Aurora Floyd/16

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 203-218).

CHAPITRE XVI

James Conyers.

La première semaine de juillet vif entrer James Conyers, le nouvel entraîneur, à Mellish Park. John n’avait pas pris d’autres renseignements auprès des anciens maîtres de cet individu, attendu que la parole de Pastern lui suffisait parfaitement.

Mellish avait essayé de découvrir la cause de l’émotion d’Aurora pendant la lecture de la lettre de Pastern. Elle était tombée comme morte à ses pieds ; elle avait eu des attaques de nerfs pendant tout le reste de la journée, et le délire la nuit suivante, mais elle n’avait pas prononcé un seul mot qui pût jeter le moindre jour sur le secret de cette étrange et soudaine émotion.

Son mari était assis à côté d’elle le lendemain du jour où elle s’était évanouie à ses pieds ; il la contemplait avec inquiétude, et ses yeux ne quittaient pas un instant ceux d’Aurora.

Il éprouvait une douleur semblable à celle qu’avait dû éprouver Talbot à Felden à la réception de la lettre de sa mère. La sombre muraille s’élevait lentement, et le séparait de la femme qu’il aimait. Il allait maintenant connaître les tortures connues seulement de l’homme dont la femme est séparée de lui parce qui a le pouvoir de mettre plus de distance entre deux êtres que toutes les immensités de terre et les vastes océans : un secret.

Il contemplait cette figure pâle posée sur l’oreiller ; ces grands yeux noirs, hagards, tout grands ouverts, fixés vaguement sur le sommet lointain des arbres empourprés de l’horizon ; mais sur ce visage bien-aimé, il ne lisait pas un mot qui pût l’aider à comprendre ce mystère étrange ; il n’y avait rien de plus qu’une expression de fatigue, comme si l’âme, se reflétant sur ce pâle visage, était si affaiblie, qu’elle ne pouvait plus rien ressentir qu’un vague besoin de repos.

Les fenêtres étaient ouvertes, mais la chaleur du jour était accablante ; le paysage brillait d’une teinte jaune, comme si l’atmosphère elle-même eût pris un corps, quelque chose de semblable à l’or en fusion. Les roses du jardin semblaient elles-mêmes subir l’influence de la nue brûlante : elles laissaient retomber leurs lourdes têtes comme les personnes qu’un mal de tête accable. L’énorme Bow-wow, couché sur la pelouse sous un acacia, était aussi bourru qu’un vieux gentleman, et happait sans pitié un frivole papillon qui tournoyait en bourdonnant autour de sa tête. Tout beau qu’était ce jour d’été, il n’en était pas moins de ceux où l’on est porté à perdre sa bonne humeur et à se quereller les uns les autres, à cause de la chaleur, tout homme se sentant la conviction intime que son voisin est pour quelque chose dans l’intensité de la chaleur de l’atmosphère, et qu’il ferait plus frais s’il n’était pas là. C’était une de ces journées où les malades sont particulièrement irascibles ; où les gardes-malades murmurent contre leur métier ; où les voyageurs de troisième classe en train de plaisir et devant parcourir une longue distance demandent à grands cris de la bière à toutes les stations, et s’en veulent mutuellement du peu de place qui leur est alloué, de la dureté des bancs, et du système de ventilation insuffisant qu’emploie la compagnie ; une journée où les hommes affairés se révoltent contre le bruit incessant des roues, assiègent avec fureur les tavernes, pour y calmer leur palais surexcité avec de l’eau de Seltz et du vin frappé ; une journée anormale, où le désordre règne partout, pendant ces douze heures de chaleur suffocante.

John, assis patiemment au chevet de sa femme, songeait fort peu à la chaleur du jour. Je doute même qu’il sût dans quel mois on était. Pour lui, la terre ne renfermait qu’une seule créature ; cette créature était souffrante et malheureuse, et il ne pouvait la consoler, car il ignorait la nature de sa douleur.

Quand il lui adressa la parole, sa voix tremblait.

— Mon amie, vous avez été bien malade, — lui dit-il.

Elle le regarda avec un sourire si différent de son expression ordinaire, qu’il eût été moins pénible pour lui de lui voir verser d’abondantes larmes ; puis elle lui tendit la main. Il prit cette main brûlante dans la sienne, et la garda pendant qu’il lui parlait.

— Oui, ma très-chère femme, vous avez été malade ; mais Morton assure que ce n’a été qu’une simple attaque de nerfs, et que demain il n’y paraîtra plus ; ainsi il n’y a donc pas lieu de s’alarmer. Ce qui me peine, chère amie, c’est de voir que vous avez dans l’esprit quelque chose… quelque chose qui a été la cause réelle de votre maladie.

Elle détourna son visage, et essaya de lui retirer sa main dans son impatience, mais il la tenait fortement dans les siennes.

— Est-ce que ce que je vous ai dit hier vous cause de la peine, Aurora ? — demanda-t-il avec gravité.

— Me faire de la peine ?… Oh ! non.

— Alors, dites-moi, chère enfant, pourquoi ce nom, le nom de cet entraîneur prononcé en votre présence, a-t-il produit sur vous un si terrible effet ?

— Le docteur vous a dit que c’était une attaque de nerfs, — dit-elle froidement. — Je suppose qu’hier j’étais disposée à une attaque de nerfs, voilà tout.

— Mais ce nom, Aurora, ce nom… ce James Conyers… qui est-il ?…

Il sentit la main qu’il tenait serrée s’agiter convulsivement dans la sienne à la simple mention du nom de l’entraîneur.

— Quel est cet homme ?… dites-le-moi, Aurora… ; pour Dieu, dites-moi la vérité.

À ces mots, elle retourna son visage de son côté.

— Si vous ne voulez de moi que la vérité, John, ne me demandez rien. Rappelez-vous ce que je vous ai dit au château d’Arques. C’est un secret qui a amené ma rupture avec Bulstrode. Vous eûtes confiance en moi, alors, John, il faut vous fier à moi jusqu’à la fin ; ou si vous me retirez votre confiance…

Elle s’arrêta brusquement, et les larmes montèrent lentement jusqu’à ses grands yeux tristes, qu’elle tenait fixés sur son mari.

— Eh bien ! chère ?

— Il faut vous séparer de moi, comme Talbot s’en est séparé.

— Nous séparer ! — cria-t-il. — Aurora, mon amour ! Croyez-vous qu’il y ait sur la terre quelque chose qui puisse nous séparer avant la mort ? Pensez-vous qu’aucune combinaison de circonstances, si étranges, si inexplicables qu’elles soient, me fera jamais douter de votre honneur, ou trembler pour le mien ? Serais-je ici si je doutais de vous ? Pourrais-je m’asseoir à vos côtés, vous faire ces questions, si je craignais votre réponse ? Rien ne peut ébranler ma confiance, rien ! Mais ayez pitié de moi, songez combien il est amer pour moi de me trouver là, votre main dans la mienne, et de savoir qu’il y a un secret entre nous. Aurora, dites-moi… cet homme… ce Conyers… qu’est-il et qui est-il ?

— Vous savez cela aussi bien que moi. Il a été groom, puis jockey, et maintenant il est entraîneur.

— Mais vous le connaissez ?

— Je l’ai vu.

— Quand ?

— Il y a quelques années, quand il était au service de mon père.

Pendant un moment, John respira plus librement. L’homme avait été groom à Felden. C’était tout. Cela expliquait comment il se faisait qu’Aurora avait reconnu son nom, mais cela n’expliquait pas son émotion. Il n’en savait pas plus qu’auparavant.

— Conyers était au service de votre père, — dit-il d’une voix triste ; — mais pourquoi ce nom prononcé devant vous hier vous a-t-il causé une telle émotion ?

— Je ne puis vous le dire.

— C’est donc un autre secret, Aurora, — dit-il d’un ton de reproche ; — ou bien cet homme est-il mêlé au secret dont vous m’avez parlé au château d’Arques ?

Elle ne lui répondit pas.

— Ah ! je vois, je comprends, Aurora, — ajouta-t-il après une pause. — Cet homme a servi à Felden ; c’est un espion peut-être ; et il a découvert le secret, et il en a abusé ainsi que font souvent ces sortes de gens. C’est là ce qui a causé votre émotion. Vous craignez qu’il ne vienne ici pour vous tourmenter, en faisant usage de ce secret pour vous extorquer de l’argent, et vous tenir perpétuellement sous sa griffe par la terreur qu’il vous inspire. Je crois que je comprends tout. N’est-ce pas ?… Est-ce cela ?…

Elle fixa les yeux sur lui ; l’expression de son visage, en ce moment, était celle d’une bête fauve pourchassée qui se sent acculée.

— Oui, John.

— Cet homme… ce groom… sait quelque chose du… du secret ?

Mellish détourna la tête, et cacha sa tête dans ses mains. Quelle cruelle, angoisse ! quelle amère dégradation ! Cet homme, un groom, un valet, était dans la confidence de sa femme, et avait le pouvoir de se faire craindre d’elle au point que son nom seul suffisait pour la faire évanouir et tomber par terre comme frappée de mort. Au nom du ciel ! que pouvait être ce secret que possédait un valet, et qui cependant ne pouvait lui être confié ? Il se mordit les lèvres jusqu’à ce que ses dents rencontrassent la chair vive, tant était grande la douleur que faisait naître en lui cette pensée. Qu’était-ce ? Il avait juré une minute plus tôt d’avoir une confiance aveugle jusqu’à la fin ; et pourtant… pourtant… Tout son corps tremblait de la tête aux pieds ; le doute et le désespoir s’élevaient dans son âme comme deux démons jumeaux ; mais il luttait contre eux, et parvint à les terrasser ; se tournant alors vers sa femme, avec un visage pâle, mais calme, il lui dit tranquillement :

— Je ne veux plus vous presser de ces questions pénibles, Aurora. Je vais écrire à Pastern, pour lui dire que l’homme ne peut nous convenir, et…

Il se levait pour s’éloigner, quand elle l’arrêta par le bras.

« N’écrivez pas à M. Pastern, John, — dit-elle ; — cet homme vous conviendra parfaitement, j’en suis certaine. Je préfère qu’il vienne.

— Vous désirez qu’il vienne ici ?

— Oui.

— Mais il vous tourmentera, il vous extorquera de l’argent.

— Il le ferait dans tous les cas, puisqu’il vit. Je le croyais mort.

— Alors, vous désirez réellement qu’il vienne ici ?

— Oui.

John sortit de la chambre de sa femme, soulagé d’un poids énorme. Après tout, ce secret ne devait pas être si terrible, puisqu’elle consentait à ce que l’homme qui le connaissait vînt à Mellish Park, où il y avait au moins une chance, si éloignée qu’elle fût, qu’il le révélât à son mari. Peut-être aussi ce mystère concernait-il d’autres personnes plutôt qu’elle-même… l’intégrité commerciale de son père… sa mère ?… Il savait peu de chose sur le compte de sa mère… Peut-être elle… Mais pourquoi chercher à savoir ? Il lui avait promis de se fier à elle, et l’heure était venue de tenir sa promesse. Il écrivit à Pastern qu’il acceptait Conyers sur sa recommandation, et il attendit avec impatience pour voir quelle sorte d’homme était l’entraîneur.

Il reçut une lettre de Conyers parfaitement écrite et d’un style fort convenable, par laquelle il le prévenait qu’il arriverait à Mellish Park le 3 juillet.

Aurora était remise de son attaque de nerfs quand cette lettre arriva ; mais comme elle était encore très-faible et très-affectée, son médecin lui recommanda le changement d’air ; ce qui fait que M. et Mme Mellish partirent pour Harrogate le 28 juin, laissant le château à la garde de Mme Powell.

La veuve de l’enseigne avait été scrupuleusement tenue éloignée de la chambre d’Aurora pendant la courte maladie de celle-ci, et gardée à vue par John, qui fermait froidement la porte au nez de la bonne dame, en lui disant qu’il soignerait lui-même sa femme, et que, quand il aurait besoin de quelqu’un, il sonnerait la femme de chambre de Mme Mellish.

Mais Mme Powell, étant affligée de cette curiosité commune aux personnes qui vivent chez les autres, se trouva sérieusement froissée par cette conduite systématique. Il y avait des secrets et des mystères sous roche, et on ne lui permettait pas de les deviner. Il y avait un squelette dans la maison, et on ne voulait pas lui laisser voir cette horreur anatomique. Elle flairait le trouble et les peines comme les carnivores flairent leur proie ; et cependant, elle, qui haïssait Aurora, ne serait point admise à cette fête du mal.

Pourquoi donc les domestiques dans une maison sont-ils si avides de savoir tout ce qui se dit et se fait, les manières, les habitudes, les joies et les douleurs de ceux qui les emploient ? Est-ce parce que, ayant renoncé pour eux-mêmes à tout rôle actif dans la vie, ils prennent un intérêt malsain à ceux qui luttent au plus épais de la mêlée ? Est-ce parce que, arrachés par la nature même de leurs occupations aux liens et aux plaisirs de la famille, ils puisent un malicieux plaisir dans les épreuves et les vexations de la famille et dans les brises orageuses qui troublent fréquemment l’atmosphère domestique ? Souvenez-vous de ceci, maris et femmes, pères et fils, mères et filles, frères et sœurs, que, lorsque vous vous querellez, vos gens se réjouissent. Assurément ce souvenir devra suffire pour vous faire tenir en paix les uns avec les autres. Vos domestiques écoutent aux portes et répètent vos paroles de dépit à la cuisine ; ils ont les yeux sur vous quand ils vous servent à table : ils comprennent les sarcasmes, les allusions les plus intimes, chacun de vos regards, aussi bien que ceux auxquels ces regards, ces allusions mordantes s’adressent. Ils comprennent votre silence embarrassé, vos politesses étudiées et intéressées. Si polie que soit la forme dont vous revêtez votre haine ou votre colère, ils la devinent aussi sûrement que si vous vous jetiez des couteaux à la tête, ou si vous lanciez à votre ennemi le contenu des plats de hors-d’œuvre ou de légumes, à la manière de certains querelleurs des pantomimes. Rien de ce qui se fait au salon n’est perdu pour ces impassibles et attentifs espions de l’office. Ils rient de vous ; bien plus, ils vous plaignent. Ils discutent vos affaires, évaluent vos revenus et pèsent entre eux ce que vous pouvez ou ce que vous ne pouvez pas faire. Ils prévoient à leur manière l’usage probable de la fortune de votre femme, et prédisent d’avance le jour où vous voudrez vous prévaloir de la nouvelle loi sur les banqueroutes. Ils savent pourquoi vous vivez en mauvaise intelligence avec votre fille aînée, et pourquoi vous avez chassé votre fils préféré ; et ils prennent un intérêt intense à tous les secrets qui troublent votre existence. Vous ne les admettez à rien ; vous avez l’air plus noir que le diable si vous voyez la sœur de Mary ou la pauvre vieille mère de John assise tranquillement dans l’office ; vous êtes surpris si le facteur leur apporte des lettres, et vous attribuez le fait au pernicieux système de l’éducation des masses ; vous les éloignez de leurs demeures et de leurs familles, de ceux qu’ils aiment et de ceux qu’ils affectionnent ; vous leur refusez des livres. Vous leur reprochez le coup d’œil qu’ils jettent sur votre journal ; et puis vous levez les yeux et vous vous étonnez de ce qu’ils sont curieux, et de ce que le fond de leur conversation n’est que scandale et commérage.

Mme Powell, ayant été traitée par la plupart de ceux qui l’avaient employée comme une sorte de première servante, avait acquis tous les instincts d’une servante véritable ; et elle résolut d’essayer de tous les moyens possibles pour découvrir la cause de l’indisposition d’Aurora, laquelle, lui avait donné à entendre le docteur, tenait plutôt du moral que du physique.

Mellish avait fait appeler un charpentier qui devait réparer le cottage de la grille du nord pour l’installation de Conyers ; et Langley, le vieux piqueur, devait recevoir son collègue, et le conduire aux écuries.

Le nouvel entraîneur arriva à la grille, au coucher du soleil ; il était accompagné par l’importante personne d’Hargraves, l’idiot, qui avait été flâner à la station dans l’espoir de quelque aubaine, et que Conyers avait chargé du transport de son portemanteau.

À la grande surprise de l’entraîneur, Hargraves déposa son fardeau à la grille du parc.

— Vous aurez à trouver une autre personne pour faire le reste du chemin, — dit-il en touchant du doigt sa casquette graisseuse, et en étendant sa large main pour recevoir le payement de sa course.

Conyers était assez fendant de sa personne ; en un mot, J avait en lui beaucoup du rodomont, de sorte qu’il se tourna brusquement vers l’idiot, et lui demanda ce que diable il voulait dire.

— Je veux dire que je ne puis dépasser la grille que voici, — murmura Hargraves ; — je veux dire que j’ai été chassé de cette maison, où j’avais vécu homme et enfant pendant quarante ans, chassé comme un chien, poussé dehors par les épaules, etc.

Conyers jeta le bout de son cigare, et lança sur l’idiot un regard hautain.

— Que veut dire cet homme ? — demanda-t-il à la femme qui venait d’ouvrir la grille.

— C’est, voyez-vous, que le pauvre garçon est un peu toqué, monsieur ; lui et Mme Mellish ne s’entendaient pas très-bien ; elle est un peu vive, et j’ai entendu dire qu’elle l’avait cravaché parce qu’il avait battu son chien favori. Quoi qu’il en soit, monsieur l’a renvoyé.

— Parce que madame l’avait cravaché ? Voilà la justice envers les serviteurs, dans le monde entier, — dit l’entraîneur en riant.

Et il alluma un nouveau cigare à l’aide d’un briquet en métal, qu’il tira de la poche de son gilet.

— Oui, c’est là de la justice, n’est-ce pas ? — reprit l’idiot avec aigreur ; vous n’aimeriez pas, je suppose, à vous voir chasser d’une maison où vous auriez vécu pendant quarante ans. N’est-ce pas ? Mais Mme Mellish est une femme d’une grande énergie, que le ciel lui conserve sa jolie figure !

Le vœu émis par Hargraves fut débité d’un ton tellement sinistre, que le nouvel entraîneur, homme évidemment pénétrant et très-observateur, ôta son cigare de sa bouche pour mieux examiner son interlocuteur. Cette figure pâle, éclairée par une paire d’yeux rouges d’un éclat terrible, n’était rien moins qu’attrayante ; mais Conyers considéra l’homme pendant quelques moments, le retenant par le collet de son vêtement, pour mieux saisir l’expression de ses traits ; puis, repoussant l’idiot avec un geste de familiarité méprisante, il dit en riant :

— Tu es un type, mon camarade, cela saute aux yeux ; et même un type qui n’a rien de bien rassurant. Que le diable m’emporte si je voudrais l’avoir offensé. Tiens, mon garçon, voici un shilling pour ta peine, — ajouta-t-il en lançant avec beaucoup d’adresse, la pièce de monnaie dans la main que lui tendait Steeve. — Je puis sans doute laisser mon portemanteau ici jusqu’à demain, madame ? — dit-il en s’adressant à la femme de la loge. — Je le porterais moi-même jusqu’au château si je n’étais pas blessé.

C’était un si beau garçon, dont les façons étaient à la fois si pleines d’aisance et de nonchalance, que cette naïve bonne femme en fut tout à fait séduite.

— Laissez-le ici, monsieur, certainement, — dit-elle avec courtoisie, — et mon homme vous le portera dès qu’il sera rentré. Excusez-moi, mais vous êtes sans doute le nouveau monsieur qu’on attend aux écuries ?

— Précisément.

— Alors j’ai commission de vous dire qu’on a préparé pour vous le cottage du nord ; mais on vous prie d’aller directement au château, où la gouvernante vous fera donner tout ce qu’il vous faut, et préparer un lit pour la nuit.

Conyers fit un signe, remercia la femme, lui souhaita une bonne nuit, et s’enfonça lentement dans les ombres du crépuscule, et sous l’arcade formée par les arbres de l’avenue. Il quitta la grande allée du milieu, pour passer dans la contre-allée de gazon touffu qui la bordait, choisissant, avec un instinct de sybarite, les places les plus moelleuses. Voyez-le s’avancer lentement sous les nobles branches, dans le calme solennel de ce splendide coucher de soleil, le visage éclairé parfois d’un rayon égaré, parfois ombragé par la voûte de verdure. Il est merveilleusement beau, merveilleusement et parfaitement beau ; c’est bien l’idéal de la beauté physique, sans le moindre défaut de proportion, comme si chacune des lignes de son visage et de son corps eût été mesurée par le compas d’un sculpteur, et ciselée par la main d’un artiste inspiré. C’est un homme au sujet de la beauté duquel il ne peut s’élever de contestation, dont la perfection doit être reconnue par la soubrette comme par la duchesse, — qu’elles soient ou non tentées d’admirer ; cependant c’est plutôt un type de beauté sensuelle, que cette splendeur de lignes et de couleur privée du charme de l’expression. Regardez-le, maintenant qu’il s’arrête pour se reposer, regardez-le s’appuyant contre le tronc d’un arbre, et fumant son cigare avec un plaisir nonchalant, pour ainsi dire. Il pense. Ses yeux d’un bleu foncé, plus sombres en raison des cils épais qui les frangent, sont à demi fermés, et ils ont une expression mi-rêveuse, mi-sentimentale, qui pourrait vous faire croire que l’homme rêve à la beauté de ce splendide coucher de soleil. Il songe tout bonnement aux pertes qu’il a faites sur la Chester Cup, aux gages qu’il recevra de Mellish, et au casuel qui pourra lui échoir dans sa nouvelle situation. Vous lui supposez des pensées en rapport avec la teinte de ses yeux et le modèle exquis de sa bouche et de son menton ; vous le dotez d’un esprit aussi esthétiquement parfait que son corps et son visage, et vous reculez en découvrant combien est vulgaire la lame enfouie dans cette gaine magnifique. Conyers n’est peut-être pas pire que d’autres hommes de son état ; mais il ne vaut décidément pas mieux. Seulement il est beaucoup plus beau ; et vous n’avez pas le droit de lui en vouloir, parce que ses opinions et ses sentiments sont exactement ce qu’ils auraient été s’il avait eu des cheveux rouges et un nez en forme de trompette. Avec quelle merveilleuse sagesse George Eliot nous a dit que les gens n’étaient pas meilleurs parce qu’ils avaient de longs cils ! Encore faut-il qu’il y ait quelque anomalie dans cette beauté extérieure et cette laideur morale ; car, en dépit de toute expérience, nous nous révoltons contre elle, et nous sommes tous incrédules jusqu’au dernier, croyant que le palais, splendide au dehors, ne saurait être mal meublé au dedans. Que le ciel vienne en aide à la femme qui donne son cœur pour un beau visage, et qui s’éveille, quand le marché est conclu, pour découvrir la folie d’un semblable échange.

Conyers mit longtemps à franchir la distance qui séparait la grille du château. Je ne sais comment décrire son infirmité dans les termes techniques. Il était tombé avec son cheval, à un steeple-chase en Prusse, où il avait failli perdre la vie, et sa jambe gauche avait été terriblement meurtrie ; les os avaient été remis en place par de merveilleux chirurgiens allemands, qui avaient rétabli l’ensemble, comme ils eussent fait d’un jeu de patience, mais qui, avec toute leur habileté, n’avaient pu empêcher la contraction des muscles, circonstance qui avait rendu le jockey boiteux pour la vie, et incapable désormais de reparaître en selle sur le turf. Il était de taille moyenne, pesait un peu plus de onze stones, et n’avait jamais couru que sur le continent.

Conyers s’arrêta à quelques pas de la maison, et contempla gravement l’irrégulière construction qui s’élevait devant lui.

— Voilà une cabane assez bien conditionnée, — fit-il ; — il doit y avoir beaucoup de métal ici, si je m’en rapporte aux apparences.

Ignorant la topographie du lieu, et n’étant aucunement affligé d’un excès de modestie, Conyers se dirigea tout droit vers la porte principale, et fit jouer la sonnette réservée aux visiteurs et à la famille.

Il fut reçu par un grave vieillard, qui, après avoir résolûment considéré sa jaquette brune, sa chemise de couleur, et son chapeau de feutre, lui demanda avec une âpreté excessive ce qu’il voulait.

Conyers expliqua qu’il était le nouvel entraîneur, et qu’il désirait voir la gouvernante ; mais à peine avait-il parlé qu’une porte s’ouvrit doucement dans un angle du vestibule, et Mme Powell sortit du petit appartement qui lui était particulièrement réservé.

— Ce jeune homme aura peut-être la bonté d’entrer ici, — dit-elle en s’adressant en apparence au vide, mais indirectement à Conyers.

Le jeune homme ôta son chapeau, découvrant une masse de boucles brunes luxuriantes, et se rendit à l’invitation de Mme Powell.

— Je pourrai sans aucun doute vous donner tous les renseignements dont vous avez besoin.

Conyers sourit ; il se demandait si cette petite masse bilieuse, et il désignait mentalement Mme Powell, pourrait par hasard le renseigner sur les courses d’été d’York ; mais il s’inclina poliment, et dit qu’il désirait simplement savoir ou il allait camper, il s’arrêta pour s’excuser, où il allait coucher cette nuit, et s’il y avait des lettres pour lui. Mais Mme Powell n’était pas le moins du monde décidée à le tenir quitte à si bon compte. Elle se mit à le faire jaser, et travailla si bien qu’elle eut bientôt épuisé cette très-légère somme d’intelligence qu’il était disposé à lui accorder, attendu qu’il comprenait parfaitement le procédé auquel il était soumis, et qu’il était infiniment plus rusé que la bonne dame. La veuve de l’enseigne ne put donc rien apprendre, si ce n’est que Conyers était parfaitement étranger à Mellish et à sa femme, et qu’il ne les avait jamais vus ni l’un ni l’autre.

N’ayant rien pu obtenir durant cette entrevue, Mme Powell avait hâte de la voir terminée.

— Peut-être prendriez-vous volontiers un verre de vin, après la course que vous venez de faire ? — dit-elle. — Je vais en demander, et je pourrai en même temps vous renseigner sur vos lettres. Sans doute vous avez hâte d’apprendre comment se trouvent les parents que vous avez quittés.

Conyers sourit pour la seconde fois. Il n’avait jamais connu de parents dont il pût parler, depuis la période la plus lointaine de son existence ; car il avait été jeté de par le monde à l’âge de sept ou huit ans. Les parents dont il avait hâte de lire les lettres étaient membres de la plus humble classe des teneurs de paris avec lesquels il faisait ses affaires.

Le domestique envoyé par Mme Powell revint avec un carafon de sherry et environ une demi-douzaine de lettres à l’adresse de Conyers.

— Vous ferez bien d’apporter de la lumière, William, — dit Mme Powell au valet qui s’éloignait, — car je suis sûre que vous ne pourrez jamais lire vos lettres sans la lampe, — ajouta-t-elle courtoisement en s’adressant à Conyers.

Le fait est que Mme Powell, affligée de cette curiosité chronique dont j’ai parlé, voulait savoir de quelle sorte de correspondants étaient ceux dont l’entraîneur était si pressé de recevoir des lettres, et elle envoyait chercher la lampe afin de ne rien perdre de ce qu’elle pourrait saisir, à l’aide de certains coups d’œil rapides lancés avec adresse, des épîtres en question.

Le valet apporta une lampe resplendissante, et Conyers, que n’avait pas intimidé le moins du monde l’air de condescendance de Mme Powell, approcha sa chaise de la table, et après avoir vidé d’un trait un verre de sherry, il commença la lecture de ses lettres.

La veuve de l’enseigne, un ouvrage d’aiguille dans les mains, s’assit immédiatement en face de lui devant la petite table ronde. Il n’y avait entre eux que le pied de la lampe.

Conyers prit la première lettre, examina la suscription et le cachet, déchira l’enveloppe, lut la courte communication contenue sur une demi-feuille de papier à lettres, et la jeta dans la poche de son gilet. Mme Powell, écarquillant les yeux à l’extrême, ne vit rien que des caractères tracés par une main horriblement plébéienne et une signature qui, vue désavantageusement de bas en haut, ressemblait assez à Johnson. La seconde enveloppe ne contenait absolument qu’une liste de paris sur papier pelure d’oignon ; la troisième contenait un sale morceau de papier avec quelques mots tracés au crayon ; mais à la vue de l’enveloppe de la première lettre des trois qui restaient, Conyers tressaillit comme s’il venait de recevoir une balle dans la poitrine. Mme Powell portait alternativement les yeux sur le visage de l’entraîneur et sur l’enveloppe de la lettre ; sa surprise n’était guère moins forte que celle de Conyers. L’adresse était écrite de la main d’Aurora.

C’était une écriture toute particulière ; une de ces écritures sur le compte de laquelle il n’y avait pas de méprise possible ; ce n’était pas une italienne élégante, délicate, penchée et féminine, mais grosse et hardie, avec d’énormes jambages, qu’il eût été facile de reconnaître à une distance plus grande que celle qui séparait Mme Powell de l’entraîneur ; Il n’y avait pas moyen de douter. Mme Mellish avait écrit au valet de son mari, et son écriture était évidemment connue de cet homme, qui pourtant était surpris de recevoir une lettre d’elle.

Il déchira l’enveloppe, lut et relut avec avidité les lignes qu’elle contenait ; son front se plissa et s’assombrit pendant cette lecture.

Mme Powell se souvint tout à coup qu’elle avait laissé une partie de son ouvrage sur un chiffonnier placé derrière la chaise du jeune homme, et elle se leva pour l’aller chercher. Il était si troublé par la lettre qu’il tenait à là main, qu’il ne remarqua pas cette figure pâle qui, pendant une seconde ou deux, se pencha sur son épaule, pendant que ces yeux gris avides jetaient un regard rapide sur les lignes contenues sur cette page.

La lettre était écrite sur le premier recto d’une feuille de papier à lettres ; quelques mots seulement étaient reportés sur la seconde feuille. C’était cette seconde page qu’avait vue Mme Powell. Voici quels étaient les mots écrits en haut de la feuille :

« Surtout ne témoigne aucune surprise.
« A. »

La lettre ne contenait pas les compliments d’usage ; elle ne portait pour signature que cette majuscule A.