Aller au contenu

Yette, histoire d’une jeune créole/11

La bibliothèque libre.
J. Hetzel et Cie (p. Illust.-129).

XI


LA GLACE CRAQUA.


CHAPITRE IX

le pensionnat


La pension de Mlle Aubry était située à l’extrémité des Champs-Élysées, dans une rue presque déserte. Une grande grille la précédait, puis, la grille franchie, on était arrêté de nouveau par une porte percée d’un petit guichet, ce qui donnait à l’entrée d’un des premiers pensionnats de Paris certaine ressemblance avec celle d’une prison. Cette demeure n’offrait pourtant rien de désagréable à qui la connaissait bien ; toute jeune fille studieuse et raisonnable s’y fût trouvée heureuse. Les meilleurs professeurs d’histoire et de littérature, d’arts et de langues vivantes venaient y donner des leçons. Les élèves étaient assez nombreuses pour pouvoir former entre elles un petit monde très joyeux et cependant aussi choisi que possible ; mais Yette n’était ni raisonnable ni studieuse, les leçons l’épouvantaient d’avance, et, tout entière à ses regrets, à ses rancunes contre les Darcey, elle ne se souciait de faire aucune connaissance nouvelle.

Mme Darcey, sa fille et sa pupille, suivies de la da, furent introduites dans un long parloir, ciré au point qu’on y glissait comme sur la glace, et bordé de deux rangées de chaises. Le meuble principal de cette pièce était une sorte de monument en faïence blanche, que Yette prit pour un tombeau et qui était en réalité un poêle.

Après une attente de quelques minutes, la porte s’entr’ouvrit et une tête grise se montra, encadrée d’un bonnet de tulle à rubans. C’était Mlle Hortense Aubry. Plus d’une petite fille, moins prévenue que ne l’était Yette, lui eût trouvé l’air dur et rébarbatif, bien que, chez cette femme distinguée, le cœur fût au niveau de l’intelligence ; mais, vouée très jeune à l’enseignement, Mlle Aubry avait dû de bonne heure se faire obéir et imposer le respect ; elle s’était pour cela condamnée à porter une sorte de masque professionnel, que, l’habitude aidant, elle ne songeait plus à quitter. Un sourire froid découvrit des dents blanches, il est vrai, mais fort longues, lorsque, d’une voix brève, accoutumée à donner des ordres, elle pria ces dames d’entrer dans son petit salon.

Quelques phrases banales furent échangées d’abord entre Mme Darcey et l’ancienne directrice de Mlle Polymnie. Pendant ces préliminaires, Yette examinait les détails du petit salon qui n’avait rien d’un boudoir ; des planches de bois noirci supportaient une quantité innombrable de livres, depuis le tapis jusqu’au plafond. La petite échelle volante placée dans un coin servait sans doute à atteindre les rayons les plus élevés. Il y avait des carrés de tapisserie devant chaque chaise, et sur la cheminée une muse drapée, qui pouvait bien être la Polymnie antique, toute différente de Mlle Polymnie Darcey, s’accoudait à une pendule dont le tic-tac régulier remplissait les lacunes de la conversation. Les chaises, de style Empire, en acajou garni de velours d’Utrecht rouge, étaient anguleuses comme les formes mêmes de la maîtresse du lieu ; celle-ci, bien qu’on ne pût lui reprocher de fait que sa maigreur, ses cinquante ans et une mine quelque peu sévère, se trouva, on ne sait comment, réaliser, aux cornes près, tout ce qu’avait rêve d’affreux l’imagination de la petite créole. La da, debout derrière la chaise de sa maîtresse, regardait cette longue personne vêtue de noir d’un air navré, en se félicitant de ne pas savoir lire, puisque la science desséchait de la sorte ceux qui la possédaient.

« Approchez, ma petite amie, dit Mlle Aubry, attirant à elle sa nouvelle élève, ne tremblez pas ainsi. Votre nom ?

— Yette, dit la petite, que l’on n’avait jamais appelée autrement que par diminutifs familiers, selon la mode créole.

— Éliette de Lorme, interrompit Mme Darcey.

— Eh bien ! mademoiselle Eliette aura le no 113, dit tranquillement Mlle Aubry. Je vous engage à le faire graver sur sa timbale. Quant aux autres marques, nos lingères s’en chargeront. En pension, les initiales sont remplacées par un chiffre, ajouta-t-elle, s’adressant à Yette : vous êtes désormais le petit 113. »

La da ne put retenir un léger grognement. Cette manière d’effacer la personnalité de sa maîtresse lui paraissait peu respectueuse.

« Votre âge, mon enfant, continua la directrice ; où êtes-vous née ?

— À la Martinique. J’aurai bientôt dix ans.

— Oh ! voilà un accent défectueux, qu’il importe de perdre, s’écria Mlle Aubry, la contrefaisant : J’oé, Mâtinique ! Que faites-vous de vos r ? Et biétôt ! Ce biétôt ne peut se souffrir ! »

Yette baissa la tête comme si on l’eût accusée d’un crime, tandis que la da relevait au contraire son nez épaté, de l’air dédaigneux d’une personne qu’on insulte personnellement et qui s’en moque.

« Cette maîtresse d’école de Paris, dit-elle plus tard en son jargon, va nous apprendre peut-être à prononcer le nom de notre pays qu’elle ne connaît pas !

— Une fille de neuf ans doit savoir déjà bien des choses, continua Mlle Aubry.

— Non, rien !

— Lire et écrire du moins ?

— Rien, répéta Yette, je ne sais rien !

— Enfin, dit la directrice, s’étudiant à ne pas paraître scandalisée, c’est de la modestie de le reconnaître. Vous avez conscience de votre ignorance, vous en rougissez… nous ferons quelque chose de vous. Mais j’aurai le regret de vous infliger d’abord une petite humiliation. Vous serez tout au bas de la dernière classe.

— Oh ! cela m’est égal, » dit Yette, avec une philosophie qui ne promettait pas de bien sérieux efforts.

Mlle Aubry hocha la tête ; néanmoins elle continuait toujours à caresser de la main la chevelure brune de Yette.

« Il faudra couper cela, » dit-elle après réflexion.

Yette et la da jetèrent un cri simultané : ces tresses épaisses et luisantes étaient leur orgueil.

« Vous y tenez ? soit ; nous attendrons pour accomplir le sacrifice que vous nous le demandiez vous-même. Cela ne tardera pas. Vous verrez les inconvénients. Ici on ne garde rien de superflu. Et à propos, chère madame, poursuivit la maîtresse de pension s’adressant à Mme Darcey, j’ai vu dans la cour une quantité de malles que je ne pourrais loger. Nous vous les renverrons après en avoir tiré le trousseau réglementaire.

— Et ma poupée, réclama Yette.

— Et votre poupée, bien entendu, dit avec un sourire Mlle Aubry.

— Et les confitures donc ! insinua la da.

— Oh ! quant aux confitures !… Oui, quelques pots pour les goûters de quatre heures. »

La da fit la grimace en pensant que Yette en serait réduite aux repas réguliers.

« Vous prendrez bien aussi dans mes bagages les habits de ma da ?. reprit Yette.

— Pourquoi faire, grand Dieu ! »

Fallait-il donc que la da gardât toujours la même chemise, la même jupe et le même collier ? La mine effarée de l’enfant fit comprendre à Mlle Aubry qu’elle comptait fermement avoir sa bonne auprès d’elle. Un regard assez inquiet fut échangé entre les deux dames.

« Chère petite, dit Mme Darcey, je vais vous laisser faire plus ample connaissance avec le guide excellent qui veut bien se charger de votre éducation. J’emmène celle-ci, montrant la négresse, pour quelques commissions indispensables. Elle reviendra tout à l’heure. »

Yette leva ses grands yeux francs sur les jolis yeux de chatte de Mme Darcey. Malgré toute la tendresse qu’elle portait à sa da, elle l’eût jugée capable de faire un conte au besoin, car l’habitude du mensonge, résultat de l’esclavage, n’a pas encore été effacée par l’exercice de la liberté, accordée aux nègres bien récemment d’ailleurs ; mais la pensée qu’une personne blanche pût mentir ne s’était jamais présentée à son esprit.

« Elle reviendra vite, vous me le promettez ? dit-elle.

— Sans doute. »

Mlle Aubry parut désapprouver le système de Mme Darcey ; elle était d’avis qu’il ne fallait jamais tromper les enfants, mais les amener plutôt à regarder en face la plus dure vérité.

« Allons, suivez-moi, » dit Mme Darcey à la da.

Celle-ci, comprenant trop la comédie que l’on jouait, se jeta passionnément à genoux devant sa petite maîtresse et baisa ses mains, ses vêtements en les arrosant de larmes brûlantes.

« Eh bien ! lui disait Yette, pourquoi pleurer ? pourquoi m’embrasser, puisque tu vas revenir ?

— En effet ! vous êtes folle ! dit Mme Darcey avec humeur.

— Oh ! madame ! sanglota la pauvre négresse, en se tournant les mains jointes vers Mlle Aubry.

— Sois tranquille, interrompit Yette en créole, avec son rire espiègle, elle ne me mangera pas pendant ton absence… pourvu que tu reviennes vite ! Dépêche-toi ! »

La da la reprit dans ses bras ; il fallut presque l’entraîner de force. La grande porte à guichet retomba avec un bruit sourd, puis on entendit faiblement de loin grincer la grille. Alors Mlle Aubry. voyant sur le visage de l’enfant une expression d’anxiété bien naturelle, alla chercher un livre d’images et engagea Yette à s’amuser pendant qu’elle écrirait.

Les images étaient assez drôles, et Mlle Aubry, qui, assise devant son bureau, se retournait à chaque instant, eut la satisfaction de voir que Yette les feuilletait avec intérêt. Au bout d’une heure, cependant, le livre lut fermé, et Yette s’étonna de l’absence prolongée de la négresse.

« Ne vous tourmentez pas et venez souper, dit la directrice. Pour ce soir, vous prendrez place à ma table. »

Yette ne comprit que le lendemain, après qu’elle eut essayé du réfectoire, tout ce qu’avait d’enviable cette faveur. À plusieurs reprises, pendant le souper, en tête à tête avec la plus désagréable personne qu’elle eût jamais vue, pensait-elle, — et sa physionomie transparente devait exprimer ses pensées, — Yette demanda impérieusement sa da.

Mlle Aubry répondait toujours d’une manière évasive, mais, au dessert, jugeant sans doute que la pauvre petite avait mangé trop peu pour qu’une mauvaise nouvelle pût troubler sa digestion, elle prit de nouveau Yette sur ses genoux, la supplia d’être sage, courageuse, de se résigner, car ce n’était qu’à cette condition qu’elle obtiendrait de voir sa da le lendemain à la récréation de midi.

« Pendant la récréation ! s’écria Yette devenue tout à coup d’une pâleur effrayante et ses yeux assombris démesurément ouverts. Elle ne demeurera donc pas ici avec moi ?

— Vous devez comprendre, chère enfant, que c’est impossible ; chacune de nos cent vingt élèves ne pourrait avoir sa da avec elle. »

Yette la regarda fixement, se frappa le front de son poing fermé, comme pour se punir d’avoir compris si tard, puis, échappant au bras qui enlaçait sa taille, se mit à bondir frénétiquement à travers la chambre avec des cris de jeune tigre capturé par les chasseurs. Les mots : « Elle m’a laissé… toute seule !… toute seule ! Da ! ma da ! maman ! au secours ! » s’entremêlaient à un torrent d’injures nègres dont, par bonheur, Mlle Aubry ne saisit pas le sens.

Irritée de plus en plus par le calme qu’on lui opposait, elle se jeta sur la directrice, ses petits poings en avant. Puis, comme si elle eût réfléchi que ses poings ne suffiraient pas à sa vengeance, elle s’empara lestement du premier projectile qui lui tomba sous la main et le lança au milieu d’une grande et belle glace qui surmontait la cheminée. La glace craqua ; une énorme étoile projeta ses rayons du centre aux quatre coins, et les morceaux de verre se détachant jonchèrent la cheminée, où leur chute occasionna encore quelques menus dégâts.

Mlle Aubry, qui s’était crue d’abord menacée elle-même, fut presque rassurée lorsqu’elle entendit éclater la glace, mais ce soulagement ne dura pas. Il fit place à la plus complète indignation, nous dirions à la colère, si une personne aussi maîtresse d’elle-même eut été susceptible d’un sentiment qui ne fût pas correct et mesuré. Son sourcil se fronça, ses lèvres se pincèrent, elle saisit à bras-le-corps Yette abasourdie par le méfait qu’elle venait de commettre, puis, ouvrant la porte d’un cabinet absolument vide, celui-là, et qu’éclairait une seule fenêtre grillée, l’enferma à double tour avec ces simples mots : « Ici du moins, mademoiselle, vous ne pourrez rien casser, que votre tête contre les murs si vous le jugez bon. Libre à vous, elle vous appartient. »

Il est rare que la honte et le saisissement d’avoir brisé quelque chose ne mette pas fin à l’accès de fureur le plus terrible. La solitude acheva de rafraîchir le sang de Yette. Un certain intervalle s’écoula pendant lequel il lui fut loisible de réfléchir. Les dernières paroles de Mlle Aubry l’avaient frappée. « Y a-t-il quelque différence, pensait-elle pour la première fois, entre détruire ce qui n’est pas à nous et le voler ?» Sa conscience lui répondait qu’il n’y en avait pas. C’était donc quelque supplice comparable à ceux qu’avait encourus le compère lapin des contes de sa da qui allait lui être infligé ! Une peur mortelle la prit. Au moment même, en effet, Mlle Aubry préparait son châtiment qui, pour ne point ressembler à tous ceux qu’elle imaginait, n’en était pas moins sévère.

Mlle Aubry écrivit à Mme Darcey que sa petite protégée était plus intraitable encore qu’elle n’avait pu le supposer, mais que la première crise passée, elle s’apprivoiserait sans doute comme les autres. Seulement il fallait consentir, dans ce but, à la lui abandonner tout entière sans réserve.

« Elle sait maintenant, dit en terminant Mlle Aubry, que sa bonne ne doit pas rester à son service, le coup est porté, la blessure ne tardera pas à se cicatriser, croyez-moi, pourvu que rien de nouveau ne l’avive. Quand il s’agit d’opération douloureuse, il faut trancher vite et sans hésiter. C’est un gage de succès. Je vous prie donc, madame, de ne pas laisser revenir ici avant son départ, prochain, m’avez-vous dit, pour la Martinique, cette femme, qui ne pourrait que détruire ce que nous entreprenons à grand’peine de réaliser, dans l’intérêt de l’enfant dont nous avons à faire l’éducation ; sa soumission aveugle, ses gâteries maladroites réveilleraient les colères et les regrets qu’il s’agit de modérer. »

Ayant mis cet ordre rigoureux sous enveloppe, la directrice sonna et lit demander Mlle Agnès. Mlle Agnès était une jeune fille blonde, un peu boiteuse, dont la douce physionomie aurait plu certainement à Yette, si elle n’eût pas été celle d’une sous-maîtresse.

« Allez délivrer la petite rebelle, dit la directrice ; ma vue l’exaspérerait encore, et l’essentiel, pour le moment, c’est qu’elle consente à se mettre au lit. »

Mlle Agnès, sans répondre, se dirigea vers la prison de Yette ; comme elle en touchait la clef, Mlle Aubry la rappela :

« Les élèves sont couchées ?

— Oui, madame.

— Très bien. Mieux vaut que son entrée au dortoir ne fasse pas sensation. La pauvre enfant aura bien assez des épreuves qui l’attendent et que vous lui allégerez le plus possible, entendez-vous ? »

Elle sortit sans attendre la réponse de la sous-maîtresse, qui déjà était dans le cabinet. Lorsque cette nouvelle figure lui enjoignit de la suivre, Yette pensa que l’heure fatale était venue. Elle marcha néanmoins la tête haute, avec une force d’âme dont elle était intérieurement fière, vers l’inévitable expiation.

Mlle Agnès lui fit traverser le parloir, puis une autre chambre, puis une sorte de galerie bordée des deux côtés de petits lits blancs abrités par des rideaux. Le silence était profond ; à peine les respirations réunies d’une trentaine de petites filles formaient-elles un léger murmure. Un demi-jour, produit par des lampes de nuit, régnait dans cette salle consacrée au sommeil.

Mlle Agnès montra un des lits à Yette.

« Couchez-vous, » dit-elle.

Et, la voyant fort embarrassée, elle l’aida obligeamment à se déshabiller. Cinq minutes après, Yette, les yeux fermés, pour pouvoir se figurer qu’elle n’était pas dans un lit de pension, remerciait le bon Dieu de l’avoir préservée de la bastonnade qu’elle jugeait avoir méritée.

Elle ne rouvrit les yeux, longtemps après, que pour les refermer bien vite, et même pour se cacher la tête sous les couvertures. Était-ce un cauchemard ? Le majestueux bonnet de Mlle Aubry se penchait sur elle. Si Yette avait eu moins de préventions, elle eût pu remarquer cependant que les traits graves de la directrice n’exprimaient pas la méchanceté, mais plutôt une sollicitude attentive. Les rares personnes qui s’étaient familiarisées avec l’expression de son œil gris, presque impénétrable, y eussent peut-être surpris de l’émotion, en tout cas de la bienveillance. Le petit visage défait et marbré par les larmes, qui reposait tout fiévreux sur l’oreiller, lui faisait évidemment pitié.