Yette, histoire d’une jeune créole/10

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J. Hetzel et Cie (p. Illust.-114).

X


ON ABORDA SOUS UNE PLUIE FINE.


CHAPITRE X

premier accueil


Il ne faut qu’une quinzaine de jours pour atteindre Saint-Nazaire ; mais cette traversée, qui paraît si courte comparée aux lenteurs des voiliers, est sans doute bien longue pour ceux qui ont à la subir, car la vue de la terre fut saluée sur le Cyclone par des acclamations de joie presque générales. Je dis presque, car Yette n’y mêla pas les siennes. Elle n’éprouvait que l’appréhension du débarquement, des visages nouveaux qui allaient l’accueillir, du genre de vie tout à fait inconnu qu’il lui faudrait affronter. Ce navire, quelque inhospitalier qu’elle l’eût trouvé d’abord, était encore un peu le pays natal, il était parti avec elle du rivage aimé dont il semblait que, comme elle, il gardât le souvenir ; son père y avait posé le pied pour parler à ce brave capitaine dont les bontés, passablement bourrues, l’avaient attachée en si peu de temps. Quand elle vit la mer grise se briser, sous un ciel de la même teinte livide, contre les quais noirs et rébarbatifs comme des remparts, elle se figura vaguement qu’aborder serait faire naufrage, et qu’elle allait être une pauvre petite épave jetée sur des écueils où elle ne pourrait vivre. Son cœur se serra presque autant en apercevant les côtes de France que lorsqu’elle avait vu s’effacer celles de la Martinique.

On aborda sous une pluie fine, à l’heure triste qui n’est plus le jour et qui n’est pas encore la nuit. Quelques réverbères commençaient seulement à s’allumer çà et là, le pavé inégal était glissant, et l’humidité si pénétrante, qu’on se fût cru en décembre plutôt qu’aux premiers jours d’octobre. Comment décrire les impressions de la pauvre Yette, habituée à la pureté presque inaltérable de son ciel bleu ? Elle avait bien entendu parler de l’hiver, mais l’hiver chez elle était doux comme notre été. Toute transie, elle se serrait contre la da en demandant s’il faisait toujours aussi froid. Le capitaine n’oublia pas sa petite protégée, même au milieu des soins d’un débarquement, et ce fut fort heureux, car, sans lui, personne n’eût pensé à Yette. Chacun avait bien assez de ses propres affaires ; d’ailleurs, chacun aussi retrouvait des anus, des proches dont la bienvenue chaleureuse était faite pour inspirer à celle qui n’était attendue par personne de lugubres réflexions.

Yette regardait ces gens se jeter dans les bras les uns des autres, avec un sentiment que comprit tout de suite la bonne da, car l’amour peut tenir lieu d’esprit, et la pénétration de cette humble créature était grande quand il s’agissait des chagrins de sa petite maîtresse.

« Un jour, dit-elle, vous retrouverez vos parents et votre pays, vous aussi, et vous serez contente ! »

Cette radieuse perspective suffit à sécher les yeux de Yette, mais presque aussitôt ils se mouillèrent de plus belle ; le jour promis par la da lui semblait si éloigné ! Elle craignait de ne pouvoir jamais y atteindre ! Le capitaine la conduisit lui-même au chemin de fer et l’installa dans un wagon. Elle s’imaginait qu’il allait prendre la direction du train comme il avait eu celle du Cyclone, qu’il serait son capitaine partout et à toujours. Lorsqu’il lui dit adieu, elle ne put retenir un cri de désappointement. — Rien de ce qui est bon ne dure donc en ce monde ? — Tel était évidemment le sens douloureux du cri de la pauvre Yette.

« Vous viendrez me voir à la pension ? dit-elle en tendant vers lui ses bras par la portière.

— Ce serait bien volontiers, mais mon service ne me permet pas d’aller maintenant à Paris. »

Pas même lui, son ami des derniers jours ! Un coup de sifflet retentit, la locomotive souffla, cette rude et franche figure encadrée de favoris-nageoires disparut à ses yeux, comme celle d’un bon génie qui, après tous les autres, l’abandonnait. Une nouvelle connaissance l’attendait, il est vrai, à Paris. En descendant sous la gare, elle vit un monsieur sec et chauve, le paletot boutonné jusqu’au menton, qui, alternativement, ouvrait les portières de tous les wagons comme s’il eût cherché quelqu’un, et regardait sa montre comme un homme qui n’a pas de temps à perdre. C’était M. Darcey le banquier, à qui son père l’avait recommandée. Il ne connaissait pas la pupille qui lui était annoncée ; mais, sachant qu’une négresse l’accompagnait, il lui fut assez facile de la découvrir. Personne parmi les autres voyageurs ne ressemblait à la da, dont le visage et le costume attiraient l’attention de tout le monde.

« Enfin, dit M. Darcey, enfin ! ce maudit train est en retard de plus d’une demi-heure. C’est vous mademoiselle de Lorme ? Parbleu ! tout le portrait de mon ami Georges. Vous faites bien de lui ressembler ! Dix colis !… Et pour quoi faire, bon Dieu ! En pension, vous n’aurez pas besoin de tant de nippes ! La robe de mérinos noir, voilà tout ! Ces créoles sont tous les mêmes. Donnez-moi votre billet de bagage ; au lieu d’attendre, j’enverrai chercher tout cela. J’ai déjà perdu trop de temps. Venez ! »

M. Darcey ne fut nullement sympathique à Yette tout d’abord ; elle se demanda, étonnée, pourquoi son papa l’aimait tant. Peut-être, quand M. de Lorme l’avait connu, n’ avait-il pas encore cette physionomie soucieuse d’un homme que les affaires absorbent tout entier. Il s’acquittait en conscience de la corvée qui lui incombait, mais eût évidemment préféré n’être point dérangé.

M. Darcey fit monter Yette et sa da, qui, ni l’une ni l’autre, n’avaient osé articuler un mot, dans son coupé, jeta un ordre au cocher et, quant à lui, s’en alla vite à la Bourse. La voiture s’arrêta sous la porte cochère d’une belle maison de la Chaussée-d’Antin, et un domestique, qui paraissait faire le guet, pria Mlle de Lorme, comme si elle eût été une grande personne, de vouloir bien monter. Ce fut un terrible moment pour Yette. Malgré ses allures indépendantes, elle était fort timide et n’avait vu le monde qu’à de rares intervalles, un petit monde tout intime et bienveillant, du reste, et qui néanmoins l’effarouchait au point qu’elle osait à peine répondre par monosyllabes aux avances des meilleures amies de sa mère. Et elle allait se trouver devant une étrangère qu’on lui avait dépeinte comme fort imposante et difficile ! La pauvre enfant ne prévoyait pas encore ce que serait l’épreuve.

Ce vendredi néfaste se trouvait être le jour de réception de Mme Darcey, et le salon où on l’introduisit, toute couverte encore de la poussière du voyage, était rempli de belles dames en visite, dont l’attention se tourna aussitôt sur elle de la manière la plus inattendue et la plus déconcertante. Elle s’arrêta tout court, elle eût voulu s’échapper, disparaître ; mais la maîtresse de la maison la retint par la main, puis la conduisant au milieu du cercle curieux, se mit à raconter son histoire, en insistant sur le chagrin qu’elle avait dû ressentir de quitter la belle habitation du Macouba et « ses adorables parents, des gens si distingués, si bien posés là-bas, par parenthèse ! »

Le résultat d’une pareille présentation était facile à prévoir. Yette, les joues en feu, la gorge serrée par une contraction nerveuse qui lui faisait craindre d’étouffer, chercha quelque temps son mouchoir de la main que l’étreinte de Mme Darcey laissait libre, et, ne le trouvant pas, prit le parti de relever brusquement sa jupe pour y cacher un visage inondé de pleurs. Ce mouvement fut accueilli par des rires et des expressions de condoléance entremêlés, que couvrait un grand frou-frou de soie. Mme Darcey parut choquée ; elle n’avait pensé, en parlant d’une famille opulente à laquelle l’unissaient quelques liens de parenté lointaine, qu’à satisfaire sa propre vanité.

Créole comme la mère de Yette, cette personne, remarquablement belle et élégante du reste, résumait en elle tous les travers d’une race dont Mme de Lorme n’avait que le charme et les meilleures qualités. Ses parents, d’origine bourgeoise, s’étaient affublés par vanité du nom de La Falaise, probablement celle où se trouvait située l’habitation de leurs ancêtres, habitation qu’ils n’avaient plus, si elle avait existé, car on ne leur connaissait qu’un comptoir, autrement dit un magasin. De bonne heure, Mlle de La Falaise avait aspiré aux délices de la vie parisienne entrevues dans un voyage. On eût dit que Saint-Pierre où elle était née fût pour elle un lieu d’exil ; elle ne parlait que des modes de Paris. On l’avait finalement mariée à un habitant de la ville de ses rêves, et maintenant son incurable vanité s’exerçait d’une autre façon. Elle vantait aux Parisiens les séductions de tout ce qui était originaire de la Martinique, se décernant ainsi une louange indirecte, à laquelle son entourage faisait écho par des compliments, cela va sans dire. La flatterie était, avec la toilette, ce qu’elle aimait le plus, mais il est présumable que, intérieurement, les adulateurs se moquaient de ses prétentions, de son indolence et de sa nullité.

L’arrivée de Yette avait défrayé ce jour-là l’entretien souvent languissant ou frivole du vendredi. Mme Darcey s’était répandue sur l’incomparable beauté des enfants créoles, et avait annoncé sa cousine Mlle de Lorme, comme une merveille. Or, la pauvre Yette faisait exception à la règle générale ; bien que créole, elle ne pouvait passer pour vraiment jolie, en aucun temps, et moins encore, après une telle série de fatigues, d’émotions. Quand les visiteurs eurent déclaré qu’elle avait de grands yeux noirs, ils ne trouvèrent plus rien à dire, et Mme Darcey en voulut naturellement à sa petite compatriote de ne pas faire plus d’honneur à elle-même et à la Martinique.

Elle essaya de lui arracher quelques paroles ; Yette se tut obstinément et passa pour une sotte. Non seulement elle était intimidée au delà de tout ce qu’on pourrait dire, mais l’aspect nouveau des choses la distrayait du babil d’ailleurs insignifiant des personnes au point de lui ôter le peu de présence d’esprit qu’elle eût conservé sans cela. Son regard étonné allait des fleurs du tapis, qui lui rappelaient un jardin, à la cheminée, cet objet qu’elle n’avait jamais vu et dont elle soupçonnait à peine l’usage. La quantité de meubles entassés dans ce salon assez petit lui faisait croire, à elle qui ne connaissait que les chaises de paille et les rocking-chairs en canne épars sur de grands espaces, qu’elle était dans une boutique. La crainte de renverser quelque objet l’empêchait de bouger. Cette contrainte, ces surprises et ces appréhensions lui donnaient une mine fort gauche, presque stupide.

Désespérant de rien obtenir d’elle, Mme Darcey la remit aux mains de Mlle Polymnie sa fille, en chargeant cette dernière de la conduire dans son appartement.

Mlle Polymnie devait son joli nom à un parrain de la Martinique. Les parrains, en ce pays, font volontiers de leurs filleules des Nymphes, des Grâces et des Muses en les appelant Uranie, Chloé, Astérie, Églé, etc. C’était une brunette d’une quinzaine d’années, jolie à la façon des poupées de porcelaine, coiffée, habillée selon les derniers préceptes du Journal des Modes, qui parlait du bout des lèvres en grasseyant, se tenait admirablement droite et n’avait déjà plus l’ombre de naturel.

Elle sortait de la pension Aubry où allait entrer Yette, et celle-ci, en l’apprenant, se demanda, effrayée, si le résultat de la belle éducation qu’on allait lui donner serait de la rendre semblable à cet automate. Elle ne savait pas encore, elle allait apprendre que les meilleures leçons ne servent à rien quand celui qui les reçoit n’est pas résolu à en profiter, et que l’élève doit travailler autant que le maître à son éducation, qu’il fait en grande partie à force de bonne volonté.

La da, qui avait été fort humiliée de l’échec évident de sa petite maîtresse, mit tous ses soins à la parer pour forcer les Darcey, qu’elle avait pris en grippe, de revenir sur leur première impression ; mais ce fut inutile, l’effet était produit. Yette n’était pas belle à la façon de Mlle Polymnie. Se sentant mal jugée et mal à son aise, elle avait l’air tantôt sournois, tantôt boudeur. Bref, elle ne savait rien de rien, « c’était une petite sauvage. » Ces derniers mots, prononcés par Mlle Polymnie, frappèrent entre deux portes l’oreille courroucée de la da.

M. Darcey revint de la Bourse, il embrassa la pauvre Yette et lui demanda si elle pensait pouvoir s’acclimater à Paris. Yette secoua énergiquement la tête de droite à gauche et de gauche à droite, dans un sens évidemment négatif.

« Il le faudra pourtant, reprit-il, vous vous y habituerez tout doucement, ici, auprès de ma fille, si bon vous semble. »

— Oui, dit Mme Darcey de sa voix flûtée, vous resterez chez nous tant que vous voudrez, ma belle, à moins, ajouta-t-elle avec un malicieux sourire, que vous ne préfériez entrer tout de suite en pension.

— Ce n’est pas présumable, s’écria Mlle Polymnie, qui paraissait avoir gardé un médiocre souvenir de l’établissement Aubry.

— Dites, que préférez-vous ? » demanda M. Darcey, toujours pressé.

Yette comptait désormais sur l’inconnu et sur l’avenir, comme font les malheureux en général. Elle répondit, sans hésiter cette fois, qu’elle aimait encore mieux la pension, ce qui était plus sincère que poli. Mais M. Darcey déclara qu’elle avait raison en somme « d’attaquer sans retard le taureau par les cornes. » Sur la foi de cette image, Yette, secrètement épouvantée, se représenta la directrice de ses futures études comme une sorte de monstre menaçant et furieux.