Geffroy - La Bretagne, 1902-1904/11

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LA BRETAGNE[1]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.
Photographies de M. Paul Gruyer.

PREMIÈRE PARTIE : LA BRETAGNE DU NORD


V. — Le Pays de Léon (suite).


Landivisiau. — Les tanneries. — Landerneau. — La lune de Landerneau. — Il y aura du bruit dans Landerneau. — Le pont et ses maisons. — Le carême à Landerneau. — Saint-Houardon et Saint-Thomas. — Le porc, le renard et les poules. — Lesneven. — Le Flô et Sarcey. — Le Folgoët. — Salaün, le fou du bois. — L’église, le jubé, la Vierge de la fontaine. — Les roches de Brignogan. — De Brignogan à l’Abervrach en bateau. — Le pays des naufrageurs. — Les ramasseurs de goëmon. — Ploudalmezeau. — Porsal. — La dune et la plage. — Kersaint. — La pointe de Landunvez. — Les moutons de Panurge. — Jonction de la Manche et de l’Océan. — Porspoder dans le goëmon. — Lanrivoaré. — Le vieux cimetière chrétien. — Saint-Renan. — Saint religieux et saint laïque. — Brest. — La promenade du dimanche. — Le port marchand. — Le port militaire. — Histoire. — L’ancien bagne. — Le château. — La légende d’Azénor. — La rade. — Les bateaux-écoles. — Une église et quatre statues. — Le jardin des plantes. — L’activité locale. — Le Conquet. — La pointe Saint-Mathieu. — Le Vengeur. — La traversée d’Ouessant. — Ouessant.




À Landivisiau, comme à Lampaul, l’activité locale s’exerce par la tannerie : les deux bourgs rassemblent une trentaine de tanneurs ou corroyeurs. On sait que cette industrie a subi de nombreuses et profondes modifications, que les progrès de la chimie permettent de transformer rapidement les peaux en cuir. Mais dans les bourgs bretons, on considère que les perfectionnements industriels n’améliorent pas toujours le produit, et l’ancien système n’est pas abandonné de faire tremper les peaux dans l’eau de chaux. Pour les débourrer, c’est-à-dire les débarrasser de leurs poils, c’est un bain de six semaines. Puis on dépile, on racle à l’aide d’une lame non tranchante, on enlève une pellicule d’épiderme pour permettre l’imbibition du tannin. Puis, le travail de rivière, les peaux passées à l’eau, foulées, frottées à la pierre, opération renouvelée jusqu’au débarras complet des parties charnues et de la chaux absorbée. C’est alors seulement que dans les fosses à tan, au fond garni d’une couche d’écorces de chêne, les peaux sont étalées une à une et séparées par d’autres couches d’écorce. La fosse pleine, elle est recouverte d’une autre couche encore. Le tout foulé, humecté d’eau qui amollit l’écorce, lui retire son principe astringent pour le faire absorber par les peaux après deux ou trois mois ; quand la vertu de l’écorce est épuisée, on vide les fosses et l’on recommence l’opération deux fois encore. Ce n’est guère qu’au bout de cinq mois que les peaux, transformées en cuir, sont retirées, étendues sur le terrain où elles sont frottées, frappées, mises en tas, puis étalées de nouveau à l’air pour être rebattues et enfin livrées au commerce. Le tout prend une année et davantage, lorsqu’il s’agit de cuir très épais pour les semelles de chaussures, les traits de harnais, etc. C’est la curiosité de Lampaul et de Landivisiau, et c’est aussi leur parfum. Je ne vois à citer de Landivisiau, après les tanneries, que l’ossuaire supporté par des cariatides où se dresse un squelette armé de flèches.

Landerneau, où je m’arrête en quittant Landivisiau, est une des plus charmantes petites villes qui soient, telle qu’elle apparaît au premier coup d’œil, des deux côtés de sa rivière qui s’allonge en un pittoresque paysage de collines et de bois. Elle fut fondée en 669 par saint Ernec, fils de saint Judicaël, confesseur et roi, et devint siège de la vicomté de Léon érigée plus tard, comme je l’ai déjà dit, en principauté de Rohan. Malgré sa réputation de ville comique, Landerneau a été maintes fois envahie et pillée. Il importe peu, c’est la lune de Landerneau qui est célèbre, depuis l’exclamation du gentilhomme du pays admis à contempler le paysage de Versailles éclairé par la lune. « Celle de Landerneau est plus grande », dit-il. Il voulait parler, a-t-on expliqué, de l’astre en cuivre placé en girouette à la pointe du clocher de Saint-Houardon. « Il y aura du bruit dans Landerneau » est une locution qui a fait aussi son tour de France : elle s’appliquait au charivari organisé en l’honneur des veuves qui se remariaient. Et voilà. Tout cela n’empêche pas le charme de Landerneau et du quai de l’Élorn, le pittoresque du pont chargé de vieilles maisons dont l’arrière est supporté par des pilotis. L’une d’elles, ancien hôtel de Rohan, a gardé son jardin dont les verdures retombent vers la rivière. Le port est sur la rive gauche. En ville, les vieilles maisons ne sont pas rares, forment des rues et des places irrégulières. L’une d’elles porte à son fronton un homme d’armes et un lion, avec cette inscription : Tire, Tue. On raconte encore que s’exerçait ici autrefois le devoir de quintaine, l’obligation pour tous nouveaux mariés de courses sur l’eau, où il leur fallait frapper trois fois un poteau, à peine d’amende au profit du seigneur. Et puis, que Landerneau fut une ville de frivolités, de luxe et de gourmandise, mais qui se montrait fort stricte sur les devoirs religieux, pendant le carême : aussi, pendant les jours maigres, les chiens habitués à la bombance des reliefs de repas somptueux, fuyaient par bandes vers Brest pour satisfaire leur faim. Je laisse là tant de commérages qui accablent la petite ville, mais non sans avoir visité, sur la rive droite, Saint-Houardon, restauré, qui a gardé son délicieux portail Renaissance ; sur la rive gauche, Saint-Thomas-de-Cantorbery, à la tour garnie de trois rangs de balcons, au porche marqué des armes de Rohan (Roi ne puis, duc ne daigne, Rohan suis), aux sculptures satiriques coloriées dans un bas-côté, un porc buvant au robinet d’un tonneau, des ivrognes mettant le porc lui-même en perce comme une futaille, un renard prêchant à des poules ; et en face Saint-Thomas, une petite chapelle devenue habitation particulière, abîmée, bouchée ou trouée çà et là, mais qui a gardé des restes exquis.

LE VIEUX PONT DE LANDERNEAU.

Au-dessus de Landerneau, en allant vers la mer, je m’arrête à Lesneven, vieille petite cité toute grise, toute triste, où j’ai des souvenirs de famille souriants et mélancoliques. Le général Le Flô y naquit. Francisque Sarcey y fut professeur. Le Flô y a sa statue. Sarcey y aura peut-être un jour son buste. C’est tout. Je n’ai plus personne à voir ici. Je passe. Je vais au Folgoët, un pauvre hameau, une des plus anciennes et des plus belles églises de la Bretagne.

C’est une saisissante impression que l’on ressent en arrivant au Folgoët lorsque l’on vient par la route de Lesneven, fleurie d’ajoncs. J’ai fait souvent cette promenade, et elle a toujours eu le même caractère de mélancolie, au printemps, par le ciel clair et la campagne fleurie, à l’automne quand le vent de mer faisait se mouvoir le grand ciel de nuées grises. Rien n’est plus poignant que d’arriver au hameau du Folgoët, parmi les quelques maisons, sur la grande place envahie d’herbe, bordée de quelques masures, et de voir face à face l’ancienne maison des pèlerins et l’église. Le passé et le présent, ici, sont aussi mornes l’un que l’autre. Les pierres apparaissent comme aveugles et muettes, la vie retirée de partout, ne gardant que ses apparences. Le pèlerinage annuel agite seul maintenant le pauvre hameau. Les statues de pierre renfrognées à l’ombre des porches et les rares êtres vivants qui traversent la place, quelque vieille femme, quelque pauvre petite fille, ont la même apparence de spectres. À venir ainsi errer au Folgoët, dans la solitude et le silence, on croit avoir pénétré dans un cimetière abandonné. L’église est magnifique, mais elle est morte, couleur d’ossements et de rouille, tachée par les mousses, noircie par les pluies. Elle a été longtemps abandonnée, sans surveillance, sans gardien, et les voyageurs ne se faisaient aucun scrupule de la dépecer, mutilant les sculptures, emportant les fragments. Mais je dois raconter la légende et l’histoire du monument, elles sont en accord avec ce paysage doux et désolé, avec cette désuétude, avec cette vie plaintive qui agonise et meurt autour de nous.

La légende a été racontée, au xviie siècle, par un carme, le P. Cyrille Le Pennec, en un style qui n’est pas sans saveur, où les mots se contournent, s’épanouissent et fleurissent comme les ornements de feuillages de l’église, qui grimpent aux cadres des portes et s’élancent aux ogives. Il me faut résumer ce récit. Donc, en l’année 1350, vit dans un village, près de Lesneven, un innocent nommé Salaün, d’esprit « si rétif et grossier » qu’il ne peut retenir des leçons de l’école que les deux premiers mots de la salutation angélique : Ave Maria. Après la mort de ses parents, il se réfugie à une demi-lieue de Lesneven, dans un bois, auprès d’une fontaine. Il habite le tronc creusé d’un arbre « près de ceste belle source, bordée pour lors d’un beau verd-naissant » et il répète, chante. le jour et la nuit, les deux mots dont il se souvient. Il sait dire encore autre chose, pourtant. Il s’en va, tous les jours, à la ville « petit gueux encoigné aux portes, couvert d’une pauvre mandille de gros drap », et dit simplement : Salaün a debrez bara (Salaün mangerait du pain). Il emporte ce qu’on lui donne, trempe ses croûtes dans l’eau de sa fontaine, où il se baigne tous les jours, même en décembre, « comme un beau cigne en un estang ». On nous dit en même temps que l’eau fumait au plus fort de l’hiver et que le corps de l’innocent était crevassé par le froid. Pour se réchauffer, il montait dans son arbre, empoignait deux branches, voltigeait, se berçait, chantait : Ô Maria ! répétant six fois Ô. Tout le pays le considérait comme fol. Beaucoup se moquaient de lui. Quelques-uns venaient le visiter. Rencontré un jour par une bande de soldats « qui couraient la poule sur la campagne », on lui demande qui-vive, et il répond : « Je ne suis ny Bloy, ny Montfort, mais vive la Vierge Marie. » Il meurt, et son corps est trouvé près du ruisseau. On l’enterre là, et « le petit bocage fut le dépositaire du corps de ce bien heureux mignon de la princesse des cieux ».

LA FONTAINE DE LA VIERGE DU FOLGOËT.

C’est alors qu’a lieu le miracle, certifié par des hommes d’église. Un lis sortit de terre à l’endroit où Salaün ar lol avait été enterré, et il portait écrit sur ses feuilles, en lettres d’or : Ave Maria. La fosse fut ouverte, le corps découvert, et l’on « recogneust que ceste royale fleur sortoit par sa bouche du creux de son estomach ». L’odeur de ce lis était si suave « que l’on eust cru fermement que tous les baumes aromatiques de l’Orient auraient été emboëttés dans son oignon ». On vint de tous côtés, ecclésiastiques séculiers et réguliers, seigneurs, gentilshommes du pays, et l’on décida de bâtir une église qui prendrait le nom de Notre-Dame-du-Folgoët, — Notre-Dame-du-Fou-du-Bois. Elle fut en effet construite, commencée peut-être sous Jean IV, comte de Montfort, continuée sous Jean V. On a beaucoup discuté sur les dates, sans pouvoir les fixer. D’après M. de Coëtlogon, qui a publié une notice sur ce sujet, et qui prend pour documents, avec assez de raison, les écussons placés aux clefs de voûte, la première période de construction aurait eu son arrêt en 1370, sous Jean IV. Après l’interruption de trente-quatre ans, causée par les guerres, auraient été exécutés les travaux de la deuxième période. Enfin, la petite tour de la façade, d’un style différent, marqué de Renaissance, aurait été élevée par la duchesse Anne.

Pendant la construction et après, il se fit naturellement, selon le P. Cyrille Le Pennec, un grand nombre de miracles ; mais la plupart, « par la nonchalance de ceux du passé, sont reclus au tombeau de l’oubly ». Mieux vaut écouter l’apologiste religieux lorsqu’il célèbre le travail et l’art des constructeurs de l’église : « Il est aisé aussi de voir, en cest édifice, que les maistres architectes, sculpteurs et menuisiers, qui y ont travaillé, sçavoient, de ce temps, manier l’esprit avec la main, et le compas, comme l’on dict, avec la raison. Qui voudra regarder de bien près voira, pour tout dire en un mot, les clochers, les porteaux, les niches, les statues, les escussons et tymbres, les colonnes, assiettes, esloignement avec symétrie et proportion, et au dedans et au dehors. »

Le fait est qu’il y a à admirer à l’extérieur et à l’intérieur de l’église du Folgoët : le haut clocher de 53 mètres, sa galerie flamboyante, ses quatre clochetons ; le portail occidental privé de son portique, son ogive enguirlandée de choux frisés, son tympan où s’inscrit une Adoration des Mages ; le portail de l’évêque Alain de la Ruë, ses deux portes encadrées d’une grande ogive où grimpe une vigne chargée de raisins, la statue du prélat ; le porche des apôtres, le plus beau, non pour ses rudes statues des apôtres, mais pour son ornementation de vigne et de mauve, de bestioles, d’insectes, et pour sa statue de Jean V ; le côté du levant, son agencement de fenêtres de style rayonnant et flamboyant, sa galerie de quatrefeuilles, sa magnifique rosace à plein cintre, aux seize ogives rayonnantes trilobées surmontées de trèfles, sa fontaine qui jaillit au chevet, sous le maître-autel, la grotte en arcade ornée de guirlandes en feuilles de chardon, la vasque surmontée d’une statue de la Vierge, d’un si doux sentiment gothique, la Vierge de l’innocent Salaïn. À l’intérieur, si la fresque de la vie de Salaün est médiocre, il y a un chef-d’œuvre, le jubé en pierre, un des plus beaux qui existent, avec ses trois arcades, ses quatre piliers, sa galerie en quatre feuilles, ses sculptures d’animaux et de feuillages, et il y a aussi les autels, avec leurs anges, leurs vignes aux sarments noueux, leurs chardons.

Près de l’église, le Doyenné, ou Hôtel des Pèlerins, dresse sa muraille sévère et armoriée, aux rares ouvertures : deux portes, quelques petites fenêtres ; et son grand toit, sa tourelle hexagonale flanquée d’une tourelle ronde. Par lettres patentes du duc Jean V, datées du 7 décembre 1432, cette maison était franche de toutes impositions, les doyens devant y recevoir, loger et nourrir les pèlerins.

LA GRÈVE DE BRIGNOGAN.
LE TONNEAU POUR LA DÎME DANS LA CHAPELLE SAINT-POL.

Après le Folgoët, si l’on va vers la mer, ce sont les grèves de Goulven, le dolmen de l’Enchanteur, les menhirs de Plouncour-Trez et de Kerlouan, les rochers de Brignogan. Brignogan a quelque ressemblance avec Ploumanach, mais seulement par la quantité de ses pierres. La couleur et les lignes du paysage sont toutes différentes. Ce n’est plus le granit rose encadrant les entrées bleues de la mer, c’est de la pierre gris sombre, en avant du large, un paysage terrible et menaçant. On est loin aussi de la plage de villégiature et des jardins en terrasses de Roscoff avec ce pays de pierres revêches, de champs en demi-deuil violets de bruyères, de passantes de monastères, coiffes blanches, robes noires ou grises ou d’un bleu passé. De bons instants furent pourtant vécus là, et vite vécus, sur cette avancée de terres, entre Goulven et Kerlouan, vers Pontusval, parmi les pierres étranges, oiseaux, tortues, griffons, mastodontes, si changeantes d’aspects et d’expressions, immobiles, passives ou convulsées. Certains groupes sont des femmes en proie à des sphinx. Des morceaux de pierres crevées et usées offrent des faces de désolation. D’autres, gigantesques, au loin, dans les flots, sont brumeux et hérissés comme des châteaux de rêves. La mer jase en oiselets de ruisselets, mugit en énorme et lointaine bête invisible ; elle est douce et perfide, assaillante et brutale. Ce fut elle qui me tenta, finalement. Je cinglai un matin vers l’Abervrach, en une fine barque qui coupait d’un tranchant net les sombres collines d’eau, qui zigzaguait en angles et en courbes autour des hauts rochers de la pleine mer où s’alignaient les tristes pingouins, en vue de l’île Vierge et de son phare de 100 mètres. Le marin, aidé de son mousse, qui me conduisait, Jourdain, blond colosse barbu, ayant couru le monde, de la Norvège à la Chine, parleur lent et expressif, me disait brièvement et simplement les anecdotes de sa rude vie. Attentif, l’œil sur l’horizon, la main à la barre, gouvernant sa barque, la faisant attendre, courir, obliquer, se cabrer, comme un cheval d’hippodrome, il fit, sous le vent et dans les couloirs de hautes lames, une entrée rapide et glissante, d’une triomphale souplesse, dans l’estuaire de l’Abervrach. Je me rappellerai toujours ces heures de solitude en pleine mer, ces heures de gaietés et de silences, où l’on oublie et où l’on se souvient. L’arrêt fut bon à l’Abervrach, ou Havre de la fée, à l’hôtel des Anges, ancien couvent des Anges, daté de 1507, bâti au bord de l’eau. Mais la continuation du voyage, en carriole, ne valut pas le commencement, en barque. Je connus les mésaventures de voitures avec un premier conducteur, pilote de son état, qui ne prévoyait pas les tournants et les troupeaux de cochons, puis la monotonie du voyage avec un ramasseur de goëmon : pas d’accidents, mais une lenteur comparable au calme plat en mer quand les voiles tombent languissantes, comme des ailes aux ressorts cassés. J’eus plus d’une fois à regretter Jourdain et sa barque. Et depuis, combien de fois encore je les ai regrettés !

LE PHARE DE L’ÎLE VIERGE.
LA COUR DE L’HÔTEL DES ANGES, À L’ABERVRACH.

Je n’ai pas traversé toute cette région, ce « pays des naufrageurs » sans entendre les récits que l’on fait des anciens de Kerlouan attachant aux cornes de leurs vaches des lanternes ou des torches qui attiraient la nuit vers les récifs les vaisseaux incertains de leur route. Ils pillaient l’épave, dépouillaient les gens, achevaient les naufragés, tranchaient à coups de dents les doigts des cadavres pour s’emparer plus vite de leurs bagues. De vrais loups de grève, s’il y a du vrai dans ces récits. Il y en a sans doute, il y a aussi une généralisation de méfaits particuliers. Le comte Hervé de Léon ne se flattait-il pas de posséder une pierre plus précieuse que tous les joyaux connus : il parlait d’un rocher où se fracassaient les navires dont il recueillait les dépouilles. Les pauvres diables, eux, se contentaient du « bris de mer », petite part proportionnelle. Une tempête fructueuse s’appelait « une visite de Dieu » selon l’expression du P. Grégoire de Rostrenen.

UN VIEUX PÊCHEUR DE KERLOUAN.

Dans ce temps-là, les hommes de la côte de Léon portaient les cheveux longs par derrière et par devant, rasés sur le sommet du crâne qu’ils coiffaient, pour travailler, d’une toque à houpille rouge comme celle des enfants de chœur. Le dimanche, ils se revêtaient d’un habit de drap sombre, culotte ample, serrée aux genoux d’un cordon à pompons, habit carré aux poches bordées de ganses, gilet au col et aux revers brodés, ceinture de couleur, souliers à boucles, large chapeau à ruban de velours. Les femmes, en jupes unies un peu courtes, en coiffes aux longues ailes retombant sur les épaules, agrémentaient cet aspect sévère de broderies au corsage, d’entre-deux de dentelles, de ceintures de soie. Il existe encore quelques-uns de ces costumes, mais leur nombre va diminuant, sous l’influence du service militaire, des villégiatures, etc. Un costume qui n’a pas dû varier, et qui ne variera pas de sitôt, c’est celui des ramasseurs de goëmon, explorant les côtes à marée basse, les jambes nues, les épaules couvertes d’une pèlerine à capuchon, armés de râteaux aux longues dents de fer. Les herbes marines sont mises en tas, les chariots, traînés par de solides chevaux, viennent jusqu’au milieu des rochers, entrent dans l’eau, pour charger ces épaves, étalées ensuite à sécher sur la grève, amoncelées enfin, réduites en cendres, qui deviennent de la soude et de l’engrais.

De Lannilis, on peut remonter le cours de l’Aber-Benoït, ou Havre bénit. On peut aller aussi à Ploudalmézeau où la Vierge est, dans l’église, en coiffe bretonne. De Ploudalmézeau, on est en quelques instants à Porsal d’où l’on peut explorer la côte. Porsal est un petit port formé par une anse naturelle. Je suis les échancrures de la terre jusqu’à la pointe de Corn-ar-Gaz où commence la grande plage qui se développe jusqu’à Teven-Pen-ar-pont. Là se déploie un magnifique paysage de mer, aux dunes d’un sable fin et blanc, creusées par le flot, recouvertes d’un gazon rude. C’est éblouissant, d’une fraîcheur de lumière délicieuse, d’une solitude absolue, à croire que l’on vient de découvrir un pays inhabité. La mer déferle doucement, une fine salure me vient au visage. J’ai beau marcher, marcher, droit devant moi, sur le sable blanc, sur les dunes herbues, je suis toujours seul. Les premiers personnages vivants que je rencontre, c’est un troupeau de vaches et de veaux qui paraissent jouir comme moi, avec une sérénité parfaite, de ces délices de l’eau et de l’air. Je reviens, je rentre en pays social, mais ce pays est aussi d’une tranquillité absolue : des carrés de pommes de terre, de panais, de choux, tout contre la mer ; des moutons rasant l’herbe de leurs dents coupantes : des porcs, des oies, des canards, fouillant le sable, cherchant les coquillages et les petits poissons ; des hommes et des femmes dans la fumée du goëmon.

De l’autre côté de Porsal, c’est Kersaint, sa vieille église, ses pierres usées, son clocher rongé par la pluie. On croirait plutôt une grange que l’ancienne collégiale des seigneurs du Châtel, n’était le luxe relatif qui entoure l’autel : les ornements de toute espèce y sont accumulés, des ex-voto, des statuettes de saints, des peintures, des images. Non loin, les ruines de Trémazan, château bâti au xiiie siècle par les Tanneguy du Châtel. À Landunvez, où j’arrive au moment où le flux commence à se produire, un berger rassemble son troupeau de moutons, l’amène, par un détour, derrière un groupe de maisons isolées par un creux où vient affluer l’eau de mer. Ce sont les moutons de Panurge : le berger en jette un à l’eau, les autres suivent, tous nagent, et quand l’un remonte la berge, tous remontent en s’ébrouant, sous l’œil du maître et sous l’œil non moins vigilant du chien, et tous retournent paître sur la falaise.

Après Landunvez, Argenton. Le petit port, défendu par de formidables rochers, est bien arrondi, entouré de maisons. De là, je laisse la grande route à gauche, et suis un chemin qui me mène tout droit à Porspoder, tapi dans un extraordinaire amas de goëmon, où les maisons, la petite église, apparaissent confondus avec les pierres. De la chapelle absidiale, la vue est splendide : les côtes et l’eau à perte de vue, une fortification de récifs, un amoncellement d’îlots, une mer enflée, immense. C’est là que la Manche et l’Océan se rejoignent.

PORSPODER.

De Porspoder, je vais gagner Brest par Saint-Renan, mais je ne regrette pas de m’être arrêté aux ruines de Kergroadez, propriété des Roquelaure, et à Lanrivoaré où plus de sept mille chrétiens massacrés par une peuplade païenne sont, dit-on, enterrés. On désigne l’emplacement que les croyants parcourent à genoux le jour du pardon. Les légendes sont en nombre à Lanrivoaré. En voici une. Elle a trait à sept pierres groupées dans le cimetière sur les marches d’une croix : ce sont sept miches de pain que saint Hervé pétrifia pour punir un boulanger de lui avoir refusé une aumône. Puis, un souvenir du culte des arbres, un tronc de chêne dont les passants détachent des éclats pour préserver leurs maisons de l’incendie. Le bourg de Saint-Renan fut fondé par un moine irlandais qu’Ernest Renan, un saint, lui aussi, un saint laïque, réclamait comme ancêtre dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse. Le moine irlandais ne fut pas toutefois un saint bien commode : il inspirait la terreur par ses reproches et ses pénitences, au point qu’après sa mort, ses ouailles n’osaient pas lui choisir un lieu de sépulture. Ils prirent le sage parti de le placer sur un char à bœufs, et lorsque les bêtes s’arrêtèrent d’elles-mêmes, dans la forêt prochaine, on creusa la fosse du saint, et on lui bâtit une église pour apaiser ses mânes. Saint-Renan c’est aujourd’hui un gros bourg, actif et riche. Autrefois, c’était une capitale, dont il ne reste guère qu’un portail en ruines et quelques anciennes maisons des xve, xvie et xviie siècles. Tout près, dans le voisinage de la ferme de Kerloas, est un des plus hauts menhirs, le Bossu, élevé de douze mètres, objet d’un culte particulier : les nouveaux mariés, chacun d’un côté, se frottent aux bosses du Bossu, le marié pour avoir des enfants mâles, la mariée pour gouverner son mari.

Quand on arrive à Brest par la gare du chemin de fer, que l’on a traversé la ligne à redans et courtines des remparts, que l’on a franchi la haute porte à pont-levis, que l’on marche sur les trottoirs étroits, au long des maisons, des édifices d’un gris sombre, il est impossible que le charme du voyage ne soit pas, à cet instant, rompu, que l’on ne se souvienne pas avec regret de la beauté solitaire des paysages d’arbres et de collines, de la saveur de la mer, de la gaieté des flots étincelants dans le soleil. Ce sentiment ne s’apaise pas si l’on descend en ville, si l’on va jusqu’aux bas quartiers qui ne communiquent avec la cité haute de Recouvrance que par des escaliers ou des ruelles fortement inclinées. Un certain nombre de maisons sont adossées au rocher qui forme l’une des extrémités de la ville. Presque partout l’animation est grande, mais elle a quelque chose de monotone, de morne, et elle serait tout à fait silencieuse, si les tramways électriques munis d’avertisseurs ne sillonnaient pas les rues encombrées de foule. Au moins, en semaine, cette foule va vite, parce qu’elle sait où elle va, parce qu’elle a quelque chose à faire. Mais le dimanche ! j’ai passé un dimanche à Brest, un vrai jour de repos et d’ennui ! le dimanche, tout le monde est dehors, bien habillé, correct, faisant consciencieusement le tour du cours d’Ajot, du champ de Bataille, et surtout l’allée et venue de la rue de Siam, qui est la belle rue de Brest, sa Canebière, mais moins gaie que l’autre, celle de Marseille, avec les stores de ses cafés flottant à la brise. C’est plutôt la rue de Paris au Havre que rappellerait la rue de Siam de Brest. Que dis-je ? C’est toutes les grandes rues de province, toutes les promenades, tous les cours, tous les tours de ville. Ce sont les mêmes familles qui y viennent voir et qui s’y font voir, le père, la mère et les enfants, et les beaux-parents, et ce sont les mêmes célibataires qu’évaluent furtivement les regards soupeseurs des mères et les regards acérés des jeunes filles.

FEMMES DES ENVIRONS DE BREST.

Animation de même au port marchand, situé au pied de la ville, et sur lequel on plonge de la balustrade du cours d’Ajot, mais animation d’un autre genre, chargement et déchargement de bateaux, débardeurs, douaniers, usiniers. Toutefois, c’est au port militaire que la vie de Brest bat son plein, Les canots conduisant aux écoles et aux bâtiments en rade glissent, au mouvement unanime de leurs rameurs vêtus de bourgerons de toile blanche et coiffés de bérets bleus, ils se faufilent à travers les bâtiments déclassés, les pontons, les navires, les cuirassés. De tous côtés, c’est le travail, l’arrivée, le départ des marins, les passages d’ouvriers. Vue du pont qui mène à Recouvrance, cette activité, qui dure tout le jour, a bien aussi sa beauté, comme le travail des champs et des bords de la mer ; mais cette beauté a quelque chose de dur et d’angoissant. Si pauvres qu’ils soient, les pêcheurs, les laboureurs semblent jouir de la liberté sur leur barque, sur leur sillon ; ils peuvent s’arrêter pour respirer, pour lever la face vers vous, pour échanger les mots de la rencontre ; ils peuvent réfléchir, ils peuvent rêver. Ici, le labeur a quelque chose de mécanique et d’ininterrompu. Ce que l’on a devant les yeux, c’est une puissante machine sociale qui fonctionne, où les hommes ont leur place de rouage et leur fonction précise, qui ne leur laisse pas le loisir d’un arrêt et d’une pensée.

LE PORT DE BREST.

L’histoire de Brest, c’est l’histoire de son port, de son admirable rade, de son château. Ville et château sont cédés par un seigneur de Léon, Hervé IV, à un duc de Bretagne, Jean Ier, en paiement de sommes qu’il lui devait. Montfort s’en empare, y met garnison anglaise. Le duché rattaché à la France, Brest devient le centre des armements pour les guerres d’Italie ; des chantiers s’y établissent ; Louis XII, François Ier, y font construire des vaisseaux, Henri IV lui donne le droit de bourgeoisie, Richelieu y organise sa marine en 1681, Vauban le fortifie en 1680, l’ingénieur Choquet de Lindu agrandit son enceinte en 1773. Sous la Révolution, Brest est ville républicaine, ses administrateurs réorganisent la flotte dont les cadres avaient été détruits par l’émigration. Qu’y a-t-il encore dans l’histoire de Brest ? Le bagne, établi en 1751, supprimé en 1854. Il était situé dans l’arsenal, près des Corderies. Les condamnés à plus de dix ans de travaux forcés y étaient enfermés, une chaîne de deux mètres rivée au pied droit et traînant un boulet de douze livres. La nuit, couchés sur des lits de camp garnis de paille, toutes leurs chaînes étaient réunies à une chaîne commune qui courait le long des lits. Pendant le jour, coiffés de bonnets de couleur, ils travaillaient au port sous la surveillance des gardes-chiourme. Les peines disciplinaires étaient le banc, les menottes, le cachot, la bastonnade appliquée, avec une corde goudronnée, sur les reins nus du patient.

ANCIENNE PROUE DE NAVIRE, À BREST.

Si le bagne n’existe plus, le château existe encore. Ce fut l’embryon de Brest. Il ne se composait d’abord que du donjon et de plusieurs tours, dont l’une, la tour Azénor, a sa légende. La douce princesse Azénor, femme de Goëlo de Tréguier, y fut captive, accusée de désordres par son époux, jugée, condamnée, jetée à la mer dans un tonneau. Elle était en état de grossesse, accoucha dans son tonneau, y vécut, portée par les flots, pendant cinq mois avec son enfant, aborda en Irlande, où Goëlo, convaincu enfin de son innocence, vint la réclamer. L’enfant, né en mer, devint Budoc, archevêque de Dol. C’est le sujet d’une complainte bretonne : La Providence de Dieu sur les justes, en l’histoire admirable de saint Budoc, archevêque de Dol, et de la princesse de Léon, sa mère, comtesse de Tréguier et Goëlo. Il y eut d’autres prisonniers qu’Azénor au château de Brest. Charles de Blois y fut enfermé pendant que sa femme commandait ses troupes. Au vieux château succéda le château bâti par Vauban. C’est le château actuel : le portail d’entrée, flanqué de deux tours, percé dans la muraille qui regarde la ville ; quatre tours aux angles des courtines, les tours de la Madeleine, de Brest, Française, de César, qui communiquent entre elles par un chemin de ronde. On peut loger dix-huit cents hommes au château de Brest, qui sert de caserne d’infanterie.

LE GOULET DE BREST.

Brest n’est pas seulement dans Brest. Il est aussi dans sa rade, un des plus beaux paysages d’eau qui soient, avec son cadre de côtes et de verdures, de Plougastel à Roscanvel, et de la Pointe Saint-Mathieu à Recouvrance, avec la coupure nette du goulet. Regardez, toute une ville mouvante double la ville terrienne. Sur l’eau, des maisons, des monuments aussi, qui sont les vaisseaux, les forteresses de l’escadre, les bateaux-écoles : le Borda, pour les aspirants de la marine, le Duguay-Trouin, pour les officiers, la Résolue, pour les gabiers, la Bretagne pour les apprentis marins, l’Austerlitz, pour les mousses. Et tout cela, qui est en mer, est complété par l’enseignement donné sur terre : école des mécaniciens de la flotte, pour l’enseignement théorique ; école de premiers-maîtres ; école d’hydrographie ; école de dessin ; école de maistrance ; école de médecine navale ; établissement des pupilles de la marine. Brest, en somme, est une école et un arsenal. N’y cherchons pas autre chose. Je ne sais quel auteur a dit qu’il n’y avait à Brest « qu’une église et quatre statues ». De fait, quand on a vu le port maritime, que l’on a parcouru ses immenses ateliers, ses forges, ses magasins de cordages, ses ateliers de machines, de chaloupes, visité un transport colossal, un cuirassé de fer, d’acier et de cuivre ; quand on a vu les pontons, vétérans de l’ancienne flotte, qui servent de casernes et de corps-de-garde, aux cordages utilisés pour sécher le linge ; quand on a vu ce monde, et que du Pont tournant ou du cours d’Ajot, on a encore une fois exploré l’immensité de la rade, il faut avouer que l’on n’a pas grand goût à chercher l’église et à découvrir les quatre statues.

LE PONT TOURNANT, À BREST.

Il y a pourtant plus d’une église à Brest : il y en a quatre, mais l’église Saint-Louis est la seule intéressante. Et encore ! Elle se dresse contre l’Hôtel de Ville, près d’un marché couvert. Sa tour cylindrique a été comparée par un chroniqueur facétieux à une « clarinette montée sur une lyre, accostée de deux métronomes. » Son maître-autel est orné de coquillages. Du Couëdic y repose sous un cénotaphe en pierre noire. Et les quatre statues ? En voici toujours deux, très jolies, de Coysevox, au cours d’Ajot : Neptune et l’Abondance.

Ni le commerce, ni l’industrie ne sont très importants à Brest. La vie, cependant, y est très chère, comme au Havre, à Dunkerque, à Cherbourg. Brest est une colonie de fonctionnaires avec une population flottante de navigateurs, d’étrangers, qui se montrent accommodants pour la subsistance et le gîte. L’hôtel où je suis descendu au hasard, regorgeant de monde, décoré de plantes vertes et de fleurs, agité par un personnel de maîtres d’hôtel cravatés de blanc qui dirigent une escouade de serveurs, est bien l’image du grossier trompe-l’œil et de la vaine apparence : tout ce qui est apporté sur la table est immangeable, a le goût du graillon ou de l’eau. C’est peut-être mieux ailleurs, et j’ai eu un mauvais numéro à la loterie. N’importe ! Sauvons-nous vite ! Regagnons les vieux bourgs bretons pour retrouver le gîte sûr et la cuisine sincère.

En voiture pour la Pointe Saint-Mathieu et le Conquet, puis en bateau pour Ouessant. Saint-Mathieu n’est qu’un hameau, mais la vue y est admirable, sur le plein de l’Atlantique. Ce qui reste de l’abbayese dresse sur la falaise comme le décor pittoresque du passé. Enfin, c’est le souvenir des combats maritimes qui ont tonné là, sur ce champ de bataille mouvant, la Belle Poule et la Surveillante victorieuses, le Vengeur vaincu, disparaissant avec son équipage acclamant la Patrie et la République. Le village du Conquet est entouré des plus imposantes falaises. De la presqu’île de Kermorvan, la vue, lorsque l’air est transparent, s’étend sur tout le groupe des îles, jusqu’à Ouessant.

LE PHARE DE SAINT-MATHIEU.

Mon départ se fait du Conquet, au petit matin, dans le jour trouble, sous la pluie et le vent. Le bateau à vapeur m’emporte avec quelques Ouessantines, des gens du Conquet, le facteur et les gendarmes en tournée. La mer est mauvaise dans le chenal du Four, le pont est ruisselant de l’eau des nuages et de l’eau de la mer. Mais quoi ! mieux vaut encore rester là, sous le manteau et le capuchon, que de descendre dans le bateau. Les femmes d’Ouessant chantent sous leurs parapluies. Je ne chante pas, mais je les écoute chanter, et le temps passe. D’ailleurs, un coin de ciel bleu apparaît, la pluie diminue, le temps s’éclaircit, et le spectacle que je découvre est véritablement extraordinaire. Nous ne sommes pas seulement sur l’eau, nous sommes parmi les rochers, les uns énormes, d’autres au ras de la vague. Partout des pierres, à croire que l’on passe dans des rues, des ruelles, au long de constructions fantastiques, châteaux, églises, monuments, débris, statues. Voici des sphinx, des lions. Voici des troupeaux de bœufs, des processions de moines. Voici une ville fortifiée, voici une cathédrale. Ils ont des noms sur la carte : le Grand et le Petit Pourceau, les Chèvres, le Cerf, le Bœuf, bêtes terribles qui tiennent encore, accrochés à leurs crocs, des morceaux de barques, des carcasses de vaisseaux. Près de l’îlot Quéménès, un navire crevé et effondré apparaît fixé avec son pont et ses trois mâts à la surface dé l’eau. Non loin, un vapeur allemand autour duquel sont des canots occupés au sauvetage des marchandises. C’est ainsi jusqu’à Ouessant la bien nommée : Enez Heüssa, l’île de l’Épouvante. « Qui voit Belle-Île voit son île, — dit le proverbe, — qui voit Groix voit sa joie, qui voit Ouessant voit son sang. »

LE PORT DU CONQUET.

Avant, nous touchons Molène où le facteur descend ses lettres, où le boulanger descend son pain, Molène, longue de 956 mètres, large de 609 mètres, dominée par une hauteur de 30 mètres, Molène qui est séparée parfois pendant plusieurs jours du continent par la tempête, et qui ne sait comment vivre si l’interruption se prolonge par trop. Après Molène, nous entrons dans le Fromveur, le grand courant où l’on sent, comme dans le chenal du Four et le chenal de la Helle, le passage de la Manche à travers l’Océan, la mêlée des deux mers. Vraiment oui, on le sent, à la force, à l’amplitude des vagues, à leurs batailles, à leurs remous. Quand le temps est mauvais comme aujourd’hui, c’est un tournoiement d’abîme dans lequel plonge et saute le bateau.

Enfin, c’est Ouessant, la pointe de la Jument doublée, la baie de Lampaul où la furie de la mer s’apaise, la population qui nous attend sur la jetée et sur les rochers. Je débarque, je déjeune à l’auberge, je cours l’île, du phare du Creac’h au phare du Stiff. C’est presque un désert, mais un désert peuplé de petits moutons noirs et blancs. Il y en a cinq mille, me dit-on, et qui sont toujours dehors, s’abritant du vent dans les angles de petits murs triangulaires et dans des creux d’herbe. Les maisons sont basses. Il n’y a pas d’arbres, sauf les arbres noirs du cimetière. Il y a des champs d’orge, de pommes de terre, que les femmes cultivent. À Ouessant, les femmes sont belles, graves, massives, comme le paysage où elles vivent. Grandes, vêtues de sombre, la coiffe en forme de casque, les cheveux coupés court et flottant en boucles fauves. Elles sont peu nombreuses aux champs aujourd’hui. Presque toutes sont au bourg, à une noce que j’ai vu passer, précédée d’un grand drapeau tricolore.

FEMMES D’OUESSANT.

Ouessant a 8 kilomètres de long, 4 de large. Deux chaînes de collines basses la parcourent, forment les bassins de deux ruisseaux. Il y a environ 900 hectares de terre arable, cultures ou prairies. On vit ici comme ailleurs… Il y a une auberge, une station de canots de sauvetage, un maire, un juge de paix, un médecin, deux sages-femmes, et je crois que depuis mon voyage, on y a mis garnison, ce qui est une maladresse. Ouessant se garde bien sans soldats.

Il faut partir, retourner au Conquet à travers les écueils. Mais j’emporte avec moi la vision du plus beau spectacle de mer, Ouessant et l’Océan vus du haut du phare, l’île formidable allongée sur la mer comme un vaisseau farouche qui cingle vers l’ouest et remorque la Bretagne.


Gustave Geffroy.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

  1. Suite. Voyez pages 217, 229, 241, 253, 265, 277 et 288.