Aurora Floyd/15

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 193-203).

CHAPITRE XV

La lettre de Pastern.

Mellish s’était réservé une chambre au rez-de-chaussée de sa maison. C’était une pièce fort gaie, où l’air arrivait en abondance, et dont les fenêtres à la française ouvraient sur la pelouse ; ces fenêtres étaient abritées du soleil par une vérandah d’où pendaient des jasmins et des roses. C’était, il faut en convenir, une pièce fort agréable pendant l’été. Le plancher était recouvert d’une natte de l’Inde, et presque toutes les chaises étaient faites en bois léger et tressé comme l’osier. Au-dessus de la cheminée était suspendu un portrait du père de John, et, en face de cette œuvre d’art, on voyait l’image du cheval favori du défunt. Le cadre était surmonté d’une paire d’éperons polis et brillants, dont les molettes avaient fréquemment pressé les flancs du fidèle coursier. Mellish avait rassemblé dans cette pièce ses fouets, ses cannes, ses cravaches, ses gants pour la boxe, ses éperons, ses fusils, ses pistolets, de la poudre, des balles, des engins de pêche, etc. ; et bien des matinées étaient employées par le maître de Mellish Park à polir, réparer, inspecter, en un mot à mettre en ordre tous ces objets. Il avait des paires de bottes en assez grand nombre pour en fournir la moitié du comté de Leicester, et ses fouets n’étaient pas moins nombreux. Entouré de ces trésors, qui formaient comme un temple consacré aux divinités du turf, Mellish avait coutume de donner là des audiences solennelles à son entraîneur ainsi qu’à son premier piqueur, au sujet des affaires de l’écurie.

Aurora risquait perpétuellement un coup d’œil dans cette chambre, à la très-grande joie et à l’extrême distraction de son excellent mari, qui trouvait que les yeux noirs de sa divinité étaient un terrible empêchement aux affaires, si ce n’est quand il pouvait décider Mme Mellish à prendre part à la discussion du moment, et prêter au petit conclave le concours de sa puissante intelligence. Je crois bien que John pensait qu’elle aurait pu distribuer les poids pour le Chester Cup aussi bien que M. Topham lui-même. C’était une si étonnante créature, que le peu qu’elle savait la mettait à même de paraître fort au fait de tous les sujets qu’elle abordait, et le naïf gentleman croyait avoir la plus sage, comme la plus belle et la plus noble des femmes.

M. et Mme Mellish revinrent dans le comté d’York immédiatement après le mariage de Lucy. Le pauvre John était inquiet au sujet de ses écuries ; car son entraîneur était atteint de rhumatismes chroniques, et Pastern ne lui avait pas encore écrit relativement au jeune homme dont il lui avait parlé dans le pavillon des courses d’York.

— Je garderai Langley, dit John à Aurora, en parlant de son vieil entraîneur ; car c’est un honnête garçon et son jugement me sera toujours utile. Sa femme et lui peuvent continuer à occuper l’appartement au-dessus des écuries, et le nouveau venu, quel qu’il soit, pourra habiter le cottage qui se trouve au nord du parc. Personne n’entre jamais par cette porte-là ; de sorte que le poste de garde n’est qu’une sinécure ; et le cottage est resté fermé depuis une ou même deux années. Je voudrais que Pastern m’écrivît.

— Et je veux tout ce que vous voulez, mon très-cher cœur, — dit respectueusement Aurora à son heureux esclave.

On avait peu entendu parler d’Hargraves, l’idiot, depuis le jour où Mellish l’avait chassé. Un des grooms l’avait vu dans un petit village des environs, et Stephen avait dit à cet homme qu’il vivait de certains petits services qu’il rendait au recteur de la paroisse, et qu’en outre il prenait soin du cheval et de la carriole de ce gentleman ; mais l’idiot s’était montré peu communicatif, et ne lui avait guère fait part de ses projets ou de ses sentiments. Il l’avait cependant beaucoup questionné sur ce que faisait et disait Aurora, où elle allait, qui elle voyait, et comment elle s’entendait avec son mari ; et il avait poussé si loin les questions indiscrètes, qu’à la fin le groom, bien qu’il ne fût qu’un simple paysan, avait refusé de répondre davantage aux questions touchant sa maîtresse.

Hargraves frottait l’une contre l’autre ses mains rudes et calleuses, et il riait en parlant d’Aurora.

— C’est une fière personne, une vraie grande dame, — disait-il de cette voix contenue qui résonnait toujours étrangement. — Elle me donnait souvent de sa cravache sur les reins ; mais je ne lui en veux pas… je ne lui en veux pas. C’est une belle créature, et je souhaite que Mellish soit content de son choix.

Le groom n’avait pas su comment prendre cela, ne sachant pas trop si c’était un compliment ou une impertinence ; de sorte qu’il adressa un signe de tête à l’idiot, et s’éloigna pendant que celui-ci continuait à se frotter les mains et à se parler à lui-même et à voix basse d’Aurora qui, depuis longtemps, avait oublié sa rencontre avec Hargraves.

Comment eût-il pu se faire qu’elle se souvînt ou qu’elle s’inquiétât de lui ? Comment eût-il pu se faire qu’elle s’alarmât parce que la veuve au pâle visage, Mme Powel, qui avait place à son foyer, la haïssait ? Forte de sa jeunesse et de sa beauté, riche de son bonheur, abritée et protégée par l’amour de son mari, pourquoi aurait-elle songé au danger ? pourquoi aurait-elle redouté un malheur ? Elle remerciait chaque jour Dieu de ce que les troubles de sa jeunesse étaient passés, et que désormais la route qu’elle allait suivre en ce monde était exempte de périls.

Lucy était au château de Bulstrode, gagnant l’affection de la mère de son mari, qui patronnait sa bru avec une bonté infinie, et couvrait la timide et craintive créature de son aile protectrice. Lady Bulstrode était parfaitement satisfaite du choix de son fils.

— Vous auriez pu mieux faire, certainement, quant à la position et à la fortune, — disait-elle à Talbot, — et dans ma sollicitude maternelle j’aurais préféré vous voir épouser toute autre femme que la cousine de cette demoiselle Floyd qui s’est échappée de la pension et a causé un tel scandale au pensionnat de Paris.

Mais le cœur de lady Bulstrode était à Lucy, car celle-ci était douce et humble, et elle parlait toujours de Talbot comme s’il eût été de beaucoup trop brillant, trop noble pour elle, à la grande satisfaction de la vanité maternelle de la noble dame.

— Elle a pour vous une véritable affection, Talbot, — disait lady Bulstrode, — et jeune comme elle est, elle promet de devenir une excellente femme, bien plus convenable pour vous que ne l’eût jamais été sa cousine.

Talbot se tourna fièrement, vers sa mère, à la très-grande surprise de celle-ci.

— Mêlerez-vous sans cesse le nom d’Aurora à mon mariage, ma mère ? — dit-il. — Ne pouvez-vous donc pas laisser son souvenir tranquille ? Vous nous avez séparés à jamais… vous et Constance… n’est-ce pas assez ? Elle est mariée, elle et son mari font un couple parfaitement heureux. On pourrait épouser une femme qui ne valût pas Mme Mellish, je vous l’assure ; et John semble apprécier sa valeur à sa manière.

— Ne vous emportez pas, Talbot, c’est inutile, — dit lady Bulstrode, avec le ton de la dignité offensée ; — je suis aise d’apprendre que Mlle Floyd a changé depuis qu’elle a quitté la pension, et j’espère qu’elle continuera à être bonne épouse, — ajouta-t-elle avec une emphase qui disait parfaitement qu’elle n’avait pas grand espoir en la continuation du bonheur de Mellish.

— Ma pauvre mère est fâchée contre moi, — pensait Taibot, tandis que lady Bulstrode quittait l’appartement. — Je suis un ours abominable, je le sais, et personne ne m’aimera jamais sincèrement tant que je vivrai. Ma pauvre petite Lucy m’aime à sa manière ; elle m’aime en tremblant, comme si elle et moi nous appartenions à des espèces différentes. Mais, après tout, peut-être ma mère a-t-elle raison, et ma douce petite femme est-elle plus faite pour moi que ne l’eût été Aurora.

Nous laisserons un moment Bulstrode, modérément heureux, et pourtant imparfaitement satisfait. Quel mortel a jamais été parfaitement satisfait en ce monde ? C’est un des côtés de notre nature terrestre de toujours manquer de quelque chose, d’avoir sans cesse une soif vague et inexplicable qui ne peut être apaisée. Quelquefois cependant nous sommes heureux ; mais dans notre bonheur le plus complet nous ne sommes pas encore contents, car il semble alors que la coupe est trop pleine, et cette pensée ne nous glace de terreur que par cela même qu’étant trop pleine, elle pourrait se renverser. Quelle erreur serait cette vie, quel rêve fiévreux, quel récit indéfini et imparfait, si elle n’était pas le prélude de quelque chose de mieux ! Prise en elle-même, ce n’est que trouble et confusion ; mais si l’on prend le présent pour une préparation de l’avenir, comme tout devient merveilleusement harmonieux ! Combien il est insignifiant que nos joies ici-bas soient incomplètes, nos désirs inassouvis, si le complément, l’achèvement doivent venir plus tard !

Un peu plus d’une semaine après le mariage de Lucy, Aurora demanda son cheval immédiatement après le déjeuner. C’était par une radieuse matinée d’été, et, accompagnée du vieux groom qui avait coutume de suivre le père de John de son vivant, elle partit pour une excursion dans les villages environnant Mellish Park, ainsi qu’elle avait coutume de faire une ou deux fois par semaine.

Les pauvres du pays avaient de bonnes raisons pour bénir la venue de la fille du banquier. Aurora n’aimait rien tant que d’aller de cottage en cottage, causer avec les simples villageois, et deviner leurs besoins. Elle ne trouvait jamais les dignes créatures bien discrètes au sujet de leurs nécessités, et la femme de chambre de Mellish Park avait assez à faire de répartir les bontés d’Aurora aux villageois qui se présentaient au château avec un mot au crayon de la main de Mme Mellish. Mme Powel risquait quelquefois auprès d’Aurora une observation sur la folie et l’inutilité de ce qu’elle appelait instinctivement des aumônes ; mais Mme Mellish versait alors de tels flots d’éloquence sur son antagoniste, que la veuve de l’enseigne se hâtait toujours de cesser une lutte aussi inégale. Jamais personne n’avait pu discuter avec la fille d’Archibald Floyd. Impétueuse et subissant sa première impression, elle avait toujours suivi son idée, pour le bien comme pour le mal, et personne n’avait été assez fort pour l’en empêcher.

Revenant par cette belle matinée de juin d’une de ces charitables expéditions, Mme Mellish mit pied à terre devant le petit tourniquet d’une route conduisant dans le bois, et ordonna au groom de conduire l’animal à l’écurie.

— J’ai envie de me promener dans le bois, Joseph, — dit-elle ; — il fait si beau ce matin. Ayez bien soin de Mazeppa, et si vous voyez M. Mellish, dites-lui que je vais rentrer de suite.

L’homme porta la main à son chapeau, et s’éloigna, conduisant en main le cheval d’Aurora.

Mme Mellish rassembla les plis de sa robe et s’enfonça dans le bois, à l’ombre duquel Talbot et Lucy s’étaient promenés par ce fameux jour d’avril qui avait décidé du sort de la jeune fille.

Aurora avait choisi ce chemin pour rentrer au château, parce que, se sentant parfaitement heureuse, la chaude splendeur de ce jour d’été la remplissait d’un charme indéfinissable qu’elle craignait de rompre trop tôt. Le bourdonnement continu des insectes, la riche verdure des bois, les émanations parfumées des fleurs, le murmure de l’eau, tout contribuait à former un ensemble délicieux qui faisait de la terre un séjour vraiment enchanteur.

Il y a aussi une sorte de satisfaction que procure la possession ; et Aurora sentait, en contemplant les longues avenues, et au loin à travers les clairières le vaste parc et les pelouses immenses, et plus loin encore cette construction pittoresque et irrégulière, en partie gothique et en partie du style plus moderne du règne d’Élisabeth, perdue dans un riche fouillis de lierre et de brillant feuillage, elle sentait, dis-je, que ce tableau magnifique, ce panorama superbe était à elle ou à son mari, ce qui était la même chose. Elle n’avait jamais un seul instant regretté son union avec John. Elle ne lui avait jamais, comme je l’ai déjà dit, été infidèle même par la pensée.

À un endroit du bois, le sol montait considérablement ; de sorte que la maison, se trouvant dans un creux, était parfaitement visible toutes les fois que les arbres laissaient une échappée. Ce terrain élevé était considéré comme le plus charmant endroit du bois, et l’on y avait construit un kiosque, frêle construction en planches tombée en ruine depuis nombre d’années, mais qui formait encore une retraite assez agréable par un jour d’été ; il était meublé d’une table et d’un grand banc, et abrité contre le soleil et le vent par les branches inférieures d’un hêtre magnifique. À quelques pas de ce kiosque se trouvait un étang dont la surface était couverte de nénuphars et de roseaux, au point qu’un étranger n’eût peut-être pas eu conscience du danger qu’il courait en se promenant de ce côté. Aurora devait passer près de là, et elle tressaillit de terreur en voyant un homme endormi et étendu au bord de l’étang. Elle se remit bientôt, se rappelant que John permettait au public de passer par ce chemin ; mais elle tressaillit de nouveau quand l’homme, qui ne devait pas être bien profondément endormi pour que le pas léger d’Aurora ait pu le réveiller, leva la tête, et montra le pâle visage de l’idiot.

Il se releva lentement en voyant Mme Mellish et s’éloigna cauteleusement, la regardant tout en marchant, mais ne laissant pas autrement voir qu’il savait qu’elle était là.

Aurora ne put retenir un frisson de terreur ; on eût dit que le bruit de ses pas avait réveillé quelque créature rampante, quelque hideux membre de la race des reptiles, et l’avait forcé de quitter sa cachette.

Hargraves disparut au milieu des arbres, pendant que Mme Mellish passait, la tête orgueilleusement relevée, mais un peu plus pâle qu’avant sa rencontre inattendue avec l’idiot.

Le plaisir qu’elle goûtait à se promener par cette brillante matinée s’était évanoui, dès qu’elle avait aperçu Hargraves ; son brillant sourire, plus brillant encore sous le soleil matinal, avait disparu, et son visage était maintenant empreint d’une gravité inaccoutumée.

— Dieu ! — s’écria-t-elle, — que je suis folle ! Voilà que j’ai peur de cet homme… peur de ce lâche digne de pitié qui a osé frapper mon pauvre vieux chien. Comme si une pareille créature pouvait être à craindre !

Sans doute cela était sagement raisonné, car jamais lâche n’a fait le moindre mal sur cette terre.

Aurora traversa lentement la pelouse du côté de l’extrémité de la maison où était situé l’appartement réservé de Mellish. Elle entra doucement par la porte-fenêtre ouverte, et posa sa main sur l’épaule de John, assis à une table couverte de livres de comptes, de listes de chevaux et de divers papiers.

Il tressaillit légèrement au contact de cette main familière.

— Chère Aurora, — dit-il, — je suis content que vous soyez rentrée ; comme vous avez été longtemps !

Elle consulta sa petite montre émaillée de diamants. Le pauvre John l’avait littéralement chargée de bijoux. Un de ses plus grands chagrins était qu’Aurora fût une héritière, et qu’il ne pouvait lui offrir que l’adoration d’un cœur simple et honnête.

— Il n’est qu’une heure et demie, mon gros John, — dit-elle. — Qui vous a fait croire que j’étais en retard ?

— Ah ! c’est que je voulais vous consulter sur quelque chose, et vous apprendre… C’est une si bonne nouvelle !

— À propos de quoi ?

— À propos de l’entraîneur.

Elle haussa les épaules et pinça les lèvres avec une petite mine d’indifférence.

— Est-ce là tout ? — demanda-t-elle.

— Oui ; mais n’êtes-vous pas contente que nous ayons enfin cet homme… un homme qui nous convient réellement ! Où est la lettre de Pastern ?

Mellish chercha parmi les liasses de papier qui étaient sur la table, tandis qu’Aurora, appuyée contre la boiserie de la fenêtre ouverte, suivait des yeux ses mouvements, et riait de son embarras.

Elle était parfaitement revenue à elle maintenant. On l’eût prise pour un tableau représentant le bonheur insouciant, à la voir ainsi penchée dans une de ces poses gracieuses et naturelles qui lui étaient particulières, soutenue par le montant de la fenêtre, et la tête entourée de jasmins, que la brise d’été agitait doucement. Tout en parlant à son mari, elle soulevait sa main dégantée, et cueillait les roses au-dessus de sa tête.

— Oh ! homme sans ordre et sans principes, — dit-elle en riant ; — je parie que vous ne la trouverez pas.

Je crains bien que Mellish n’ait laissé échapper bien bas un petit juron en remuant le tas de papiers hétérogènes dans lequel il cherchait la lettre absente.

— Je l’avais cinq minutes avant que vous n’entriez, Aurora, — dit-il, — et je n’en vois plus la moindre trace. Oh ! la voici !

Mellish ouvrit la lettre, et l’étalant sur la table devant lui, il toussa pour se préparer à la lire. Aurora était toujours appuyée contre la fenêtre, partie dans la chambre, partie en dehors, fredonnant un refrain populaire, et essayant de cueillir une rose à demi épanouie qui pendait d’une façon provocante hors de sa portée.

— Vous écoutez, Aurora ?

— Oui, le plus cher et le meilleur des hommes.

— Mais entrez donc, vous n’entendrez pas un mot d’où vous êtes.

Mme Mellish haussa les épaules comme pour dire : « Je me soumets à l’ordre d’un tyran, » et fit deux ou trois pas en avant ; puis, les yeux fixés sur John avec un balancement de tête d’une insolence enchanteresse, elle se croisa les mains derrière le dos, et lui dit :

— J’écoute.

C’était une femme insouciante, impétueuse, terriblement oublieuse de ce que Mme Powell appelait sa dignité ; elle s’occupait de tout ce qu’on peut imaginer, mais jamais plus de deux minutes du même objet : heureuse, généreuse, affectueuse, elle considérait la vie comme un glorieux jour de fête, et remerciait Dieu de la lui avoir faite si douce et si agréable.

Pastern commençait par s’excuser d’avoir tant tardé à écrire. Il avait perdu l’adresse de la personne qu’il avait voulu recommander, et avait dû attendre que l’homme lui écrivît.

« Je crois qu’il vous conviendra tout à fait, continuait la lettre, car il connaît parfaitement son métier, et il a une grande expérience comme groom, comme jockey et comme entraîneur. Il n’a pas plus de trente ans, mais il a éprouvé dernièrement un accident qui l’a rendu boiteux pour le reste de ses jours. Il a presque été tué dans un steeple-chase en Prusse et est resté près d’une année dans un hôpital de Berlin. Il s’appelle James Conyers, et l’on peut avoir des renseignements chez… »

John leva les yeux sur sa femme ; la lettre tomba de ses mains. Ce n’est pas un cri qu’elle laissa échapper, c’était le râle d’un être qu’on étrangle, mille fois plus terrible que ces cris perçants qui sortent de la gorge des femmes en détresse.

— Aurora… Aurora !…

Il la regardait, et son visage s’altéra et pâlit à la vue du sien. Une transformation terrible s’était opérée en elle pendant la lecture de cette lettre ; sa surprise n’eût pas été plus grande si, en levant les yeux, il eût vu une autre personne à la place d’Aurora.

— Non !… non !… s’écria-t-elle d’une voix étouffée. — Vous avez mal lu… ce ne peut être ce nom- !

— Quel nom ?

— Quel nom ?… — répéta-t-elle avec feu, le visage éclairé d’une fureur sauvage. — Ce nom !… je vous dis que cela ne se peut pas… Donnez-moi cette lettre.

Il lui obéit machinalement ; il prit le papier et le lui tendit, mais sans quitter des yeux son visage.

Elle le lui arracha, le parcourut un instant, les yeux extraordinairement dilatés, les lèvres entr’ouvertes, puis, reculant de deux ou trois pas, ses genoux fléchirent, et elle tomba lourdement sur le plancher.