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Vies des hommes illustres/Sertorius

La bibliothèque libre.
Traduction par Alexis Pierron.
Charpentier (Volume 3p. 241-274).


SERTORIUS.


(De l’an 130 environ, à l’an 73 avant J.-C.)

Il n’y a pas peut-être à s’émerveiller qu’au milieu des perpétuelles vicissitudes de la Fortune dans une suite infinie de siècles, le hasard amène souvent des accidents semblables. Car, ou le nombre des événements qui peuvent avoir lieu n’est pas fixe, et alors la fortune dispose d’une matière féconde, qui lui fournit, sans s’épuiser jamais, des effets qui se ressemblent ; ou bien les choses humaines sont circonscrites dans certains nombres déterminés, et alors ces effets doivent se répéter souvent, puisqu’ils sont produits par les mêmes causes. Il est des personnes qui aiment ces rapprochements, et qui font recueil de ces cas fortuits, qu’elles ont vus ou dont elles ont entendu parler, et qu’on croirait l’ouvrage du raisonnement ou de la prévoyance. Ainsi les deux Attys, personnages d’illustre naissance, l’un Syrien, l’autre Arcadien, furent tués tous deux par un sanglier. Les deux Actéon furent mis en pièces, l’un par ses chiens et l’autre par des hommes dont il était aimé[1]. Des deux Scipion, le premier vainquit les Carthaginois, et le second les détruisit pour jamais. Ilion fut prise la première fois par Hercule, à cause des cavales que lui avait promises Laomédon ; la seconde fois par Agamemnon, à la faveur du cheval de bois ; et la troisième, par Charidémus[2], parce qu’un cheval s’était abattu sous la porte de la ville, et que les habitants n’eurent pas le temps de la fermer. Enfin, de deux villes qui portent les noms des plantes dont l’odeur est la plus suave, Ios et Smyrne[3], l’une, dit-on, fut le berceau du poëte Homère, et l’autre son tombeau. Ajoutons à ces exemples que les capitaines les plus belliqueux, et qui ont exécuté le plus de choses par la ruse autant que par l’habilete, ont été des borgnes : Philippe, Antigonus, Annibal, enfin Sertorius, celui qui est l’objet du présent écrit. Sertorius, il est vrai, fut plus continent que Philippe, plus fidèle à ses amis qu’Antigonus, et plus humain qu’Annibal envers les ennemis ; il ne le cédait à aucun d’eux en prudence, mais il fut moins favorisé qu’eux de la Fortune : il la trouva, dans toutes les circonstances, plus acharnée à lui nuire que ses ennemis déclarés. Néanmoins, il égala Métellus par son expérience, Pompée par son audace, et Sylla par ses succès. Tout banni qu’il était, et commandant à des Barbares dans une terre étrangère, il tint tête à toute la puissance des Romains. Celui d’entre les Grecs à qui je puis le mieux le comparer, c’est Eumène de Cardie : ils furent tous deux d’habiles généraux, et unirent la ruse à la valeur. Exilés de leur pays, chefs de troupes étrangères, ils éprouvèrent dans leur mort les rigueurs et les injustices de la Fortune : tous deux victimes d’un complot, ils furent assassinés par les compagnons de leurs victoires.

Quintus Sertorius naquit d’une famille assez distinguée, dans la ville de Nursia, au pays des Sabins. Il perdit son père en bas àge, et fut très-bien élevé par sa mère, à laquelle il témoigna toujours une extrême tendresse : elle se nommait, dit-on, Rhéa. Il s’exerça d’abord à plaider, et, jeune encore, y réussit assez pour acquérir par son éloquence le plus grand crédit dans Rome ; mais l’éclat de ses succès militaires tourna son ambition du côté des armes.

Il fit sa première campagne sous Cépion[4], lorsque les Cimbres et les Teutons envahirent la Gaule. Les Romains furent défaits et mis en déroute : Sertorius, qui avait eu un cheval tué sous lui, et qui était lui-même blessé, traversa le Rhône à la nage, armé de sa cuirasse et de son bouclier, en luttant avec effort contre l’impétuosité du courant : tant son corps était robuste, et endurci à la fatigue par un long exercice ! Ces mêmes ennemis revinrent une seconde fois avec une armée innombrable, vociférant d’affreuses menaces, jusque-là que c’était alors un trait de courage extraordinaire à un soldat romain de tenir ferme à son poste et d’obéir à son général. Marius commandait l’armée ; et Sertorius entreprit d’aller reconnaître, comme espion, le camp des ennemis. Il se revêt du costume celtique ; il apprend les termes les plus usuels de la langue, afin de pouvoir parler au besoin avec ceux qu’il rencontrerait ; puis il va se mêler aux Barbares : après avoir vu et entendu ce qu’il importait de savoir, il retourna vers Marius. On lui décerna pour cet exploit des récompenses militaires. Tout le temps d’ailleurs que dura la guerre, il donna maintes fois des preuves signalées de prudence et de valeur, et se poussa fort avant dans l’estime et la confiance du général.

Après la guerre des Cimbres et des Teutons, il fut envoyé en Espagne sous le consul Didius, en qualité de tribun des soldats, et il passa l’hiver à Castulon[5] ville des Celtibériens. Les soldats, qui avaient des vivres en abondance, commettaient mille insolences, et ne faisaient qu’ivrogner. Les barbares, pleins de mépris pour eux, envoyèrent une nuit demander du secours à leurs voisins les Gyrisœniens[6], entrèrent avec eux dans les maisons des Romains, et en tuèrent un grand nombre. Sertorius s’était sauvé de la ville avec quelques-uns des siens : il rallie ceux qui fuyaient comme lui, et il fait le tour de la ville. Il trouva la porte par où les barbares étaient entrés encore ouverte ; il ne fit pas la même faute qu’eux : il plaça des gardes aux portes ; et, se saisissant de tous les quartiers de la ville, il passa au fil de l’épée tous ceux qui étaient en âge de porter les armes. Après cette exécution sanglante, il commanda à tous ses soldats de déposer leurs armes et leurs habits, pour revêtir l’armure des Barbares qu’ils avaient tués, et de le suivre à la ville d’où étaient partis ceux qui étaient venus la nuit les surprendre. Trompés par ce déguisement, les Barbares laissent les portes ouvertes, et sortent en foule, s’imaginant que c’étaient leurs amis qui revenaient après la victoire. Aussi les Romains en firent-ils un grand carnage auprès des portes. Les autres se rendirent à discrétion, et furent vendus à l’encan.

Cet exploit porta par toute l’Espagne le renom de Sertorius. À peine de retour à Rome, il fut nommé questeur pour la Gaule circumpadane ; et ce fut bien à propos, car la guerre des Marses venait de s’allumer : Sertorius fut chargé de lever des troupes, et de faire forger des armes. Le zèle et l’activité qu’il mit à s’acquitter de cette commission, comparés à la lenteur et à la mollesse des autres jeunes gens, firent juger dès lors qu’il serait toute sa vie un homme prompt et expéditif. Parvenu à la dignité de général, il ne relâcha rien de son audace de soldat : il fit des actions admirables, et, en s’exposant sans ménagement dans les combats, il perdit un œil, difformité dont il ne cessa depuis de se faire gloire. « Les autres, disait-il, ne portent pas continuellement les témoignages de leur valeur, et quittent souvent leurs colliers, leurs piques et leurs couronnes : moi, au contraire, j’ai toujours sur moi les marques de mon courage, et nul ne voit la perte que j’ai faite, sans être en même temps le spectateur de ma vertu. » Aussi fut-il, de la part du peuple, l’objet d’une distinction bien honorable. Le première fois qu’il parut au théâtre, il fut reçu par des applaudissements et des acclamations. Néanmoins, lorsqu’il demanda le tribunat, la faction de Sylla le fit refuser ; et de là sans doute vint sa haine contre Sylla.

Après que Marius, vaincu par Sylla, eut pris la fuite, et que Sylla fut parti pour faire la guerre contre Mithridate, Octavius, l’un des consuls, resta dans le parti de Sylla, tandis que Cinna, qui ne demandait que changements, chercha à ranimer les restes du parti de Marius. Sertorius se joignit à Cinna, avec d’autant plus d’empressement qu’il voyait Octavius agir lentement et se défier des amis de Marius. Il se livra, sur le Forum, un grand combat entre les deux consuls : Octavius fut vainqueur, et Cinna prit la fuite avec Sertorius, en laissant près de dix mille hommes sur le champ de bataille. Mais ils firent entrer dans leurs intérêts la plupart des corps d’armée disséminés par l’Italie, et furent bientôt en état de lutter contre Octavius.

Marius fit voile d’Afrique en Italie pour venir se joindre à Cinna, comme un simple particulier à son consul : tous les officiers furent d’avis de le recevoir ; Sertorius seul s’y opposa. Peut-être pensait-il que Cinna n’aurait plus pour lui la même considération quand un aussi grand capitaine serait là ; peut-être craignait-il que la violence de Marius ne vînt tout bouleverser ; car Marius victorieux n’était pas maître de sa colère, et passait toujours les bornes de la justice. « Après les avantages que nous avons remportés, il nous reste, disait-il, peu de chose à faire ; mais, si nous accueillons Marius, c’est lui qui aura seul l’honneur du succès, et qui attirera à lui tout le pouvoir ; car vous savez qu’il ne souffre pas aisément le partage, et qu’il ne se pique pas de fidélité. » Cinna convient de la justesse des raisons alléguées par Sertorius ; mais il déclara qu’après avoir lui-même appelé Marius à venir partager la conduite de la guerre, il avait honte de se dédire, et ne voyait nul moyen de le rejeter. « Je croyais, dit Sertorius, que Marius était venu de lui-même en Italie ; et je n’envisageais que notre intérêt. Mais tu avais tort, tout à l’heure, puisqu’il est venu sur ton invitation, de mettre en question ce que tu dois faire : il ne te reste d’autre parti que de le recevoir, et de tirer de lui tout le secours que tu pourras ; car la bonne foi ne permet plus de raisonnement. »

C’est ainsi que Cinna fit venir Marius. L’armée fut divisée en trois corps, qui eurent chacun un chef séparé. Cinna et Marius, quand la guerre fut terminée, se portèrent à de tels excès d’insolence et de cruauté, que les maux de la guerre ne parurent aux Romains qu’une vraie félicité. Sertorius seul, dit-on, ne sacrifia personne à son ressentiment, et n’abusa pas de la victoire. Au contraire, il témoigna son indignation contre Marius ; et, prenant en particulier Cinna, il parvint, par ses prières et ses remontrances, à lui inspirer des sentiments plus modérés. Les esclaves que Marius avait pris pour alliés dans cette guerre, et dont il faisait les satellites de sa tyrannie, profitaient de leur force et de leur nombre pour commettre impunément mille forfaits, tantôt par la permission et par les ordres de Marius, tantôt par pure férocité de caractère : ils égorgeaient les maîtres, déshonoraient les maîtresses, faisaient violence aux enfants[7]. Sertorius ne put supporter une telle licence : il les fit tous tuer à coups de flèches, dans leur camp même, quoiqu’ils ne fussent pas moins de quatre mille.

Cependant Marius mourut ; bientôt après Cinna fut tué, et le jeune Marius emporta le consulat, malgré Sertorius et contre les lois. Carbon, Norbanus et Scipion furent battus par Sylla, qui revenait de Grèce : défaite qui eut pour cause la mollesse et la lâcheté des chefs, non moins que la désertion des soldats. La présence de Sertorius ne pouvait remédier au désordre croissant des affaires, parce que ceux qui avaient le plus de pouvoir étaient les moins habiles ; enfin lorsque Sylla vint camper auprès de Scipion, et lui fit les plus grandes démonstrations d’amitié, en le flattant de l’espoir d’une paix prochaine, tout en lui débauchant son armée, Sertorius, qui avait plusieurs fois inutilement averti Scipion, désespéra du salut de Rome, et partit pour l’Espagne : il voulait y prévenir l’arrivée des ennemis, et s’établir dans la province, afin d’assurer une retraite à ceux qui seraient vaincus en Italie.

Assailli par de violents orages dans des contrées montagneuses, il n’obtint le passage des Barbares du pays qu’en leur payant tribut et salaire. Ses compagnons s’indignaient, disant que c’était une honte à un proconsul romain de payer tribut à des scélérats de Barbares ; mais Sertorius ne s’affectait nullement de cette prétendue honte. « J’achète le temps, disait-il, le bien le plus précieux pour celui qui aspire à de grandes choses ; » et, ayant gagné ces Barbares à prix d’argent, il fit une si grande diligence, qu’il se rendit maître de l’Espagne. Il trouva la province pleine d’une population nombreuse et d’une florissante jeunesse ; mais l’avarice et la violence des préteurs qu’on y envoyait tous les ans avaient indisposé les esprits contre toute espèce d’autorité. Il gagna les grands par la douceur, la multitude par la diminution des subsides ; mais rien ne lui concilia davantage l’affection de tous, que l’exemption des logements de gens de guerre. Il obligeait les soldats de passer l’hiver dans leurs tentes, hors des murailles des villes ; et lui-même il tendait ainsi son pavillon.

Toutefois, comme il ne voulait pas mettre uniquement sa confiance dans les dispositions favorables des Barbares, il incorpora dans ses troupes ceux des Romains établis en Espagne qui étaient en âge de porter les armes ; puis il fit construire toute sorte de machines de guerre, et équiper un grand nombre de vaisseaux. Par là il tint les villes dans sa dépendance ; et, s’il se montrait doux et affable dans les affaires de la paix, il était terrible dès qu’il s’agissait de se mettre en mesure contre les ennemis. Ayant appris que Sylla s’était emparé de Rome, après avoir détruit le parti de Marius et de Carbon, il s’attendit à avoir incessamment sur les bras une armée conduite par un habile général : il envoya donc Julius Salinator avec six mille hommes de pied, pour occuper les passages des Pyrénées. Caïus Annius, détaché par Sylla, y arriva presque aussitôt que Julius ; mais, désespérant de le forcer, il se tint au pied des montagnes, incertain du parti qu’il devait prendre. Cependant un certain Calpurnius, surnommé Lanarius, ayant tué Julius en trahison, les soldats abandonnèrent les sommets des Pyrénées ; et Annius les franchit avec un corps nombreux de troupes, chassant devant lui tous ceux qui voulurent arrêter sa marche.

Sertorius, hors d’état de lui résister, se réfugia avec trois mille hommes à Carthage-la-Neuve[8], traversa la mer, et alla aborder en Afrique, chez les Maurusiens[9]. Les soldats étant descendus sans précaution pour faire de l’eau, furent assaillis par les Barbares, qui en tuèrent un grand nombre. Sertorius se rembarqua, pour repasser en Espagne : repoussé de la côte, il se dirigea, soutenu par quelques pirates ciliciens, sur l’île de Pityuse[10], et y débarqua malgré la garnison d’Annius, qui fut battue. Peu de temps après, Annius reparut lui-même avec une flotte considérable, montée par cinq mille combattants : Sertorius, qui n’avait que des vaisseaux légers, plus propres à la course qu’au combat, résolut cependant de l’attaquer sur mer ; mais un violent zéphyr[11] souleva tout à coup la mer avec tant de furie, que la plupart des vaisseaux de Sertorius, trop légers pour résister aux vagues, furent jetés de travers contre les rochers de la côte ; pour lui, chassé de la mer par la tempête, et de la terre par les ennemis, il se sauva à grand-peine avec quelques vaisseaux, après avoir lutté dix jours entiers contre les flots et les vents contraires. Quand le vent fut tombé, il alla aborder sur des îles sans eau, qui sont éparses dans cette mer, et où il fit quelque séjour.

Étant parti de là, il passa le détroit de Gadès, et, tournant à droite, il prit terre en Espagne, un peu au-dessus de l’embouchure du Bétis, lequel, se déchargeant dans la mer Atlantique, donne son nom à la partie de l’Espagne qu’il arrose[12]. Il y rencontra des mariniers qui arrivaient tout récemment des îles Atlantiques. Ce sont deux îles séparées l’une de l’autre par un espace de mer fort étroit, et éloignées de l’Afrique de dix mille stades[13]. On les appelle les îles Fortunées[14]. Les pluies y sont rares et douces ; il n’y souffle ordinairement que des vents agréables, qui, apportant des rosées bienfaisantes, engraissent la terre, et la rendent propre non-seulement à produire tout ce qu’on veut semer ou planter, mais aussi à donner spontanément des fruits en assez grande suffisance pour nourrir, dans l’abondance et le bonheur, un peuple qui passe sa vie à ne rien faire, exempt de peine et de souci. Le climat de ces îles est pur et sain, grâce à la température des saisons, qui ne sont point sujettes à des variations trop brusques : les vents du nord et de l’est, qui soufflent de notre continent, affaiblis par leur course immense, se dissipent dans une vaste étendue, et ont perdu toute leur force avant d’arriver à ces îles. Les vents de mer, tels que ceux du couchant et du midi, y apportent quelquefois de petites pluies menues ; mais le plus souvent ils n’y versent que des vapeurs rafraîchissantes, qui fécondent insensiblement la terre. De là cette ferme créance, qui a pénétré jusque chez les Barbares mêmes, que ces îles renferment les champs Élysées, et le séjour des âmes heureuses célébré par Homère.

Sertorius, à ce récit, conçut un merveilleux désir d’aller habiter ces îles, et d’y vivre en repos, affranchi de la tyrannie et de toutes guerres. Mais les Ciliciens, qui ne se souciaient ni de paix ni de repos, mais de richesses et de butin, l’abandonnèrent dès qu’ils eurent pénétré son projet, et cinglèrent vers l’Afrique, pour rétablir Ascalis[15], fils d’Iphtha, sur le trône des Maurusiens. Sertorius ne se découragea point de leur désertion : il prit sur-le-champ le parti d’aller au secours des ennemis d’Ascalis, afin que ses soldats, trouvant dans cette guerre un nouveau germe d’espérance et une matière à d’autres exploits, ne se débandassent point par l’effet de la disette où ils seraient réduits. Accueilli avec plaisir par les Maurusiens, il mit la main à l’œuvre, défit Ascalis, et l’assiégea dans la ville où il s’était retiré. Sylla fit partir Paccianus avec des troupes, pour aller secourir Ascalis. Sertorius défit Paccianus, le tua, et força son armée à se joindre à la sienne ; puis il emporta d’assaut Tingis[16], où Ascalis s’était réfugié avec ses frères.

C’est là, disent les Africains, qu’Antée est enterré. Sertorius, qui n’ajoutait pas foi à ce que les Barbares disaient de la grandeur de ce géant, fit ouvrir son tombeau. Il y trouva, dit-on, un corps de soixante coudées de longueur, et il demeura tout stupéfait à ce spectacle. Il immola des victimes, fit recouvrir le monument, et augmenta le respect qu’on portait à la mémoire d’Antée, en accréditant les bruits qui couraient sur son compte. Les habitants de Tingis prétendent qu’après la mort d’Antée, sa femme, Tingé, eut commerce avec Hercule, et qu’il naquit d’eux un fils nommé Sophax, qui régna dans le pays, et appela la ville Tingis, du nom de sa mère. Sophax fut père de Diodore, qui soumit plusieurs nations libyennes, à la tête d’une armée grecque d’Olbiens[17] et de Mycéniens, qu’Hercule avait établis dans cette contrée. Je mentionne ces particularités par honneur pour Juba, le plus grand historien qu’il y ait eu entre les rois, et qu’on assure avoir eu pour ancêtres les descendants de Diodore et de Sophax.

Sertorius, devenu maître de tout le pays, ne maltraita point ceux qui recoururent à lui avec confiance, et qui se remirent à sa discrétion : il leur rendit leurs biens et leurs villes, et les laissa se gouverner par leurs propres lois, satisfait des présents convenables qu’ils lui firent volontairement. Comme il délibérait de quel côté il tournerait ses pas, les Lusitaniens députèrent près de lui, pour l’inviter à prendre le commandement de leurs troupes. Ils avaient besoin, pour se détendre contre les Romains qui les menaçaient, d’un général qui joignît à une grande réputation beaucoup d’expérience ; et c’est à Sertorius seul qu’ils voulaient confier leurs personnes, sur ce qu’ils avaient entendu dire de son caractère par ceux qui avaient vécu avec lui.

Sertorius n’était accessible, dit-on, ni à la volupté ni à la crainte ; intrépide dans les dangers, modéré dans la bonne fortune, il ne le cédait en audace, pour un coup de main, à nul des capitaines de son temps. S’agissait-il de dérober un dessein aux ennemis, de prévenir leurs projets, de s’emparer d’un poste avantageux, d’employer à propos la ruse et l’adresse ? c’était l’homme habile par excellence. Magnifique jusqu’à la prodigalité dans la récompense des belles actions, il était modéré dans la punition des fautes. Toutefois la cruauté et la violence avec lesquelles il traita, dans les derniers temps de sa vie, les otages qu’il avait entre les mains, prouveraient que la douceur ne lui était pas naturelle, et qu’il en prenait les dehors par intérêt, suivant le besoin des circonstances. Pour moi, je pense, il est vrai, qu’une vertu réelle, bien affermie par la raison, ne peut jamais dévier jusqu’à l’excès contraire par l’effet d’un revers de fortune ; mais je ne crois pas impossible que de bons naturels, des âmes fermes, affligées par de grands malheurs qu’elles n’ont pas mérités, changent de mœurs en même temps que de fortune. C’est là, à mon sens, ce qu’éprouva Sertorius, quand la Fortune l’eut abandonné : aigri par ses revers, il fut cruel envers les traîtres.

Quoi qu’il en soit, il partit d’Afrique, appelé par les Lusitaniens. Il s’empressa d’user de son absolue autorité comme général, pour mettre une armée sur pied ; et il soumit la partie de l’Espagne la plus voisine de la Lusitanie. Les peuples, charmés surtout de sa douceur et de son activité, se rendirent pour la plupart volontairement ; quelquefois aussi Sertorius usait d’artifice et de ruse pour les tromper et les attirer dans son parti : comme fut principalement l’emploi qu’il fit de sa biche. Voici cette histoire.

Un paysan de la contrée, nommé Spanus, rencontra un jour une biche qui venait de mettre bas, et que poursuivaient des chasseurs. Il la laissa fuir en liberté ; mais, frappé de la couleur extraordinaire du faon, dont la robe était toute blanche, il le poursuivit, et le prit vivant. Sertorius avait par hasard ses quartiers dans les environs. Comme il recevait avec plaisir tous les présents de gibier ou de fruits qu’on lui présentait, et récompensait généreusement ceux qui lui faisaient ainsi leur cour, cet homme lui apporta sa petite biche. Sertorius reçut le présent sans en montrer en cet instant même une grande satisfaction ; mais il finit par apprivoiser si bien cette biche et la rendre si familière, qu’elle venait à sa voix, et qu’elle le suivait partout sans s’effaroucher jamais du tumulte du camp, ni du bruit des soldats : alors il se mit peu à peu à la diviniser, pour ainsi dire, débitant que sa biche était un présent de Diane ; et, comme il connaissait l’empire de la superstition sur les Barbares, il leur fit accroire que cet animal lui découvrait bien des choses cachées. Voici par quels artifices il accréditait cette imposture. Était-il informé, par quelque avis secret, que les ennemis avaient fait une incursion sur les terres de sa province, ou qu’ils avaient sollicité une ville à la défection, il feignait que la biche lui avait parle pendant son sommeil, et qu’elle lui avait commandé de tenir les troupes prêtes à combattre. Apprenait-il qu’un de ses lieutenants avait eu quelque avantage il faisait cacher le courrier, et il produisait en public la biche couronnée de fleurs, ce qui 41 annonçait une heureuse nouvelle ; puis il disait aux soldats d’avoir bon courage, et de faire des sacrifices aux dieux, leur promettant qu’ils apprendraient bientôt quelque bon succès.

C’est ainsi qu’il les rendit souples, et soumis à toutes ses volontés ; car ils croyaient obéir non point aux conceptions militaires d’un homme étranger, mais à un dieu. Ajoutez que les événements concouraient à les affermir dans cette opinion, lorsqu’ils voyaient les progrès extraordinaires de sa puissance. Car, avec deux mille six cents hommes qu’il appelait Romains, mais où se trouvaient mêlés sept cents Africains qui avaient passé avec lui en Lusitanie ; et avec quatre mille hommes de pied et sept cents chevaux, qu’il avait levés chez les Lusitaniens, il luttait contre quatre généraux romains, qui avaient sous leurs ordres cent vingt mille hommes d’infanterie, six mille chevaux, deux mille archers et frondeurs, et qui occupaient des villes innombrables, tandis qu’il n’en avait possédé d’abord que vingt. Cependant, avec des commencements si faibles, non-seulement il dompta les nations puissantes, et prit un grand nombre de villes, mais, des divers généraux qu’il eut en tête, il défit Cotta dans un combat naval, près du détroit de Mellaria[18], mit en déroute Phidius[19], qui commandait dans la Bétique, et lui tua deux mille Romains près du Bétis ; son questeur vainquit Lucius Domitius, proconsul de l’Espagne citérieure ; enfin il battit en personne l’armée d’un des lieutenants de Métellus, nommé Thoranius, qui périt dans le combat. Metellus lui-même, le plus grand et le plus célèbre des généraux romains d’alors, se trouva réduit, par plusieurs échecs, à une telle extrémité, que Lucius Lollius accourut de la Gaule Narbonnaise à son secours, et que le Sénat lui envoya de Rome en toute hâte Pompée Magnus avec des troupes ; car Métellus ne savait plus quel moyen employer contre un homme audacieux, qui évitait adroitement toute bataille en pleine campagne, et qui, comptant sur l’agilité et la souplesse des soldats espagnols, se pliait aisément à toute sorte de formes, tandis que Métellus, accoutumé à des combats réglés et donnés à jour fixe, commandait une infanterie nombreuse, qui savait bien garder ses rangs, parfaitement exercée à repousser, à enfoncer des ennemis qui se mesuraient avec elle, mais incapable de gravir les montagnes, de serrer de près des hommes légers comme le vent, qui fuyaient sans cesse, et de supporter comme ils faisaient, la faim, de se passer de tentes, et de manger des aliments sans apprêt. Et puis, Métellus était déjà vieux : il se délassait de tous les combats qu’il avait livrés, au sein d’une vie plus douce et plus molle ; Sertorius, au contraire, dans toute la force et le feu de la jeunesse, avait le corps singulièrement robuste, fait à l’agilité comme à la tempérance. Il ne s’était jamais permis, même dans les jours de loisir, un usage immodéré du vin ; et il s’était habitué à supporter les plus durs travaux, à faire de longues marches, à passer plusieurs nuits sans dormir, à manger peu, et à se contenter des mets les plus communs. Durant les jours de repos, il ne faisait que courir par la campagne et chasser : aussi avait-il acquis une telle connaissance des lieux inaccessibles ou praticables, que, dans ses fuites, il échappait toujours, et qu’en poursuivant l’ennemi il finissait toujours par le cerner. Métellus, réduit à l’impossibilité de combattre, souffrait, par conséquent, tous les inconvénients des vaincus, tandis que Sertorius, en fuyant, avait tous les avantages d’un vainqueur qui poursuit les fuyards : il coupait l’eau à son ennemi, et il l’empêchait de faire des fourrages ; il l’entravait dans ses marches ; il le harcelait dans ses haltes, et le forçait de déloger. Métellus avait-il mis le siège devant une ville, Sertorius arrivait aussitôt, et le tenait lui-même assiégé, en le réduisant à la disette. Enfin, les soldats romains, désespérés, voulurent obliger Métellus d’accepter le défi d’un combat singulier, que lui avait fait Sertorius. « Il faut combattre, disaient-ils, général contre général, Romain contre Romain. » Métellus s’y refusa, et devint le sujet de leurs plaisanteries. Mais il s’en moqua, et il eut raison ; car un général, comme le dit Théophraste, doit mourir en capitaine, et non pas en simple soldat.

Métellus, voyant que les Langobrites[20], qui rendaient de grands services à Sertorius, pouvaient être facilement pris par la soif, car ils n’avaient qu’un puits dans leur ville et l’assiégeant devait être maître des sources qui se trouvaient dans les faubourgs et au pied des murailles, marcha contre la ville, persuadé que la disette d’eau la lui livrerait eu deux jours : il ne fit donc prendre à ses soldats des vivres que pour cinq jours. Sertorius s’empresse de venir au secours des assiégés : et il commande qu’on remplisse d’eau deux mille outres, promettant, pour chaque outre une forte somme d’argent. Plusieurs soldats, tant espagnols que maurusiens, s’étant offerts pour cette commission, il choisit les plus vigoureux et les plus agiles, les envoie par la montagne, avec ordre, quand ils auraient livré les outres aux habitants, de faire sortir les bouches inutiles, afin que l’eau suffit à ceux qui la défendaient. Métellus, dont les soldats avaient consumé leurs provisions, fut vivement affligé du succès de ce stratagème, et il envoya Aquinus, avec six mille hommes, pour ramasser des vivres. Sertorius, informé du départ d’Aquinus, lui dresse une embuscade sur son chemin : trois mille hommes s’élancent du fond d’un ravin couvert de bois, et chargent en queue Aquinus à son retour, tandis que Sertorius lui-même l’attaque de front, le met en fuite, lui tue ou fait prisonniers presque tous ses soldats. Aquinus, après avoir perdu ses armes et son cheval, fut recueilli par Métellus, qui leva honteusement le siège, bafoué par les Espagnols.

Sertorius dut à ces exploits l’admiration et l’amitié des Barbares : ils étaient ravis que qu’il leur eût ôté leur manière sauvage et brutale de combattre, pour leur faire adopter les armes, l’ordonnance et la discipline romaines, transformant une multitude de brigands en une armée véritable. Il prodiguait d’ailleurs l’argent et l’or, pour en orner les casques, pour en émailler les boucliers : il les invitait à se faire des tuniques et des manteaux brodés, leur fournissant ce qui était nécessaire pour cela, et les piquant d’émulation par son exemple. C’est ainsi qu’il les menait à son gré ; mais ce qui lui conquit surtout leurs cœurs, ce fut sa conduite à l’égard des enfants. Dans toutes les nations soumises à son autorité, il prit ceux des premières familles, les rassembla dans Osca[21], ville considérable du pays, et leur donna des maîtres, pour les instruire dans les lettres grecques et romaines. C’était en réalité des otages qu’il se donnait ; mais il ne montrait que le désir de former ces enfants, et de les rendre capables, quand ils seraient des hommes, de prendre leur part aux affaires et au pouvoir. Les pères étaient tout joyeux de voir leurs fils, vêtus de robes bordées de pourpre, se rendre aux écoles avec décence, et Sertorius payer toute la dépense de leur éducation, les examiner souvent lui-même, distribuer des récompenses à ceux qui se distinguaient, et leur donner de ces ornements d’or qu’on suspend au cou, et que les Romains appellent bulles.

C’était un usage, en Espagne, que les guerriers qui formaient la garde du général se dévouassent à mourir avec lui s’il venait à être tué : c’est ce que les Barbares de ce pays nomment libation. Les autres chefs avaient peu de ces écuyers ou compagnons d’armes, qui se consacrassent à mourir avec eux ; Sertorius était suivi de milliers de soldats qui avaient fait pour lui ce serment. Un jour, dit-on, son armée ayant été mise en déroute près de je ne sais quelle ville, les Espagnols, quoique poursuivis de près par les ennemis, oublièrent le soin de leurs propres personnes, pour sauver Sertorius : ils l’enlevèrent sur leurs épaules, se le passèrent de l’un à l’autre jusqu’aux murailles de la ville, et ne songèrent à fuir eux-mêmes que lorsqu’il fut en sûreté.

Cet amour, ce n’étaient pas seulement les Espagnols qui le lui portaient, mais bien aussi les troupes qui venaient d’Italie. Perpenna Vento, attaché au parti de Sertorius, était arrivé en Espagne avec une armée nombreuse et de grandes sommes d’argent, et il voulait faire seul de son côté la guerre à Métellus. Ses soldats en témoignèrent tout haut leur mécontentement : il n’était question dans le camp, que de Sertorius, et cette préférence mortifia Perpenna, tout fier de sa naissance et de ses richesses. Mais, lorsqu’on apprit que Pompée passait les Pyrénées, les soldats de Perpenna prirent leurs armes, arrachèrent les enseignes, et pressèrent à grands cris leur général de les mener au camp de Sertorius, le menaçant, s’il refusait, de l’abandonner, et d’aller trouver un homme qui saurait bien pourvoir et à son salut, et à celui des autres. Perpenna céda, et se joignit à Sertorius avec cinquante-trois cohortes.

Sertorius, maître de presque toute l’Espagne en deçà de l’Èbre, était à la tête d’une puissante armée : chaque jour il lui arrivait de tous côtés de nouvelles troupes ; mais il s’effrayait de l’indiscipline et de la sauvage ardeur de ces Barbares, qui, impatients de tout délai, criaient sans cesse qu’on les menât à l’ennemi. Il essaya de les calmer par la persuasion ; mais, comme il les voyait prêts à se révolter et à se porter aux dernières violences pour le forcer à attaquer hors de propos, il les abandonna à leur fougue, et les laissa engager le combat, espérant bien qu’après avoir été, non pas entièrement défaits, mais fort maltraités, ils seraient dans la suite plus soumis et plus dociles. Sa conjecture se réalisa : ils furent battus ; Sertorius alla à leur secours, les recueillit dans leur fuite, et les ramena en sûreté au camp. Mais, peu de jours après, pour leur ôter le découragement où cet échec les avait jetés, il assemble toute l’armée, et fait amener deux chevaux, l’un très-vieux et très-faible, l’autre grand et robuste, et dont la queue était remarquable par l’épaisseur et la beauté des crins. Près du cheval faible, il place un homme grand et fort, et près du cheval vigoureux, un petit homme, qui n’avait aucune apparence de force. Au signal donné, l’homme fort saisit à deux mains la queue du cheval faible, et la tire de toutes ses forces, comme pour la briser, pendant que l’homme faible arrachait crin à crin la queue du cheval fort. Le premier, après bien des efforts inutiles, qui prêtaient fort à rire aux spectateurs, abandonne son entreprise ; l’homme faible, au contraire, montre la queue de son cheval qu’il avait, en un moment et sans aucune peine, dégarnie de tous ses crins. Sertorius alors se lève : « Mes alliés, dit-il, vous voyez que la patience vient mieux à bout de ses entreprises que la force, et que bien des choses qu’on ne saurait emporter d’un seul coup cèdent aisément si on les prend l’une après l’autre. La persévérance est invincible : c’est par elle que le temps, dans son action, détruit et renverse toute puissance ; allié aussi sûr pour ceux à qui la raison fait observer et saisir le moment favorable, qu’ennemi dangereux pour ceux qui mettent trop de précipitation dans les affaires. » Tels sont les apologues qu’imaginait Sertorius, pour encourager les Barbares, et pour leur enseigner à attendre les occasions.

Mais aucun de ses exploits militaires ne fut plus admiré que le stratagème dont il usa contre les Characitaniens. C’est un peuple qui habite au delà du Tage[22], non point dans des villes ni dans des bourgs, mais sur un très-grand coteau fort élevé, rempli de cavernes et d’antres profonds, dont les ouvertures sont tournées vers le nord. Toute la campagne que ce coteau domine n’a pour fond qu’une boue argileuse, qu’une terre légère et friable où l’on peut à peine se soutenir, et qui se réduit, pour peu qu’on y touche, en une poussière très-fine, comme ferait la chaux ou la cendre. Quand la crainte de quelque ennemi oblige les Barbares de se renfermer dans ces cavernes avec leur butin, ils s’y tiennent tranquilles, à l’abri de toute agression. Sertorius, qui s’était éloigné de Métellus, campait au pied de ce coteau : les Barbares n’avaient pour lui que du mépris, s’imaginant qu’il avait été battu. Sertorius, soit par colère, soit pour montrer qu’il ne fuyait pas, monte le lendemain à cheval au point du jour, et va reconnaître le coteau : il n’y voit aucun accès, et court inutilement de côté et d’autre, en faisant aux Barbares de vaines menaces. Tout à coup il s’aperçoit que le vent soulevait de cette terre une grande quantité de poussière et la portait sur le coteau ; car, comme je l’ai dit, les cavernes ont leur entrée au nord. Le vent qui souffle de l’ourse, et que quelques-uns nomment cécias[23], est celui qui règne d’ordinaire dans ce pays ; et sa puissance s’accroît, en passant à travers des plaines humides et des montagnes couvertes de neige. On était alors en plein été : ce vent, nourri et renforcé par la fonte des glaces du nord, soufflait agréablement, et rafraîchissait les Barbares et leurs troupeaux. Sertorius, ayant réfléchi sur cette circonstance locale, instruit d’ailleurs par les naturels du pays, ordonne à ses soldats d’apporter de cette terre fine et cendreuse, et d’en former un monceau vis-à-vis de l’entrée des cavernes. Les Barbares crurent que c’était une levée qu’il construisait pour se défendre contre eux, et ils se moquèrent de son entreprise. Sertorius, après que ses soldats eurent ainsi travaillé jusqu’à la nuit, les fit rentrer dans le camp. Au point du jour, il souffla d’abord un vent doux, qui commença à enlever les parties plus fines de la terre qu’ils avaient entassée, et à les répandre dans l’air, comme cette paille légère qui s’élève d’une aire. Puis, le cécias devenant plus fort à mesure que le soleil montait, et le coteau étant déjà tout couvert de poussière, les soldats de Sertorius se mirent à remuer jusqu’au fond les tas qu’ils avaient faits, et à briser les mottes de cette terre argileuse. Quelques-uns même faisaient passer et repasser leurs chevaux par-dessus, soulevant des nuages de poussière, et les livrant au vent. Les parties les plus déliées étaient emportées jusque dans les cavernes des Barbares, dont les entrées s’ouvraient au cécias. Comme elles n’avaient pas d’autres ouvertures que celles où s’engouffrait ce vent, les Barbares furent bientôt plongés dans de profondes ténèbres, suffoqués d’ailleurs par une vapeur étouffante ; car il ne leur entrait dans la gorge qu’un air brûlant et chargé d’une épaisse poussière. Ils supportèrent à grand-peine ce tourment pendant deux jours ; le troisième, ils se rendirent à Sertorius, dont ils augmentèrent moins les forces que la réputation, pour avoir défait par adresse ce que les armes n’auraient pu vaincre.

Tant que Sertorius n’eut que Métellus à combattre, la plupart de ses succès semblaient dus à la vieillesse et à la lenteur naturelle de Métellus, incapable de résister à un homme audacieux, et dont les troupes ressemblaient plutôt à des compagnies de brigands qu’à une armée régulière. Mais, après que Pompée eut franchi les Pyrénées, et que Sertorius fut campé en face de lui, les deux généraux ayant déployé l’un contre l’autre tout ce qui se peut imaginer de ruses militaires, Sertorius se montra supérieur à Pompée et dans l’art de dresser des embuscades et dans celui de s’en préserver : aussi le bruit en fut-il porté rapidement jusqu’à Rome ; et Sertorius fut proclamé le plus habile des généraux du temps, et le plus versé dans l’art de la guerre. Ce n’est point toutefois que Pompée n’eut qu’une gloire médiocre : il brillait, au contraire, de son plus grand éclat depuis ses exploits dans les guerres de Sylla, qui lui avaient valu, de la part de Sylla lui-même, le surnom de Magnus, c’est-à-dire Grand. Il avait obtenu les honneurs du triomphe avant que la barbe lui fût venue.

Plusieurs des villes d’Espagne soumises à Sertorius, qui, voyant arriver Pompée, avaient jeté les yeux sur lui et pensaient embrasser son parti, changèrent de sentiment après ce qui se passa, contre toute attente, devant les murs de Lauron[24]. Sertorius assiégeait la ville ; Pompée vint avec toute son armée au secours des assiégés. Il y avait près des murailles une colline dont la situation semblait très-avantageuse pour incommoder la ville. Sertorius et Pompée y accoururent, l’un pour s’en saisir, et l’autre pour empêcher l’ennemi de s’y poster. Sertorius y arrive le premier, et Pompée fait arrêter ses troupes, fort aise que la chose eût ainsi tourné, et s’imaginant qu’il tenait Sertorius enfermé entre la ville et son armée. Il envoya dire aux Lauronites de ne rien craindre, et de se tenir tranquilles sur leurs murailles, pour se donner le spectacle de Sertorius assiégé. Sertorius, informé du propos de Pompée, ne fit qu’en rire, et dit que l’écolier de Sylla, car c’est ainsi qu’il appelait Pompée par dérision, allait apprendre à ses dépens que le général doit regarder derrière soi plutôt que devant. En même temps il montrait aux assiégés six mille hommes d’infanterie qu’il avait laissés dans ses premiers retranchements, d’où il était parti pour aller s’emparer de la colline : ces troupes avaient ordre de charger Pompée en queue, dès qu’il ferait mine d’attaquer Sertorius. Pompée, qui s’en aperçut trop tard, n’osait engager la bataille, de peur d’être enveloppé ; d’un autre côté, il avait honte d’abandonner les assiégés, dans le péril où ils se trouvaient. Il fut donc contraint de les voir succomber sous ses yeux, sans pouvoir bouger pour les secourir ; car les Barbares, ayant perdu tout espoir, se rendirent à Sertorius. Il leur fit grâce de la vie, et leur laissa la liberté d’aller où ils voudraient ; mais il brûla leur ville, non par un mouvement de colère ou de cruauté (c’était de tous les généraux l’homme qui se laissait le moins aller à son ressentiment), mais pour couvrir de honte et de confusion les admirateurs de Pompée, et pour faire dire, parmi les Barbares, que Pompée en personne s’était presque chauffé à l’incendie d’une ville alliée sans lui porter secours.

Cependant Sertorius éprouva plusieurs échecs, bien que lui-même il se conservât toujours invincible, ainsi que les troupes qu’il commandait ; mais il fut souvent battu dans la personne des autres généraux. Il est vrai que la manière dont il réparait ces défaites le rendait plus admirable que les généraux vainqueurs, comme il parut dans la bataille de Sucron[25], contre Pompée seul, et dans celle de Tuttia[26], contre Pompée et Métellus réunis. L’affaire de Sucron n’eut lieu, dit-on, que par l’empressement qu’avait Pompée de combattre avant que Métellus vint partager l’honneur de la victoire. Sertorius désirait aussi en venir aux mains avec Pompée, avant l’arrivée de Métellus. Il se mit donc en bataille vers le soir, comptant que les ennemis, étrangers dans la contrée, et qui ne connaissaient pas bien les lieux, seraient arrêtes par les ténèbres, sans pouvoir fuir, ni poursuivre les fuyards. Lorsque le combat fut engagé, Sertorius, qui commandait son aile droite, se trouva non en face de Pompée, mais d’Afranius, qui conduisait la gauche des ennemis : informé que son aile gauche, qui était aux prises avec Pompée, avait plié et était presque défaite, il laisse son aile droite à ses lieutenants, et il vole au secours de la gauche. Il rallie les fuyards, réconforte ceux qui tenaient encore, et revient au combat contre Pompée, qui chassait les vaincus devant lui, et l’oblige de prendre la fuite. Pompée manqua même d’y périr : blessé dangereusement, il se sauva contre toute espérance, et il ne dut son salut qu’à l’avidité des soldats africains de Sertorius, lesquels s’étaient saisis de son cheval, tout caparaçonné d’or, et orné d’un harnais magnifique : occupés à se partager cette proie, et à s’en disputer chacun leur part, ils cessèrent de le poursuivre. Afranius, de son côté, au moment où Sertorius courait au secours de l’aile gauche, avait mis en fuite la droite, qui lui était opposée, l’avait poussée jusque dans le camp, et y était entré pêle-mêle avec les fuyards. La nuit survint comme il pillait le camp, ignorant la fuite de Pompée, et ne pouvant d’ailleurs faire abandonner le pillage à ses soldats. Sertorius, vainqueur à son aile gauche, revenait en ce moment : il tombe tout à coup sur les troupes d’Afranius, troublées du désordre où elles étaient, et en fait un grand carnage. Le lendemain matin, il se remet sous les armes, et présente de nouveau la bataille à Pompée ; mais, apprenant que Metellus était proche, il fit sonner la retraite, et il décampa en disant : « Si cette vieille n’eût été là, j’aurais renvoyé cet enfant à Rome, après l’avoir châtié à coups de verges. »

Sertorius était tout désolé de ce qu’on ne pouvait retrouver nulle part sa biche : cette perte lui était une de ses plus grandes ressources pour gouverner les Barbares ; et jamais ils n’avaient eu plus besoin d’être encouragés. Des soldats qui s’étaient égarés la nuit, l’ayant rencontrée, la reconnurent à sa couleur, et la ramenèrent à Sertorius. Il leur promit une grande somme d’argent, s’ils voulaient n’en parler à personne. Il fit cacher la biche ; et, peu de jours après, il parut en public avec un visage gai, disant aux chefs des Barbares que la divinité lui avait annoncé, pendant son sommeil, qu’il lui arriverait bientôt quelque chose d’heureux ; puis, montant sur son tribunal, il donna audience à tous ceux qui se présentèrent. Cependant la biche, lâchée par ceux qui la gardaient près de là, voyant Sertorius, s’élance toute joyeuse vers le tribunal, appuie sa tête sur les genoux de Sertorius, et lui lèche la main droite : c’était la caresse qu’elle avait accoutumé de lui faire auparavant. Sertorius y répond par des témoignages d’une véritable affection, jusqu’à verser des larmes. Après quelques moments de surprise, les spectateurs finissent par battre des mains, en s’écriant que Sertorius est un homme divin et chéri des dieux ; et ils le reconduisent dans sa tente, pleins de joie et se livrant aux plus heureuses espérances.

Durant son séjour sur les terres des Sagontins, il fut forcé d’en venir aux mains avec les ennemis, qui, réduits à une extrême disette, étaient sortis de leur camp pour fourrager et ramasser des vivres. On combattit des deux côtés avec une grande bravoure ; Memmius, le plus habile des lieutenants de Pompée, fut tué au fort du combat. Sertorius l’emportait, et faisait main basse sur ceux qui lui résistaient encore ; il poussait à Métellus lui-même. Métellus, combattant avec une force au-dessus de son âge, fut blessé d’un coup de lance : les Romains qui furent témoins de sa blessure et ceux qui l’apprirent, honteux d’abandonner leur général, et enflammés de colère, reviennent à la charge, couvrent Métellus de leurs boucliers, l’arrachent de force aux mains des ennemis, et font reculer les Espagnols. La victoire change ainsi de face ; et Sertorius, pour assurer du moins la retraite des siens et se donner le temps d’avoir de nouveaux renforts, se retire dans une ville de la montagne[27], ville très-forte d’assiette, et dont il répare les murailles et fortifie les portes. Il ne pensait à rien moins qu’à soutenir un siége : il ne voulait que tromper les ennemis. Ils vinrent en effet l’assiéger ; et, dans l’espoir où ils étaient d’emporter la place sans difficulté, ils laissèrent échapper les Barbares, et ne songèrent pas à empêcher l’arrivée des renforts que Sertorius faisait rassembler. Sertorius avait envoyé des officiers dans les villes de son obéissance, avec ordre de le faire avertir, dès qu’ils auraient réuni un assez grand nombre de soldats. Sitôt qu’il en eut avis, il passa sans peine au travers des ennemis, et alla rejoindre ses gens. Puis, comme il se trouvait en force, il revint sur ses pas, et coupa les vivres aux ennemis du côté de la mer, en leur dressant des embuscades, en les enveloppant, en se portant rapidement partout lui-même. Il arrêtait aussi les convois de mer, en croisant sur la côte avec des vaisseaux de pirates.

Les généraux ennemis furent donc obligés de se séparer : Métellus se retira dans la Gaule, et Pompée prit ses quartiers d’hiver dans le pays des Vaccéens[28]. Il y était en fort piteux état, par défaut d’argent ; et il écrivit au sénat qu’il ramènerait son armée, si on ne lui envoyait pas d’argent : « J’ai dépensé, disait-il, tous mes biens pour la défense de l’Italie ; je n’ai plus rien. » Et même le bruit courait dans Rome que Sertorius serait en Italie avant Pompée : tant l’habileté de Sertorius avait réduit à l’étroit les premiers et les plus puissants des généraux d’alors !

Métellus lui-même témoigna de l’effroi que lui inspirait Sertorius, et de la haute opinion qu’il s’en faisait : il fit publier par un héraut qu’il donnerait cent talents d’argent[29] et deux mille arpents de terre au Romain qui le tuerait ; si c’était un banni, il lui promettait son rappel dans Rome. Acheter la mort de Sertorius par trahison, c’était déclarer qu’il n’espérait rien de la force ouverte. Il finit pourtant une fois par le vaincre en bataille : il fut si enflé, si ravi de ce succès, qu’il prit le titre d’imperator, et que les villes par où il passait lui dressèrent des autels, et lui offrirent des sacrifices. Il souffrit même, dit-on, qu’on lui mît des couronnes sur la tête, qu’on lui donnât des festins somptueux, où il buvait revêtu d’une robe triomphale, et où l’on faisait descendre, par le moyen de machines, des figures de la Victoires qui portaient dans leurs mains des trophées d’or et des couronnes ; où enfin des chœurs de jeunes garçons et de jeunes filles chantaient à sa louange des hymnes de triomphe : vanité bien digne d’être moquée ! joie non moins ridicule, si ce qu’il avait battu dans une retraite, ce n’était qu’un fugitif de Sylla, comme il l’appelait, et que le reste de la défaite de Carbon ! Qu’on juge, au contraire, de la magnanimité de Sertorius. Il avait donné le nom de Sénat aux sénateurs qui s’étaient réfugiés de Rome dans son camp ; il prenait parmi eux ses questeurs et ses lieutenants, et il se conformait en tout aux coutumes nationales. Quoiqu’il fît la guerre avec les armes, l’argent et les villes de l’Espagne, il ne céda jamais aux Espagnols, même en paroles, aucune part à l’autorité souveraine : il leur donnait des Romains pour capitaines et pour gouverneurs, comme se proposant de rendre la liberté aux Romains, et non d’accroître, au préjudice des Romains, la puissance des Espagnols.

Car Sertorius aimait tendrement son pays, il désirait vivement d’y retourner ; mais ce désir ne l’empêchait pas de montrer, dans les plus fâcheuses conjonctures, un grand courage : jamais il ne fit la moindre bassesse auprès de ses ennemis : au contraire, dans ses victoires, il envoyait dire à Métellus et à Pompée qu’il était prêt à poser les armes, pour aller vivre en simple particulier, si on lui permettait de retourner à Rome. « Je préfère, disait-il, la vie la plus obscure dans Rome à l’empire du monde entier, s’il fallait l’acheter par l’exil. » Cet amour de la patrie venait surtout, à ce qu’on assure, de sa tendresse pour sa mère, qui l’avait élevé depuis la mort de son père, et à laquelle il était uniquement attaché. Appelé par ses amis d’Espagne pour commander en chef une armée, il fut accablé d’une telle douleur, à la nouvelle de la mort de sa mère, qu’il voulut renoncer à la vie : il resta sept jours entiers couché à terre, sans donner le mot aux troupes, et sans voir ses amis. Les officiers, et ceux qui partageaient avec lui le commandement, ayant environné sa tente, ne parvinrent qu’à grand’peine à le faire sortir pour parler aux soldats, et entendre aux affaires, qui allaient parfaitement alors : aussi le regardait-on généralement comme un homme doux de sa nature, ami du repos, et que des motifs puissants avaient, contre son inclination, porté aux commandements militaires ; qui, ne pouvant vivre en sûreté dans son pays, et poussé par ses ennemis à prendre les armes, n’avait cherché dans la guerre qu’une garantie pour sa sûreté personnelle.

Ses relations avec Mithridate sont une nouvelle preuve de sa grandeur d’âme. Mithridate, abattu par Sylla, s’était relevé comme pour commencer une seconde lutte, et avait derechef envahi l’Asie. La renommée de Serorius était déjà répandue dans toutes les contrées ; et les commerçants qui revenaient des mers de l’Occident remplissaient le Pont du bruit de ses exploits, comme ils eussent fait d’une cargaison de marchandises étrangères. Excité par les flatteries des courtisans, qui comparaient Sertorius à Annibal et Mithridate à Pyrrhus, et qui assuraient que les Romains, attaqués de deux côtés à la fois, ne pourraient jamais tenir contre deux génies, contre deux puissances aussi redoutables, à savoir le plus habile capitaine uni au plus grand des rois, Mithridate envoya une ambassade à Sertorius. Les ambassadeurs de Mithridate partirent pour l’Espagne avec des lettres adressées à Sertorius, et chargés de lui offrir de vive voix des vaisseaux et de l’argent pour soutenir la guerre, à condition que Sertorius assurerait à Mithridate la possession de toute cette partie de l’Asie qu’il avait cédée aux Romains, en vertu du traité passé entre Sylla et lui. Sertorius assembla son conseil, qu’il appelait le Sénat : tous furent d’avis d’accepter les propositions de Mithridate, puisqu’il ne demandait qu’un nom, qu’un titre vain sur ce qui ne leur appartenait pas, et leur donnait en échange les choses dont ils avaient le plus besoin. Mais Sertorius n’y consentit point. « J’abandonne sans regret à Mithridate, dit-il, la Bithynie et la Cappadoce, pays de tout temps gouvernés par des rois, et où les Romains n’ont rien à prétendre ; mais une province enlevée, usurpée par lui sur les Romains, qui la possédaient au plus juste titre ; qu’il a perdue dans la guerre, vaincu par Fimbria, et qu’il vient de céder par un traité conclu avec Sylla, je ne souffrirai jamais qu’elle rentre sous sa domination. Car je veux que Rome s’agrandisse par mes victoires, et non point tirer mes victoires de l’affaiblissement de Rome. Un homme de cœur désire vaincre, mais avec honneur : il ne voudrait pas sauver même sa vie par des moyens honteux. »

Cette réponse, rapportée à Mithridate, le frappa d’étonnement. Et l’on conte qu’il dit à ses amis : « Quels ordres nous donnera donc Sertorius, lorsqu’il sera assis sur le mont Palatin, lui qui, maintenant, relégué sur les côtes de la mer Atlantique, fixe les bornes de mon royaume, et me menace de la guerre si j’attaque l’Asie ! » C’est pourtant sur ce pied que le traité fut conclu et juré. Mithridate conservait la Cappadoce et la Bithynie ; et Sertorius s’obligeait de lui envoyer un général et des soldats, à condition qu’il recevrait de Mithridate quarante vaisseaux et trois mille talents[30]. Sertorius lui envoya pour général, en Asie, Marcus Marius, l’un des sénateurs qui s’étaient réfugiés auprès de lui. Mithridate, avec l’aide de Marius, s’empara de quelques villes d’Asie ; et, lorsque Marius entrait à cheval, précédé des faisceaux et des haches, Mithridate suivait, prenant de lui-même le second rang, et faisant auprès de lui le rôle de courtisan. Le général romain donnait la liberté à certaines villes, affranchissait les autres de tout impôt, et déclarait que c’était à Sertorius qu’elles devaient ce bienfait. Ainsi l’Asie, foulée par les publicains, opprimée par l’avarice et l’insolence des troupes qu’on y avait mises en garnison, se relevait de nouveau sur les ailes de l’espérance, et s’éprenait du désir de voir s’opérer dans le gouvernement la révolution dont on lui offrait la perspective.

Cependant, en Espagne, les sénateurs et les généraux qui entouraient Sertorius n’eurent pas plutôt conçu l’espoir d’être en état par eux-mêmes de résister aux ennemis, que leurs craintes s’évanouirent, et firent place à une envie, à une jalousie folle contre la puissance de Sertorius, et qu’envenimait Perpenna. Enflé 58 d’un vain orgueil à cause de sa naissance, Perpenna aspirait au commandement, et semait en secret parmi ses amis des propos séditieux : « Quel démon fatal nous maîtrise, et nous précipite chaque jour d’un mal dans un pire ? Nous qui refusions de nous soumettre, dans notre patrie, aux ordres de Sylla, du maître de la terre et de la mer, nous sommes venus ici, conduits par un mauvais destin, dans l’espoir de vivre libres ; et nous nous soumettons volontairement à la servitude : satellites de l’exil de Sertorius, Sénat sans autorité, et dont le nom est l’objet de la risée de ceux qui l’entendent prononcer ; lâches qui nous résignons aux mêmes outrages, à la même obéissance, aux mêmes travaux que des Espagnols et des Lusitaniens ! » La plupart, remplis de ces propos, n’osaient pas se révolter ouvertement, par crainte de la puissance de Sertorius ; mais ils gâtaient par-dessous main ses affaires : ils maltraitaient les Barbares ; ils leur infligeaient des punitions rigoureuses, et ils les accablaient d’impôts, au nom de Sertorius. De là des séditions et des révoltes dans les villes ; et ceux que qu’il y envoyait pour apaiser et adoucir les esprits ne revenaient qu’après avoir multiplié les soulèvements, et attisé le feu des séditions déjà brûlantes. Sertorius, poussé à bout, démentit alors sa douceur et sa bonté premières : il se rendit coupable d’une horrible injustice envers les jeunes Espagnols qu’on élevait dans Osca : il fit tuer les uns et vendre les autres.

Perpenna, qui avait plusieurs complices de la conjuration qu’il tramait, y attira Manlius[31], l’un des chefs de l’armée. Ce Manlius aimait un jeune garçon ; et, pour lui montrer toute sa tendresse, il lui fit part du complot, et lui conseilla de laisser là tous ses rivaux, pour ne s’attacher qu’à lui. « Dans peu de jours, disait-il, je serai au faîte de la puissance. » Le jeune homme, qui avait plus d’inclination pour Anfidius, un autre de ses amis, révèle à celui-ci les confidences de Manlius. Aufidius en fut fort étonné ; car il était lui-même de la conjuration formée contre Sertorius, et pourtant il ignorait que Manlius y fut entré. Mais, quand le jeune homme lui nomma Perpenna, Grécinus et quelques autres, qu’il savait être au nombre des conjurés, il fut saisi d’effroi : aussi se mit-il, devant le jeune homme, à traiter ces propos de chimères, l’engageant à ne pas tenir compte de ce que disait Manlius, qui n’était qu’un homme vain et léger. Puis il va trouver Perpenna, lui remontre ce qu’il y a de critique dans la conjoncture, le danger où ils se trouvent, et lui conseille de hâter le moment de l’exécution. Les conjurés approuvent son avis. Ils mènent à Sertorius un homme qu’ils avaient suborné, et qui lui remet une lettre, par laquelle on lui mandait une victoire remportée par un de ses lieutenants, et un grand carnage des ennemis. Sertorius, ravi de joie à cette nouvelle, fait un sacrifice pour en remercier les dieux ; et Perpenna l’invite à un festin qu’il donnait à ses amis : c’étaient des complices de la conjuration ; et Sertorius, cédant à ses vives instances, se détermine à s’y rendre.

Sertorius, dans ses repas, faisait toujours observer beaucoup de modestie et de décence : il n’y souffrait ni actions ni discours déshonnêtes, et ne permettait aux convives aucun propos, aucun amusement dont on pût rougir ou se sentir blessé. Ce jour-là, quand on fut au milieu du souper, les conjurés, qui cherchaient un prétexte de querelle, se permirent hautement des paroles obscènes ; et, feignant d’être ivres, ils perdirent toute retenue, dans le dessein d’irriter Sertorius. Pour lui, soit qu’il ne pût supporter une telle licence, soit qu’il devinât leur intention à la lenteur affectée de leur parler, et à cette conduite offensante, qui ne leur était point accoutumée, il changea de posture, et il se renversa sur son lit, comme ne faisant aucune attention à leurs gestes ni à leurs discours. À ce moment, Perpenna prit une coupe pleine de vin, et, en buvant, la laissa tomber : au bruit de sa chute, signal dont les conjurés étaient convenus, Antonius, qui était couché au-dessus de Sertorius, lui porte un coup d’épée ; Sertorius, qui se sent frapper, se retourne et veut se lever ; mais Antonius se jette sur sa poitrine, et lui saisit les deux mains. Sertorius, ne pouvant se défendre, expire percé de coups.

Aussitôt, la plupart des Espagnols se retirèrent du camp, et députèrent à Métellus et à Pompée, pour se rendre à eux. Perpenna rassembla ceux qui étaient restés auprès de lui, pour tenter quelque entreprise. Il ne réussit, à l’aide des préparatifs que Sertorius avait faits, qu’à se couvrir de honte, et à faire voir qu’il n’était pas plus capable de commander que d’obéir. Il livra bataille à Pompée, qui eut bientôt détruit toutes ses forces. Fait prisonnier, il ne soutint pas même sa dernière infortune avec la dignité d’un général. Il avait en son pouvoir les papiers de Sertorius : il offrit à Pompée de lui montrer des lettres de la main de plusieurs consulaires, et de personnages des plus puissants, par lesquelles on appelait Sertorius en Italie, en lui faisant entendre qu’il y trouverait bien des gens disposés à favoriser une révolution dans l’État. Pompée fit acte, en cette occasion, non point de jeune homme, mais d’esprit mûr et rassis, et il préserva Rome de grandes frayeurs et de grands bouleversements. Il rassembla ces lettres et tous les papiers de Sertorius, et il les brûla, sans les lire ni les laisser lire à personne. Il fit sur-le-champ mourir Perpenna, de peur qu’il ne révélât à quelqu’un les noms de ceux qui avaient écrit ces lettres, et qu’il ne donnât lieu à des séditions et à des troubles. Quant aux complices de Perpenna, les uns furent amenés à Pompée et mis à mort ; et les autres, qui s’étaient réfugiés en Afrique, furent tués à coups de traits par les Maurusiens. Pas un n’échappa, hormis Aufidius, le rival de Manlius. Soit qu’il ne fût pas connu, soit qu’on le méprisât, il vieillit dans une bourgade de Barbares, pauvre et détesté de tout le monde.



  1. Tout le monde connaît l’histoire ou la fable du premier Actéon ; le second fut mis en pièces par les Bacchiades ou descendants de Bacchis, fils d’Hercule, qui régnaient à Corinthe.
  2. Fils de Scellius et gendre de Cotys, roi de Thrace.
  3. Ios veut dire violette, et Smyrne myrrhe. Smyrne est assez connue ; Ios était une des îles Sporades.
  4. Plusieurs éditions donnent Scipion : c’est une faute que nous avons déjà corrigée dans la Vie de Lucullus.
  5. C’est aujourd’hui Cazorla, sur les confins de la Castille-Neuve et de l’Andalousie.
  6. Peuple inconnu d’ailleurs.
  7. Voyez la Vie de Marius dans le deuxième volume.
  8. Aujourd’hui Carthagène, ville maritime du royaume de Murcie ; elle avait été bâtie par les Carthaginois.
  9. Ou les Maures, habitants de la partie occidentale de l’Afrique.
  10. Aujourd’hui Iviça, une des Baléares.
  11. C’est le vent d’ouest, que les Grecs nommaient seul du nom de zéphyr.
  12. La Bétique, aujourd’hui l’Andalousie ; le Bétis est le Guadalquivir.
  13. Environ cinq cents lieues.
  14. On suppose qu’il s’agit ici des Canaries ; mais rien n’est plus faux que ce que dit Plutarque de leur nombre et de la distance où elles sont de la côte d’Afrique. Il y en a sept, et l’une d’elles n’est éloignée de l’Afrique que de quarante lieues.
  15. Plutarque le nomme ici Ascalius ; mais, plus loin, il écrit toujours son nom comme nous venons de le faire.
  16. Capitale de la Mauritanie proprement dite, située sur le détroit de Gadès ou Gibraltar.
  17. On connaît plusieurs villes du nom d’Olbia ou d’Olbos ; mais aucune d’elles n’était située dans la Grèce. On suppose que ces Olbiens étaient des Arcadiens d’un des cantons arrosés par le fleuve Olbius.
  18. Autrement le détroit de Gadès ; Mellaria était située sur le détroit.
  19. Phidius est un inconnu, quelques-uns lisent Didius, d’autres Aufidius, d’autres enfin Furfidius.
  20. Habitants d’une ville de la Lusitanie, assez près de la mer et de l’embouchure du Douro, sur les confins de la Bétique.
  21. Dans un des cantons occupés par les Ilergètes ; c’est aujourd’hui Huesca, en Aragon.
  22. Il y a dans le texte Tagonius ; et comme les Characitaniens sont inconnus d’ailleurs, on ne peut pas affirmer positivement que c’est bien du Tage qu’il s’agit.
  23. Suivant Aristote, le cécias est le vent du nord-est, et non point celui qui souffle directement du nord.
  24. C’est aujourd’hui Liria, dans le royaume de Valence.
  25. Il y avait un fleuve et une ville de ce nom. Dans la Vie de Pompée, Plutarque dit que cette bataille se donna sur le fleuve Sucron : c’était peut-être assez loin de la ville de Sucron, laquelle était située à l’embouchure du fleuve. Le Sucron est aujourd’hui le Xucar.
  26. On ne sait pas ce que c’est que Tuttia
  27. On croit que cette ville est Calaguris ou Calagurium, où Strabon dit en effet que Sertorius fut assiégé par Pompée sur la fin de cette guerre.
  28. Entre le Durius, aujourd’hui le Douro, au midi, et, au nord, les Cantabres, aujourd’hui les Biscayens
  29. Environ six cent cinquante mille francs de notre monnaie.
  30. Plus de seize millions de notre monnaie.
  31. Dacîer corrige ce nom en celui de Manius, et confond le personnage en question avec Manius Antonius, le premier des conjurés qui frappa Sertorius.