La semaine sainte à Rome/03

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Troisième livraison
Le Tour du mondeVolume 15 (p. 241-256).
Troisième livraison


Le pape officiant à la Sixtine. — Dessin de A. de Neuville d’après M. E. Delaunay.


LA SEMAINE SAINTE À ROME,


PAR M. LUDOVIC CELLER[1].


1863. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


Séparateur



VENDREDI SAINT.


Office à la Sixtine. — Les crécelles. — Le sermon devant le pape. — Adoration de la croix. — Improperia. — Les voitures à Rome. — Stations au Colisée. — Le Gesù. — Empreinte des genoux de saint Pierre. — Ténèbres à Saint-Pierre. — Les Lamentations. — Manies des touristes. — Adoration des grandes reliques par le pape.
À Monsieur X…,

Ce matin, il y avait office à la Sixtine, office triste, tendant à la représentation de la douleur, comme toutes les cérémonies de cette journée, la plus sombre de la Semaine Sainte. Un usage assez singulier s’est répandu dans Rome. Toutes les boutiques de jouets vendent de petites crécelles ; les enfants romains quêtent quelques baïocchi pour en acheter et se promènent dans les rues en faisant tourner ce joujou peu mélodieux. C’est, dit-on, un souvenir des cérémonies religieuses du moyen âge. Après le jeudi saint, les cloches ne sonnant plus dans les églises et les convents, on se servait, pour appeler aux offices, de cliquettes en bois que l’on agitait ensemble ; la crécelle, plus commode à manœuvrer, était de même employée à cet usage ; je ne pense pas que l’on s’en serve encore dans les cloîtres, mais le vieil ustensile a passé chez le petit monde profane.

Il existe aussi à Rome, un souvenir quotidien de la manière dont on comptait les heures dans l’Église primitive ; il y avait jadis un chandelier à vingt-quatre branches dont on éteignait les lumières d’heure en heure à mesure que les vingt-quatre heures du jour s’écoulaient. Le chandelier à vingt-quatre branches n’existe plus ; mais Rome compte encore les heures de une à vingt—quatre, à partir de la sonnerie du soir de l’Ave Maria.

La chapelle Sixtine était dénudée ; plus d’or ni de broderies ; les costumes des cardinaux étaient violets ; une seule nappe était étendue sur l’autel et les cierges étaient éteints. Le pape entra précédé de la croix, fit ses oraisons et se plaça sur son trône. Ensuite, il y eut une lecture de la Passion, avec les célèbres chœurs de Vittoria d’Avila, composition énergique et très-curieuse comme disposition des voix et répartition des personnages ; puis vint, selon la coutume, un discours prononcé devant le Saint-Père par un mineur conventuel. Cet honneur de parler devant le pape a appartenu successivement à plusieurs ordres ; chacun d’eux cherchait à faire briller l’instruction de ses membres, et l’on cite un orateur, qui en 1481, prononça un discours en latin, en hébreu et en grec, et, durant deux heures, tint attentif tout l’auditoire ; il développa et expliqua en trois langues les mystères de la Passion.

Après le sermon, vint une des cérémonies les plus célèbres de la Semaine sainte : l’adoration de la croix.

Le cardinal célébrant découvre la croix qui est couverte d’un voile noir et la dépose sur un riche coussin. Le pape va le premier faire l’adoration. On lui ôte ses sandales, et, pieds nus, il s’agenouille sur un tapis qui lui a été préparé un peu loin de l’autel, près les cardinaux ; il s’agenouille à trois reprises, avançant chaque fois vers l’autel ; il s’est peu à peu dépouillé de tous ses insignes pontificaux, et lorsqu’il est arrivé à la troisième adoration, auprès du crucifix, il le baise. Avant de se retirer, il dépose sur l’autel une bourse de damas violet contenant 100 scudi d’or romains, soit environ 535 francs de notre monnaie. C’est de cette coutume, pratiquée par le pape, que vient l’usage, dans les églises des campagnes, de déposer une offrande au pied de la croix lors de l’adoration du vendredi saint.

Après l’adoration de la croix par le pape, tous les cardinaux vont à leur tour accomplir la même cérémonie ; ils déposent, sur le plateau de l’offrande, chacun un écu d’or. Après les cardinaux, viennent les patriarches, archevêques et généraux d’ordre ; et lorsque l’adoration tire à sa fin, les cierges sont allumés peu à peu.

C’est pendant que le pape et les cardinaux font l’adoration, que l’on exécute les Improperia de Palestrina. C’est une œuvre d’un caractère triste et l’une des plus remarquables de ce compositeur ; Gœthe regardait les Improperia comme le morceau le plus émouvant de ceux qu’on entend durant les jours saints au Vatican.

Après les Improperia, la procession s’organise, et de même qu’hier elle a porté l’hostie dans le tombeau de la Pauline, de même, aujourd’hui, elle va chercher cette hostie qu’elle rapporte dans la chapelle Sixtine. La messe commence ensuite. Devant assister demain à la messe du pape Marcel, j’ai quitté la Sixtine, et j’ai été voir dans Rome, en attendant les Ténèbres de Saint-Pierre, les cérémonies importantes célébrées ailleurs que dans le Borgo.

Plus que jamais, dans mes longues courses à travers les différents quartiers qu’il me fallut parcourir, j’appréciai l’organisation des voitures publiques à Rome. Elles sont propres, élégantes, et vont vite. Le seul inconvénient est leur prix dans ces journées où abondent les voyageurs fatigués : mais on débat ce prix, car les tarifs ne servent guère de rien ; et il faut reconnaître que si le cocher romain cherche à avoir le plus qu’il peut avant de partir, il est ensuite généralement de bonne foi et ne demande rien en plus du prix convenu, sauf, bien entendu, la bonne-main. La bonne-main doit toujours figurer dans le compte, et le cocher romain, qui se plaindrait de ne recevoir que 4 pauls pour prix de la course, sera satisfait de n’en recevoir que trois suivis d’un quatrième comme gratification.

Je me dirigeai d’abord vers le Colisée ; il y avait chemin de croix et sermon. L’arène du Colisée est divisée en stations, et à chaque petite chapelle, les fidèles agenouillés font leurs oraisons ; la croix incrustée dans le mur, sous l’arcade d’entrée, reçoit aussi les baisers des fidèles ; à cette pratique pieuse sont attachées quelques années d’indulgence.

Du Colisée je me rendis au Gesù où se célébraient les Heures d’agonie ; c’est ce qu’à Paris on appelle les Sept Paroles : chaque morceau de chant est séparé par un sermon, et la cérémonie entière dure à peu près de midi à trois heures. Le Gesù était d’un grand effet ; il était à peine éclairé ; et ses hautes murailles revêtues de marbres et de stucs jaunes, ses autels couverts de lapis, de malachite, d’agates et de bronzes dorés, étaient perdus dans une pénombre mystérieuse.

En quittant le Colisée, et avant d’arriver au Gesù, j’étais entré dans l’église Sainte-Françoise-Romaine, située dans le Forum, près la basilique de Constantin. L’empreinte des genoux de saint Pierre était illuminée ; elle est sous une grille, et scellée dans la muraille ; elle se compose de deux sillons de la largeur du genou, sur une dalle de pierre ; c’est la dalle où saint Pierre était agenouillé quand il pria le ciel de ne pas laisser réussir les expériences de Simon le magicien, et que celui-ci, tombant du haut des airs, se tua dans sa chute ; lorsque saint Pierre se releva, il se trouva que ses genoux s’étaient imprimés sur la dalle.

J’aurais désiré aller à Sainte-Croix de Jérusalem pour assister à l’ostension des clous de la Croix, mais l’heure était trop avancée, et je me serais exposé à faire en vain un long détour.

Vers trois heures, j’arrivai sur la place où de nombreuses voitures stationnaient déjà, après avoir amené les voyageurs et les Romains ; je dis les Romains, car le vendredi saint est le jour choisi ordinairement par eux pour assister aux Ténèbres de la Basilique et à l’Ostension des grandes reliques qui vient ensuite.

Dire qu’il y avait beaucoup de monde dans Saint-Pierre semblerait singulier, car la nef paraît presque toujours vide, tout au plus à demi pleine, alors que la foule s’y est le plus portée ; mais à Saint-Pierre, le nombre des assistants ne peut se calculer comme ailleurs d’après l’encombrement qu’ils produisent ; il faut regarder sur quelques points seulement, là ou ont lieu les cérémonies. Les Ténèbres, qui commençaient à la chapelle dite des chanoines, avaient attiré beaucoup de monde ; il était impossible de pénétrer dans la chapelle même ; la grille qui la sépare du bas-côté de la Basilique avait été faussée par les efforts des voyageurs qui cherchaient à entrer afin de mieux entendre. Il est vrai qu’entendre était difficile ; et cependant, si chacun l’eût voulu, les chœurs de la chapelle de Saint-Pierre auraient pu aisément être entendus de l’autre côté de la Basilique ; il eût fallu pour cela, du silence, de la tenue et du recueillement. C’est dans un jour comme celui-ci, que Saint-Pierre prend une physionomie extraordinaire et que ne peut soupçonner celui qui n’en a pas été témoin. Le long de la grille des chanoines était une foule épaisse, piétinant, s’efforçant d’entrer au plus vite ; dans la nef, une multitude de promeneurs allaient et venaient, causant et riant ; à côté de ces curieux, et au milieu du bruit sourd et continu qui sortait de cette masse de gens, étaient de nombreux fidèles, agenouillés aux diverses chapelles, et faisant leurs dévotions comme si, autour d’eux, le silence eût été complet. Les personnes fatiguées cherchaient à s’asseoir sur les moulures basses des colonnes, et d’autres regardaient les curiosités de la Basilique. Les Romains, habitués à voir, chaque année, les étrangers se conduire ainsi depuis un temps immémorial, ne semblent nullement choqués d’habitudes que d’ailleurs ils partagent, mais les catholiques français ne font pas volontiers la part du caractère italien et sont généralement froissés de tant d’irrévérence.

Je réussis à pénétrer dans la foule qui obstruait la grille de la chapelle des chanoines, et j’écoutai pendant quelque temps l’exécution des Lamentations ; je ne pus malheureusement y demeurer aussi longtemps que je l’aurais désiré ; la chaleur y était réellement intolérable ; je pus néanmoins me rendre compte de la manière dont aujourd’hui la chapelle de Saint-Pierre exécute cette musique. Chaque lamentation était divisée en deux parties ; la première dite par un soprano (du moins dans celle que j’ai entendue), était une phrase à longues notes tenues ; c’était une sorte de récitatif déclamé, sur un mouvement d’une lenteur extrême ; on est surtout étonné de la manière dont les chanteurs prolongent le son qu’ils ont émis, l’enflant, le diminuant, le renflant à volonté, et cela, sans que l’on puisse comprendre comment des poitrines humaines peuvent soutenir, sans reprendre leur respiration, une note ainsi filée. On donne de ce fait une explication trop longue à reproduire ici.

Après cette première partie ainsi débitée par une seule voix, vient une seconde dite par le chœur ; c’est alors une phrase dans le style de Palestrina, fuguée, bien d’aplomb, rhythmée, et qui fait opposition complète avec la première partie. Celle-ci peut appartenir à la tonalité moderne, mais je crois qu’elle doit être écrite en plain-chant, et elle est, selon moi, beaucoup plus remarquable comme expression que la partie fuguée qui la suit.

Je sortis de la foule qui m’enserrait, et j’allai respirer un peu au dehors ; là, je vis quelques voyageurs accomplir les niaiseries qui sont de tradition depuis qu’il y a des voyages en Italie. La partie de la place où sont les fontaines et l’obélisque, est ovale ; chaque ellipse (formant colonnade) a un centre, et de ce centre, marqué par un rond de marbre blanc incrusté dans le pavage, toutes les rangées des colonnes n’en font plus qu’une, chaque rangée étant située sur le même rayon. Quelques personnes s’amusent à amener un touriste inexpérimenté, et à lui faire observer ce joujou de tracé linéaire devant lequel il est d’usage de se pâmer d’admiration. À l’intérieur de Saint-Pierre, ces mêmes personnes engagent des paris sur la grosseur des anges des bénitiers et sur la hauteur où sont placées les colombes incrustées dans les piliers de la nef. C’est ainsi qu’on cherche à oublier la fatigue, et à atteindre l’heure où le pape se rend à Saint-Pierre.

Après les Ténèbres de la Sixtine, le pape descend ; il porte le camail rouge, l’étole et la calotte blanche ; il est suivi des cardinaux qui, dans ce jour, sont accompagnés de leurs familles ; le cortége prend par l’escalier royal. Saint-Pierre a été préparé. La garde palatine forme la haie dans la Basilique, et le chapitre se rend à la grande porte afin de recevoir le Saint-Père. En tête du cortége est la croix processionnelle ; puis viennent : la maison du pape, les suisses, les gardes nobles — le Pape — le sacré-collége. Des siéges avec coussins ont été disposés comme il est d’usage les vendredis ordinaires de carême. Le pape s’agenouille devant la Confession, et aussitôt, on place devant ses yeux, avec la bougie allumée, les prières ordonnées en cette circonstance ; chaque cardinal reçoit aussi un carton portant ces mêmes oraisons ; puis la tribune de Sainte-Véronique s’ouvre, s’éclaire faiblement, et les grandes reliques sont, comme hier, offertes à la vénération des assistants. Bientôt le pape se relève, tous les cardinaux restant agenouillés, et il rentre au Vatican ; après son départ, les cardinaux se lèvent à leur tour et se retirent un à un.

Dès qu’ils furent éloignés, l’assistance, un instant recueillie, reprit son allure agitée ; chacun se dirigea vers les portes de Saint-Pierre, et tous, à pied ou en voiture, regagnèrent leurs habitations. Les Romains étaient venus dans leurs plus beaux équipages ; les Romaines avaient revêtu leurs plus riches toilettes de ville ; c’était une avalanche de soieries claires, de velours et de dentelles ; toilettes généralement riches, mais où le plus souvent manque le goût.

Comme l’ancienne fête de Longchamps en France, les trois jours de Ténèbres sont, à Rome, une occasion de pèlerinage et en même temps de distraction mondaine ; le voyageur est surpris de l’animation passagère que prennent alors les quartiers réservés à la population romaine, si tranquilles d’ordinaire.


SAMEDI SAINT.


Messe du pape Marcel à la Sixtine. — Décoration de la chapelle. — Ordre des assistants. — Nombre des chanteurs. — Baptême au Latran. — Les audiences pontificales. — Bénédiction à domicile. — Acquisitions des voyageurs.

J’ai assisté au dernier office célébré, pendant la semaine sainte, dans la chapelle Sixtine, et la messe que j’y ai entendue terminait dignement les cérémonies précédentes. Je ne sais ce que sera demain la fête de Pâques, mais jusqu’ici ce sont ces cérémonies de la Sixtine qui m’ont paru être les plus imposantes. Tout y est si bien proportionné, peintures, musique, liturgie, qu’on ne trouve qu’un reproche à faire : la présence des voyageurs curieux, trop souvent bruyants, dont les paroles et le costume forment le plus désagréable contraste avec le tableau éminemment artistique qui se développe devant eux. Heureusement ces voyageurs, fatigués, moulus, et qui avaient assisté ces trois derniers jours aux Miserere de la Sixtine, se sont tenus cois chez eux pour la plupart, et ce matin, j’ai pu, assez à l’aise, entendre d’un bout à l’autre la messe du pape Marcel. C’est, selon moi, l’office le plus complet, comme musique, auquel on puisse assister dans la Semaine sainte ; je ne puis développer ici cette partie musicale, ni indiquer les points remarquables de l’œuvre de Palestrina, mais les voyageurs qui ne font pas tous leurs efforts pour assister à cette messe du samedi, se trompent tout à fait ; ils devraient garder pour ce jour un peu de leur empressement extrême aux séances des après-midi du mercredi, du jeudi et du vendredi.

Ce fut le 19 juin 1565 que Palestrina fit exécuter pour la première fois cette messe devant le pape et les cardinaux ; il s’agissait de réformer la musique sacrée que les excès scientifiques du plain-chant avaient presque désorganisée. Palestrina avait écrit trois messes, et la troisième fut celle qui remporta tous les suffrages. Publiée deux ou trois années plus tard, Palestrina l’appela messe du pape Marcel ; ce dernier était mort depuis quelques années, et l’on ne connaît pas la raison qui fit que Palestrina donna à son œuvre le nom du saint-père qui avait eu, depuis sa mort, trois successeurs sur le trône de Saint-Pierre.

La décoration de la chapelle Sixtine est la même que pour tous les offices ; les tentures du trône, de l’autel, varient seules, ainsi que les costumes, selon les cérémonies, mais l’ornementation générale de la chapelle est celle-ci. La chapelle est partagée en trois zones distinctes : la première, formée par le plafond et la partie supérieure des murs latéraux (partie dans laquelle sont percées les fenêtres), est couverte des fresques de Michel-Ange ; la deuxième est formée d’une partie plate des murailles, au-dessous des fenêtres, et cette partie est couverte de peintures de beaucoup inférieures à celles de Michel-Ange ; elles sont de Signorelli, F. Pérugin et Ghirlandajo ; la troisième zone commence au-dessous de ces peintures et va jusqu’à terre ; elle est décorée en trompe-l’œil, et représente des draperies régulières, rattachées par de gros nœuds ; c’est là un système de décoration fréquent à Rome et qui n’est pas des plus gracieux. Heureusement les estrades des assistants ecclésiastiques, le trône du pape, les groupes nécessités par le cérémonial, cachent presque complétement ces draperies sous l’éclat des étoffes et le pittoresque des mouvements. Au fond, le Jugement dernier occupe le panneau tout entier de la chapelle ; le bas seul est un peu caché par une tapisserie, représentant


Pie IX. — Dessin de Émile Bayard d’après une photographie.

l’Annonciation, d’après le Barrochio, et que l’on suspend au-dessus

de l’autel.

Il y a un certain nombre d’années, dans les grandes cérémonies, on décorait les murs de la Sixtine avec les tapisseries dites de Raphaël, et exécutées sur ses dessins ou cartons dont la plus grande partie est au musée de Hampton-Court. Ces tapisseries, conservées avec soin, ont été réunies dans une des galeries du Vatican, à côté de la galerie des Cartes ; elles sont ainsi plus à l’abri de la destruction, mais la Sixtine perd, dans les grandes fêtes, un de ses plus beaux ornements.

Les dispositions étaient les mêmes que celles du jeudi saint. La splendeur des costumes était merveilleuse ; les cardinaux étaient revêtus de la cape rouge qui est d’un si bel effet.

Au Gloria, les cloches, muettes depuis le jeudi, se font entendre ; un clerc sort de la sacristie et vient donner au pape l’alleluia, et les suisses, les massiers et les gardes nobles, qui portaient depuis la veille leurs hallebardes, leurs masses et leurs épées inclinées vers la terre, les relèvent en signe de triomphe.

À chaque partie de la messe, il y a un contraste très-frappant entre les chants purement liturgiques et la reprise des chœurs des chapelains chantant la musique de Palestrina ; aujourd’hui les chœurs ont été très-remarquables ; ou eût dit que pour la messe du pape Marcel, ils s’étaient piqués d’honneur. L’atmosphère était moins étouffante qu’aux Ténèbres du soir, et cette condition de température est à mettre en compte quand il s’agit de voix humaines réunies dans un espace relativement étroit et exécutant une musique à intonations difficiles.

Ces chœurs occupent une tribune grillagée et dorée, prise en partie dans le mur latéral de droite, en regardant le Jugement dernier ; près d’eux est la séparation qui divise les deux espaces réservés, l’un au public, l’autre au clergé placé dans une sorte de carré, distribué comme suit : au fond, au milieu, est l’autel ; à gauche, appuyé au mur latéral, est le trône du Saint-Père. Près ce dernier, à sa gauche et à sa droite, sont deux diacres ; au fond, entre le trône et l’autel, se tiennent le sacristain portant la croix pontificale, les patriarches et les évêques assistants ; sur les marches du trône est assis le prince assistant ; au fond, à droite de l’autel, sont les chapelains du cardinal célébrant ; devant l’autel est le cardinal officiant, avec le diacre et le sous-diacre ; en avant encore, la maison du pape ; puis, à certaine distance, bordant la chapelle et regardant le trône et l’autel, sont les siéges pour les cardinaux, les ambassadeurs, les supérieurs d’ordres, le gouverneur de Rome. Chacun de ces hauts dignitaires est accompagné d’un ou deux caudataires ou servants dont les costumes plus simples concourent néanmoins à la splendeur colorée de la chapelle.

Encore un dernier mot sur les chanteurs. Leur nombre est environ de trente à trente-cinq, répartis dans cette proportion : deux basses et deux contraltos pour un ténor et un soprano ; les basses sont parfois superbes et descendent, dit-on, comme les basses russes, jusqu’à l’ut grave. Les parties élevées sont exécutées par des soprani et des ténors qui se sont fait une voix de faucet, et s’exercent à reproduire les effets si vantés de la musique des siècles derniers.

Quelques voyageurs quittent la Sixtine pour aller au Latran, où, le samedi matin, ont lieu — l’ordination, dans la Basilique, — et le baptême des convertis, dans le baptistère de Constantin. Après ces cérémonies, on expose les reliquaires contenant les têtes de saint Pierre et de saint Paul.

À la basilique Saint-Pierre, il y a la bénédiction du feu nouveau et des fonds du baptême ; ces cérémonies sont intéressantes ; mais qui peut se résoudre à quitter la Sixtine, surtout quand on peut y entendre la messe du pape Marcel ?

La journée du samedi saint pouvait être considérée comme terminée après la messe de la Sixtine ; mais il y a cependant encore diverses cérémonies auxquelles le voyageur peut et doit vouloir assister ; les plus intéressantes sont la bénédiction à domicile et l’audience solennelle du pape. Le mot de « cérémonie » est impropre pour désigner cette réception officielle des fidèles par le Saint-Père ; mais parmi les voyageurs qui tous à l’envi cherchent à être admis, cette audience du samedi a pris rang parmi les cérémonies de la semaine sainte.

Il est difficile de se figurer les nombreuses et instantes demandes que font les voyageurs pour avoir des lettres d’entrée à cette audience pontificale. À cette époque de l’année, les journées du Saint-Père sont si laborieuses et le nombre des pétitions est si considérable, qu’il n’y a pas à songer à demander une audience particulière. Même en temps ordinaire, l’audience particulière est difficile à obtenir ; afin d’éviter les importunités inutiles, il est d’usage de ne plus en accorder que sur une demande apostillée par un personnage influent et connu à Rome. La réponse est apportée à domicile, et contient l’indication du jour et de l’heure à laquelle le pétitionnaire sera admis près du Saint-Père ; l’admission n’est autorisée que pour les personnes spécialement et nommément indiquées dans la lettre de demande et dans la réponse envoyée. S’il n’y a que des hommes, le pape reçoit dans ses appartements du Vatican ; s’il doit recevoir des dames, il donne audience dans une petite galerie, à l’angle de la rampe des jardins du Vatican, du côté de la Sixtine ; située dans l’étage supérieur à celui de l’appartement Borgia, cette galerie est juste au-dessus de celle qui contient les Noces Aldobrandines. Pour y arriver, on monte l’escalier royal, on passe sous la Sixtine au travers des contreforts qui la soutiennent au nord ; puis, après un circuit assez long, on arrive, guidé par un valet habillé de rouge, dans les salons qui font suite aux chambres de Raphaël. Le salon où l’on attend contient deux grandes peintures modernes représentant, l’une, la canonisation des martyrs japonais dans Saint-Pierre, l’autre, l’écroulement du cloître de Sainte-Agnès hors les murs, la où le pape, le sacré-collége et les fonctionnaires supérieurs furent miraculeusement préservés de tout mal en descendant, avec le plancher défoncé, d’un étage à l’autre. Lorsque le moment de l’audience est venu, un camérier vient chercher chaque personne ou groupe de personnes et les conduit jusqu’auprès du Saint-Père, que l’on n’approche ordinairement qu’après trois génuflexions successives.

Pendant la Semaine sainte, les hauts personnages étrangers sont à peu près les seuls qui puissent obtenir la faveur des audiences particulières, et tous les efforts des voyageurs tendent à entrer aux audiences solennelles ; le nombre des personnes admises est ordinairement de sept à huit cents chaque fois ; les protestants eux-mêmes s’agitent pour y trouver place, et l’on raconte qu’aujourd’hui le pape, qui, soi-disant, ignore ce petit manége, a dit finement « qu’il donnait aux uns et aux autres sa bénédiction, aux uns comme à ses enfants, aux autres pour leur ouvrir les yeux, à tous du plus profond de son cœur. »

Voici quel est le cérémonial de ces audiences. Les personnes autorisées et munies de lettres se réunissent dans la grande galerie des Cartes, au Vatican ; les dames et les hommes sont en tenue d’étiquette ; le majordome range tous les assistants sur deux longues lignes, et lorsque le Saint-Père arrive, il parcourt lentement les rangs qui s’agenouillent sur son passage ; un secrétaire lui indique, à mesure qu’il s’avance, les noms des postulants et l’objet de leurs vœux ; parfois le pape adresse quelques mots aux personnes près desquelles il se trouve. Lorsqu’il est arrivé au bout de la galerie, il monte sur un trône qui lui a été préparé ; il fait une courte allocution et donne sa bénédiction pontificale. Il se retire ensuite.

Passant à d’autres sujets, nous ne devons pas oublier la bénédiction à domicile ; elle se donne à tous les appartements et dans toutes les maisons. C’est un usage qui existe, il me semble, dans une partie du midi de la France, où l’on bénit les maisons, si ce n’est régulièrement chaque année, du moins lors de certaines solennités de famille. Un prêtre, suivi d’un enfant de chœur, monte dans les maisons de sa paroisse ; il entre dans tous les appartements, et circule, bénissant les chambres, les meubles, les ustensiles, les provisions et les habitants. Ordinairement, sur la table des cuisines romaines, on prépare une corbeille pleine d’œufs que l’on mange le jour de Pâques. Toutes les maisons de Rome reçoivent ainsi cette visite du curé de leur paroisse.

Les voyageurs sont rarement de retour chez eux lorsque, le samedi, la bénédiction pascale se donne à domicile. Aussitôt les cérémonies de la Sixtine, de Saint-Pierre et du Latran terminées, on songe à l’audience solennelle, et ceux qui n’ont pas le bonheur d’être au nombre des élus, font les visites obligatoires dans les magasins qui vendent aux touristes les menus souvenirs qu’on se croit généralement obligé de rapporter de Rome.

Le chiffre des acquisitions faites chaque année par les voyageurs est énorme ; certaines industries romaines ne fabriquent qu’en vue de la saison où viennent les touristes dont elles vivent exclusivement. Les produits s’adressent à une masse considérable de personnes, et, comme toujours dans des circonstances semblables, l’art n’en peut que souffrir ; la plupart des produits sont de mauvais goût et d’une banalité déplorable. Les photographies et les gravures sont parfois belles, mais il faut savoir les choisir. Le voyageur, ordinairement, aime beaucoup les bijoux, surtout les camées et les mosaïques ; on lui vend alors sous ces deux formes les productions les plus mauvaises ; à Rome, on fait de la mosaïque partout ; il n’est pas rare d’apercevoir chez un marchand de vin, chez un épicier, les garçons faire de la mosaïque en attendant les clients. Il y a quelques maisons où les bijoux sont très-remarquables, mais la plupart des voyageurs qui veulent avoir quelque chose à effet et coûtant peu, s’adressent à des marchands qui tiennent fort peu au bon goût et auxquels d’ailleurs la modicité des prix rendrait difficile une meilleure fabrication. D’ailleurs, pourquoi changeraient-ils leur genre de commerce ? Voilà cinquante ans qu’ils vendent les mêmes objets ; on les vendra cinquante ans encore. Aussi les bagages qui quittent Rome renferment-ils d’ordinaire tous la même broche, le même bracelet portant la même devise, le même monument. À côté de ces objets mondains, se trouvent les chapelets et les médailles, qui sont les objets qu’on rapporte de préférence aux personnes pieuses ; il ne saurait s’élever à leur propos aucune question de goût ou de mode ; le modèle est un et ne change pas ; le prix seul diffère ; il y a des chapelets depuis un franc la douzaine jusqu’à mille francs la pièce, et le voyageur qui voudra rapporter une petite provision de ces menus objets, devra aller près la Minerve, via Santa Chiara ; il y a là, chez Mme R. Mercurelli, un commerce énorme et très-curieux de menus livres, gravures, photographies, chapelets et autres objets spécialement religieux. J’ai fait, dans ce quartier, ma visite et mes petites acquisitions, et je suis revenu par le Panthéon, puis par le Corso ; partout les confiseurs, nombreux à Rome, décorent leurs boutiques de sucres colorés représentant l’Agneau pascal, le petit saint Jean et le petit Jésus tenant un oriflamme.

À demain la grande journée de Pâques.


DIMANCHE DE PÂQUES.


Le matin. — Tribune dans Saint-Pierre. — Public. — Décorations passagères de Saint-Pierre. — Entrée du pape. — Cortége. — Les quatre tiares. — Les épées suisses. — Les éventails. — Messe. — Élévation. — Communion par le chalumeau. — Départ trop rapide du public. — Vue de la place. — Bénédiction solennelle. — Défilé des grands personnages. — Illumination de la coupole. — Les filous italiens.

À cinq heures du matin, je sautais hors de mon lit ; les salves d’artilleries tirées au Fort Saint-Ange faisaient trembler les vitres de ma fenêtre, et je tenais à me rendre de grand matin à Saint-Pierre, non pour m’assurer une place à l’avance, mais pour bien voir

la physionomie du public voyageur dans cette dernière

Le pape donnant audience dans la salle du Trône. — Dessin de H. Clerget d’après une photographie.


grande fête des jours saints. Le temps nécessaire à ma toilette et à un léger déjeuner firent que j’arrivai seulement à Saint-Pierre vers 7 heures ; j’avais compté sans l’acharnement des dames, et je ne vis rien de l’entrée ; toutes étaient installées dans les tribunes de la Basilique. J’ai appris depuis qu’avant 5 heures, la queue s’était déjà établie sous le vestibule de Saint-Pierre, et, uniquement formée de dames en grande toilette noire, avait attendu patiemment l’ouverture des portes. À cet heureux moment les dames s’élancèrent, et toutes, s’aidant ou luttant entre elles selon leurs sympathies ou leurs répulsions pour leurs voisines, remplirent en un moment les tribunes qui sont de chaque côté de la Confession ; les huissiers, méconnus, durent se résigner à les aider complaisamment à gravir les gradins au lieu de chercher à opposer une barrière impossible à leur pétulance. Mais toutes ne purent trouver place sur les grandes estrades, et un grand nombre d’infortunées durent rester debout, au-dessous de leurs heureuses compagnes ; il faut noter qu’au moment de l’ouverture il était 6 heures du matin, et que ces dames avaient maintenant à rester encore debout jusqu’à la fin de le messe, c’est-à-dire vers midi ou midi et demi. Quelques-unes plus heureuses que d’autres, possédaient des billets de la tribune militaire française où l’on pouvait disposer de quatre-vingts places environ. Le privilége cessant avec l’occupation de Rome, les dames françaises, qui assisteront désormais aux cérémonies de la Semaine sainte, seront au désespoir de la disparition de cette tribune dont les officiers répartissaient les billets autant que possible parmi les Françaises en résidence à Rome ; il est vrai que cette tribune est excellente ;


La grande bénédiction de Pâques sur la place Saint-Pierre. — Dessin de H. Clerget d’après une photographie.

elle n’est séparée de l’autel que par une distance de

6 à 8 mètres, et elle est située tout à fait sur l’axe du transept droit ; ajoutons à ces avantages de position que lors des cérémonies, si l’office commence à 10 heures, les privilégiées, pourvues de billets, peuvent en toute sécurité n’arriver qu’à 9 heures 3/4. Hélas ! pourquoi les hommes n’ont-ils pas aussi une petite tribune réservée à leur usage ; je suis resté debout depuis 7 heures du matin jusqu’à midi et demi sans possibilité de m’adosser quelque part ; mais n’anticipons pas.

J’avais pris une voiture pour me rendre à Saint-Pierre, et tout le long de la rue Tordinona et du Borgo, on eût dit deux processions ; une moitié des voitures allaient dans un sens, une moitié dans l’autre ; celles qui se dirigeaient vers Saint-Pierre étaient invariablement garnies d’un monsieur en habit noir, en cravate blanche, accompagnant une dame en noir ou d’autres personnages habillés comme lui ; les voitures, qui revenaient vers Rome, étaient vides et se hâtaient pour aller chercher de nouveaux clients. Le fort Saint-Ange était pavoisé, les troupes pontificales avaient à leurs casques de petites branches vertes en signe de réjouissance ; la garde palatine était en grande tenue et les simples soldats semblaient être leurs officiers, tant ils brillaient.

J’eus le temps de voir préparer le mobilier ecclésiastique en attendant l’heure de l’office. Le changement depuis le vendredi saint était extraordinaire et formait un contraste frappant ; au lieu de l’autel sombre et nu, il y avait un autel étincelant de broderies et de dorures ; un retable magnifique le garnissait ; les reliquaires les plus précieux brillaient sur l’autel et les cierges de la Chandeleur, splendidement décorés, luttaient de couleurs avec un énorme cierge pascal placé près de l’autel dans un candélabre d’un grand style renaissance.

Pour certaines cérémonies, Saint-Pierre est décoré d’une manière très-bizarre. Lors de la canonisation des martyrs japonais, les grands arceaux, qui font communiquer la nef avec les bas côtés, n’avaient pas été laissés nus et simples ; on avait ajouté, à côté des piliers, des colonnes corinthiennes réunies par des plates bandes ornées, décorées de draperies et enguirlandées de lustres. En 1712, on raconte, que pour la glorification de plusieurs saints, une sorte d’estrade, de scène, avait été dressée dans l’abside de Saint-Pierre ; et ce fut sur cette estrade que le pontife procéda, entouré de ses cardinaux, à la proclamation de la sainteté de certains martyrs ; le dessin du théâtre existe, avec le nom de théâtre, dans les cérémonies religieuses de Picart, publiées au siècle dernier.

Revenons à la cérémonie du jour. Les dames, qui étaient restées debout, commençaient à souffrir réellement de la fatigue ; deux d’entre elles s’évanouirent et furent emportées. Quelques anglaises prévoyantes avaient dans leurs poches des pliants microscopiques introduits en fraude ; celles-là du moins purent s’asseoir un peu et n’eurent pas le chagrin d’être réduites par le malaise à quitter Saint-Pierre après tant de peines sans assister à la solennité religieuse de ce jour.

La haie s’était formée dans la Basilique ; les gardes palatins et l’infanterie pontificale attendaient le Pape, et les rangs des soldats s’étendaient depuis le portique de Constantin, au bas de l’escalier royal, jusqu’à la hauteur du Saint-Pierre de bronze dans la nef ; là, les suisses en grande tenue faisaient le service. Les cardinaux, les prélats s’étaient réunis au Vatican, et l’arrivée de ces hauts personnages, avec les carrosses de gala, est un des spectacles les plus curieux du jour ; les voyageurs qui n’osent braver la longue attente dans Saint-Pierre ou qui ont déjà assisté à la messe de Pâques, ne manquent jamais de se placer sur le passage des cardinaux.

Vers 10 heures, le Pape descendit l’escalier royal, porté sur la sedia ; la grande porte s’ouvrit et le cortége entra dans la Basilique. Pour la première fois la musique militaire, placée dans le vestibule haut de Saint-Pierre, accompagnait l’entrée du cortége. Je n’ai pas indiqué, le jour des Rameaux, l’ordre exact de la procession ; voici la liste des personnages composant la suite du Pape, dressée d’après les indications de M. l’abbé de Montaut, dans son Annuaire liturgique et d’après Cancellieri :

Un maître des cérémonies. — Les procurateurs ou procureurs (ils répondent à peu près à nos avocats et sont officiellement nommés pour étudier les principales causes). — Le prédicateur apostolique (il prêche les mercredis et vendredis du carême, souvent devant le Pape qui se tient derrière une grille). — Le confesseur de la famille papale. — Les procureurs des ordres religieux en costumes. — Le joaillier du Vatican, précédant des bussolanti porteurs des tiares posées sur des coussins. — Les chapelains portant les mitres. — Les massiers. — Les camériers avec l’épée, la fraise, le pourpoint et le petit manteau. — Les chapelains chanteurs. — Les abréviateurs (secrétaires chargés de résumer les lettres reçues au Vatican). — Les auditeurs de rote et les maîtres du palais. — Les abbés mitrés. — Les évêques, archevêques, patriarches, cardinaux diacres, cardinaux prêtres, cardinaux évêques. — Les conservateurs, le prince assistant, le gouverneur de Rome. — Le capitaine des suisses. — L’état-major de la garde noble, le général des troupes papales. — Les huissiers, massiers et suisses.

Le Pape s’avance sur sa sedia, la tiare en tête, couvert du dais, entouré de ses éventails ; à côté de lui marchent les suisses portant les sept épées des cantons suisses.

Après le Pape vient sa maison, puis les généraux d’ordres religieux et le chapitre de Saint-Pierre.

Il est difficile de se faire une idée de la richesse de ce cortége ; les cérémonies qui ont eu lieu depuis les Rameaux ne peuvent en donner la moindre idée ; l’Église romaine développe, pour la fête de Pâques, toute la splendeur qui est en son pouvoir, et cette journée mérite à elle seule la peine que se donnent chaque année plusieurs milliers de catholiques se rendant à Rome uniquement dans le but d’assister à la messe Pontificale.

Les suisses accompagnent aussi le cortége et sont disséminés sur les côtés de la procession ; au lieu du pourpoint ou de la cuirasse unie, ils portent cuirasse et casque damasquinés d’or ; les archevêques sont en pluvial blanc frangé d’or, et les patriarches grec et arménien resplendissent sous leurs costumes brodés, en style byzantin, des dessins les plus riches ; les cardinaux portent la mitre blanche ; les conservateurs de Rome ont la toge de drap d’or ; le capitaine des suisses est revêtu d’une armure complète damasquinée comme la cuirasse de ses soldats ; les gardes nobles sont en rouge avec grandes bottes et culottes blanches ; tout le chapitre de Saint-Pierre et en rouge et hermine.

Le chœur de la chapelle pontificale chantait le motet : Tu es Petrus.

Les tiares, portées par les bussolanti, attiraient tous les regards ; elles sont d’une richesse extraordinaire et l’une d’elles, donnée au pape Pie VI par Napoléon Ier, a coûté, dit-on, près d’un million de francs ; ces tiares, au nombre de 3, sont placées sur l’autel pendant la messe ; avec les candélabres dessinés par Michel-Ange, avec les reliquaires, les statues dorées de saint Pierre et saint Paul et les accessoires nécessaires au culte, elles complètent un mobilier ecclésiastique d’une richesse inouïe, et généralement du style le plus parfait jusque dans les moindres détails. Ces tiares portent 3 couronnes qui ont une signification ; elles sont en même temps une allusion à la Trinité et aux trois vertus théologales, et signifient que le Pape est revêtu des dignités de Père, de Roi et de Vicaire de Jésus-Christ. Au reste cette triple couronne, accessoire noble et riche, a donné lieu à bien des discussions et à bien des interprétations. Dans les premiers temps où les Papes ont porté la tiare, il n’y avait qu’une couronne ; plus tard il y en eut deux et elles signifiaient, dit-on, le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel ; un peu plus tard encore, la tiare porta 3 couronnes, et depuis ce temps elle n’a plus changé. En Italie on l’appelle le Trireguo.

Le pape Saint-Sylvestre, en 336, passe pour avoir le premier porté une couronne sur la tiare ; Boniface VIII, mort en 1303, ne portait lui-même encore qu’une couronne. Clément V et Jean XXII en portaient deux (et c’est alors que la double couronne aurait symbolisé les deux trônes de Rome et d’Avignon). — Urbain V, mort en 1370, portait le triple diadème, et depuis lui, ses successeurs l’ont aussi porté. Ces renseignements ont été en grande partie tirés des collections d’anciennes peintures et des vieilles mosaïques, surtout de celles qui existaient à la basilique Saint-Paul hors les murs et qui ont malheureusement disparu dans l’incendie de 1823. Quant à la tiare elle-même, sa forme n’aurait pas toujours été la même, et aurait consisté, lors des premiers temps de la papauté, en un bonnet bas, fait de pourpre, avec des fanons pendants.

Le nombre des tiares d’étiquette et de luxe est de quatre. — 1o Celle que j’ai indiquée ci-dessus, donnée par l’empereur Napoléon Ier en 1805 : elle est garnie de diamants, saphirs, émeraudes, rubis et perles ; son poids est de 8 livres ; — 2o la seconde a été achetée sous Grégoire XVI ; elle est moins riche et pèse 3 livres (c’est sans doute, vu sa légèreté, celle que le Saint-Père porte en tête) ; — 3o la troisième a été donnée par la reine d’Espagne en 1854 ; elle est ornée de 18 000 diamants et 1 000 pierres précieuses ; elle ne pèse que 3 à 4 livres ; — 4o la quatrième a été donnée par la garde palatine en 1860, lors de l’anniversaire du couronnement du Saint-Père.

Les épées des cantons rappellent le dévouement des suisses pour le saint-siége pendant le seizième siècle. — Ce sont de longues et lourdes épées flamboyantes dites épées à deux mains. Cette arme se marie fort bien avec le costume de la garde suisse, comme au reste tous les accessoires de ce jour ; quoi qu’en dehors de nos habitudes, ils semblent tout naturels ; on se sent transporté dans un monde exceptionnel, qui n’a pas changé, et a conservé intacts, au milieu de notre civilisation moderne, ses cérémonies, son étiquette, ses idées et ses costumes.

Les éventails sont un reste de l’ancien flabellum employé dans l’Église primitive pour agiter l’air autour des éléments de la communion ; ils sont devenus un ornement du cortége pontifical ; on les fait avec les plumes des paons et des autruches appartenant au Saint-Père, et que l’on peut voir dans les ménageries réservées du Quirinal.

Longtemps avant l’arrivée du cortége, les corps diplomatiques, les personnages officiels, s’étaient réunis dans l’abside ; et lorsque le Pape, s’étant assis sur son trône, un ordre parfait se fut établi dans ce long espace rempli de monde, les yeux furent émerveillés de la splendeur et de la grandeur solennelle de cette admirable cérémonie.

L’office se célèbre comme aux Rameaux, mais tout affecte une allure majestueuse. Je ne sais qui a tout réglé, mais l’art ne peut être poussé plus loin ; j’emploie le mot art avec intention, car lorsque la dignité des mouvements, l’équilibre des groupes, l’ensemble des couleurs, l’alliance profonde du cérémonial avec l’idée religieuse, sont portés à ce point, cela peut s’appeler de l’art et du grand art.

Une fois le pape assis sur son trône, il prit une mitre de drap d’or, (le pape ne conserve pas la tiare alors qu’il se dispose à approcher de l’autel), et les cardinaux, évêques, patriarches, vinrent à l’obédience, c’est-à-dire, embrasser le genou ou le pied du saint-père, selon leur rang et leur dignité. Puis le pape procéda à sa toilette, appelée la vêture des habits sacrés. Le costume qu’il revêt, blanc et or, est superbe ; il descend du trône, et monte à l’autel, mais d’abord il embrasse deux cardinaux diacres (les plus jeunes) qui se trouvent sur son passage ; ce cérémonial rappelle la première entrevue de Jésus-Christ et de ses disciples après la résurrection.

Je ne puis suivre pas à pas la messe entière que le saint-père, assisté du cardinal *** dit avec la plus majestueuse grandeur au milieu de ce cadre magnifique dont je n’ai pu indiquer que les principaux traits. Mais je dois parler de deux moments très-célèbres de cette messe de Pâques.

À l’élévation, le pape se tourne successivement vers les quatre points cardinaux, fait la consécration et se retire sur son trône. Pendant qu’il présente l’hostie au ciel, la musique des gardes nobles fait entendre une harmonie militaire. Je regrette que le choix du morceau exécuté n’ait pas été mieux dirigé ; c’était une cavatine italienne, jouée très-adagio, mais dont le style ne s’harmonisait. pas avec la majesté du service divin ; une phrase courte, nette, grandiose, comme Beethoven, Bach ou Mendelshonn savaient les faire, serait bien plus émouvante et l’effet en serait réellement prodigieux. L’orchestre militaire est invisible ; il est placé dans le haut de la coupole ; l’éloignement adoucit beaucoup les sons et leur donne une allure mystérieuse ; que serait-ce donc si la musique était réellement religieuse ! L’impression est cependant belle et d’autant plus saisissante que l’on n’a pas coutume d’entendre de musique instrumentale dans Saint-Pierre. Les voyageurs, race crédule s’il en fût jamais, ont adopté à propos de cette musique une tradition à laquelle il est impossible de les faire renoncer. Ils prétendent que le jour de Pâques, on place dans la coupole des musiciens porteurs de longues trompettes en argent, faites sur le modèle des trompettes que les anges portent dans les jugements derniers. Ils ne peuvent penser que l’effet produit vienne simplement de l’éloignement et de la douceur des sons ; il leur faut de toute nécessité la fable des trompettes d’argent. C’était la musique des gardes nobles ; musique au reste exercée et choisie, entretenue aux frais des gardes nobles eux-mêmes ; seule, elle a le droit de jouer dans ces cérémonies et parfois ainsi dans les jardins du Vatican, quand le saint-père le désire.

Après la consécration, le cardinal diacre envoie au pape l’hostie avec laquelle il communiera. L’hostie est partagée sur l’autel et posée sous une astérisque d’or ; le pape se communie assis et donne, assis, deux fractions de l’hostie au diacre et au sous-diacre restés debout. Puis le diacre retourne à l’autel et envoie au saint-père le vin versé dans le calice ; il y joint le chalumeau d’or. L’usage du chalumeau était général dans l’église chrétienne primitive ; fabriqué d’après des lois particulières, il restait dans le calice, et le célébrant l’offrait à la bouche des fidèles qui aspiraient le vin de la communion ; l’hostie ayant été généralement adoptée dans l’église catholique, l’usage du chalumeau tomba peu à peu en désuétude et je crois qu’il ne reste plus de trace de cet usage, si ce n’est à Rome dans les messes pontificales de Noël, Pâques et la Saint-Pierre. Le chalumeau envoyé au pape est en or ; le saint-père absorbe une partie du vin, le diacre à l’autel en absorbe une seconde partie en se servant du même bout du chalumeau ; puis le sous diacre hume, par les deux bouts du chalumeau, le vin qui reste au fond du calice. Ainsi le pape, le cardinal diacre officiant et le sous-diacre, communient seuls suivant cet ancien cérémonial qui étonne beaucoup un certain nombre de voyageurs. Ce rite, dans lequel le pape communie assis, et donne l’hostie aux officiants restés debout, rappelle Jésus donnant la Pâque à ses disciples, et aussi les Israélites, mangeant, debout et à la hâte, quelques provisions avant de sortir de l’Égypte.

C’est tout au plus si les voyageurs pressés de se rendre sur la place et d’y arriver en bon rang, laissèrent au saint-père le temps de communier au milieu du recueillement ; chacun gagna le vestibule, et cette conduite était irrévérencieuse. On entendit bientôt des cris près des grandes portes ; les dames, trop serrées par la foule, s’évanouissaient de plus belle. Parmi les traditions adoptées par la crédulité voyageuse, il en est une qui rapporte qu’une jeune anglaise fut écrasée sous la porte de Saint-Pierre un jour de Pâques ; depuis ce temps, quelques dames tremblent au moment de la sortie et crient d’avance sans qu’il y ait le moindre danger. D’ailleurs, il est inutile de se tant hâter ; pendant que le pape remonte à la loggia, on a fort bien le temps de sortir sur la place ; puis, outre l’inconvenance de se bousculer autour de l’autel pendant la communion, le voyageur qui quitte ainsi Saint-Pierre perd une cérémonie intéressante. Lorsque le pape descend de l’autel, le cardinal archiprêtre de la Basilique, escorté d’une partie du chapitre, s’approche et présente à Sa Sainteté une bourse contenant trente Jules d’or (ancienne monnaie), comme rémunération, suivant un antique usage, de la messe qu’il est venu chanter dans Saint-Pierre. Le pape accepte l’offrande ; et cette offrande, remise au caudataire du cardinal diacre assistant, retourne au chapitre qui remet en échange, au caudataire, un cadeau d’argent dont j’ignore la valeur.

Avant de quitter Saint-Pierre, le pape adore les Grandes reliques dont on fait une courte ostension, puis il se dirige vers la galerie supérieure du vestibule. C’est en ce moment qu’il faut mettre à profit ses connaissances de la topographie du Vatican et de ses aboutissants pour ne point perdre de temps et arriver sur la place pour la bénédiction.

Un spectacle extraordinaire m’attendait à la sortie ; ce n’était plus comme le jeudi saint où la place paraissait vide ; la foule était compacte depuis le vestibule jusqu’aux rues débouchant du Borgo ; il y avait des curieux partout, jusque sur les toits du Vatican, à une hauteur à donner le vertige ; toutes les fenêtres étaient occupées, même celles de la façade de Saint-Pierre ; il y avait des hommes sur les cloches qui allaient bientôt se mettre en branle ; les objectifs des photographes brillaient sur les combles des maisons ; jamais je n’aurais cru possible de réunir sur la place Saint-Pierre une pareille fourmilière humaine ; piétons, chevaux, soldats, voitures, paysans, voyageurs, tous étaient serrés, pressés les uns contre les autres, et toute cette foule, éclairée par la lumière pure et éclatante du ciel romain, paraissait resplendissante. Sur les marches et le terre-plein de la Basilique, étaient


Groupe de paysans sur les marches de Saint-Pierre. — Dessin de A. de Neuville d’après M. E. Delaunay.

des étrangers, des Romains, des paysans, des religieux,

tous fraternellement serrés ensemble ; puis au-dessous, venait l’armée française, divisée en deux vastes carrés, avec l’état-major au centre en avant de l’obélisque ; près de l’obélisque, les habitants des faubourgs de Rome, en costumes, occupaient leur place traditionnelle ; à droite et à gauche, se tenait l’armée pontificale ; en arrière, venaient la cavalerie, l’artillerie, puis toutes les voitures romaines sur lesquelles s’élevaient des pyramides humaines. Qui n’a pas vu la place Saint-Pierre avec ses édifices ainsi bourrés de monde ne peut se faire une idée d’un pareil spectacle.

J’avais réussi à me placer au haut de la pente qui joint l’escalier à la place, un des bas degrés, et en avant du front des troupes françaises ; la loggia était encore vide. Bientôt y apparurent les porteurs des tiares qui les déposèrent sur la balustrade, puis les cardinaux, deux à deux, défilèrent après avoir regardé la place, et le pape, porté sur sa sedia, fut déposé sur le massif destiné à le soutenir. Il se tint assis, lisant en chantant jusqu’aux mots « et Benedictio ; » ensuite il se tint debout, éleva ses mains en l’air et donna la bénédiction en les ramenant sur la foule ; c’était le même cérémonial que lors du jeudi saint, mais avec beaucoup plus de pompe dans les ornements pontificaux ; le temps serein, clair, inondait tout d’une lumière intense, et la foule répondit à la bénédiction par une chaleureuse ovation qui, me sembla-t-il, illumina doucement le visage du saint-père ; il donna une seconde fois la bénédiction, et disparut pendant que le canon tonnait toujours au château Saint-Ange et que les cardinaux jetaient sur la place les deux feuilles portant le bref d’indulgence.

La messe de Pâques, la bénédiction qui la suit, forment réellement un ensemble imposant et merveilleux.

Je m’assis sur les marches de la Basilique et, avec quelques milliers de curieux, j’assistai au défilé des cardinaux et des grands personnages qui sortaient de Saint-Pierre et du Vatican. Les voitures venant soit de la cour Saint-Damase, soit de la sacristie, passaient forcément en biais devant moi. Nous ne nous figurons plus en France ce que c’est que ces grands cortéges officiels disparus avec le siècle dernier ; on eût dit aujourd’hui que l’on assistait à la fin d’une cérémonie où figuraient les cours européennes du dix-septième siècle ; carrosses, laquais, costumes, ornements, tout prêtait à l’illusion.

Les carrosses des cardinaux surtout sont splendides ; ils sont rouges, avec armoiries, devises ou emblèmes ; dorés dans le haut et couronnés comme d’un fronton ouvragé, ils ont des glaces énormes qui laissent apercevoir, au dedans, le cardinal en grand costume, assis sur la banquette du fond, et devant lui son secrétaire et son caudataire. Sur le siége, trône un énorme cocher galonné, doré, empanaché, à perruque blanche ; derrière, s’étagent trois ou quatre laquais à bas blancs, à livrées assorties avec celle du cocher ; les chevaux, richement harnachés, ont, selon la dignité de leurs maîtres, de gros pompons de soie bleue ou rouge sur la tête ; et derrière ce carrosse de cérémonie, en viennent deux autres un peu moins luxueux, mais garnis de laquais en même livrée.

Les ambassadeurs ont, selon leur goût, leur fortune, leur budget, des livrées plus ou moins brillantes ; il y a généralement lutte entre les ambassadeurs pour représenter leurs puissances respectives avec le plus d’éclat possible, et les livrées sont le plus souvent choisies dans les couleurs claires, fragiles ; elles sont couvertes de broderies de soie et de métal ; livrées délicates, changeantes, facilement détériorées, et prouvant combien l’argent coûte peu aux pays qui en affublent les domestiques de leurs représentants. Aujourd’hui défilent devant moi des livrées blanches, bleu de ciel, orangées, roses, vertes, couvertes de galons d’or et d’argent.

Les princes romains, les grands dignitaires, les personnes riches, rivalisent aussi d’élégance avec les ambassadeurs et les cardinaux ; l’Italie ne craint pas la couleur comme nos pays du nord et de l’occident où le noir est de fête et envahit jusqu’aux costumes officiels ; il faut avouer que ce défilé d’équipages est un plaisir pour les yeux ; jamais je n’ai assisté à un défilé aussi long et aussi réussi que cette sortie du public de Saint-Pierre, et l’ensemble a certainement grand air, bien que les détails prêtent souvent à la critique.

Depuis une heure jusqu’à quatre, les équipages succédèrent aux équipages ; la foule ne semblait pas bouger, et je me demandais avec stupéfaction si, au lieu de voir tout ce monde quitter la place, je n’avais pas, au contraire, assisté à son arrivée, tant l’espace était toujours plein.

Les paysans italiens déjeunaient philosophiquement de galettes dures et de brocolis froids, triste nourriture devant les splendeurs qui défilaient devant eux ; j’avais faim et je pensai au retour ; je me glissai sur la chaussée, derrière un des carrosses des sénateurs, et allant doucement, m’arrêtant quand la voiture s’arrêtait, j’arrivai au pont Saint-Ange ; la circulation des trottoirs était impossible ; la foule y était compacte, et je pense qu’elle prenait déjà place pour voir l’illumination de la coupole. Je me reposai chez moi, et laissai les gens infatigables aller assister aux ostensions des reliques à Sainte-Marie-Majeure, à Saint-Jean-de-Latran et à Sainte-Praxède.

Vers sept heures et demie du soir, je me dirigeai vers l’Académie de France, afin de voir l’illumination de la coupole ; c’était un peu loin de la Basilique, et les voyageurs cherchent toujours à se placer plus près, soit, par exemple, au château Saint-Ange ; mais si l’illumination, vue du Pincio, perd en vigueur, elle gagne beaucoup en netteté ; la fumée et les étincelles disparaissent à cette distance, et la coupole se détache lumineuse sur le fond noir du ciel. Dès l’Ave Maria, les allumeurs mettent le feu aux petits pots qui composent le premier feu, puis ils attendent huit heures ; aussitôt que le premier coup de huit heures se fait entendre, avec la rapidité d’une traînée de poudre, la Basilique, des pieds à la croix, se couvre de gros points lumineux, et complète son illumination. La coupole ainsi éclairée est d’un grand effet, et la promptitude avec laquelle l’illumination se métamorphose est réellement merveilleuse.

Les petits pots sont soit des lampions, faits à la proportion de Saint-Pierre, soit de larges terrines ; les gros pots à feu, de la taille des demi tonneaux, relèvent l’illumination par la vigueur de leur éclat, et composent le deuxième feu. Les allumeurs sont suspendus à de longues cordes qui se balancent sur la coupole et la façade ; les personnes qui ont fait l’ascension de Saint-Pierre, ont vu, sur les arêtes de la coupole et sur les murailles du tambour, les crampons qui servent à cette rude besogne ; le métier d’allumeur est dangereux, et demande du sang-froid et de l’expérience. Une moitié seulement de la coupole est éclairée ; le côté de la campagne reste obscur ; l’illumination de la croix est si puissante, qu’on prétend l’apercevoir en mer entre l’embouchure du Tibre et Civita-Vecchia. Sur la Basilique, il y a cinq mille cent quatre-vingt-onze lampions ou pots à feu ; les allumeurs sont au nombre de trois cent soixante-cinq. Michel Ange, auquel on attribue tout ce qui se fait de grand à Rome, aurait été le dessinateur de l’illumination, et aurait trouvé là le moyen de faire bien juger de la forme de tiare, donnée par lui à la coupole ; est-ce vrai ? Je ne sais. J’abrége ces détails ; il est fort tard, et cette lettre est déjà longue.

Ce soir, Rome entière était sur pied ; la place Saint-Pierre était comble comme ce matin ; piétons et voitures, enclavés, ont assisté à l’illumination. Certains industriels ont trouvé leur compte à cet empressement ; un de mes amis a eu sa montre volée fort adroitement. Toute foule attire les filous. À Rome, au reste, on a l’air de prendre de grandes précautions ; toutes les portes des appartements sont garnies d’un guichet, et munies, en outre, d’une chaîne et d’une forte barre ; des verroux complètent l’ornementation, si ce mot peut s’appliquer à cette armure ferrée ; jamais un Italien n’ouvre sa porte sans regarder par le guichet et demander : « Qui est là ? » Les maisons de Rome, ayant rarement des concierges, ces précautions ne sont pas inutiles. On raconte beaucoup d’histoires sur les filous et les voleurs italiens, histoires plus ou moins authentiques ; en voici une petite qui m’a paru assez comique. — C’était à Naples, il y a déjà longues années ; un officier se promenait fièrement à la Villa-Reale ; il était littéralement cousu d’or ; son uniforme resplendissait, et de plus il affectait un genre qui pouvait faire supposer sa bourse bien garnie. Un jeune filou se glisse près de lui ; ne trouvant pas la bourse, peut-être absente, il introduit la main dans la poche de l’habit et en tire un mouchoir, mais un mouchoir hideux, sale et en loques. Le filou passe fièrement devant le promeneur, se retourne, et, tenant délicatement le chiffon entre le pouce et l’index, il ne prononce que ces mots d’un air de reproche :

« Ah ! signor ! per uno cavaliere !  ! » Il jette avec dégoût le mouchoir qu’il avait tiré avec tant de prestesse, et s’éloigne d’un air digne.

Bonsoir ; je vais me reposer ; j’en ai bon besoin après la longue station que j’ai faite, sur mes pauvres jambes, depuis sept heures du matin jusqu’à quatre heures du soir.


LUNDI DE PÂQUES.


Le Pincio et la Tarentelle. — La place du Peuple et le feu d’artifice. — Adieu.

La semaine sainte est terminée, je rentre chez moi après avoir assisté au feu d’artifice, sorte de récréation qui dans toutes les fêtes humaines est du goût de tous les âges ; pourquoi cet amour de la foule pour quelques fusées brillantes qui s’évanouissent aussitôt en fumée ? Je ne pense pas que ce soit par un retour de pensée philosophique sur l’incertitude des grandeurs humaines. Cette joie dont je viens d’être témoin était trop bruyante, trop en dehors, pour que je soupçonne la population entassée sur la place du Peuple d’avoir vu dans cette réjouissance pyrotechnique autre chose que l’éclat même des jeux de lumières.

Ce matin, je me suis livré avec plaisir aux délices de la grasse matinée ; c’était la première fois depuis dix grands jours, et la plupart des voyageurs a fait de même que moi. Quelques-uns cependant ont été à la Sixtine, où le service divin reprenait le cours des lundis ordinaires ; quelques autres sont partis déjà pour Civita, Florence ou Naples, selon la direction de leur voyage. Comment cette masse d’étrangers va-t-elle s’écouler ? C’est ce que je me demande avec quelque étonnement. Tout mon quartier semble déménager ; je n’ai vu que des malles énormes qui s’entassaient sur des voitures, et les grelots des chevaux, se dirigeant vers Ponte-Molle, n’ont pas cessé un moment de retentir tout le jour sur la place d’Espagne.

J’ai été me promener dans le bosquet de l’académie de France ; le Pincio était fermé pour les préparatifs du feu d’artifice, et j’ai joui encore du beau panorama de Rome ; le temps était splendide ; sur le gazon, renfermé dans les allées couvertes qui se coupent à angles droits, quelques paysans romains, en attendant le soir, dansaient la tarentelle.

La fameuse tarentelle n’est pas au reste aussi élégante que le laissent à penser les danseuses de l’Opéra dans la Muette de Portici ; peut-être, au fond de la Calabre, la tarentelle a-t-elle plus de caractère ; peut-être est elle plus gracieuse à Sorrente ou à Naples ; mais, pour celle que j’ai vue, aujourd’hui, elle m’a rappelé une danse d’une de nos provinces, trop dédaignée d’ailleurs, mais qui n’est un prodige ni de légèreté, ni de grâce ; les acteurs étaient peut-être aussi trop inexpérimentés, mais, qu’ils en portent la faute, mon opinion sur la tarentelle, est que ce n’est rien de plus que la bourrée auvergnate, et les tableaux nombreux qui se vendent à Rome et la représentent, ne me feront pas changer d’avis.

Vers huit heures, je me dirigeai vers la place du Peuple ; elle était couverte de monde ; la foule était coupée de distance en distance par les files des soldats de service. Les musiques militaires alternaient dans les angles. Près de Ripetia, une loge splendidement éclairée était réservée aux sénateurs. Je gagnai le jardin de la gendarmerie pontificale, situé tout en face du Pincio, et j’assistai, fort bien placé, à un feu d’artifice charmant ; l’éclat des teintes, dû en partie à l’influence de l’atmosphère romaine, était applaudi parfois à tout rompre. Les groupes des statues du Pincio étaient d’un effet fantastique, éclairés qu’ils étaient, tantôt d’une couleur, tantôt d’une autre.

À la fin du feu, des courantins s’allument autour de l’Obélisque, et vont, en effleurant les têtes, et aux grands éclats de rire de tous, allumer des flammes de Bengale tout autour de la place ; trois fois cette plaisanterie pyrotechnique eut le même succès ; trois fois la couleur des lumières changea ; il en est toujours ainsi, et ce spectacle a toujours le pouvoir de plaire à la population. C’est, au reste, le signal de la retraite ; les flammes éclairent la route, et chacun se retire, si ce n’est en silence, du moins sans le moindre désordre.


Carrosse de gala. — Dessin de Émile Bayard d’après M. B. Ulmann.

Jadis, le feu d’artifice avait lieu au fort Saint-Ange ; un immense bouquet s’échappait du Donjon comme d’un pot à feu colossal ; les murailles étaient illuminées, et l’ensemble se nommait la Girandole ; Michel Ange en aurait aussi dessiné le plan. Aujourd’hui, la présence des poudres, déposées par l’artillerie dans le château Saint-Ange, a fait reporter le feu au Pincio ; il est, au reste, impossible de trouver un emplacement plus propice, à cause des rampes superposées qui offrent bien des ressources à l’ornementation.

Mais il se fait tard ; je dois finir. — Bientôt aussi je vais quitter Rome, après avoir joui, quelques jours, du calme que tant de monde y a troublé pendant une semaine. Les cérémonies de la Semaine sainte à Saint-Pierre et à la Sixtine surtout, sont parfois splendides ; mais je ne sais si Rome, grandiose et solitaire, n’a pas plus de charme encore dans sa majestueuse tranquillité. Adieu, mes lettres sont finies, et je souhaite que tu aies eu quelque plaisir à les lire.

Ludovic Celler.



  1. Suite et fin. — Voy. p. 209 et 225.