La semaine sainte à Rome/01

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Première livraison
Le Tour du mondeVolume 15 (p. 209-224).
Première livraison

Cardinal entrant au Vatican. — Dessin de A. de Neuville d’après M. B. Ulmann.


LA SEMAINE SAINTE À ROME,


PAR M. LUDOVIC CELLER.


1863. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


Séparateur



Arrivée à Rome. — Logement. — Renseignements nécessaires pour les cérémonies.
À Monsieur X…,

Je suis installé depuis quelques heures seulement, et après quel voyage ! Bourré avec quatre cents autres voyageurs à bord du paquebot ; couché sur le pont ; inondé par un gros orage ; malade à mourir du mal de mer, je n’ai goûté un peu le charme de mon itinéraire qu’à partir de l’île d’Elbe ; mais que Civita paraissait loin ! À quelque chose, malheur est bon ; le nombre des voyageurs qui m’avait si bien fait pester en route, rendit presque nulles les formalités de douane et de passe-port ; le train de l’après-midi m’emmena vers Rome.

Nous suivons d’abord la mer, puis nous traversons quelques pâturages où paissent à demi dans l’eau de grands bœufs gris à longues cornes ; nous arrivons alors sur les bords du Tibre, petit fleuve classique, grand de souvenirs, mais jaune et malpropre (quand il a de l’eau) ; à gauche, se succèdent sans interruption des collines vertes, revêtues d’une herbe grasse et drue, et enclavées les unes dans les autres ; à droite, de hautes montagnes rougeâtres étalent leurs séries de villas et villages blancs entourés de verdure : c’est Frascati et Albano ; de vieilles murailles apparaissent : ceux qui se penchent à la portière peuvent, pendant quelques instants, apercevoir le dôme de Saint-Pierre, et bientôt le train entre en gare.

Ici allaient commencer mes tribulations. Plus de place ! Rien aux hôtels, rien aux agences ! Je commençais a désespérer, quand un individu m’aborde dans la rue et me propose de me conduire à des chambres meublées ; une heure après, je suis installé dans la via Sixtina, à deux pas du Pincio et de la place d’Espagne, chez la signora B…, au deuxième étage, dans une chambre dont la propreté me paraît acceptable ; je verrai si les insectes rongeurs m’y laisseront en repos.

Je t’écrirai une lettre chaque soir pour te rendre compte de ma journée. Je te dirai rapidement ce que j’aurai vu, mais ne t’attends pas à recevoir des détails sur les arts, sur les galeries, sur les musées, sur les ruines ; tout au plus, en passant, te donnerai-je quelques renseignements sur le paysage ou le décor dans lesquels se passeront les cérémonies auxquelles je vais assister : je suis ici pour la semaine sainte et ne vais pas m’occuper d’autre chose.

Je me suis déjà renseigné sur les précautions à prendre. Il faut, pour les dames, des billets de tribune, dits billets d’ambassade, qu’on trouve chez les banquiers et dont les ambassades manquent généralement quand les jours saints sont proches ; les dames doivent être vêtues en noir, en cheveux, avec un voile sur la tête : les hommes, en noir, en habit, gants blancs, tenue de noce ou d’enterrement ; une voiture est bonne à retenir pour ces jours d’affluence ; si on veut (ou si l’on peut) payer un équipage avec grandes livrées, on circule à toute heure, aller et retour, par le pont Saint-Ange ; sinon, passé une heure avant les cérémonies, il faut faire un long détour ou aller à pied : la protection d’un fonctionnaire, d’un prélat, d’un garde noble, n’est pas à dédaigner : on a toujours à désirer quelques menues préférences. Il est nécessaire d’acheter un Diario Romano ou almanach coûtant un paul (50 c.), et indiquant l’ordre et l’heure des cérémonies.

Aujourd’hui j’ai passé longtemps au Pincio. De ses terrasses, les longues lignes de Saint-Pierre et du Vatican se prolongent au-dessus du panorama romain et offrent, avec la campagne qui leur sert de fond, un coup d’œil admirable.


VENDREDI AVANT LES RAMEAUX.


Visite à Saint-Pierre. — Dévotions du pape. — Le saint Pierre de bronze. — Topographie du Vatican. — Saint-Étienne le Rond. — Ses fresques.

Ce matin, à dix heures, je me suis dirigé vers Saint-Pierre où, tous les vendredis de carême, à midi, le pape descend faire ses dévotions ; j’étais parti d’avance pour avoir le temps de voir un peu Saint-Pierre et la place.

Une longue rue, presque droite, et qui change trois ou quatre fois de nom depuis la place d’Espagne où elle s’appelle via Condotti, jusqu’au Tibre où elle s’appelle via Tordinona, me conduisit rapidement au château Saint-Ange ; de là, par la rue du Borgo Nuovo, j’arrivai à Saint-Pierre. Du pont Saint-Ange, on juge mieux la coupole que lorsqu’on s’approche davantage ; l’énorme masse de la façade, combinée avec l’allongement de la basilique en forme de croix latine, fait que de près, le tambour de la coupole disparaît presque complétement ; le dôme semble ainsi lourd et écrasé, tandis que de loin, il reprend sa physionomie particulière : à son tour, il écrase et fait paraître petit le Vatican tout entier avec ses longues terrasses et ses étages superposés en nombre effrayant ; si l’un des projets primitifs n’eût pas été changé, si la croix grecque eût été conservée dans le plan de Saint-Pierre, la coupole eût dominé la place ; mais on est tombé dans un cercle d’où l’on ne pouvait guère sortir : l’exagération de la basilique demandait une façade en proportion de sa masse, et cette façade, qui plus grêle eût été impossible, gâtait par ses proportions nécessaires le dessin primitif du monument. Heureusement pour Saint-Pierre, on ne peut faire ces raisonnements que lorsqu’on le connaît déjà. Une fois dans le Borgo, on ne le voit plus ; on se retrouve dans une rue peu large, à maisons vieilles et souvent misérables, et quand on débouche sur la place le décor est complétement modifié ; si l’on compare les maisons de grandeur ordinaire qui sont sur la place avec la colonnade et la basilique, le jugement s’établit et l’on reste stupéfait des dimensions énormes de cet amas d’édifices. Il y aurait certes bien des réserves à faire sur le système du colossal ainsi poussé à outrance, mais il est évident que comme décor pour les cérémonies, comme effet scénique, il était impossible de créer à la religion un cadre plus majestueux.

En haut de la rampe est le vestibule, dont les proportions sont telles, que l’on rapporte que les voyageurs le prennent parfois pour Saint-Pierre : cette tradition est fort vieille, ne peut plus être admise et ne pouvait l’être qu’à une époque où la gravure n’avait pas popularisé les vues de Rome. Sur le vestibule s’ouvrent cinq portes, dont une est toujours scellée et murée : c’est la porte du Jubilé et elle ne devrait s’ouvrir que tous les cent ans ; mais les jubilés sont plus fréquents : ils se renouvellent à présent tous les cinquante ans, même tous les vingt-cinq ans : cette porte murée est la seconde du côté droit en regardant la façade. La porte du milieu, un peu plus grande que les autres, sert aux cortéges du pape ; des rideaux de cuir épais, lourds a écraser le visiteur, ferment les autres.

Lorsqu’on pénètre dans l’intérieur de Saint-Pierre, deux choses luttent dans l’esprit. On sait que les proportions sont énormes, on en a la certitude, et cependant l’œil ne trouve pas, à première vue, la confirmation du sentiment de la grandeur qu’on s’attendait à y trouver. Les détails sont établis dans des proportions exagérées, sans aucune relation avec l’échelle humaine ; ils empêchent de bien sentir dès l’abord les mesures de l’édifice. L’illusion produite sur l’esprit par ce défaut de proportions avec l’homme est telle, que le voyageur inexpérimenté y est aisément trompé ; on lui fait estimer de loin et la première fois qu’il se rend à Saint-Pierre, la grosseur et la hauteur des objets ; la réflexion ne met pas à l’abri d’une erreur qui prête toujours à rire à celui qui l’a provoquée. Au reste, la décoration de Saint-Pierre n’est pas du grand art, c’est de l’art grand, et voilà tout.

Les chapelles affectent les mêmes proportions que le reste ; elles ont les dimensions de belles églises ordinaires. Les sacristains me proposent de faire l’ascension de la coupole : ceci sort des cérémonies de la semaine sainte, je refuse ; je parcours encore une fois la grande basilique, sculptée, dorée, couverte de peintures et de mosaïques ; malgré des défauts inhérents, les uns aux projets primitifs, les autres aux additions et remaniements successifs, on aurait mauvaise grâce à ne pas considérer Saint-Pierre comme un des plus superbes échantillons de la puissance architecturale de l’homme. Au moment où je faisais cette réflexion, un cortége modeste entrait sans bruit dans la nef ; le pape venait, selon son habitude, faire à Saint-Pierre ses dévotions des vendredis de carême.

Près de la Confession de Saint-Pierre (la Confession est le souterrain, la chapelle-crypte entourée d’une balustrade, adossée à l’autel et où est enterré saint Pierre), il y a toujours un prie-dieu ; le vendredi, un sacristain vient le recouvrir de velours rouge, et apporte des coussins ; pendant ce temps, sur une séparation couverte de tapisseries et qui forme deux longues files de siéges, les cardinaux sont venus s’asseoir en attendant le saint père ; ils sont accompagnés de leurs caudataires et de leurs domestiques qui portent les coussins sur lesquels ils doivent s’agenouiller. Le pape est vêtu de blanc et porte la petite pèlerine ronde de couleur rouge garnie d’hermine ou de cygne : il s’agenouille ; les Suisses forment une ligne de factionnaires pour éloigner un peu les curieux dont l’indiscrétion est comme Guzman, elle ne connaît pas d’obstacles, pas même celui des convenances ; près le pape se tient un clerc avec un flambeau allumé, symbole de la foi, et ce flambeau suit le pape partout où il doit lire une prière ; en se relevant, le pape donne sa bénédiction, et se retire doucement comme il est venu. Il y avait peu de monde ; ce n’est pas là une des cérémonies renommées et considérées comme faisant partie de la semaine sainte ; or, le voyageur, confiant dans la tradition, ne va que là où vont tous les autres.

Près le prie-dieu du pape, à droite, est le saint Pierre de bronze, objet de vénération pour les pèlerins catholiques. Cette statue, dont les dimensions sont un peu grêles pour la grandeur du vaisseau de Saint-Pierre, a donné lieu à de longues discussions ; les catholiques fervents la considèrent comme une statue de saint Pierre authentique ; quelques antiquaires, qui ne discutent qu’au point de vue de l’art, prétendent que c’est un Jupiter auquel on a ajouté une auréole et dont on a remplacé la foudre par une clef ; en tout cas, ce n’est pas une statue di primo cartello, comme on dit en Italie, et elle doit avoir été fondue postérieurement à Jésus-Christ. — La foi est restée étrangère à ces discussions entre catholiques et archéologues ; grands et petits viennent baiser l’orteil de la statue, et cet orteil, usé sous les baisers des dévots, est largement diminué ; son galbe fruste et arrondi a perdu sa patine verte et est devenu d’un jaune brillant, avivé chaque jour par la manche des paysans qui le frottent avant d’y appliquer leurs lèvres.

Il me restait encore à me reconnaître au sujet des corridors, cours, escaliers, portes du Vatican, afin de savoir, la semaine qui vient, me diriger rapidement au milieu de la foule. Saint-Pierre et la Sixtine sont les deux points extrêmes et c’est le réseau de communication qui les réunit qu’il faut absolument avoir examiné. On ne peut s’imaginer quel temps on gagne, de quels avantages on profite, en connaissant bien d’avance la direction que l’on doit prendre au milieu d’une foule généralement hésitante.

J’étais arrivé à Saint-Pierre par le pont Saint-Ange, j’en partis par le Transtévère afin de connaître cette route que l’on est obligé de prendre après les cérémonies, lors de l’encombrement des voitures ; la Via Lungara qui longe le Tibre, est large, aérée ; elle conduit en ligne droite à Santa-Maria de Transtévère, change de nom en inclinant à gauche et aboutit alors au Ponte Rotto. Je désirais aller visiter Saint-Étienne le Rond, église curieuse, d’ordinaire abandonnée, et où, aujourd’hui vendredi, il y avait quelques cérémonies du culte.

Le Ponte Rotto débouche près la place della Bocca Verita ; par la rue dei Cerchi, qui traverse en long l’ancien grand cirque des Empereurs, on arrive à Saint-Grégoire ; tout ce quartier est un coin précieux, où les ruines, la verdure, les horizons, la lumière, se donnent rendez-vous pour charmer les yeux ; mais à cette époque de l’année, pressé par les cérémonies religieuses, se rencontre-t-il un voyageur qui ait des yeux pour ces merveilles ! Une ruelle étroite, pittoresque, passant au travers d’antiques contre-forts, aux pieds de Saint-Grégoire et de Saint-George et Paul, conduit à Saint-Étienne le Rond. C’est une singulière église ; son abord est difficile ; il faut traverser deux cours et un corridor ; alors, on se trouve dans une salle ronde (comme l’indique son nom), vaste, à toit plat soutenu par des colonnes de hauteurs, de couleurs, et de matières différentes ; on croyait d’abord que c’était un ancien temple païen, mais on a reconnu que c’était une assez médiocre construction du temps de Constantin, faite avec des débris pris de côté et d’autre. Au milieu est le siége de marbre sur lequel s’est assis saint Grégoire. Mais cette église, à laquelle la proximité des jours saints donne une importance plus grande que d’ordinaire, est surtout visitée pour ses peintures.

Le diamètre de cette rotonde étant d’environ cinquante mètres, la circonférence donne un minimum de cent cinquante mètres de développement ; les fenêtres sont prises dans la partie haute ; il y a, ce me semble, seulement deux portes et l’entrée d’une chapelle ; la surface ainsi restée libre a été partagée en tableaux juxta-posés ; il y a là soixante-dix à quatre-vingts panneaux dont les personnages sont de grandeur naturelle sur les premiers plans ; des groupes secondaires, étagés aux autres plans, remplissent la composition ; or, tous ces tableaux, tous ces groupes, représentent les supplices infligés aux premiers chrétiens par leurs persécuteurs. On voit plusieurs supplices figurer dans un même cadre, mais l’honneur des premiers plans est réservé au martyr le plus célèbre. Ces fresques sont de Pomarancio et de Tempesta ; je les trouve fort médiocres ; mais c’est à faire frémir comme tortures. Tout ce que l’imagination peut rêver de plus atroce, est représenté là avec une exactitude aussi scrupuleuse que possible ; dents arrachées, membres coupés, seins déchirés, corps déchiquetés, brûlés, disloqués, roués, écrasés, rôtis, bouillis, pendus, noyés ; instruments plus hideux que le reste : puits, cordes, pierres, couteaux énormes, vrilles, tenailles, scies, roues dentelées, chevaux pour écarteler ; c’est horrible ! Il y a surtout deux ou trois martyrs plus hideux que les autres et que je recommande aux amateurs d’émotions fortes. C’est sainte Agathe, dont on brise les dents avec d’énormes tenailles, pendant qu’avec des griffes de fer rougi on lui arrache les deux seins ; le sang coule et la chair fume. Un autre martyr dont j’ignore le nom est attaché, étendu sur une tablette, et on lui a découpé la chair en tranches parallèles jusqu’aux os mis à nu. — Un troisième martyr est pressé entre deux énormes pierres de taille ; tout craque, crève et jaillit ; la figure se déforme hideusement ; les yeux sont déjà projetés sanglants, hors de leurs orbites. Ces horreurs sont situées dans un des plus adorables carrefours de Rome antique, au milieu de la verdure et des murs en briques rouges que dominent les arbres en fleur ; on est le plus souvent seul dans ces ruelles éloignées, et au-dessus de ces vieux murs qui vous environnent on aperçoit les sommets de quelques-uns des édifices du Forum.


Groupe de l’ancien cortége de Latran. — Dessin de Crépon d’après Picart.


SAMEDI AVANT LES RAMEAUX.


Le Latran. — Son ancien cortége. — L’Escalier saint. — Les palmes. — Les mendiants.

Aujourd’hui, dès le matin, j’étais en route pour le Latran ; beau chemin, au reste, de chez moi à la basilique ; d’abord de larges rues bâties jusqu’à Sainte-Marie Majeure, descendant et montant tour à tour ; puis un chemin moitié ville, moitié campagne, bordé de jardins, planté d’arbres, qui conduit sur la place du musée du Latran. Cette place, vaste, irrégulière, bordée d’un côté par le musée, de l’autre par un hôpital, et dont Saint-Jean de Latran et le Baptistère de Constantin forment le fond, est une des plus pittoresques de Rome ; les constructions un peu froides du Palais du Latran forment contraste avec le portique ouvert de la basilique, au-dessus duquel s’élève un clocheton carré très-coquet ; les pavés sont à demi envahis par l’herbe ; c’est grand et solitaire. Ce n’est pas de ce côté que se trouve la façade officielle du Latran ; celle-ci est une lourde maçonnerie élevée par ordre de Clément XII :


Baisement du pied de saint Pierre. — Dessin de A. de Neuville d’après M. E. Delaunay.

colonnes engagées, pilastres composites, fronton, rien

n’y manque de tout ce que l’art de commande sait faire de froid et de triste ; heureusement, le paysage est si beau que pour le voir, on tourne d’ordinaire le dos à ladite façade ; elle ne prend d’importance que lorsque le pape, de la loggia, donne une des grandes bénédictions.

Au commencement de ce siècle, il y avait au Latran une cérémonie imposante ; Pie VII est le premier pape qui l’ait abolie, et il n’a fait que suivre en cela la loi qui rend les fêtes publiques de plus en plus réservées et tend à détruire, dans la civilisation moderne, ces grandes réjouissances uniquement créées pour l’ébahissement de la foule malheureuse. Après son élection, le pape nouveau allait à Saint-Jean de Latran prendre possession de la basilique ; il partait du Quirinal. Devant lui, marchaient plus de deux mille religieux, moines, ou membres de congrégations, en grands costumes ; puis venaient les cardinaux, archevêques, patriarches, évêques, supérieurs d’ordres, tous à cheval ; derrière, étaient les Suisses avec leurs armures de fête ; le pape, la tiare en tête s’avançait sur une mule blanche ; il était entouré d’oriflammes, de pages, et les gardes nobles fermaient la marche. D’anciennes gravures retracent cette procession aujourd’hui disparue, mais qui, avec le luxe ecclésiastique, devait être des plus curieuses.

Le cadre seul subsiste de ce tableau dont les personnages ont disparu, et quel décor ! En face, l’avenue large et gazonnée qui s’étend jusqu’à Sainte-Croix de Jérusalem ; à gauche, la villa Volkonski, traversée par les aqueducs ruinés de Claude et de Néron ; en avant, du même côté, le Triclinium avec ses mosaïques d’or ; près de Sainte-Croix, l’amphithéâtre Castrense se reliant d’un bout à la basilique Sainte-Croix, de l’autre à la longue suite des murailles romaines ; à droite, la porte Saint-Jean ; sur tout cela une couleur et une lumière merveilleuses ; et pour fermer le tableau, la campagne romaine ondulée, majestueuse, coupée par ses immenses aqueducs rouges et ruinés ; au delà, les montagnes parfois couvertes de neige. C’est un panorama unique et peut-être le plus beau paysage de l’Italie.

La procession que j’allais voir aujourd’hui est modeste. Le chapitre du Latran, en grand costume, sort de la basilique et se rend, presque en face, sur la gauche, à l’Escalier saint ; on découvre l’image de Jésus-Christ, grand christ byzantin célèbre à Rome et que l’on porte dans la ville lorsque des fléaux, peste, guerre, choléra, s’abattent sur les habitants. Ce portrait est enfermé, à la partie supérieure du bâtiment, dans une chapelle sombre, voilée, fermée de grilles épaisses et qu’on appelle le Saint des Saints ; ce nom lui vient de grandes caisses de reliques, déposées là près l’image du Christ et que Léon III y avait fait apporter.

L’Escalier saint (et par ces mots j’entends l’ensemble de la construction), est un bâtiment bas et long, dont les divisions architecturales accusent cinq arcades correspondant au dedans à cinq escaliers de vingt-huit marches chacun. Sur les cinq escaliers, deux à droite, deux à gauche, n’ont rien de particulier ; ils sont en marbre blanc, à rampes droites, et parallèles à celui du milieu qui, seul, est l’Escalier saint. Ses vingt-huit marches sont celles qui étaient dans le palais de Pilate à Jérusalem et que Jésus monta et descendit pendant sa Passion ; on ne peut les monter qu’à genoux, et le nombre des pénitents est si considérable, que sous Clément XII on a été obligé de recouvrir les marches avec une armature de chêne afin de les préserver ; depuis ce temps seulement, trois revêtements de chêne ont été déjà usés sous les genoux de ceux qui accomplissent cette pénitence, au reste assez incommode, et dans laquelle on garde difficilement son équilibre. À chaque marche ainsi gravie sont attachées des indulgences attribuables, selon l’intention, soit à celui qui monte, soit aux âmes du purgatoire ; à la porte, de pauvres femmes font, pour le compte d’autrui et moyennant dix centimes, l’ascension complète ; n’est-ce pas un peu la l’histoire de je ne sais plus quel fils de roi qui recevait ses corrections sur le dos d’un de ses petits camarades.

Après avoir assisté à la cérémonie, je me remis en route pour revenir vers Sainte-Marie Majeure et visiter, près l’église Saint-Antoine, le couvent des Camaldules, religieuses accessibles au public ces jours-ci.

Ce sont les religieuses de ce couvent qui préparent et décorent les palmes dont on se sert à la fête des Rameaux. L’anecdote suivante, bien connue, se lie à ce sujet des palmes. En 1586, Sixte V venait de donner l’ordre de faire dresser sur la place Saint-Pierre l’obélisque du cirque de Néron ; Fontana dirigeait l’opération devant le pape et sous les yeux de la foule à laquelle l’ordre avait été donné de ne pousser aucun cri, afin de ne pas gêner la communication des ordres nécessaires ; la peine de mort devait punir celui qui ferait entendre une exclamation. L’érection commença ; mais les cordes trop sèches se détendaient et menaçaient de se rompre ; un homme perdu dans la foule, cria de jeter de l’eau sur les cordages ; et cette eau raffermissant le chanvre permit de mener l’opération à bonne fin. Le pape voulut voir l’homme qui avait crié ; il s’appelait Bresca, et habitait San-Remo sur la rivière de Gênes ; loin de le punir, le pape lui proposa une récompense ; Bresca demanda pour lui et ses descendants le privilége de fournir à Rome les palmes de la fête des Rameaux ; il fonda sur la corniche les cultures de palmiers encore existantes et qui servent au même usage. Les bateaux apportent cette récolte verte et brillante ; et malheureusement, au lieu de laisser les palmes ainsi naturelles, on les fait sécher, on les frise, on les dore, on les peint ; on en fait quelque chose de peu gracieux bien souvent. On visitait aujourd’hui les palmes destinées à l’office de saint Pierre, et les curieux avaient le droit d’en acheter de semblables ; moyennant un prix modique, les religieuses se chargent de les faire remettre chez l’acquéreur, après les Rameaux, et toutes bénites pendant la cérémonie pontificale.

Rome, en ce moment, a deux graves inconvénients : — les voitures trop nombreuses, qui vont vite dans les rues généralement sans trottoirs et qui menacent de vous défoncer l’estomac le long des murailles, puis les mendiants, qui vous pourchassent dans les recoins où les roues ne peuvent plus vous atteindre. Toute la mendicité de l’Italie centrale semble être réunie ici ; toutes les infirmités y sont représentées ; c’est un cauchemar de la cour des miracles qui ne se dissipera que lorsque l’étranger s’en ira ; le mendiant part avec le voyageur, vient avec le voyageur, comme l’hirondelle avec le beau temps ; c’est une moisson toute prête qu’il vient cueillir. Il y a au reste, en temps ordinaire, à Rome, des physionomies curieuses et célèbres de mendiants ; quelques-uns ont eu les honneurs de la gravure, et leurs portraits se vendent fort cher chez les marchands de la place d’Espagne, parfois gravés sur cuivre, comme des tableaux de maître, et très-finement dessinés.


DIMANCHE DES RAMEAUX.


Édifices pavoisés. — Saint-Pierre. — Cortége. — Distribution des palmes. — Procession. — Suisses. — Grand pénitencier ordinaire au Latran. — La Sainte-Croix de Jérusalem et les clous de la croix. — Sainte-Praxède et la colonne de flagellation.

Les Rameaux sont la première cérémonie importante de la semaine sainte ; du moins, on la considère comme telle, bien que ce jour termine le carême plutôt qu’il ne commence les jours saints. Je n’ai pas besoin de rappeler que la fête des Rameaux prit son origine dans les premiers temps du christianisme et qu’elle est destinée à rappeler le triomphe de Jésus-Christ, lorsqu’il entra à Jérusalem, escorté par la population qui portait en main des branches arrachées aux arbres de la route. Jusqu’en 1839, la cérémonie des Rameaux n’avait pas lieu à Saint-Pierre ; ce fut le pape Grégoire XVI qui, voulant la rendre accessible à plus de voyageurs, ordonna que la messe des Rameaux se célébrerait dans la basilique. Cette cérémonie de la Sixtine était moins grande comme cadre, mais peut-être plus imposante que celle de Saint-Pierre, s’il faut en croire les récits nombreux des personnes qui s’y sont trouvées à cette époque ; le luxe y était plus intime et mieux proportionné avec l’enveloppe de l’édifice.

Dès sept heures du matin, j’étais en route pour Saint-Pierre, dans une voiture que j’avais prise simplement sur la place d’Espagne après avoir prudemment fait mon prix avec le cocher ; le pont m’était ouvert, car à l’heure matinale où je passai, les gros bonnets romains ou étrangers, à places retenues, à équipages à livrées, n’avaient pas encore besoin de se déranger pour venir. Les bannières pontificales étaient développées sur le château Saint-Ange ; la grosse masse de son donjon, qui recèle des cours énormes dont on ne peut soupçonner l’existence en regardant du dehors, fermait pittoresquement le pont, sur lequel les statues du Bernin, bien que mauvaises, font cependant bon effet. Quant au fort lui-même, dont la masse semble d’abord se refuser à produire toute impression agréable, sa forme trapue est sauvée par les lignes qui l’entourent, par l’eau et la verdure qui baignent son côté droit, par le massif carré qui le complète dans le haut, par sa loggia, et surtout par le génie ailé qui le surmonte et se découpe sur le ciel.

Tout autour de la Confession était le public ; dans les transepts droit et gauche, à peu près à l’alignement de la nef, sont construites de vastes tribunes ; c’est dans ces tribunes que les dames, munies de billets d’ambassade, vont se placer ; le nombre des demandes étant toujours de beaucoup supérieur au nombre des places, il s’ensuit que les premières arrivées sont dans les tribunes, et que les autres dames, fort empêchées, se placent en bas, restent debout comme les hommes et derrière eux ; c’est d’un effet peu gracieux ; les dames, toujours plus petites que les hommes, ne voient absolument rien et ne gagnent à la cérémonie que d’affreuses bourrades. Je me suis félicité de ne pas appartenir à la plus belle moitié du genre humain, car au moins, je pus bouger, choisir ma place, examiner ce qui se passait, voir le service de l’autel, et regarder les personnages officiels qui allaient prendre place dans les boîtes de bois destinées à les renfermer, dûment alignés, dans le chevet de la basilique. Il y a toujours, dans les foules, des gens qui posent pour des personnages bien informés et qui veulent affecter de connaître des célébrités politiques qu’ils n’ont jamais aperçues ; dès qu’un dignitaire, plaqué de rubans, de croix, apparaissait, vite, ces personnes bien au courant accolaient un nom célèbre sur sa figure et l’on était étonné que personne ne fût d’accord sur l’identité dudit individu célèbre qui bientôt se trouvait tiré à plusieurs exemplaires pour l’ébahissement de la foule. Les Suisses avaient fort à faire pour ouvrir un passage au travers des assistants aux dignitaires qui voulaient gagner les places réservées dans le chevet.

Voici comment, dans toutes ces cérémonies, est disposé Saint-Pierre : au fond est le trône du pape ; à droite et à gauche, sont les bancs des cardinaux ; derrière et à la suite, les tribunes pour le corps diplomatique et les princes romains ; au niveau des marches de granit rouge qui ferment la tribune, sont des tentures qui abritent le dais du pape et cachent les charpentes nécessaires ; la décoration était violette, comme il est de règle aujourd’hui, mais ces tentures, trop fréquentes à Rome dans toutes les cérémonies, sont fort disgracieuses ; les murailles de Saint-Pierre, malgré la nudité qu’on peut leur reprocher, feraient encore meilleur effet que toutes ces soieries accrochées sur des planches et des poutres qu’on aperçoit toujours par quelque bout. Près l’autel et au fond, de chaque côté du trône du pape, sont les faisceaux des palmes destinées à être bénites et distribuées.

Vers dix heures, un roulement de tambour sous le vestibule annonça l’arrivée du pape ; la grande porte s’ouvrit, et le cortége apparut dans le lointain ; il s’arrêta d’abord à la chapelle de la Pieta où le pape fit ses dévotions, puis il s’avança silencieusement vers l’autel. Je dis silencieusement, car dans le grand vaisseau de Saint-Pierre, les chœurs de la chapelle papale qui chantent seuls, font peu de bruit, et sont parfois couverts par le remous de la foule qui se précipite sur le chemin du cortége pour apercevoir de plus près les personnages qui le composent. Je garde pour dimanche prochain la description des costumes ; le cortége sera à peu près composé de même et la tenue sera beaucoup plus brillante. Le défilé du cortége, le temps qui lui est nécessaire à venir des portes au grand autel, font bien comprendre les dimensions de Saint-Pierre ; de loin, ainsi porté sur les épaules de douze hommes bien appareillés, le pape, sur sa sedia, semble de la grandeur d’un enfant de dix ans ; il faut la réflexion en l’absence de l’homme pour mesurer l’édifice ; mais la présence d’un défilé quelconque en fait sentir immédiatement les dimensions.


Pénitents montant l’Escalier saint. — Dessin de Crépon d’après Picart.

Le pape alla s’asseoir au fond de l’abside, les cardinaux s’avancèrent pour le saluer, ou faire ce qu’on appelle l’obédience, puis la distribution des palmes commença. Elle fut longue, et le parut encore davantage, car tout se passait loin du pauvre public dont je faisais partie. Le pape assis, met sur ses genoux une sorte de tablier de soie blanche ; un camérier ou bussolante, pose sur ses genoux une palme, le pape la tient avec sa main droite, à laquelle brille l’anneau pontifical ; le destinataire approche, plie le genou deux fois, baise l’anneau, baise la palme, la prend et se retire. Cette cérémonie fut accomplie par les cardinaux, les évêques, les dignitaires ecclésiastiques et civils, les étrangers fonctionnaires ou choisis. Les palmes étaient tenues par les bussolanti, dont le nom n’a pas d’équivalent en français ; jadis elles étaient tenues par des princes romains ou de hauts diplomates étrangers, mais le goût de ces fonctions, demi-serviles, qui nécessitaient des


Le fort Saint-Ange pavoisé. — Dessin de H. Clerget d’après une photographie.

titulaires si nombreux et si variés dans les vieilles civilisations,

disparaît peu à peu.

Après la distribution des palmes, la procession se forma et se développa dans Saint-Pierre jusqu’à ce qu’en tête on eût frappé, sur une des grandes portes, les trois coups traditionnels de cette fête ; puis elle se replia sur elle-même et rentra dans l’abside. Le pape portait en main un petit drapeau de paille tressée fort joli ; il l’envoie en cadeau à quelque grand personnage qu’il veut honorer. Les costumes militaires, ecclésiastiques, étaient fort beaux, mais la fin de la procession était effacée, pour le coup d’œil, par la présence des costumes des corps diplomatiques et des fonctionnaires civils ; ils suivaient le clergé, palmes en mains, et leurs fracs brodés ne pouvaient lutter d’effet avec les splendides costumes des cardinaux, des Suisses, et des officiers étrangers.

Lorsque chacun eut regagné sa place, la messe commença, et fut dite par un cardinal ; aujourd’hui le pape n’officiait pas ; il ne faisait qu’assister, ce qui diminuait beaucoup la splendeur de la cérémonie. Il est de tradition, parmi les voyageurs, de se retirer aussitôt après le retour de la procession, mais en somme, il vaut beaucoup mieux demeurer à Saint-Pierre jusqu’à la fin.


Porteurs du pape. — Dessin de A. de Neuville.

Les Suisses, aujourd’hui, étaient en petite tenue ; ils avaient la cuirasse et le panache rouge. Rien de singulier comme l’uniforme de ces soldats que l’on dit avoir été dessiné par Michel-Ange ; c’est un assemblage de noir, de rouge et de jaune, posés par bandes alternées, verticales et parallèles ; ils ont le haut-de-chausse, le pourpoint, les bas, la grosse collerette à tuyaux, le casque et la hallebarde ; dans les grandes cérémonies, ils mettent une cuirasse plus ou moins damasquinée selon la fête, et un casque, avec panache et queue tombante, plus ou moins luxueux comme la cuirasse. Lorsqu’en temps ordinaire, on rencontre, dans les rues de Rome, loin du Vatican (ce qui est au reste très-rare), un de ces Suisses en costume, il détonne dans le paysage comme une touche de couleur bizarre et trop vive ; on est tenté d’en rire. L’effet est tout autre lorsqu’en débouchant sur la place de Saint-Pierre, on en aperçoit un, campé, sa hallebarde à la main, à l’angle de la colonnade ; on se sent transporté dans un monde tout différent de la vie moderne ; cet uniforme se marie fort bien avec l’architecture, avec les idées qui en émanent ; et, si quelque chose semble singulier alors, c’est que soi, visiteur, on ne soit pas revêtu d’un costume de la même époque ; on fait tache à son tour, et on s’aperçoit mieux que l’habit noir ne pèche point par l’excès de coloris.

Je ne puis te rien dire sur la musique de la chapelle pontificale qui demanderait un volume spécial ; les chanteurs sont placés sous la coupole, à droite, en dessous de la statue de sainte Agnès ; leur tribune est élevée de deux à trois mètres au-dessus du sol ; elle est grillagée et dorée, et l’on ne peut voir ce qui se passe à l’intérieur. Aujourd’hui, l’exécution m’a paru faible ; mais la musique est curieuse à plus d’un titre ; c’est au reste à la Sixtine qu’il faut entendre ces chanteurs ; la musique qu’ils exécutent, leur nombre, tout est calculé en vue de cette chapelle et non de saint Pierre.

J’avais accompli vers midi la première partie de ma tâche du jour ; je me mis doucement en marche vers le Latran, où m’attirait le grand pénitencier je pris le chemin d’hier, par Sainte-Marie Majeure ; l’abside, au haut de sa longue rampe gazonnée, forme une des plus adorables vues de Rome ; partout au reste où Michel-Ange, à Rome, a mis sa main, il en est résulté quelque chose de fort et de gracieux à la fois. J’arrivai au Latran vers la fin des vêpres. À quatre heures eut lieu le grand pénitencier. Ces deux mots s’entendent de la cérémonie elle-même et du cardinal qui l’accomplit. C’est un reste de l’ancien affranchissement romain ; la baguette que l’on brisait ne sert plus qu’à toucher légèrement le pénitent, et cet attouchement s’applique à l’idée morale au lieu de s’adresser à l’idée d’esclavage. Le cardinal pénitencier est assis dans un confessionnal ; les pénitents s’agenouillent devant lui et reçoivent sur la tête un léger coup de la longue baguette d’osier blanc qu’il tient à la main ; ces pénitents se sont confessés d’abord ailleurs ; d’autres vont se confesser directement au cardinal. Au coup de baguette sont attachés cent jours d’indulgence. Le voyageur consciencieux va généralement recevoir un petit coup sur la tête. C’est là aujourd’hui ce qui constitue le grand pénitencier ordinaire dans les basiliques romaines ; à côté de celui-là, il y a le grand pénitencier solennel de la semaine sainte, qui s’entoure de formes plus imposantes, qui connaît de péchés plus graves, et qui a lieu à Saint-Pierre dans les journées du mercredi, jeudi et vendredi saints.

Je sortis de Saint-Jean de Latran par la grande porte, précaution à double but : ne pas trop voir la façade et revoir en plein le beau panorama de la campagne romaine ; je pris la longue avenue gazonnée qui joint Saint-Jean à Sainte-Croix de Jérusalem, et au milieu de la plus entière solitude, j’arrivai à cette dernière basilique. Le dehors, très-pittoresque par lui-même et par son entourage, vaut bien mieux que le dedans ; cette basilique a été élevée par sainte Hélène sur les anciens jardins d’Héliogabale, et son nom lui vient d’un morceau de la vraie croix que Constantin envoya pour déposer dans le trésor de cette basilique. Les seules choses curieuses sont : le vestibule ovale, d’une forme élégante, mais très-nu et froid, et au dedans, une belle mosaïque au-dessus de l’autel, avec des peintures et fresque par Pinturicchio, sur l’arcature qui ferme la nef. Le sacristain qui, partout à Rome, est là prêt à saisir et à
Garde suisse du pape. — Dessin de A. de Neuville.
guider le voyageur, voulut absolument faire son métier en conscience ; il me fit descendre dans la chapelle souterraine, dite de sainte Hélène ; le sol en a été formé en partie par de la terre rapportée de Jérusalem ; cette chapelle, fermée d’une grille, est toujours interdite aux dames ; chose fréquente à Rome et qui semble amuser beaucoup les sacristains, je ne sais pourquoi. Le sacristain me conduisit ensuite dans l’ancien amphithéâtre qui joint la basilique ; le dedans est à demi comblé, et est consacré à la culture maraîchère destinée à la subsistance des religieux de Sainte-Croix. Du côté de la basilique, on aperçoit les ruines du temple de Vénus qui était, dit-on, au milieu des jardins d’Héliogabale. La vraie place pour bien jouir de la vue de Sainte-Croix est en dehors de la porte Saint-Jean de Latran ; de là, les ruines se massent d’une façon très-pittoresque. Le couvent est occupé par les religieux cisterciens ; ils ont chez eux une petite industrie pieuse à l’intention des voyageurs ; ils fabriquent des clous à l’imitation de ceux de la vraie croix : ce sont des clous longs d’environ vingt à vingt-cinq centimètres, quadrangulaires, avec une forte capsule hémisphérique formant la tête ; lorsque l’on est protégé par une recommandation influente, on peut obtenir l’insertion, dans la capsule du faux clou, de quelques parcelles limées sur le clou véritable qui est conservé à Sainte-Croix ; c’est ainsi, dit-on, qu’auraient été multipliés, outre mesure et raison, les soi-disant vrais clous de la Passion ; ils ne seraient généralement que de faux clous renfermant des vraies parcelles, et les vrais clous, au nombre de quatre, seraient actuellement répartis comme suit : un à Sainte-Croix de Jérusalem, un à Saint-Pierre de Rome, un à Notre-Dame de Paris, et un forgé en forme de lamelle insérée dans la couronne de fer.

Je quittai la basilique Sainte-Croix en suivant la vieille muraille qui relie le temple de Vénus à la porte Majeure ; le chemin désert, comme abandonné, passe sous les arcades de l’aqueduc de Néron qui, venant au travers la campagne romaine, se bifurque, longe les murailles d’une part, et traverse de l’autre la villa Volkonski ; rien de beau comme ces quartiers avec leurs longues arcades rouges, à demi couvertes de lierre ; l’eau qui gronde dans les conduits s’échappe parfois en nappes formant cascades. Tout ce quartier est désert, et cependant je suis à la porte Majeure ; mais c’est justement cette opposition de la ruine, du désordre, avec le luxe de certaines parties, qui constitue un des plus grands charmes de Rome.

Je longe les Trophées de Marius, sorte de vieux reste assez insignifiant et qu’on peut décorer de tous les noms qu’on voudra ; il est assez méconnaissable pour pouvoir se prêter à une restauration quelle qu’elle soit ; puis, avant d’arriver au portique de Sainte-Marie Majeure, je prends à gauche dans une rue sale et populeuse ; une petite porte est à main droite ; je descends quelques marches et je me trouve dans la petite église Sainte-Praxède.

Cette église, en forme de basilique, est un mélange singulier de richesse et de dénûment ; elle est peu visitée par les voyageurs et cependant elle mérite de l’être, surtout aujourd’hui, où les dames, par exception, peuvent pénétrer dans la chapelle (d’ordinaire fermée) où est conservée la colonne de la Flagellation.

Près la petite porte d’entrée, à droite, en regardant le grand autel, est une petite chapelle, éclairée par une seule fenêtre étroite, barrée d’une triple grille ; une porte romane, dont l’arcature est couverte d’une riche mosaïque, donne entrée dans cette chapelle. Sur un autel à droite de la porte, dans une niche entourée d’une gloire avec des nuages, des rayons et des anges, et fermée d’une glace, est la colonne à laquelle Jésus-Christ fut attaché pour être flagellé. Cette colonne fut transportée à Rome, en 1223, par le cardinal Colonna ; elle est en marbre jaspe ou jaspre, sorte de jaspe sanguin rubanné et piqué de rouge ; sa teinte est verte, et c’est une matière qui coûte cher à Rome, chez les tourneurs qui en font de menus objets. La forme en est basse, et permet aux verges de s’abattre librement sur le dos de celui qui y est attaché, exposé ainsi depuis la tête jusqu’à la ceinture ; le dimanche des Rameaux est le seul jour où l’on entre librement dans la chapelle, couverte, du sol à la voûte, de mosaïques sur fond d’or.

L’arcature de la nef est décorée aussi richement, et pour monter à l’autel il y a deux rampes dont les marches sont en rouge antique ; ce sont les plus gros morceaux connus de ce marbre rare et précieux ; après eux, viennent les Faunes du Capitole et les colonnes du jardin
Le Bambino dans l’église d’Ara-Cœli. — Dessin de Thérond d’après une photographie.
Rospigliosi ; ces marches ont plus de cinq mètres de longueur et sont d’un seul morceau.

Dans la sacristie, est un tableau de J. Romain représentant la Flagellation ; c’est une belle toile, lumineuse, et dont, contrairement à la plupart des autres tableaux de J. Romain, les ombres ont peu noirci.

Au milieu de la nef, est une représentation singulière du puits où fut précipitée sainte Praxède ; sur le sol est la margelle ; au milieu, agenouillée comme sur un couvercle de ce puits qui serait placé au niveau du sol, est la statuette, à peu près de grandeur naturelle, de sainte Praxède, coloriée ; elle tient dans une main une coupe pleine de sang, et de l’autre presse dans cette coupe une éponge imbibée du sang des martyrs recueilli par elle. Tout cela est en couleur et cause une impression désagréable ; c’est de l’art à l’usage des imaginations incultes, et qui tient de l’exhibition des figures de cire ; je ne trouve rien de plus offensant pour la vue qu’une figure de cire ; cela a quelque chose de faux et de dur qui blesse le goût.


LUNDI SAINT.


Préparatifs à Saint-Pierre. — Vue de la Loggia. — Saint-Paul aux Trois-Fontaines. — La madone de Saint-Augustin. — Le Bambino. — Cloître et reliques du Latran. — Table de la Cène. — La crèche de Sainte-Marie Majeure.

Les préparatifs nécessaires à certaines fêtes de la semaine se poursuivent ; en dehors de Saint-Pierre, de la Sixtine, il faut disposer la Cène, la tribune de la Bénédiction. La Cène se passe dans le vestibule supérieur de Saint-Pierre. La porte qui donne entrée dans ce vestibule se trouve dans la salle royale, à côté de la chapelle Pauline ; on monte quelques marches pour y parvenir. Ce vestibule est une longue galerie, haute, largement éclairée par cinq grandes baies dont celle du milieu forme la Loggia. Devant cette fenêtre centrale, est disposé un échafaudage en charpente, semblable aux piédestaux qui soutiennent les statues dans les expositions artistiques ; c’est sur ce bâtis de bois, recouvert de housses, que les porteurs du pape posent momentanément la Sedia pontificale ; le pape s’y tient debout et semble ainsi reposer toujours sur les épaules des susdits porteurs : ceux-ci, en réalité, ne le soutiennent plus et sont remplacés par un support moins sujet à la fatigue. Dans toute la longueur de la salle, on dispose d’abord un rang de loges, formant des places réservées pour les personnes qui seront munies de billets ; puis en face, du côté de la basilique, on a établi une longue estrade, élevée, sur laquelle sera le couvert de la Cène. Ces préparatifs sentent trop les réjouissances publiques et font perdre le caractère religieux aux cérémonies. Mais on a de quoi se dédommager l’esprit en regardant le panorama qui se développe devant soi, quand on se place à la Loggia centrale. Les


Exaltation de Pie IX. — Dessin de Thérond d’après le tableau d’Horace Vernet appartenant à MM. Goupil et Cie.

premiers plans, en arrière de la colonnade, forment un amas de constructions branlantes et misérables ; mais au-dessus, quelle vue ! — le château Saint-Ange, le Tibre qui disparaît on se repliant, la villa Médici, le Quirinal, les dômes des églises de Rome qui surgissent ou s’enfoncent selon les accidents des collines romaines, puis au delà, les villas Borghèse et Ludovisi, la campagne à l’infini et, au-dessus, les monts de la Sabine : à droite, sur un des massifs supérieurs, brille d’un éclat vert et lumineux le plateau dit Camp d’Annibal, et d’où ce général classique considéra longtemps la vieille Rome. Après avoir admiré ce panorama, je redescendis par l’escalier de la salle royale, et en pénétrant dans la cour Saint-Damase, je me vis importuné par un domestique de place qui tenait à me faire visiter tout le Vatican ; comme si je n’étais pas assez occupé déjà ! Il parlait de deux heures seulement pour tout voir !  !  ! Certes, c’est possible, mais cette manière de courir les galeries et les musées, à l’usage en ce moment de beaucoup de voyageurs pressés, abrutit positivement l’intelligence par la multiplicité des objets qui défilent sans relâche devant les yeux.

Voulant, à propos des jours saints, me tenir au courant des stations pieuses que font certains Romains, j’aurais désiré aller jusqu’à Saint-Paul aux Trois-Fontaines. Cette église est située assez loin de la ville, plus loin que Saint-Paul-Basilique, un mille environ après l’embranchement de la route d’Ostie ; elle forme groupe avec deux autres édifices religieux, et est célèbre par les trois fontaines qui lui ont donné son nom. On raconte qu’elle a été bâtie là où saint Paul eut la tête tranchée ; cette tête rebondit trois fois, et aux trois places qu’elle toucha, une source jaillit : les fidèles vont dans ces jours saints boire de l’eau des trois fontaines et assister à l’ostension de quelques reliques. Mais j’ai dû, à regret, renoncer à visiter ce sanctuaire éloigné ; il est, à cette époque, malaisé de trouver une voiture pour une course qui demande, en somme, trois ou quatre heures, aller et retour : j’ai dû me contenter aujourd’hui de visiter le Bambino et la Madone de Saint-Augustin. Il existe ici beaucoup d’Images miraculeuses, peintes ou sculptées, telles que le Christ de l’Escalier saint, le Christ noir de Sainte-Marie du Peuple, mais je crois qu’aucune image n’a jamais pu balancer, comme croyance populaire, la réputation du Bambino et de la Madone de Saint-Augustin.

De Saint-Pierre je pris le pont Saint-Ange, puis la rue des Coronari, rue longue, commerçante, où se trouve une petite maison bien délabrée, habitée jadis par Raphaël ; cette rue me conduisit à l’église Saint-Augustin. Cette église, assez médiocre comme architecture extérieure, est au milieu du quartier actif et habité de la Rome moderne, tout près la Poste, le Panthéon et la place Navone. La Madone, œuvre célèbre de Sansovino, est placée dans l’intérieur et contre le mur qui forme la façade de l’église ; c’est un groupe de grandeur naturelle en marbre blanc. La Vierge est vue à mi-corps, tenant dans ses bras le petit Jésus ; sans être une œuvre extraordinaire, ce groupe accuse un talent supérieur, et l’on a fait avec justesse la réflexion qu’elle forme une rare exception ; d’ordinaire, la crédulité populaire choisit pour but de son adoration des œuvres informes comme art ; ici c’est le contraire, et c’est je crois le seul exemple, à Rome, d’une sculpture remarquable qui soit devenue l’objet d’un culte aussi général ; la Vierge de Michel-Ange, à Saint-Pierre, n’a pas eu cette heureuse chance et gît à peu près inconnue des fidèles romains dans la chapelle de la Pieta où on l’a placée.

Il est assez malaisé de bien voir ce groupe ; il est posé dans l’ombre, et n’a pour l’éclairer qu’une quantité (grande il est vrai) de lumières, mais si fumeuses, si vacillantes, qu’elles nuisent plutôt qu’elles ne servent : tout autour, sur la face du mur même où est la Vierge, sur la paroi qui lui fait face, sont des veilleuses et de petits cierges posés par les fidèles ; puis, en bien plus grande quantité encore que les veilleuses, sont des cœurs dorés et argentés qui couvrent une partie de la construction. Au centre de cette surface, à la fois sombre et miroitante, se détache le groupe de la Vierge et de son Fils tout couvert de diamants, de perles et de pierres précieuses ; les colliers descendent par vingt et trente rangées, les bracelets encombrent les bras, la tête disparaît sous les peignes et les diadèmes, et sur le piédestal, entre les bras, sur les épaules, dans les plis des draperies, des écrins remplis ont été déposés. La Madone a un trésor à elle, et tout ce que l’on voit là n’en constitue qu’une partie. Ces richesses lui ont été offertes en reconnaissance de vœux accomplis et aussi en lui demandant d’accomplir des vœux. La Madone de Saint-Augustin intervient et intercède à propos de tout ce qui regarde la maternité, depuis la conception des enfants jusqu’à leur complète éducation ; c’est, on le voit, un long chapitre, s’adressant à toutes les classes ; et cela explique en partie la richesse des offrandes qu’elle a reçues et reçoit. On raconte qu’une partie de ses parures lui a été volée déjà par d’adroits filous. Quelquefois, dit-on, certaines mères regrettent leurs dons, et l’on cite une dame romaine qui, pour obtenir la guérison de sa fille, avait offert un beau peigne en diamants ; la fille guérie, la mère regretta son offrande et alla, après de longues hésitations, réclamer au supérieur de Saint-Augustin son bijou désiré ; le supérieur, sans vouloir ni le prendre, ni le faire prendre, autorisa simplement la dame à le retirer elle-même de la tête de la Vierge ; la dame essaya bien, monta sur une chaise, mais ne put jamais se décider à toucher à la statue, qui depuis ce temps a toujours conservé sur ses cheveux le diadème réclamé.

La Madone est plus riche que le Bambino dont je vais parler, et elle reçoit non-seulement des objets précieux des personnes qui sont à Rome, mais aussi on lui en envoie par intermédiaire. On cite, par exemple, l’histoire d’une dame française habitant les environs de Nîmes, qui avait écrit à une de ses amies, à Rome, afin que cette dernière intercédât auprès de la Madone pour qu’elle obtînt la faveur de devenir mère. L’amie romaine fit les dévotions et les neuvaines d’usage, mais à chaque fois, elle avait, dit-on, le soin d’ajouter naïvement (car elle avait déjà des enfants) :

« Sainte Vierge, ne vous trompez pas ; c’est pour mon amie qui demeure à Nîmes et non pour moi que je vous supplie ! »

De Saint-Augustin, pour gagner l’église d’Ara-Cœli, où se trouve le Bambino, il faut traverser la place Navone, si pittoresque, si animée, dans toute sa longueur ; puis par un dédale de rues, de petites places, assez difficile à expliquer brièvement, gagner d’abord Saint-André della Valle, puis le Gesù ; une fois là, on aperçoit l’escalier du Capitole surmonté de ses chevaux et de ses statues ; il est aisé de se diriger. En bas de la rampe du Capitole, à gauche, est un long et roide escalier en ligne droite, dont les marches noires sont cependant en marbre blanc, mais ce marbre a subi les injures du temps ; quelques fidèles montent aussi ces degrés à genoux comme ceux de la Scala Santa. L’église d’Ara-Cœli a été bâtie, dit-on, sur l’emplacement et avec les matériaux du temple de Jupiter Capitolin ; dans ses murs de face et latéraux, on retrouverait encore les restes des constructions primitives ; la façade noire, nue, de cette église, perchée en haut du roc, fait une opposition remarquable avec les constructions et les rampes plus ornées du Capitole moderne.

Ce n’est que dans les grandes fêtes, et passé seulement une certaine heure, que les portes de la façade d’Ara-Cœli sont ouvertes ; il vaut donc mieux ne pas se risquer à monter les innombrables marches qui y conduisent, faire le tour du musée du Capitole, et pénétrer dans l’église par l’escalier latéral qui, débouchant près le cloître et le grand autel, commence en haut de la rampe du Forum.

Le Bambino est, en temps ordinaire, enfermé dans l’armoire d’une petite sacristie particulière à côté de la grande ; mais à Rome, les étrangers trouvent toute complaisance, et dès qu’on manifeste le désir de voir le Bambino, un religieux vient le montrer.

Le Bambino est une sculpture en bois, représentant un poupon au maillot ; on ne voit pas ses bras, supposés enserrés dans les langes ; la figure est gaie, souriante, colorée comme une pomme d’api : il aurait été fait et peint par saint Luc. Sculpté dans la racine d’un olivier du jardin des Oliviers, jeté à la mer, ballotté par les flots, amené à l’embouchure du Tibre, il fut reçu et conservé à Ara-Cœli ; il y a bien longtemps de cela. Il repose dans un coffret long d’environ soixante centimètres, et de chaque côté, dans l’armoire, sont deux vilaines figures de cire, de grandeur naturelle, représentant saint Jean et la Vierge, dont la fabrication prétentieuse jure avec le style naïf et non sans quelque charme de la statuette du Bambino.

La figure est donc seule visible ; un maillot en étoffe façonnée l’enveloppe et, sur ce maillot, sont attachés des diamants, des bijoux, des pierres précieuses, partie de la fortune de Bambino, qui, comme un potentat moderne, a sa liste civile. Elle a été bien diminuée depuis la révolution de 1849 ; auparavant, il avait ses écuries, ses voitures ; après la révolution, il eut pendant un certain temps les carrosses des sénateurs disparus : puis au retour du Saint-Père, l’équipage fut supprimé. L’on prétend qu’aux yeux des Romains, ce changement de fortune lui a fait du tort ; chez les nations méridionales, il faut du luxe extérieur pour en imposer à la foule ; aussi, Bambino, n’est plus comme jadis, l’idole préférée et chérie des Romains. Cependant, certaines personnes fidèles aux vieux principes en raffolent ; on cite entre autres le fait suivant.

Lorsqu’un malade désire voir Bambino, il le fait demander au couvent ; un religieux l’apporte, et selon la physionomie sérieuse ou gaie que Bambino montre en entrant, le malade se sait guéri ou perdu. Une dame romaine, qui avait été satisfaite de l’influence bienfaisante de Bambino, obtint de le conserver chez elle pendant quelques jours pour hâter sa guérison. Ce désir cachait un piége ; la malade, voulant toujours avoir son sauveur sous la main, avait le projet de ne pas le rendre. Elle fit en secret fabriquer un faux Bambino, mêmes traits, même coloris, et quand les religieux vinrent rechercher leur petit pensionnaire, ils emportèrent son remplaçant et le réintégrèrent dans la boîte ordinaire. Mais le soir, qui fut étonné ? Le couvent tout entier : car vers minuit, un violent tapage éclatait à la porte d’Ara-Cœli ; c’était le Bambino qui revenait seul et frappait afin de se faire ouvrir et de renvoyer l’usurpateur.

Lors des fêtes de Noël, on dresse dans le bas côté gauche d’Ara-Cœli, près la porte, un petit théâtre un peu plus grand que nos théâtres de marionnettes : le décor du fond représente ordinairement Bethléem, échelonnée et lumineuse sur une colline ; les plans intermédiaires sont remplis par des massifs d’arbres au travers desquels circulent des pasteurs, des troupeaux ; en avant est la grotte, la crèche, la Vierge et les mages qui offrent des présents. Ces derniers personnages sont de grandeur naturelle ; au milieu d’eux, Bambino est couché, couvert de tous ses bijoux. Au-dessus, dans une gloire, est Dieu avec les anges ; en dehors, à droite, est Auguste ; à gauche la Sibyle ; tous deux montrent le Christ au peuple qui regarde. La scène est naïve et prête à l’illusion.

J’avais quelques objets à voir au Latran, et je me suis d’autant plus aisément décidé à gagner ce quartier éloigné, qu’à Rome, lorsqu’on aime les beaux paysages, il est difficile de ne pas retourner voir le panorama que l’on a de la porte Saint-Jean et que je t’ai décrit déjà.

On trouve, pour une course, des voitures dans tous les quartiers de Rome ; aussi, du Capitole, je me fis rapidement conduire à Saint-Jean de Latran. Malgré l’exposition des têtes de saint Pierre et saint Paul, l’église était pour ainsi dire déserte ; les étrangers sont autour du Vatican, et les Romains, selon leur habitude, se dérangent peu. J’admirai à mon aise le vaste pavage en mosaïques que l’assistance d’hier au soir m’avait empêché d’apprécier. Un sacristain à l’affût, me guettait comme le chasseur fait du lièvre ; je me remis entre ses mains ; il me fit descendre dans la Confession où sont conservées quelques reliques secondaires ; ensuite je visitai le cloître, charmante construction gothique du treizième siècle ; par sa rareté à Rome, ce style fait plus de plaisir qu’il n’en ferait ailleurs. Ce cloître ressemble beaucoup à celui de Saint-Paul ; les colonnes sont tantôt droites, tantôt fouillées, tantôt en spirale, tantôt unies ; au milieu est un espace mal entretenu où croissent en liberté d’énormes massifs de rosiers du Bengale. Dans les galeries du cloître on voit quelques restes de sculptures, mais on remarque surtout une table de marbre blanc portée par quatre colonnettes légères ; suivant la tradition, la face inférieure de cette tablette indiquerait la taille de Jésus-Christ, et, depuis bien des siècles, tous les voyageurs, qui se sont mesurés en essayant de passer dessous (chose que le sacristain au besoin vous forcerait à faire), ou n’affleurent pas le marbre, ou le dépassent ; jamais on n’a trouvé de taille exactement semblable à celle de Jésus-Christ.

Dans la galerie du chœur est une relique plus célèbre ; c’est la table de la Cène, ou du moins un morceau ; le sacristain l’indique comme étant la table sur laquelle Jésus-Christ a fait son dernier repas. C’est une tablette de bois épaisse, percée de nombreux trous de vers, et entourée d’un bandeau de bronze doré ; elle a environ un mètre sur chaque côté ; elle est placée perpendiculairement, de manière à venir s’appliquer, en tournant sur des charnières, le long d’une glace qui la laisse apercevoir dans les cérémonies des jours saints. On l’illumine alors splendidement.

Quant aux deux reliquaires contenant les têtes de saint Pierre et saint Paul, ils sont placés au-dessus du grand autel, dans le tabernacle qui le recouvre ; on les aperçoit au travers de la grille et des rideaux de soie qui les protégent et les entourent à demi.


Pénitencier ordinaire. — Dessin de A. de Neuville d’après M. B. Ulmann.

De Saint-Jean de Latran, je gagnai Sainte-Marie Majeure ; en passant près de Sainte-Praxède, j’entrai pour y voir, sur l’autel où elle est exposée, la colonne de la Flagellation que j’avais aperçue hier dans sa chapelle. Que font donc les voyageurs ? il n’y avait personne. À côté de la colonne étaient quelques épines de la Passion.

À Sainte-Marie Majeure, j’espérais voir la crèche ; mais elle est renfermée dans la maçonnerie de l’autel de la chapelle, à droite du maître-autel de la basilique ; on ne voit jamais cette relique, et l’on doit seulement, lorsque la nouvelle Confession et le tombeau du pape actuel (que l’on construit à présent), seront achevés, la transporter sous le grand autel même.

Le sacristain qui ouvre la chapelle parait prendre grand plaisir à faire sauter devant les voyageurs un petit chat blanc bien dressé ; c’est un exercice innocent, mais qui semble assez déplacé dans une basilique.

Ludovic Celler.

(La suite à la prochaine livraison.)