La semaine sainte à Rome/02

La bibliothèque libre.
Deuxième livraison
Le Tour du mondeVolume 15 (p. 225-240).
Deuxième livraison

Capucin et dominicain dans la salle royale. — Dessin de A. de Neuville d’après M. B. Ulmann.


LA SEMAINE SAINTE À ROME,


PAR M. LUDOVIC CELLER[1].


1863. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


Séparateur



MARDI SAINT.


Les reliques. — Empreinte des pieds de Jésus-Christ. — Saint-Sébastien. — Les catacombes. — Sainte Bibiane.
À Monsieur X…,

J’ai mis à profit les loisirs de cette journée pour donner un dernier coup d’œil à diverses choses, qui, bien que ne dépendant pas des cérémonies mêmes, s’y rattachent assez intimement. Demain commenceront les offices de la Sixtine ; il faut que j’achève mes visites aux reliques et sanctuaires principaux de la Rome moderne.

Les reliques ont dans l’histoire du catholicisme une telle importance qu’à Rome tout ce qui s’y rapporte est organisé ou réglé avec un soin particulier. Une institution spéciale, la Congrégation des reliques, classe les reliques, les discute et les distribue. On trouve souvent des reliques nouvelles, surtout dans les catacombes. Lorsque l’on croit avoir découvert les restes de quelque martyr, la congrégation examine si, d’après l’étude des faits, il y a lieu de les admettre au nombre des objets vénérés ; si sa décision est favorable, elle les baptise et leur choisit un nom lorsqu’il a été impossible de retrouver le véritable.

Ce n’est pas une sinécure que cette fonction de membre de la congrégation des reliques. Il arrive des pétitions innombrables de tous les pays du monde pour solliciter quelques-uns de ces témoignages sacrés. Il est excessivement difficile d’obtenir des reliques majeures telles que celles de Jésus-Christ, à moins d’une protection très-haute et très-influente. Quant aux reliques moins exceptionnelles, il est plus permis de les espérer. Le postulant doit envoyer un reliquaire, sans lequel on ne répond pas à sa pétition, et il doit payer aussi le prix des « authentiques ». Les authentiques sont le certificat délivré en même temps que les reliques ; elles constatent le nom du martyr, le nom du postulant, et portent, avec la date de la délivrance, la signature d’un ou plusieurs membres de la congrégation. Il faut ajouter que ces frais de reliquaire et de certificat sont extrêmement modiques.

Le jeudi avant les Rameaux, on expose, à la Custode du Vicariat, près l’église Saint-Augustin, les reliques des martyrs découverts dans le cours de l’année précédente. Le temps de la semaine sainte est propice pour les personnes qui désirent assister à des ostensions de reliques. L’annuaire de M. l’abbé de Montaut dit que : Le jour de Pâques, on expose à Saint-Jean de Latran, trente-deux reliques dont quelques-unes majeures de Jésus-Christ ; — À Sainte-Marie-Majeure, vingt-quatre reliques ; À Sainte-Praxède, dix-neuf reliques ; — Le lundi de Pâques, à Saint-Pierre, cent-dix reliques importantes. De plus les mercredi, jeudi et vendredi saints à Saint-Pierre, on expose les grandes reliques de la Passion dont je te parlerai demain ou après demain. Aujourd’hui je me dirigeai vers Saint-François in Ripâ.

Lorsque l’on entre à Rome par le Transtevère, entre le Tibre et la porte Saint-Pancrace, on passe devant l’église et le couvent de Saint-François in Ripâ ; une rue droite et assez large les relie à l’église Sainte-Marie in Transtevere, et, des hautes terrasses de Saint-Pierre in Montorio, la vue plonge dans la cour du cloître entouré de ses arcades. On visite, dans le couvent, la chambre où vécut saint François d’Assise, et l’on y montre quelques reliques de Jésus-Christ. — Dans le jardin attenant au couvent, le voyageur a la permission de cueillir quelques feuilles de l’oranger au pied duquel saint François s’asseyait souvent.

Il y a trois arbres célèbres à divers titres et dont le visiteur peut emporter ainsi quelques feuilles : cet oranger de saint François à Saint-François in Ripâ ; le chêne du Tasse à Saint-Onuphre sur le Janicule ; et l’oranger de-saint Dominique à Sainte-Sabine sur l’Aventin ; à côté de ce dernier, aux branches vieilles et à demi creuses, on en montre un petit, jeune, vigoureux, planté, il y a peu d’années, par le Père Lacordaire.

Quoique l’église de Saint-François in Ripâ ne puisse lutter, comme importance de reliques, avec Saint-Pierre par exemple, ni même avec les autres basiliques, cependant elle en possède un très-grand nombre. Chaque couvent fait l’exhibition de ses reliques de la manière qu’il croit la meilleure ; ici elles sont placées dans une sorte d’armoire ou crédence vitrée, que le custode fait doucement tourner sous les yeux des visiteurs.

De Saint-François in Ripâ, je gagnai le Ponte Rotto, puis la petite place Santa-Maria in Cosmedin ; rien n’est joli comme ce coin désert ; des glycines couvrent les murs ; Santa-Maria élève son petit clocher carré, coquet, incrusté de quelques poteries vitrifiées ; en face, on voit une fontaine élégante et le temple de Vesta, sous lequel passe la Cloaca maxima. Une réflexion assombrit le soleil éclatant qui éclaire cette place ; elle sert aux exécutions capitales, et cette idée est désagréable au milieu de ce paysage où les oiseaux s’ébattent en paix, dérangés, seulement quelques heures par jour, par des curieux qui passent en voiture, ou par quelques fantassins faisant mélancoliquement l’exercice.

Je continuai ma route en laissant à ma droite l’Aventin et les restes colossaux des Thermes de Caracalla ; peu après je me trouvai à la porte Saint-Sébastien et hors des murs de Rome. J’allai à la basilique Saint-Sébastien voir l’empreinte des pieds de Jésus-Christ et quelques galeries des catacombes.

Du Forum à la porte Saint-Sébastien, les quartiers ne sont qu’une vaste solitude. On a peine à s’imaginer qu’il y a quelques siècles c’était là le quartier riche, élégant, auquel la voie Appienne venait aboutir ; on passe devant le tombeau des Scipions, devant la vallée d’Egérie ; tout cela est clos de petites portes sur le pas desquelles se tiennent les custodes prêts à guider les voyageurs. L’arc de Drusus sert de porte, à demi enclavé dans la muraille ; je le passe et me voici sur la fameuse voie Appienne. Ce n’est que beaucoup plus loin que cette voie célèbre est pittoresque, là seulement où, dégagée de ses clôtures, elle laisse autour d’elle apercevoir la campagne romaine. Pendant un long espace, elle est bordée de murs qui la rendent fort ennuyeuse ; quelques voyageurs tremblent, dit-on, d’y rencontrer des brigands italiens ; mais on n’y voit que des conducteurs de bestiaux, des ouvriers fort inoffensifs, parfois une de ces charrettes pittoresques traînées par de gros buffles noirs aux cornes recourbées, à l’air mécontent.

Un peu avant d’arriver à l’ancienne voie Ardéatine, il faut se retourner. Les murailles de Rome se développent depuis la porte Saint-Paul jusqu’à Sainte-Croix-de-Jérusalem ; aux premiers plans, les grandes prairies romaines ondulent toutes bossuées, chargées de cultures, de vignes, de constructions chétives mais pittoresques, et derrière les murs apparaissent les sommets des édifices de Rome. La villa Matteï, sur la gauche, étend ses terrasses ; et, à droite, Saint-Jean-de-Latran semble soulever sa couronne de statues pour leur faire regarder les montagnes de la Sabine.

La petite église « Domine, quò vadis », est située près ce point de vue, juste au carrefour de la voie Appienne et de l’ancienne voie Ardéatine. C’est une construction ordinaire et sans prétention. Des plâtres colorés retracent des scènes de la Passion ; dans le sol est incrustée une pierre portant en creux l’empreinte des pieds de Jésus-Christ, ou du moins une copie de la véritable empreinte qui est à Saint-Sébastien. Une plaque de marbre relate le miracle qui a donné lieu à la construction de cette petite chapelle. Lorsque saint Pierre se fut échappé, par l’intervention miraculeuse d’un ange, de la prison où il était retenu, il s’arrêta pour se reposer le long de la voie Appienne ; Jésus-Christ lui apparut.

« Maître, où vas-tu ? » lui demanda saint Pierre.

« Je vais à Rome, répondit Jésus, afin de subir le martyre une seconde fois. »

Saint Pierre, qui fuyait, comprit la leçon ; il rentra dans Rome et ne survécut que peu de temps. À la place même où s’était arrêté Jésus-Christ, ses deux pieds s’imprimèrent sur la pierre ; et ce fut une portion du sol, où était l’empreinte, que l’on enleva et qui fut transportée à Saint-Sébastien ; la copie a été placée à la même place et est entourée d’une grille.

À partir de l’église « Domine, quò vadis », la voie Appienne se dirige droit vers la montagne ; on la voit dans le lointain, semblable à un mince ruban blanchâtre, gravir comme un trait les collines d’Albano.

Saint-Sébastien apparaît à ma droite, au fond d’un terre-plein en contrebas de la route. Des cyprès assez beaux entourent la façade ; l’aspect en est triste ; le sol est noirâtre, l’air y semble froid ; c’est, je crois, la Basilique la moins belle de Rome. L’intérieur est très-simple.

Le sacristain tira un rideau qui masquait, sur la droite, une grande armoire vitrée ; il me dit que là étaient rassemblées soixante-quatorze mille reliques. Mais les plus importantes étaient celles de Saint-Sébastien, c’est-à-dire la colonne où il fut attaché et deux des flèches qui le transpercèrent, — puis l’empreinte enlevée de l’église « Domine, quò vadis ». Elle est très-légèrement marquée dans une pierre tufeuse et verdâtre.

Lorsque le sacristain eut tiré le rideau sur l’armoire, il me proposa une visite dans les catacombes ; c’était ce que je désirais, bien que cette promenade sous terre ne me plût que médiocrement ; il arrive, dit-on, parfois des accidents dans les couloirs, et je n’aurais pas aimé rester, ne fût-ce que quelques heures, enfoui dans un souterrain de pouzzolane ou de péperin. J’ai toujours souvenance d’un récit appris au collége, et tiré d’un recueil de littérature, où un visiteur des catacombes perd la corde, la lumière, et surtout la tête ; ce morceau m’impressionnait vivement quand j’étais petit, et je n’aurais pas voulu voir par moi-même si l’expression de ces sentiments sous terre était exacte. Cependant je me décidai ; le sacristain me donna de petites bougies destinées spécialement aux catacombes ; je lui en fis distribuer quelques-unes à des soldats qui attendaient là une occasion de voir les catacombes sans rien débourser, et je descendis ainsi en force dans les caveaux.

Les catacombes, dans certaines parties desquelles on va, ces jours saints, faire des stations, ont donné lieu à de nombreuses discussions. Comment ont-elles été creusées ? à quelle époque ? par qui ? N’ont-elles servi qu’à des chrétiens ? n’ont-elles été creusées que par eux ? En quel temps ont commencé les premiers ensevelissements ? quand les derniers se sont-ils terminés ? Autant de points longtemps examinés, trop difficiles à exposer ici, et qui sont surtout devenus malaisés à bien déterminer par suite du grand nombre de galeries qu’on a découvertes autour de Rome.

L’aspect est irrégulier ; les galeries sont ici très-basses, là plus hautes ; assez étroites toujours, avec des excavations latérales et superposées, afin d’y placer les morts ; elles sont creusées dans un tuf verdâtre, résistant par places, se délitant en poussière dans d’autres. Les galeries aboutissent d’ordinaire à des rotondes plus vastes où sont des autels et où se célébraient les mystères de la religion. Des cierges brûlaient aujourd’hui devant un autel dédié à saint Maximin. Je parcourus un petit nombre de ces galeries qui, m’assura le sacristain, se prolongeaient jusqu’à la mer ; je me déterminai à le croire sur parole. Au reste, la partie intéressante des catacombes est surtout celle dite de Sainte-Calixte, près Saint-Sébastien ; là sont les plus grandes chapelles chrétiennes, et les peintures sacrées les plus curieuses. Mais l’entrée n’est permise qu’à certains jours de la semaine et à certaines heures, car l’on y travaille continuellement.

Je rentrai dans Rome ; il me restait à visiter les reliques conservées à Sainte-Bibiane. Je gagnai la porte Majeure (à l’autre bout de la Rome déserte) en passant par Saint-Étienne le Rond, Saint-Jean de Latran ; chemin fort peu direct, mais que l’absence de rues et la présence d’énormes cultures dans la ville même rendent inévitable. Sainte-Bibiane, située dans un quartier complétement inhabité, entre Sainte-Croix de Jérusalem, la porte Majeure et les Trophées de Marius, est une petite église bien modeste, perdue au milieu des vignes. Au-dessus des murs qui bordent les ruelles, surgit parfois la tête d’un paysan aux aguets, comme en tous pays, tout en cultivant sa terre ; parfois il coupe les roseaux romains, sorte de cannes, de rotins, qui jouent à Rome un rôle analogue à celui du bambou en Chine. Cette plante, qui appartient, je crois, à la famille des graminées, fournit aux Romains des tuteurs pour leurs arbustes, des clôtures pour leurs champs, des toitures pour leurs cabanes, du fourrage vert et sec pour les bêtes, et surtout un combustible abondant, à bon marché, et qui prend feu rapidement.

La porte de Sainte-Bibiane était fermée ; je me retirais assez contrarié du long détour que je venais de faire inutilement, lorsque, dans le lointain, je vis s’avancer un grand tricorne plat surmontant un tout petit homme noir qui courait en agitant les bras ; c’était le sacristain qui avait été en ville chercher, me raconta-t-il, un habit qui lui était nécessaire ; il se confondit en excuses et m’introduisit dans la petite église en forme de basilique. Des colonnes très-simples, en granit, soutiennent l’entablement couvert, par P. de Cortone, de fresques relatives à l’érection du monument. À droite est une petite chapelle, où dans deux armoires vitrées, placées de chaque côté de l’autel, et sous l’autel, dans une boîte longue fermée d’une glace, sont déposées les reliques provenant de plus de onze mille martyrs. Dans un coin est la colonne à laquelle sainte Bibiane fut attachée pour être lacérée à coups de fouets plombés ; sur l’autel est la statue de la sainte par le Bernin. Cette œuvre procède du même système que la sainte Thérése qui est à Sainte-Marie de la Victoire ; figure charmante, draperies admirablement fouillées ; sculpture en somme très-élégante, mais d’où le sentiment religieux est trop absent. Je récompensai d’un paul la course empressée du petit sacristain, et je regagnai doucement mon domicile en passant par Sainte-Marie Majeure ; j’étais trop fatigué pour aller encore à Trinité des Pèlerins.


Clou de la vraie croix. — Dessin de Bonnafoux.

Trinité des Pèlerins est une église richement décorée, située près la place Farnese et le pont Sixte. À l’église attient un couvent, et c’est à ce couvent que se rendent les pèlerins pauvres qui viennent à Rome ; après l’Ave Maria on les reçoit ; les membres de la confrérie des pèlerins, au nombre desquels figurent les dames romaines, lavent les pieds des nouveaux venus et leur servent à souper.

Les étrangers continuent à affluer ; à l’hôtel où je prends mes repas, il y a dîners à cinq heures, à sept heures et à neuf heures, et pendant que les derniers convives achèvent leur nourriture, des voyageurs attendent impatiemment leur départ, afin de prendre possession, sur la table d’hôte, des matelas qui leur sont destinés pour la nuit. Il y a vraiment trop de monde, et je crains que la foule ne se presse trop fort aux cérémonies de la Sixtine.


MERCREDI SAINT.


Ténèbres à la Sixtine. — Musique. — Carrosses. — Miserere d’Allegri.

Assister aux Ténèbres du Vatican est une véritable campagne, et toutes les organisations ne sont pas capables de supporter une semblable fatigue. Mais procédons par ordre.

Comme les Ténèbres de la Sixtine ne commençaient que vers quatre heures de l’après-midi, j’employai ma matinée à me renseigner sur ce que c’était que Ténèbres et sur la musique que l’on y exécute. Les voyageurs entendent souvent prononcer certains mots dont ils ne saisissent pas bien la valeur ; ce sont ces mots que je désirais m’expliquer ; et quant à la musique, je désirais surtout avoir la perception bien nette des principales divisions qui la composent ; quant à la connaître et à bien la comprendre, il faut pour cela une étude spéciale. C’est chose fort intéressante, mais assez difficile.

On doit bien distinguer les psaumes, les leçons, les antiennes, les répons et les lamentations. Les psaumes (que l’on appelle aussi les hymnes) sont des portions d’un texte sacré, généralement tirées des livres de Moïse, de Salomon ou de Zacharie ; ils s’exécutent en plain-chant, et tiennent autant de la musique que de la parole seule ; c’est une sorte de déclamation modulée qu’on appelle psalmodie. Ce mot a été souvent, par la musique moderne, entendu dans un sens ennuyeux, mais on ne peut juger les psaumes à ce point de vue, et les fins de phrases leur donnent parfois beaucoup de caractère.

Les leçons se rapprochent un peu des psaumes ; c’est une lecture de texte sacré, sur un seul ton, généralement d’un mouvement plus vif que les psaumes ; la fin de chaque période est modulée, et selon le caractère et le sens de la phrase, la cadence est différente ; elle affecte une allure affirmative, négative, interrogative, marquée par une forme musicale traditionnelle.

Les antiennes sont souvent même chose que les répons, ce sont des lectures ou des portions de plain-chant exécutées à deux chœurs alternatifs ainsi que l’indique le mot répons (ou responsiones ou responsoria) ; souvent aussi les antiennes et les répons remplacent les leçons. On pourrait même dire, je crois, que psaumes, leçons, antiennes, répons, sont presque même chose quant au texte, et que le nom qu’on leur donne varie selon la situation où on les exécute, selon la façon dont les voix sont réparties et selon la manière dont la musique les a traités.

Les lamentations, au contraire, sont très-dissemblables de ce qui précède. Le texte est le plus souvent celui de Jérémie ; et si les morceaux indiqués ci-dessus sont presque toujours en plain-chant, les lamentations sont ordinairement, à la Sixtine, en musique moderne, et par ce mot j’entends la musique de l’époque de Palestrina. Une des choses les plus curieuses de ces lamentations, c’est que les chanteurs chantent, comme paroles du texte, le titre des chapitres et les numéros des versets.


Le pape portant le Saint-Sacrement, à la Sixtine. — Dessin de Émile Bayard.

Un des grands caractères qui distinguent aussi les variétés de cette musique de la Sixtine, c’est la manière dont la phrase finale est écrite ; il faut bien distinguer sur quel degré se fait la cadence. Souvent la forme de cette cadence ne cadre pas avec les habitudes de nos oreilles remplies par la sonorité moderne, et, de cette éducation que chacun reçoit à son insu, vient en grande partie le peu de sympathie de la majorité du public pour cette musique du plain-chant.

Les ténèbres ont leur origine dans les adorations secrètes et poursuivies des premiers chrétiens ; les cierges qui figurent dans ces cérémonies ont plusieurs significations ; ils rappellent les lumières allumées dans les catacombes par les fidèles persécutés, et personnifient par leur nombre Jésus-Christ d’abord, puis les apôtres et trois Maries. Le cierge qui personnifie le Christ est en cire blanche ; on le place en haut du candélabre triangulaire qui porte les lumières ; les quatorze autres cierges sont en cire jaune ; on les éteint successivement pendant l’exécution des ténèbres, et cette extinction successive peut rappeler la fuite des apôtres et l’abaudon de plus en plus grand de Jésus-Christ pendant sa passion.

Les Ténèbres se célébraient d’abord dans la nuit ; puis peu à peu on en avança l’ordre, de sorte que les ténèbres du jeudi se célèbrent à présent le mercredi, celles du vendredi le jeudi, celles du samedi le vendredi ; la journée de samedi tout entière reste ainsi plus libre pour disposer les cérémonies de Pâques.

Mais à Ténèbres, le public ne voit guère qu’une chose, n’attend qu’une chose : le Miserere, qui s’exécute à la fin ; or, avant le Miserere, il y a toujours trois psaumes avec trois antiennes, des leçons, trois lamentations avec répons ; puis le Benedictus et le Christus factus est. Les personnes qui n’ont pas étudié cette musique religieuse ont la tête très-fatiguée par cette longue série de morceaux appartenant à un système musical en dehors de leurs habitudes.


Garde noble. — Dessin de A. de Neuville.

À présent que je t’ai indiqué les principales divisions de la musique entendue à la Sixtine, je passe aux cérémonies elles-mêmes. À part le Vatican, il y avait à Rome d’autres fêtes religieuses pendant la journée ; notamment, à Sainte-Marie Majeure, avait lieu le grand pénitencier ; ce grand pénitencier avait, pour la rémission des péchés, plus d’autorité encore que celui du Latran auquel j’ai assisté, mais son pouvoir n’était pas aussi grand que celui du grand pénitencier du jeudi saint. C’est à partir du mercredi que les voyageurs à Rome regrettent toujours de ne pouvoir se diviser en plusieurs morceaux intelligents pour assister en même temps à plusieurs cérémonies ; ainsi aujourd’hui, il y avait ténèbres à Saint-Pierre en même temps qu’à la Sixtine. Je remis Saint-Pierre à vendredi, et vers trois heures je me dirigeai vers le Vatican.

Sur la route, j’étais dépassé par les voitures des hauts personnages en tenue de gala ; les carrosses sont rouges et or, richement décorés ; les glaces en sont grandes et laissent apercevoir au dedans les cardinaux en grand costume ; avec eux, se tiennent leur secrétaire et leur caudataire ; les valets sont en grande livrée ; devant les portes des palais romains, les suisses eu uniforme, armés de leurs énormes cannes, se tiennent debout, dorés, galonnés, portant culottes courtes et chapeaux à plumes ; les carrosses des princes romains, des généraux, des ambassadeurs, luttent de luxe avec ceux des cardinaux, mais les trois voitures des sénateurs sont surtout curieuses ; la livrée est jaune et rouge, et consiste en une culotte courte au-dessus de bas blancs, un pourpoint à crevés, et un manteau rouge et jaune à collets superposés comme les carricks du commencement de ce siècle ; sur la tête, les domestiques et cochers portent des chapeaux de feutre de haute forme, à larges galons, à gros pompons, et leurs têtes sortent de fraises blanches, tuyautées et très-développées.

Des lignes de soldats gardent l’escalier royal, et, pour éviter l’encombrement, ne laissent passer que les personnes dont le costume répond à l’étiquette exigée. Règle générale, dès ce jour, n’importe où il va, l’étranger fait bien d’être en noir et en habit ; il parera ainsi aux petites exclusions que justifierait une toilette négligée ; il y a tant de monde qu’on ne laisse pas échapper un seul moyen de diminuer l’encombrement.

Je pénètre dans la salle royale ; une foule compacte obstrue la porte de la chapelle Sixtine ; les suisses ne savent plus où donner de la tête ; ils sont le point de mire des sollicitations des dames, qui leur font leurs plus gracieux sourires pour obtenir qu’ils les laissent passer. Mais, en supposant qu’elles pussent passer le seuil de la porte, comment faire après ? Tous les bancs sont combles ; la Sixtine est relativement petite et ne peut suffire à contenir tous les voyageurs, qui tous veulent entendre le Miserere. La foule est si compacte au dedans de la chapelle que des généraux en grand uniforme, des fonctionnaires connus, dont les places sont gardées réglementairement, aiment mieux renoncer à gagner leurs bancs que de traverser l’épaisse cohue qui oppose à toute invasion une force d’inertie invincible.

L’assistance était mêlée ; civils, militaires, religieux, voyageurs, se pressaient devant la porte et, malheureusement, ne gardaient pas toujours le silence nécessaire pour que l’on pût bien entendre la musique qui avait commencé dans la Sixtine. Quelques voyageurs donnaient libre carrière à leur mauvaise humeur, se plaignaient hautement de la chaleur et de l’impossibilité qu’il y avait de pénétrer dans la chapelle. Dans ces circonstances il faut beaucoup de patience. Les suisses, aussitôt qu’une personne sortait, en faisaient entrer une autre ; en somme, ces suisses, fort bousculés, fort ennuyés par les curieux, sont très-complaisants et ne bousculent eux-mêmes que les récalcitrants. Je réussis enfin à me glisser dans les derniers bancs de la chapelle.


Suisse portant l’épée à deux mains. — Dessin de A. de Neuville.

Le moment du Miserere approchait et la Sixtine, à peine éclairée, avait un aspect des plus mystérieux. Ce fut dans cette pénombre que commença le Miserere d’Allegri, composition renommée, et dont le sentiment dramatique, sans être pour nous aussi puissant que certaines œuvres modernes (telles que le Requiem de Mozart, par exemple), est très-imposant. Je n’ai pas trouvé l’exécution aussi remarquable que je m’y attendais ; mais, dans la chaleur épouvantable, au milieu de laquelle les chanteurs de la chapelle papale faisaient entendre leurs voix, était-il possible qu’ils réussissent mieux ? L’effet, au reste, est très-beau ; mais il ne vient pas de la musique seule ; le cadre de la chapelle, la situation, et jusqu’à l’attente qui a précédé, tout donne à la musique une grande importance et augmente l’impression de ce morceau célèbre, qui a résisté a plus de deux siècles écoulés ; depuis qu’il a été écrit, il a toujours été exécuté une fois chaque année, dans l’un des trois jours : mercredi, jeudi ou vendredi de la Semaine sainte.

Pendant longtemps il y avait excommunication pour celui qui le répandrait au dehors de la Sixtine ; le collége des chapelains voulait le réserver pour Rome seule. Malgré cette défense, Mozart, en 1770, se trouvant à Rome avec son père, le transcrivit en partie sur une feuille de papier placée dans son chapeau ; l’année d’ensuite, en 1771, Burney en donna une édition à Londres, et depuis ce temps il est répandu en Europe. C’est une composition difficile et à laquelle certaines traditions d’exécution donnent une physionomie toute particulière ; il fallait le connaître fort bien pour l’exécuter, et à cette nécessité se rattache une anecdote. L’empereur Léopold Ier demanda au pape Alexandre VII une copie du Miserere d’Allegri pour le faire exécuter à Vienne, dans sa chapelle. La règle de la Sixtine se relâcha en faveur de l’empereur et le maître de la chapelle envoya la copie demandée. Mais lorsque vint le jour de l’exécution publique, le Miserere d’Allegri ne produisit pas le moindre effet. L’empereur, ne soupçonnant pas l’ignorance de la chapelle, réclama auprès du pape et se plaignit que le maître de chapelle de la Sixtine, au lieu de lui envoyer le Miserere d’Allegri, lui eût envoyé un Miserere inconnu et sans valeur aucune. Le malheureux maître de chapelle fut cassé ; il parvint toutefois à faire parvenir au pape et à l’empereur une note explicative : « Pour l’exécution du Miserere, disait-il, le texte n’était que peu de chose, il fallait aussi la tradition. » Le pape pardonna, le maître de chapelle rentra en fonctions, mais on ne dit pas si l’empereur entendit le Miserere mieux exécuté.

À la fin du Miserere, les assistants, suivant la tradition, agitent les pieds et remuent leurs siéges ; ce bruit rappelle le désespoir causé par la mort du Christ. Le public s’écoula lentement dans la salle Royale ; un lustre, splendidement éclairé, rendait encore plus frappante l’obscurité de la Sixtine.

Quelques voyageurs se hâtèrent de se rendre à Saint-Pierre, où allait avoir lieu l’ostension des grandes reliques. J’ai remis à demain, ou à vendredi, le soin d’assister à cette cérémonie. Il était près de huit heures et ma fatigue était extrême.


JEUDI SAINT.


Office à la Sixtine. — Procession. — Illumination de la Pauline. — Bénédiction. — Absence de crosse dans la main du pape. — Texte de la bénédiction. — Lavement des pieds. — La Cène. — Ouverture du Vatican. — Grand pénitencier. — Procession des pèlerins. — Lavement de l’autel. — Ostension des grandes reliques. — La Lance, la Croix, la sainte Face.

Cette journée est si remplie, j’ai vu tant de choses, que je suis obligé de procéder par numéros, afin de ne pas m’y perdre et de ne rien oublier dans la longue série des cérémonies qui ont défilé devant mes yeux.

1o Avant neuf heures, j’étais dans la salle Royale, attendant l’ouverture de la chapelle Sixtine ; je crus un moment que, encore moins heureux qu’hier, je ne pourrais pas entrer. L’espace réservé aux hommes est très-étroit, et j’étais serré à ne pouvoir remuer. Ce fut dans cette situation que je parvins à voir, par dessus les têtes de mes voisins, la disposition de la chapelle et l’entrée des personnages ecclésiastiques qui se réunissaient avant l’arrivée du saint-père. Toute la tenture du trône et de l’autel est blanche ; tous les ornements sont de même couleur ; le blanc est admis le jeudi de la semaine sainte, en souvenir de l’institution de l’Eucharistie. Le mélange des costumes ecclésiastiques avec les tentures de la chapelle formait un coup d’œil splendide. Le pape arriva peu après ; les gardes nobles formèrent une haie entre la chapelle et le public, et après que les cardinaux eurent été baiser la main du pontife, l’office commença.

Le moment important de la messe de ce jour était celui de l’élévation. Un maître des cérémonies sortit de la sacristie avec douze bussolanti portant de grandes torches allumées ; ces derniers se rangèrent de chaque côté de l’autel ; ce fut, entouré par Ce double cordon de lumière et de riches costumes, que le célébrant consacra les hosties, celle d’aujourd’hui, puis celle de demain vendredi, que le pape porte après la messe dans la chapelle Pauline. Lorsque je vis le maître des cérémonies procéder à la distribution des cierges, je quittai la chapelle ; la salle Royale était pleine de gens attendant la procession, et les curieux étaient si serrés que me laisser au premier rang leur parut plus aisé que de m’ouvrir un passage.


Porte-éventail. — Dessin de A. de Neuville.

À ma droite était la chapelle Pauline, que je n’avais pas encore vue ouverte. Elle est plus petite que la chapelle Sixtine, sa décoration est moins riche, et surtout moins artistique ; elle sert à l’exposition des Quarante-Heures et au tombeau du Jeudi-Saint. Pour décorer l’autel, le Bernin a dessiné un appareil d’éclairage singulier ; il se compose de rangées de candélabres peints, découpés dans du bois léger, et rapprochés les uns des autres ; les lumières ne sont pas fort nombreuses, mais la perspective est calculée de manière à produire beaucoup d’effet. C’est le triomphe du trompe-l’œil italien, système dont on a parfois tant abusé dans la décoration intérieure des palais. Vu du centre, à peu près, de la salle Royale, l’éclairage est splendide ; à mesure qu’on approche, sa puissance diminue, et quand on a dépassé le seuil de la chapelle, les lignes de la perspective, calculées pour un point de vue pris de plus loin, se brisent et le prestige disparaît.

2o Pendant que j’examinais cette illumination, le cortége du saint-père sortit de la Sixtine. La croix était portée en tête ; le saint-père était abrité, sous son dais, par une petite ombrelle blanche brodée d’or ; il tenait dans ses mains un calice magnifique, appelé calice du sépulcre, et dont la ciselure est attribuée à Benvenuto Cellini. Les chantres de la chapelle étaient divisés en deux groupes ; l’un suivait la procession, l’autre était demeuré dans la chapelle Sixtine, et ces deux chœurs se répondaient en dialoguant ; l’effet en était très-remarquable. Le saint-père traversa la salle Royale et se rendit à l’autel de la chapelle Pauline, où il déposa le calice entre les mains du cardinal assistant. Un sacristain le plaça ensuite dans une urne appelée le Tombeau ; allégorie à la présence spirituelle du Christ dans l’hostie déposée sur l’autel. Les chœurs se firent entendre de nouveau et dialoguèrent encore jusqu’à ce qu’ils fussent réunis dans la Sixtine ; la procession, fendant la foule, disparut et rentra dans la chapelle.

3o Je descendis immédiatement après le retour de la procession par l’escalier de la cour des Suisses, et je courus m’installer sur la galerie ornée de statues qui surmonte le corridor de droite, en regardant la façade de Saint-Pierre. Cette galerie, à laquelle on ne parvient pas sans billets, est admirablement placée pour assister à la bénédiction. Elle est située à peu près à moitié de la hauteur de la loge et l’éloignement la fait paraître au même niveau ; cet éloignement n’est pas assez considérable pour empêcher d’entendre, dans le silence et au travers de l’atmosphère romaine, une partie des paroles de la bénédiction. La Loggia est, à l’intérieur, décorée de tentures rouges et le sol a été jonché de branches vertes et de fleurs ; au-dessus, pour l’abriter des rayons du soleil, est une large tente de toile blanche que des cordes soutiennent en se rattachant à la colonnade. Les fenêtres qui éclairent la galerie du vestibule sont garnies de curieux rassemblés en attendant la Cène. Sur la place, aujourd’hui Jeudi, il n’y a relativement que peu de monde. Les Romains ne viennent recevoir la bénédiction que le jour de Pâques, et les voyageurs, qui ne retrouveront plus la Cène ni le Lavement des pieds, sacrifient tout pour voir ces deux cérémonies le jeudi saint. Le temps est splendide et le soleil éclaire admirablement la place et les édifices. En face de moi, les longues terrasses de la villa Pamphili se développent chargées de leur verdure épaisse et sombre.


La Loggia et le Pape donnant la bénédiction. — Dessin de Émile Bayard.

Après une certaine attente, je vis la foule courir en s’élançant au dehors du vestibule de Saint-Pierre ; en un clin d’œil, l’espace compris entre la façade et les statues de saint Pierre et de saint Paul se trouva rempli de monde. Les maîtres des cérémonies, les cardinaux apparurent dans le cadre de la Loggia, puis enfin se présenta le pape abrité sous un dais blanc, entouré de ses éventails, et porté sur les épaules de ses porteurs revêtus de rouge.

Le pape se leva ; il se fit un grand silence, et l’organe du saint Père est si sonore et si puissant que le texte de la bénédiction arrivait presqu’entièrement jusqu’à moi ; il déclama lentement, presqu’en chantant ; d’abord il parle assis, et se lève seulement lors de la dernière phrase ; alors il étend les bras, les ramène sur la foule, et prononce les derniers mots. Le canon tonne au fort Saint-Ange et les musiques militaires rassemblées sur la place font entendre des fanfares ; j’ai oublié de noter que les troupes, massées, remplissaient une partie de l’espace compris entre l’escalier de Saint-Pierre et l’obélisque.

Le pape, comme toujours quand il lit, avait à côté de lui un clerc tenant un cierge allumé. Les mains du Saint-Père sont libres et il ne porte pas de crosse ; cet ornement si élégant est rejeté du cérémonial pontifical par une ancienne tradition. On rapporte que saint Pierre envoya des missionnaires pour prêcher les Saxons du Nord ; il chargea de ce soin saint Materne et deux de ses compagnons qui se mirent en route ; dans le voyage, saint Materne mourut ; ses compagnons, ne sachant que faire sans leur chef, laissèrent son corps à Tréves où ils se trouvaient, et revinrent à Rome exposer leur malheur à saint Pierre. Celui-ci leur remit son bâton en leur disant d’en toucher Materne et que Materne prêcherait. Les deux religieux revinrent à Trèves ; l’attouchement du bâton pastoral rendit Materne à la vie ; après la prédication dans le Nord il devint évêque de Trèves. En souvenir de ce que Saint Pierre s’était privé de son bâton pastoral pour sauver Materne, les papes ne prennent la crosse que lorsque par hasard ils se trouvent à Trèves ou dans son évêché. Je ne sais, au reste, si l’absence de crosse dans la main du pape est aussi absolue qu’on le dit ; certaines gravures du siècle dernier représentent le pape ayant la crosse en main quand il entre dans Saint-Pierre, après l’ouverture de la porte des Jubilés.


Un massier. — Dessin de A. de Neuville.

Voici à propos de la bénédiction papale, le texte de cette bénédiction que l’on croit souvent donnée urbi et orbi et où ces mots ne figurent nullement :

« Sancti apostoli Petrus et Paulus, de quorum potestate et auctoritate confidimus, ipsi intercedant pro nobis ad Dominum. R. Amen. Precibus et meritis beatæ Maria semper Virginis, beati Michaelis archangeli, beati Joannis Baptistæ, et sanctorum apostolorum Petri et Pauli et omnium sanctorum, misereatur vestri omnipotens Deus, et dimissis omnibus peccatis vestris, perducat vos Jesus Christus ad vitam æternam. R. Amen. Indulgentiam, absolutionem omnium peccatorum vestrorum, spatium veræ et fructuosæ penitentiæ, cor semper pœnitens, et emendationem vitæ, gratiam et consolationem sancti spiritus, et finalem perseverantiam in bonis operibus tribuat vobis omnipotens et misericors dominus. R. Amen. Et benedictio Dei omnipotentis Patris et Filii et Spiritûs Sancti descendat super vos et maneat semper. R. Amen. »

Après cette bénédiction et quand le pape s’est retiré, deux cardinaux lisent en latin et en italien la formule d’indulgence plénière accordée aux fidèles présents, et ils jettent, chacun sur la place, la feuille qu’ils tiennent à la main. Selon le plus ou moins de force que le vent possède, les formules arrivent plus ou moins rapidement à portée de la foule qui en suit la direction avec soin ; les mains se tendent, et deux heureux s’emparent des précieuses feuilles. La plupart du temps les personnes qui les reçoivent sont des Romains qui se sont postés en conséquence, et qui savent fort bien les revendre à gros prix aux catholiques qui veulent emporter ce souvenir de la bénédiction papale.

4o La Cène et le Lavement des pieds se passent à une demi-heure d’intervalle, mais la distance à parcourir est grande, et la foule fait qu’il est impossible de se transporter assez vite d’un point à l’autre. Àmoins de faire partie à un titre quelconque du cortége pontifical, je ne crois pas qu’un voyageur puisse voir à la fois la Cène et le Lavement des pieds. Je gagnai Saint-Pierre à la hâte ; il m’eût été impossible de pénétrer dans la galerie de la Cène ; tout y était plein à ce point qu’oublieux du lieu où il se trouvait, le public s’est battu avec les Suisses et que les dames ont poussé des cris de terreur.

Le Lavement des pieds se faisait anciennement dans la salle ducale ; à présent il a lieu dans le transept droit de Saint-Pierre ; la Cène, tapisserie faite d’après la fresque de Léonard de Vinci, décore le fond de la chapelle. En avant, on a fait un échafaudage recouvert de housses, et c’est là que viennent s’asseoir les apôtres auxquels le pape lavera les pieds. Les apôtres figurent aussi à la Cène ; ils sont au nombre de treize ; ce sont des prêtres appartenant à des nations différentes ; les ambassades présentent chacune les leurs ; voici au reste leur répartition d’après un très-ancien réglement. L’ambassade de France en présente un — l’Autriche, l’Espagne, le Portugal, chacun un — le cardinal d’état, un — le cardinal camerlingue, un — le préfet de la propagande, deux — le cardinal des Arméniens, un — le capitaine des Suisses, un — le majordome du Vatican, trois ; en tout treize. Ce nombre de treize paraît singulier, car Jésus-Christ ne figurait pas ; Judas étant supprimé, il ne devait rester à la Cène et au Lavement des pieds que onze personnages ; mais l’on compte parfois un apôtre de plus, puis saint Grégoire avait l’habitude de recevoir à sa table douze pauvres qu’il nourrissait ; un jour, un treizième convive vint s’asseoir parmi eux ; c’était un ange envoyé pour glorifier le pontife ; et c’est surtout, dit-on, en souvenir de cette intervention miraculeuse, que le nombre de treize apôtres a été fixé pour le jeudi saint.


Porteur de tiare. — Dessin de A. de Neuville.

Leur costume se compose d’une robe blanche, avec pèlerine de même couleur ; la coiffure est de forme ovoïde et ressemble à un turban élevé ; en attendant le pape, les apôtres prennent place sur les gradins. Un baigneur découvre la jambe et le pied de chacun d’eux. Le pape lave le pied au-dessus d’un bassin que porte un bussolante, il l’essuie doucement et le baise ; à côté du Saint-Père marchent des bussolanti tenant l’eau, les linges et une corbeille pleine de bouquets de fleurs — les apôtres emporteront ces bouquets à la Cène, — après que le pape a essuyé le pied, un trésorier remet à chaque apôtre une médaille d’or et une autre d’argent, renfermées dans une bourse rouge ; ces médailles représentent d’un côté l’effigie du pape, et l’année du pontificat y est indiquée ; puis de l’autre côté, on voit Jésus-Christ lavant les pieds des apôtres.

5o Après cette cérémonie, les apôtres traversent la Basilique, le vestibule, montent l’escalier royal et entrent dans la galerie de la Cène où je n’ai pu pénétrer. Anciennement la Cène avait lieu dans la salle de Constantin ; mais le nombre de plus en plus grand des voyageurs a rendu nécessaire depuis longtemps un vaisseau plus considérable. Dans la galerie au-dessus du vestibule, on a disposé une longue table couverte de surtouts dorés représentant les treize apôtres et l’Agneau Pascal ; il y a, en plus, des fleurs et treize vastes corbeilles destinées à recevoir la desserte de la table ; cette desserte forme, avec leurs vêtements, les couverts dont ils se servent, et une bourse ajoutée, le bénéfice des prêtres choisis pour figurer à ces cérémonies. Lorsque les apôtres sont assis, le Saint-Père arrive, les plats lui sont présentés à genoux par des bussolanti, puis il se retire quand il a servi quelques-uns des mets destinés aux apôtres. Dans le menu offert figure toujours un buisson d’écrevisses et des poissons frits ; pourquoi cet usage ? je l’ignore. Peu après le départ du pape, les apôtres prennent leurs corbeilles, font glisser dedans ce qui doit leur appartenir, puis ils se lèvent et distribuent, en les jetant aux spectateurs, les fleurs qui composent les bouquets qu’on leur a distribués au Lavement des pieds ; ils se retirent, et la foule s’écoule alors avec peine au travers de la salle royale. D’après les renseignements que l’on m’a transmis, la tenue du public était assez singulière, et il regardait cette cérémonie comme une représentation purement théâtrale, sans paraître en comprendre ni l’origine, ni la signification.

Entre la Cène et les ténèbres de la Sixtine, il y a environ deux heures que les voyageurs peuvent employer ailleurs qu’à Saint-Pierre ; mais il n’y a pas à s’éloigner ; tout au plus va-t-on dans les cafés de la place prendre un peu de nourriture. On déjeune le matin, mais c’est fini pour le reste du jour ; pour bien voyager, il faut savoir vivre de peu.

Un ancien usage ouvre, le jeudi saint, de deux heures à quatre, le Vatican tout entier. Je vais y faire un tour pour voir la physionomie des curieux qui y accourent en foule et pour me rendre bien compte de l’espace à parcourir ; il est énorme et contient les mosaïques, le musée de tableaux, les inscriptions, les galeries de sculptures, le bras nouveau, le Belvédère, etc. ; le musée Égyptien, le musée Étrusque, les galeries des Candélabres, des Tapisseries, des Cartes ; les chambres, les loges, la salle d’armes, et les jardins du Vatican.

La foule se répand dans toutes les directions. Les paysans surtout curieux ; quelques-uns, groupés par famille, n’ont jamais vu Rome peut-être, et n’y reviendront sans doute plus ; ils stationnent, bouches béantes, indistinctement devant toutes les statues, et je ne pense pas qu’il y en ait beaucoup parmi eux qui se rendent bien compte de la différence qu’il y a entre le marbre le plus ordinaire et l’Apollon du Belvédère ; il est vrai qu’au fond bien des étrangers sont de même.


Le grand pénitencier, à Saint-Pierre. — Dessin de A. de Neuville d’après M. B. Ulmann.

L’heure passe, et je me dirige alors vers Saint-Pierre ; il n’y a pas à penser à pénétrer à la Sixtine où la foule s’entasse plus que jamais pour assister à l’exécution du Miserere. Dans Saint-Pierre, la chapelle des chanoines a une assistance aussi nombreuse ; on se presse pour pénétrer dans l’espace réellement trop restreint. Je remets à vendredi l’étude des Lamentations au reste presque terminées à l’heure qu’il est ; le grand Pénitencier est proche.

6o Vers quatre heures et demie a lieu cette cérémonie du grand Pénitencier dont je t’ai donné déjà quelques détails lors de ma visite au Latran ; mais aujourd’hui, à Saint-Pierre, le grand Pénitencier s’entoure de formes solennelles qu’on n’observe pas dans les grands


Intérieur de Saint-Pierre. — Dessin de H. Clerget d’après une photographie.

Pénitenciers ordinaires. Un trône a été préparé dans le transept

gauche de Saint-Pierre : il est situé près la statue de sainte Véronique, sur le panneau qui fait face quand on regarde l’autel ; le siége du cardinal est placé au haut de quelques degrés, et, dans la séparation formée par des tapisseries qui entourent le trône, vient se réunir le cortége qui accompagne le pénitent désigné. Chaque année cette grande absolution ne s’accorde qu’à un seul coupable. Cette cérémonie est un reste des anciens usages de la confession publique qui avait lieu au moyen âge ; cette confession qui se faisait d’abord à haute voix, puis qui eut lieu à voix basse ensuite, n’est plus représentée, je crois, à Rome, que par le cérémonial de ce seul jour saint. Le coupable désigné entre à Saint-Pierre processionnellement avec quelques religieux, sa famille et ses amis ; une fois devant le cardinal assis sur son trône, il s’agenouille et se confesse à voix basse ; le cardinal lui donne l’absolution dont le pouvoir lui a été spécialement délégué par le pape, et l’embrasse publiquement. L’amnistié quitte alors Saint-Pierre avec la procession qui l’accompagne à son entrée, et le cardinal grand Pénitencier, reprenant la baguette en main, recommence les fonctions ordinaires du Pénitencier dans les Basiliques majeures.

Les cérémonies se succèdent rapidement. À peine le grand Pénitencier est-il terminé que la procession des pèlerins arrive.

7o La Basilique a préparé, comme toute église, le tombeau traditionnel ; il est disposé dans le souterrain primitif, la où est le tombeau de saint Pierre lui-même. Ce tombeau est splendidement illuminé. L’espace est étroit et le public ne pénètre qu’avec peine dans l’espace réservé. À Trinité des Pèlerins, la procession s’est organisée ; les pèlerins sont revêtus du costume traditionnel, chapeau, bourdon, pèlerine, coquilles de Saint-Jacques. Chacun d’eux est accompagné d’une grande dame romaine qui patronne l’œuvre de Trinité ; la procession traverse le Tibre, circule à travers la longue rue du Transtévère, et débouche sur la place Saint-Pierre où l’attend une foule de curieux. Après que les pèlerins ont fait leurs dévotions, ils reprennent dans le même ordre qu’à leur entrée le chemin du couvent de la Trinité où ils sont logés, hébergés pendant la semaine sainte, nourris et servis le plus souvent par les mains des dames patronnesses.

8o Après l’adoration des pèlerins a lieu une cérémonie curieuse et, je crois, inusitée en France. Anciennement, dans toute la catholicité, on lavait, après la messe du matin, l’autel des églises ; on se servait pour cela d’eau et de vin ; le restant du liquide épongé sur l’autel était mis de côté et servait au lavement des pieds des apôtres. À Rome, cette cérémonie a lieu vers le soir ; l’ombre commence à envahir la grande basilique, et le tableau, formé par les chanoines de Saint-Pierre brossant la table de l’autel pendant que quelques torches les éclairent, est d’un superbe effet. Voici, au reste, comment le lavement de l’autel a lieu : sur une crédence, près de l’autel, on a déposé sept coupes de cristal, un vase d’or rempli de vin, un bassin avec sept éponges et des ustensiles appelés aspersoirs ; ce sont des espèces de brosses en bois découpé dont le manche est orné de sculptures. Le chapitre entier de Saint-Pierre se rend au grand autel, et sept des plus anciens chanoines se placent au pied de l’escalier ; pendant que le chœur chante, six de ces sept chanoines montent à l’autel, versent un peu de vin sur la table, passent trois à droite, trois à gauche, et brossent l’autel en étendant le vin avec leurs aspersoirs ; ils redescendent, et six autres chanoines les remplacent et recommencent le même cérémonial. Tous les chanoines passent ainsi six par six ; alors les sept chanoines qui s’étaient présentés les premiers reviennent à l’autel, prennent les sept éponges, et enlèvent avec elles le vin qui est répandu. Le chapitre se retire ensuite dans l’ordre où il est venu ; j’ignore si le vin provenant de la table de l’autel reçoit, à Saint-Pierre, une destination particulière.

9o Bientôt vient la cérémonie la plus imposante de l’après-midi. C’est l’ostension des grandes reliques. Elle a lieu le mercredi-saint, le jeudi-saint et le vendredi-saint, après l’exécution du Miserere. La nuit est presque complétement arrivée ; il est sept heures et demie ; anciennement, un lustre en bronze doré, en forme de croix, et de dimensions géantes, descendait de la coupole dans Saint-Pierre ; l’illumination était splendide ; mais les curieux faisaient alors de cette cérémonie une sorte de partie de plaisir ; il en résulta quelques inconvénients et, depuis bien des années déjà, cet usage du lustre de bronze a disparu.

Les grandes reliques se composent de la lance, la sainte face et la vraie croix ; elles sont renfermées dans la chapelle de Sainte-Véronique, et cette chapelle est située au haut du pilier sud-ouest de la coupole, au-dessous de l’arc du pendentif. En avant de la chapelle est, de même qu’aux autres angles de la coupole, un balcon faisant saillie ; c’est de ce balcon que les chanoines de Saint-Pierre, qui seuls ont le droit de pénétrer dans la chapelle de Sainte-Véronique, montrent les reliques indiquées ci-dessus. En même temps, les chanoines exposent à la vénération des fidèles quelques autres reliques importantes, mais je ne m’occuperai que des trois principales, et voici quelques renseignements rapides à leur sujet.

La Lance est celle de saint Longin, et saint Longin est le soldat qui perça le flanc de Jésus-Christ sur la croix ; on rapporte qu’à l’époque de la Passion Longin était aveugle et qu’il se fit aider pour frapper Jésus ; d’autres disent qu’il devint subitement aveugle en punition de sa barbarie. Quoi qu’il en soit, Longin reçut sur ses doigts quelques gouttes du sang de Jésus-Christ qui avait coulé le long de sa lance, et s’étant frotté les yeux avec ce sang, il recouvra la vue. Ce miracle opéra sa conversion et il se fit ermite dans les montagnes de la Cappadoce. La lance, restée à Jérusalem, fut trouvée par l’impératrice Hélène, mère de Constantin, lorsqu’à l’âge de près de quatre-vingts ans, elle vint à Jérusalem rechercher les objets de la Passion, en même temps que le tombeau de Jésus-Christ.

La vraie croix, selon une très-ancienne légende, aurait été faite avec le bois de l’arbre du bien et du mal qui, arraché et transporté par les eaux du déluge, avait repris racine sur le Golgotha en vue de desseins mystérieux. Ensevelie avec le Christ et à côté de celles des deux larrons, la croix resta longtemps ignorée. Lorsque sainte Hélène vint à Jérusalem, on retrouva bien l’endroit où la croix avait été enterrée, mais on retrouva aussi les deux autres, et grande fut l’hésitation pour choisir entre les trois. Un miracle indiqua la vraie croix ; un homme, mort la veille, ressuscita aussitôt qu’il en eut touché le bois. Sainte Hélène fit de la croix deux parts ; elle laissa l’une à saint Macaire, patriarche de Jérusalem, et emporta l’autre à Constantinople.

Des parcelles du morceau resté à Jérusalem furent distribuées aux fidèles, puis ce morceau fut pris par les Barbares. Héraclius le fit restituer et le remit lui-même dans son sanctuaire ; il porta la croix pieds nus, et cet acte d’humilité donna lieu à l’établissement de la fête de l’Exaltation de la croix. Pour ne plus m’occuper de cette portion restée à Jérusalem, j’ajouterai que les Croisés l’y trouvèrent à la prise de cette ville, répartie entre les chrétiens qui l’avaient divisée et cachée pour la soustraire aux recherches des hérétiques.

Ce fut la portion emportée par sainte Hélène à Constantinople qui fournit le morceau qui est à Saint-Pierre ; ce fut sur elle que Baudouin II, vers 1200, prit le morceau qu’il envoya à Philippe Auguste ; ce qui en restait à Constantinople avait été remis aux religieux Templiers avant que les Turcs ne s’emparassent de la capitale de l’empire de Constantin.

En recevant la précieuse relique des mains de sa mère, Constantin l’avait fait placer dans sa statue, au haut d’une colonne de porphyre, sur la place du palais ; mais, auparavant, il en avait envoyé un morceau à la basilique Sainte-Croix de Jérusalem, et c’est de cette basilique qu’est venue la portion exposée à Saint-Pierre pendant les jours saints. Le morceau envoyé par Constantin à Rome avait, rapporte-t-on, plus de trois pieds de longueur.

La Sainte Face serait, suivant quelques auteurs, un portrait de Jésus-Christ fait par saint Luc ; suivant d’autres, le visage de Jésus se serait imprimé sur un linge par un pouvoir miraculeux, et voici cette dernière version : Abgare, roi d’Édesse, était atteint d’une maladie de peau terrible ; Ananias, son confident, qui se rendait en Égypte, entendit parler des miracles opérés par Jésus-Christ ; il vint lui demander de venir à Édesse, afin de guérir son maître ; Jésus ne put se mettre en route parce qu’il sentait sa Passion approcher, mais il écrivit à Abgare, et s’apercevant qu’Ananias cherchait à reproduire ses traits, il prit un linge, le plaça sur son visage, et le linge en garda l’empreinte. Cette relique, remise par Jésus à Ananias, guérit Abgare, et ce dernier, reconnaissant, détruisit les idoles. Mais ses successeurs revinrent à l’ancien culte, et le patriarche d’Édesse dut enfermer la Sainte face dans un édicule inconnu des murs de la ville. La relique protégea longtemps Édesse ; quand la ville eut succombé, l’empereur Lécapène obtint de l’émir qui s’en était emparé la restitution de la relique moyennant un fort tribut, et, vers le milieu du dixième siècle, la Sainte face fut installée triomphalement à Sainte-Sophie. Plus tard, transportée à Rome, elle fut renfermée dans la chapelle de Sainte-Véronique. On rapporte que le dessin en est brun, faiblement indiqué, mais que le visage est doux et plein de majesté. Les voyageurs ne peuvent, au reste, jamais voir la relique autrement qu’aujourd’hui ou à quelque autre ostension solennelle.

La nuit était venue ; il restait à peine quelques lueurs qui brillaient au travers des fenêtres de l’abside ; en bas de la statue de sainte Véronique était rangé, en grand costume et agenouillé, le chapitre de Saint-Pierre ; derrière lui se tenait le public, dont la masse se perdait dans l’ombre ; on entendait le bruit sourd de la foule se répercutant dans le grand vaisseau de la Basilique ; du balcon de la chapelle supérieure, où allaient apparaître les chanoines, descendait, au bout d’une longue chaîne, une énorme lanterne de cristal, dont la lumière lançait à peine quelques rayons dans le vaste espace qui l’entourait. En bas, quelques cierges étaient allumés ; ce fut dans le silence et dans ce milieu ainsi préparé mystérieusement que la chapelle de Sainte-Véronique s’ouvrit et que les chanoines présentèrent, pendant quelques courts instants, les reliquaires contenant les objets que j’ai indiqués ci-dessus. Puis ils se retirèrent, le chapitre de Saint-Pierre se releva, rentra dans la sacristie, et le bruit du public, un instant calmé pendant l’ostension, remplit Saint-Pierre de son tumulte habituel. L’effet des reliques ainsi exposées, à la clarté vacillante de quelques cierges, tout le reste de Saint-Pierre restant sombre et mystérieux, est très-puissant.

Cette cérémonie était la dernière de la journée. Certains voyageurs, qui tiennent à tout voir, tombent réellement malades de fatigue ; je rentrai doucement sans pouvoir trouver une voiture au milieu de la foule qui s’écoulait par le pont Saint-Ange, et je griffonne ces notes avant de prendre le repos nécessaire à ma journée de demain.

Toutes les cérémonies du jeudi saint ne sont pas également imposantes. La bénédiction, l’office de la Sixtine, l’ostension des reliques, sont des cérémonies pleines de grandeur : mais le lavement des pieds, la procession des pèlerins et la Cène perdent beaucoup de leur caractère sacré par l’empressement exagéré des curieux qui se conduisent là exactement comme si aucune idée religieuse ne les préoccupait ; le seul but des voyageurs semble être de voir, toute autre idée mise à part, et hommes et femmes se poussent et s’agitent pour parvenir à une meilleure place. Les Suisses font dans cette journée un rude service ; beaucoup parmi eux sont Allemands, et on les choisit de ce pays parce que, dit-on, leur caractère calme et patient les rend, plus que d’autres, capables de supporter les excès des curieux et les insistances indiscrètes et déplacées qui les assiégent.


Ostension des grandes reliques. — Dessin de A. de Neuville d’après M. B. Ulmann.

Il y avait aussi dans les autres basiliques, et dans quelques églises, des cérémonies auxquelles les voyageurs doivent, dit-on, chercher à assister ; mais en présence de tout ce que le Vatican renferme, qui peut penser à aller ailleurs que dans l’espace compris entre la Sixtine et le baldaquin de Saint-Pierre ? Voici, cependant, les cérémonies indiquées : à Saint-Jean de Latran, communion générale du chapitre et exposition de la table de la Cène ; — au Gésù, à Saint-André della Valle, sont disposés des tombeaux pour lesquels luttent de luxe et d’ostentation les chapitres de ces deux églises dont la richesse est renommée ; — à Saint-Pierre enfin il y a, pendant la messe du matin, lorsque l’on est tout occupé de la Sixtine, la communion du chapitre, comme au Latran.

Ludovic Celler.

(La fin à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. page 209.