent le souverain bien dans la volupté[3]. Lorsque Caton accusa Muréna, Cicéron, alors consul, prit sa défense ; et, pour faire pièce à Caton, il fit mille railleries sur la secte du Portique, à propos des absurdités de ces dogmes que les stoïciens nomment paradoxes[4]. Les assistants poussèrent de grands éclats de rire, qui gagnèrent jusqu’aux juges ; et Caton dit en souriant à ceux qui étaient assis auprès de lui : « En vérité, nous avons un consul bien plaisant ! » En effet, Cicéron était d’un caractère plaisant et railleur, et avait un air gai et enjoué. Démosthène, au contraire, avait toujours l’air sérieux et occupé ; il quittait rarement ce visage sombre et sévère : aussi ses ennemis disaient-ils de lui, comme il le rapporte lui-même, que c’était un homme difficile et fâcheux.

On peut voir en outre, par leurs ouvrages, que l’un, quand il se loue, le fait avec retenue, et jamais jusqu’à vous en fatiguer : il ne se le permet que si un grand intérêt l’exige ; partout ailleurs c’est la réserve et la modération même. Cicéron, dans ses discours, parle de lui-même avec une intempérance qui décèle un désir immodéré de gloire : c’est lui qui s’écrie que les armes doivent le céder à la toge, et le laurier triomphal à l’éloquence[5] (74). Enfin il ne se borne point à ses actes et à ses exploits : il loue même les discours qu’il a prononcés ou écrits ; semblable à un jeune homme qui veut rivaliser avec les sophistes Isocrate et Anaximène, plutôt qu’à un homme d’État,

Vigoureux, armé pour le combat, terrible aux ennemis[6],


et capable de gouverner et de redresser le peuple romain. Le pouvoir de l’éloquence est nécessaire sans doute à un homme d’État ; mais c’est se ravaler soi-même que d’aimer et de poursuivre avec avidité la gloire qu’elle procure. Aussi, sous ce rapport, Démosthène eut plus de force et d’élévation dans l’âme, lui qui déclarait que son talent, fruit de l’expérience, ne pouvait se passer de l’indulgence des auditeurs, et qui regardait avec raison comme des gens méprisables et de mauvais ton ceux qui tirent vanité de leur éloquence[7].

Ils eurent tous deux une égale capacité pour traiter, devant le peuple, les affaires d’État ; et ceux même qui commandaient dans les camps et dans les armées eurent besoin d’eux : ainsi Démosthène fut à Charès, à Diopithès, à Léosthène, d’un puissant secours ; et Cicéron à Pompée et au jeune César, comme César le reconnaît lui-même, dans ses Mémoires à Agrippa et à Mécène[8].

Il a manqué à Démosthène un des moyens les plus capables de faire connaître à fond le naturel d’un homme, à savoir l’autorité et le commandement, qui mettent en activité toutes les passions, et découvrent les vices cachés dans le cœur. Il ne fut jamais soumis à cette épreuve décisive, n’ayant jamais exercé de charge importante ; car il ne commanda aucune des armées qu’il avait fait assembler contre Philippe. Pour Cicéron, il fut envoyé comme questeur en Sicile, comme proconsul en Cilicie et en Cappadoce ; et, dans un temps où l’avarice ne connaissait plus de bornes, où les préteurs et les généraux qu’on envoyait dans les provinces, jugeant le simple larcin trop peu digne d’eux, faisaient en grand le pillage ; où prendre n’était plus une honte, et où l’on savait gré à ceux qui le faisaient avec quelque modération, Cicéron, dans un tel temps, montra un grand mépris pour les richesses, et fit éclater en mainte occasion son humanité et sa douceur. Dans Rome même, où, sous le nom de consul, il fut investi, pour résister à Catilina, de toute l’autorité d’un souverain et d’un dictateur, il vérifia cet oracle de Platon, que les villes verraient finir leurs maux lorsque, par une faveur de la Fortune, la puissance suprême et la sagesse se trouveraient réunies avec la justice dans la même personne[9]. Or, Démosthène est accusé d’avoir fait trafic de son éloquence, et d’avoir composé secrètement des plaidoyers pour Phormion et pour Apollodore, les deux parties adverses d’un procès. On lui a reproché d’avoir reçu de l’argent du roi de Perse ; et il fut condamné pour en avoir reçu d’Harpalus. Dirons-nous que ce sont là des calomnies inventées par ses ennemis ? Il en eut, il est vrai, un grand nombre ; mais il n’est pas possible de nier que Démosthène n’eut jamais la force de résister aux présents que lui faisaient les rois pour lui témoigner leur reconnaissance et leur estime ; et c’est là en effet ce qu’on devait attendre d’un homme qui plaçait son argent à usure sur les vaisseaux. Au contraire, Cicéron, comme il a été dit, refusa constamment et les présents que les Siciliens lui envoyèrent pour son édilité, et ceux que le roi de Cappadoce lui offrit pendant son proconsulat, ceux enfin qu’à son exil de Rome tous ses amis voulurent le forcer de recevoir.

Le bannissement de l’un fit sa honte, ayant été condamné pour crime de concussion ; l’exil de l’autre le couvrit de gloire, n’ayant été chassé de Rome que pour avoir délivré sa patrie d’affreux scélérats. Aussi la sortie de l’un ne fit aucune sensation dans Athènes ; et, quand Cicéron sortit de Rome, le Sénat prit la robe noire, porta le deuil, et défendit qu’on traitât d’aucune affaire avant que le peuple eût décrété le rappel de Cicéron. Il est vrai que Cicéron passa en Macédoine dans une complète inaction le temps de son exil, tandis que l’exil même fut une période importante dans la carrière politique de Démosthène. Il parcourait les villes, luttant, comme nous l’avons dit, pour les intérêts de la Grèce, chassant les ambassadeurs macédoniens, et se montrant bien meilleur citoyen que ne l’avaient été, dans des situations pareilles, Thémistocle et Alcibiade. Revenu dans sa patrie, il se remit aux affaires publiques avec les mêmes principes, et ne cessa de résister à Antipater et aux Macédoniens. Cicéron, au contraire, reçut de Lélius, en plein Sénat, le reproche d’être resté tranquille à sa place, sans ouvrir la bouche, lorsque le jeune César, imberbe encore, avait demandé qu’il lui fût permis, malgré l’interdiction légale, de briguer le consulat ; et Brutus, dans ses lettres, l’accuse d’avoir nourri et fomenté une tyrannie plus forte et plus pesante que celle qu’ils avaient détruite.

Enfin, si nous considérons leur mort, on se sent une profonde pitié à l’aspect d’un vieillard qui, par faiblesse de cœur, se fait porter de côté et d’autre par ses domestiques, tâchant de se dérober à ses ennemis, et de fuir une mort qui prévenait de bien peu le terme de la nature, pour tomber en définitive sous la main des meurtriers[10]. Démosthène, à la vérité, se rend d’abord en suppliant dans le temple de Neptune ; mais il faut admirer la précaution qu’il avait prise de tenir du poison tout prêt, et le soin qu’il eut de le conserver, et la fermeté avec laquelle il en fit usage. Le dieu ne lui assurant pas dans son temple un asile inviolable, il se réfugie, pour ainsi dire, au pied d’un autel plus sacré : il s’échappe du milieu des armes et des satellites, et se rit de la cruauté d’Antipater.



  1. Voyez plus haut dans la Vie de Démosthène.
  2. Cicéron, comme on l’a vu, était aussi un buveur d’eau.
  3. Il est certain que la morale du pro Cœlio est un peu trop facile et trop indulgente.
  4. Voyez le pro Murena, chap. xxix xxx et xxxi.
  5. C’est la traduction du vers si connu :

    Cedant arma togæ, concedat laurea linguæ.

    Car Plutarque a lu linguæ, comme Quintilien, puisqu’il écrit τῇ γλώττῃ. Cicéron, in Pison., 29, et de Offic., I, 22, a pourtant mis laudi et non pas linguæ.

  6. Plutarque, dans son traité Sur la fortune d’Alexandre, attribue ce vers à Eschyle.
  7. C’est ce qu’il répète plusieurs fois dans les discours de la Couronne et de la Fausse Ambassade.
  8. Ces Mémoires, divisés en treize livres, s’étendaient jusqu’à la guerre des Cantabres. Auguste avait aussi écrit, à l’âge de soixante-seize ans, un Index rerum a se gestarum, dont une copie mutilée subsiste encore dans le monument d’Ancyre. M. Egger l’a donnée, en grec et en latin, dans ses Latini sermonis vetustioris reliquiæ.
  9. « Il faudrait, dit Platon, pour le bonheur des États, que les philosophes fussent rois, ou que les rois fussent philosophes. » République, V, 18.
  10. Ce jugement est bien sévère ; et Plutarque, ici, se laisse aller au besoin de faire une antithèse. Les dernières paroles de Cicéron, rapportées par Tite Live, sont dignes d’une grande âme : Moriar in pallia sæpe servata ; et le récit même de sa mort dans Plutarque ne justifie pas bien les accusations que Plutarque porte contre lui.