Le Japon (Humbert)/01

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LE TOUR DU MONDE.


NOUVEAU JOURNAL DES VOYAGES.




Le Fousi-yama, volcan éteint (voy. p. 6). — Dessin de Tirpenne d’après une aquarelle de M. A. Roussin.


LE JAPON,


PAR M. AIMÉ HUMBERT, MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE DE LA CONFÉDÉRATION SUISSE.


1863-1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




Introduction.


Pendant la mission politique que j’ai remplie au Japon, et dont il ne sera d’ailleurs pas question dans les pages suivantes, j’avais un attaché avec lequel j’aimais à passer les journées de loisir que la lenteur des négociations nous procurait en abondance.

Ensemble nous avons étudié le pays et le peuple, visité les villes et parcouru en toute saison les campagnes de la baie de Yédo. Munis de nos crayons et d’un léger calepin, nous avons pris note de nos observations à mesure que l’occasion s’en présentait, tantôt assis au pied des cèdres séculaires, tantôt accroupis au seuil d’une rustique auberge, et parfois même, il faut le dire, retranchés dans l’arrière-boutique de bons bourgeois indigènes quelque peu complices de nos indiscrètes perquisitions. L’état social du Japon offre de singulières anomalies, parmi lesquelles il en est une qui est bien faite pour stimuler l’esprit d’investigation. D’un côté, le gouvernement s’entoure d’un profond mystère ; de l’autre, il laisse à l’art national une grande liberté d’allures. Il en résulte que le pinceau des dessinateurs indigènes supplée jusqu’à un certain point au mutisme des agents de l’autorité. Le visiteur étranger fera donc bien de ne pas aller aux informations auprès d’un fonctionnaire public, car il n’en obtiendrait certainement que des réponses évasives ; mais qu’il prenne la peine d’entrer chez n’importe quel libraire, il y trouvera, sous la forme de gravures, d’esquisses à l’encre de Chine, ou d’estampes coloriées, à peu près tous les renseignements dont il peut avoir besoin.

Ainsi, lorsque au premier abord la police japonaise semble s’être conjurée pour enlever tout aliment à la curiosité occidentale, on finit par découvrir avec une agréable surprise, que les énigmes du Sphinx de l’extrême Orient sont de longue date illustrées par les artistes du pays. Ceci ne suffit pas sans doute pour en donner la complète intelligence. Nul ne peut dire qu’il connaisse une nation, s’il n’en possède la langue et la littérature : or, pour faire entrer la littérature japonaise dans l’éventaire du monde civilisé, il faut encore le travail de plus d’une génération.

Les considérations de cette nature n’ont point découragé mon compagnon de voyage. Il pense que comme elles n’ôtent rien au mérite des judicieuses observations de Kæmpfer, ni à la valeur des patientes recherches de Siebold, ni à l’intérêt des nombreuses relations auxquelles les missions diplomatiques contemporaines ont donné naissance, elles nous permettront bien de livrer au burin et à la presse le portefeuille d’illustrations originales que nous avons recueillies dans nos promenades de découvertes.

Cette collection formerait à elle seule la matière d’un album que l’on pourrait intituler : Les Japonais peints par eux-mêmes.

En y ajoutant un choix de photographies prises en majeure partie sous nos yeux, ainsi que divers croquis originaux provenant pareillement de notre séjour au Japon, nous espérons présenter le tableau le plus complet et le plus pittoresque qui ait encore été publié des institutions, des usages et des mœurs du peuple japonais.

Homoura, faubourg de Yokohama. Dessin de Thérond d’après une photographie.

Quant à notre texte, je n’irai pas jusqu’à dire qu’il ne contienne absolument que la description de choses vues, le récit d’impressions et d’expériences tout à fait personnelles, l’exposé de jugements à l’abri de toute contestation. Cependant j’affirmerai sans peine et la réalité des observations et la fidélité avec laquelle il en est rendu compte. D’un autre côté, le lecteur voudra bien se souvenir aussi que nous n’en sommes encore au Japon qu’à la période des explorations. Trois points de l’empire seulement, trois places de peu d’importance en elles-mêmes sont ouvertes au commerce étranger. La capitale n’est accessible qu’aux agents diplomatiques. Les excursions qu’ils ont tentées dans l’intérieur n’ont pu s’accomplir qu’imparfaitement, parmi toutes sortes d’entraves, sous la direction et la haute surveillance d’une police tracassière et méticuleuse. On peut conclure de cet état de choses que l’étude du Japon n’est encore qu’ébauchée et fragmentaire. Elle offre peu de résultats que l’on puisse présenter avec l’autorité du savoir ou cette sorte de garantie que l’on exige dans le monde des affaires. En un mot, le domaine de la certitude est fort restreint, tandis que le champ des recherches, des conjectures, des hypothèses, est illimité.

Cette situation autorise d’autres procédés que ceux de la méthode scientifique ou de la pratique des affaires. C’est le cas de donner carrière à l’imagination, à l’agent irresponsable et sans prétention, qui n’a d’autre science que celle de la vie, d’autre mémoire que celle du cœur, d’autre moyen d’observation que le regard de la sympathie. Il franchit sans effort les barrières qui séparent les peuples ; il discerne l’homme parmi les divergences de races ; il distingue les réalités humaines sous les formes conventionnelles des dominations politiques et religieuses ; il compare, élague, rapproche, et devine… Ajouterai-je que parfois il se trompe ? Mais lui-même vient en souriant déposer sa récolte aux pieds de la critique, et sans attendre son arrêt, s’envole explorer de nouvelles régions.

C’est donc à lui, mon attaché fidèle, le compagnon de mes voyages, l’associé de mes travaux, l’hôte de ma solitude, que j’abandonne une grande part de ma tâche ; et si ce n’est la plus sérieuse, ce ne sera peut-être pas la moins utile pour la recherche de la vérité sur le pays et le peuple que je me propose de décrire.


Une résidence européenne au Japon.

Le 26 avril 1863, étant à bord de la corvette néerlandaise le Vice-amiral Koopman, j’arrivai, au point

du jour, en vue de six petites îles montagneuses
Gravé chez Ehrard.
qui se présentent comme les avant-postes du golfe de

Yédo.

L’une d’elles, Myakésima, se distingue par une haute et large sommité recouverte de neiges éternelles. Le soleil se lève, et nous offre dans les brumes marines de l’horizon cette image d’un globe écarlate, qui forme sur un fond blanc les armes nationales du Japon.

Ses premiers rayons éclairent le cap Idsou, sur la grande terre de Nippon, à bâbord, tandis que nous voyons fumer au nord-est les deux cratères de l’île d’Ohosima.

C’est au fond d’une anse découpée dans le promontoire d’Idsou qu’est située la ville de Simoda, la première mais la moins importante des places commerciales que l’on rencontre en remontant le golfe de Yédo. Les Américains avaient obtenu l’autorisation d’y créer un établissement en 1854. Un tremblement de terre a dès lors bouleversé le sol de la rade de Simoda, et il n’a plus été question de cette ville dans les traités de 1858.

On découvre sur la côte une quantité de bateaux de pêche et l’on voit passer aussi de plus fortes embarcations à deux ou trois voiles qui se rendent de la terre de Nippon aux îles environnantes. Ce tableau, plein d’animation, est ruisselant de lumière et présente une remarquable harmonie de couleurs : le ciel est vaste et d’un azur splendide ; la mer, verdâtre, n’a plus les tons sombres des grandes profondeurs, et elle possède encore toute la limpidité qui la caractérise sur les côtes rocheuses du Japon. Les îles sont parées des brillants feuillages du printemps ; le brun sévère des rochers est nuancé de riches teintes d’ocre, et les blanches voiles des barques indigènes, ainsi que le névé de Myakésima et la fumée des cratères d’Ohosima achèvent de donner de la vivacité à cette belle scène de marine.

Une rue de Benten-Tori, à Yokohama. — Dessin de Thérond d’après un croquis de M. A. Roussin.

Après avoir dépassé l’île du volcan, ou nous avons aperçu des collines boisées, des champs cultivés et même des villages, nous doublons le cap de Sagami, et nous entrons dans un bassin resserré du golfe de Yédo, que l’on appelle le canal d’Uraga. C’est le nom de la ville où s’est arrêtée l’escadre du commodore Perry, en 1853. Dans cette première visite l’envoyé américain exposa le but de sa mission aux délégués du gouvernement japonais, et leur remit la lettre dont il était chargé pour le Taïkoun, de la part du Président des États-Unis. En même temps il leur annonça qu’il reviendrait l’année suivante chercher la réponse. À son retour, en 1854, résistant aux sollicitations du gouverneur d’Uraga, qui avait l’ordre de retenir devant ce port, par les voies de la persuasion, l’escadre américaine, le commodore passa outre pour exercer une salutaire pression sur la cour de Yédo. Toutefois, ne voulant pas froisser outre mesure les susceptibilités nationales, il évita de pousser jusqu’à la capitale et jeta l’ancre à douze kilomètres au sud de Yédo. Six semaines plus tard, c’était le 31 mars 1854, il signait le traité de Kanagawa, qui a inauguré les nouvelles relations du Japon avec le monde occidental.

Aujourd’hui les dénominations de divers points des parages où nous nous trouvons, consacrent le souvenir de la glorieuse mission américaine. Au-dessus d’Uraga est la baie du Susquehanna ; en face, sur la côte orientale, le cap du Saratoga, et plus haut, sur la côte occidentale, la baie du Mississipi. Ces noms sont ceux des trois principaux navires de l’escadre des États-Unis. L’île Perry et l’île Webster, sur la côte occidentale, perpétuent la mémoire du commodore et celle de l’illustre secrétaire d’État américain, qui fut l’organisateur et l’âme de l’expédition.

En avant du cap Saratoga, un banc de sable, qui a été souvent l’occasion de sinistres maritimes plus ou moins graves, ne laisse plus à la navigation qu’un chenal de

six milles de large. Mais bientôt l’on entre dans la baie
Panorama de Benten, partie de la viille de Yokohama. — Dessin de Thérond d’après une photographie.
de Yédo proprement dite, et celle-ci se développe du

sud-ouest au nord-est en s’élargissant graduellement sur une étendue d’environ trente milles, jusqu’à l’endroit où ses eaux baignent les murs de l’immense capitale du Japon. C’est là qu’elle se termine en décrivant un arc de cercle de vingt-deux milles de diamètre, de l’ouest à l’est.

Parvenus à la hauteur de la baie du Mississipi, nous découvrîmes pour la première fois le sommet du Fousi-yama, la « montagne sans pareille », volcan éteint qui s’élève à 12 450 pieds au-dessus de la mer. Il est à cinquante milles nautiques de la côte, à l’occident de la baie. Sauf la chaîne des collines d’Akoni, qui sont à sa base, il est complétement isolé.

L’effet de cette immense pyramide solitaire, couverte de neiges éternelles, défie toute description. Elle donne un caractère de solennité inexprimable aux paysages de la baie de Yédo. Ils ont d’ailleurs quelque chose de plus austère que ceux du golfe, en raison de la plus grande proximité des rives, de la teinte quelque peu sablonneuse des eaux de la mer et de la quantité de cèdres, de pins et d’autres arbres au sombre feuillage, qui couronnent la crête de toutes les collines de la côte.

Résidence du consul général des Pays-Bas, à Benten. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Enfin nous doublons la Pointe du Traité, promontoire à l’aspect pittoresque, où fut signée la convention conclue entre le commodore Perry et les commissaires du Taïkoun ; et tout à coup, derrière ce promontoire, nous découvrons les quais et la ville de Yokohama, s’étendant sur une longue plage marécageuse, bordée au sud et à l’ouest par une enceinte de collines boisées.

Une vingtaine de bâtiments de guerre et de vaisseaux marchands, anglais, hollandais, français et américains, sont en pleine rade, à peu près en face du quartier franc, que l’on reconnaît à ses maisons blanches et à ses pavillons consulaires. Des jonques indigènes reposent à l’ancre à quelque distance des jetées du port et des magasins de la douane. Nous les dépassons lentement, à petite vapeur, et nous longeons la ville japonaise, dont toutes les maisons, excepté un certain nombre de magasins, sont construites en bois et paraissent n’avoir qu’un étage au-dessus du rez-de-chaussée.

Lorsque nous fûmes en face du quartier de Benten, situé à l’extrémité de la plage de Yokohama et à l’embouchure d’une large rivière, notre corvette fit choix d’un mouillage à proximité de la légation hollandaise.

C’était alors l’unique résidence européenne établie dans cette partie de la ville indigène. J’y débarquai le lendemain matin, et mon excellent hôte, M. de Polsbroek, consul-général des Pays-Bas, m’installa dans le corps de logis qu’il occupait lui-même.

La résidence hollandaise de Benten a été bâtie par le gouvernement japonais, qui a profité de l’occasion pour résoudre à sa manière un intéressant problème international, l’application de l’architecture indigène aux exigences de notre civilisation.

L’édifice principal a la forme d’un carré long, composé de deux hautes murailles à pignon, au levant et au couchant, et de deux longues et basses façades latérales, au nord et au midi, construites partie en briques, partie en bois et en pisé.

Une vérandah, spacieuse galerie en bois, exhaussée à trois pieds du sol et reposant sur des piliers, comme les chalets suisses, fait le tour des trois façades du couchant, du nord et du levant. Elle est entrecoupée sur chaque façade par un élégant péristyle qui conduit au jardin.

Toutes les pièces d’habitation ouvrent sur la vérandah par des portes vitrées à deux battants, lesquelles tiennent lieu de fenêtres. La façade du levant, occupée tout entière par le salon, compte quatre de ces doubles portes, et celle du nord en a huit. C’est au couchant que se trouve le péristyle d’honneur, la principale porte d’entrée de la maison. Elle donne accès à un corridor très-spacieux, très-élevé, qui aboutit au salon, et avec lequel communiquent aussi tous les autres appartements. Chaque pièce est donc indépendante des pièces voisines et possède deux issues, l’une sur la vérandah, l’autre sur le corridor.

La loge des portiers de la résidence hollandaise : Portier et voisines. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.

Le côté du midi ne contient que des chambres de bain, le cellier, la dépense, l’office, la cuisine, et des chambres à coucher. Grâce à la hauteur des plafonds et aux belles dimensions du corridor et de la cuisine, l’air circule librement dans l’intérieur de la maison. Quant à la lumière, elle serait fort interceptée par la vérandah, si le nombre des portes vitrées ne remédiait jusqu’à un certain point à cet inconvénient.

Tel est le rez-de-chaussée de notre demeure de Benten, et celle-ci ne renferme rien de plus, car tout le reste de cette vaste construction consiste en charpentes et en toitures dont l’ingénieux échafaudage est complétement vide à l’intérieur, sans étage, ni galetas, ni chambres hautes, ni mansardes, ni lucarnes. Ce genre d’architecture, propre au Japon, doit avoir pour but de permettre aux plus grands édifices, tels que les temples et les palais, de résister aux tremblements de terre ou aux terribles ouragans connus sous le nom de typhons.

Un escalier extérieur gravit en zigzag le pan méridional de la toiture et conduit au sommet du bâtiment, où l’on a établi un belvédère. Souvent nous avons épié du haut de cet observatoire aérien, l’arrivée du paquebot apportant la malle d’Europe ; souvent nous y sommes montés quand les lenteurs traditionnelles du gouvernement japonais nous forçaient à l’inaction et nous retenaient des mois entiers dans la situation de passagers dont le navire serait arrête dans la région des calmes. Alors un coup d’œil jeté sur la rade, sur les escadres alliées, sur la ville européenne en pleine construction, nous rappelait que si les choses ne marchaient pas toujours au gré de notre impatience, l’œuvre de l’ouverture du Japon ne s’en poursuivait pas moins.

Quatre personnes seulement habitent la maison que je viens de décrire : le consul général des Pays-Bas et son chancelier, mon secrétaire-interprète hollandais et moi. Mais nous sommes entourés de toute une colonie d’employés et de gens de service, répartis dans plusieurs maisonnettes disséminées parmi les bosquets et les charmilles du jardin.

Voici, à proximité du péristyle occidental de notre résidence, la demeure du constable du consulat. C’est dans ce pavillon que nous avons établi notre petit atelier de photographie, et un corps de garde à l’usage des soldats de marine de la station néerlandaise.

À quelque distance en arrière de ce bâtiment est un godown ou entrepôt à l’épreuve du feu, hermétiquement fermé par une porte et des volets en fer.

La loge des portiers est à côté du portail de la forte palissade qui enclôt le jardin dans toutes les directions, excepté vers la baie, où elle est remplacée par une barrière en cannes de bambous, posée horizontalement, au-dessus de l’eau et au niveau de la terrasse qui longe le bord de la mer.

Tô, valet de chambre de l’auteur. Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.

Le portail, peint en noir comme toute la palissade et revêtu de cuivre au sommet des principaux pilastres, se compose de trois portes, une grande à deux battants au centre, ne s’ouvrant qu’au maître et aux hôtes de la maison, ainsi qu’aux visites ; et deux petites, de chaque côté, pour les pourvoyeurs, les marchands indigènes et les gens de service : elles sont ouvertes toute la journée, mais fermées dès le coucher du soleil. Le portier en chef est un brave père de famille qui exerce une sorte d’autorité patriarcale sur les autres domestiques et même dans le voisinage. Sa loge, où il y a toujours une théière, un brasero, des pipes et du tabac tout préparés, est le rendez-vous d’une société choisie de flâneurs et de commères du quartier de Benten. Le service n’en marche pas moins avec une exactitude dont on peut se contenter dans l’extrême Orient. Les fonctions des portiers ou monbans, comme on les appelle au Japon, ne se bornent pas à surveiller, à ouvrir et à fermer les passages confiés à leur garde ; ils doivent sonner les heures, de jour et de nuit, en frappant du maillet sur un gong, bouclier de bronze suspendu aux linteaux de la loge ; ils annoncent, en outre, par le même procédé, quelles sont les personnes qui viennent à la résidence : un coup signale un marchand, un bourgeois du quartier franc ; deux coups, un officier ou un interprète ; trois coups, un consul, un commandant de vaisseau, un gouverneur japonais ; quatre coups, un ministre ou un amiral. Le chemin du portail à l’entrée de la maison est assez long pour que l’on ait le temps de se préparer à la réception des visites. Enfin le monban est chargé de pourvoir par lui-même ou, sous sa responsabilité, par ses aides, aux rondes de nuit qui se font deux fois par heure autour des maisons et parmi toutes les allées et les terrasses comprises dans l’enceinte du jardin. L’homme de ronde signale son passage par une batterie de trois coups, un long et deux brefs, en frappant l’un contre l’autre deux morceaux de bois équarris. En cas de danger, il doit donner l’alarme en frappant le gong à coups précipités.

Il y a le long de la palissade qui est du côté du midi, toute une série d’habitations, de cours et de réduits soigneusement dissimulés derrière d’épaisses charmilles. L’on y rencontre d’abord la buanderie, dirigée par un blanchisseur chinois ; ensuite les écuries, et, vis-à-vis, les cabanes des palefreniers ou bêtos, tous Japonais. Chaque cheval à son bêto, qui ne le perd, pour ainsi dire, jamais de vue ; lorsque l’un de nous, par exemple, fait une excursion à cheval, n’importe de quelle durée, le bêto court en avant ou à côté du cavalier, de manière à être toujours à sa disposition pour les soins à donner à la monture. Ces robustes serviteurs forment dans leur pays une corporation qui a sa juridiction intérieure, et dont le chef ou roi jouit du droit de porter un sabre dans l’exercice de son état. Les bêtos sont généralement de taille moyenne, mais bien proportionnés. Leur vie se passe dans un état de nudité presque complète ; cependant lorsqu’ils sortent avec leur maître, ils chaussent des sandales, endossent une légère jaquette bleue et se coiffent d’un mouchoir de même couleur. L’un de nos bêtos est marié, et chaque matin, au lever du soleil, fièrement campé à côté du puits, il fait ruisseler tour à tour des seaux d’eau fraîche sur sa femme, ses enfants, son cheval et soi-même.

Après les écuries vient le chenil, habité par une paire de lévriers, un chien courant, un chien de garde et un roquet ; puis la basse-cour, pleine de coqs, de poules, d’oies et de canards, d’espèces indigènes.

Enfin nous atteignons les demeures du comprador, des cuisiniers et des coskeis. Le premier est ce que les Japonais appellent un Nankingsan, un homme de Nankin, ou, comme ils s’expriment aussi par abréviation, tout simplement un Nankin, c’est-à-dire un Chinois.

Bêtos (palefreniers). — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.

Notre Nankin porte son costume national, y compris une tresse dont il est fier, car elle descend jusqu’aux jarrets. Les fonctions du comprador sont en général celles d’un maître d’hôtel. Dans tout l’extrême Orient, les Européens les remettent d’ordinaire entre les mains des Chinois, qui ont le génie de la cuisine, du marché et de l’office, en y joignant, bien entendu, l’art de faire danser l’anse du panier. Nos cuisiniers sont indigènes et pratiquent, sous notre haute surveillance, un ingénieux éclectisme emprunté aux écoles culinaires de l’Europe, de l’Inde, de la Chine et du Japon. Je crois que l’un d’eux tient aussi ménage dans quelque recoin de la colonie.

Nous avons pour sommeliers deux Javanais, nommés Siden et Sariden, et un petit Chinois de la secte des Taïpings, portant les cheveux longs et coupés en rond derrière la tête, à la manière des Malais. Il répond au nom de Rebelle. Les désastres de la grande rébellion dite des Taïpings contre la dynastie mandchoue ont créé dans les ports de la Chine ouverts au commerce étranger, l’industrie de la vente de jeunes filles et de jeunes garçons enlevés par les Impériaux ou leurs alliés dans les localités insurgées vouées au carnage et à l’incendie. C’est ainsi que notre petit Rebelle a passé des mains de soldats de la légion franco-chinoise sur le marché de Shanghaï, et de là au Japon. Un jour, un exprès de la légation de France, appartenant à un bataillon d’infanterie légère d’Afrique, fut introduit dans notre salle à manger pour remettre une dépêche. Rebelle, aussitôt qu’il l’aperçut, se prit à trembler de tous ses membres et s’enfuit en chancelant, par une porte de la vérandah. Le pauvre garçon n’a plus qu’un seul souvenir de son enfance, souvenir terrible, qui le glace d’effroi dès qu’une occasion fortuite vient à le réveiller : c’est d’avoir vu des maisons en flammes tout autour de lui, et un homme à pantalon rouge s’approcher, le saisir, le serrer sous son bras, et l’emporter au loin.

Les fonctions de valets de chambre sont remplies par les coskeis, tous indigènes. Chacun des hôtes et des employés de la résidence à son coskei spécial. Le mien est un jeune garçon qui porte le nom de Tô. Comme la généralité des Japonais, il ne connaît pas bien exactement son âge ; mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’il rentre dans la catégorie des adolescents, car on ne lui a pas encore rasé le devant de la tête jusqu’au sommet.

Tori ou porte sacrée à Benten. — Dessin de Tirpenne d’après une photographie.

Tô est doué d’une vive intelligence et d’une grande égalité d’humeur. Il ne le cède pas à nos Javanais pour le silence, le calme et la tranquillité dans le service ; et il a sur eux le double avantage d’une instruction développée et d’un caractère aimable et gai.

C’est avec Tô que j’ai pris ma première leçon de langue japonaise. En trois mots il m’a donné la clef de la conversation, et l’on ne manquera pas d’apprécier combien, sans qu’il s’en doutât, la méthode dont il faisait usage était philosophique. Les opérations de l’esprit se résument en effet à trois principales : le doute, la négation et l’affirmation. Aussitôt que l’on sait exprimer ces trois opérations, tout le reste n’est plus qu’une question de vocabulaire, c’est-à-dire qu’il suffira de se meubler la mémoire d’un certain choix de mots usuels, et l’on se tirera d’affaire en toute rencontre. Donc, nous commencerons par le doute, et nous dirons en japonais : arimaska ? ce qui signifie : y a-t-il ? Puis nous passerons à la négation : arimasi, il n’y a pas. Et nous finirons par l’affirmation : arimas, il y a. — Après cela le vocabulaire nous apprendra les mots dont nous pouvons avoir besoin, tels que : Nippon, Japon, Japonais ; tchi, du feu ; tcha, du thé ; , un cheval ; misou, de l’eau ; founé, un bateau ou un vaisseau ; kinkwa, la guerre, etc. ; auxquels nous ajouterons ceux que l’usage a déjà naturalisés dans le pays, par exemple : Hollanda, Hollandais ; Inglish, Anglais ; Frantz, Français ; ministro, ministre ; admiral, amiral. Et il ne nous manquera plus qu’un peu de mimique pour nous faire comprendre sans le secours des interprètes : ainsi, rentrant chez moi après une course prolongée, je commande à Tô de m’apporter du thé : tcha arimaska ? Il me répond : arimas, et bientôt la rafraîchissante boisson est sur ma table. — J’entends sonner l’alarme, et je demande s’il y un incendie : tchi arimaska ? Tô me répond : arimas. Mais un instant après, l’on est maître du feu, et il rentre pour m’apporter l’agréable nouvelle : arimasi. — Par le même procédé, je lui dirai de mettre de l’eau sur le feu ou dans le thé, d’appeler le bêto et de faire seller le cheval ; et de son côté, il m’apprendra si c’est la malle anglaise ou un vaisseau de guerre qui vient d’entrer en rade, ou si les ministres japonais se sont rendus à bord du vaisseau amiral français. — Je me dispense de citer les phrases en japonais, puisque le lecteur lui-même peut maintenant les construire. Ainsi s’agrandissait et s’enrichissait de jour en jour le cercle de nos conversations.

Pour compléter l’énumération des gens de notre résidence, je devrais encore mentionner l’équipage de la chaloupe consulaire, composé de quatre rameurs et de



leur chef, lequel met aussi bien et même mieux que ses subalternes, les mains à la rame. Le chef est marié et loge dans une cabane de la plage. Les rameurs se font ordinairement de la chaloupe même un abri pour la nuit ; Les gens de cette profession portent le nom de sendos et forment une tribu spéciale parmi les corps de métiers.

Avenue du temple, à Benten. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Il ne faut point attribuer à un concours de circonstances exceptionnelles le fait que notre domesticité comptait dans son sein des éléments si divers, si étrangers les uns aux autres. Ce spectacle se rencontre fréquemment dans l’Inde britannique et dans l’extrême Orient.

De nos jours la navigation à vapeur sillonne les mers du globe à la manière des conquérants de l’antiquité, qui enchaînaient à leur char de triomphe des captifs de toutes races, langues et nationalités. Notre siècle industriel et libéral ne charge pas de fers les peuples nouvellement conquis à la civilisation ; il se les attache par les liens du commerce ou des salaires, en général par les intérêts matériels. Ce n’est pas que trop souvent, au mépris des principes qu’ils professent, ses représentants dans les contrées nouvellement ouvertes ne se permettent des actes dignes d’être stigmatisés, à peu près au même titre que la vieille exploitation de l’homme par l’homme connue sous le nom d’esclavage. Mais si l’on veut bien tenir compte de tous les éléments de l’activité de notre époque, on devra convenir que les passions cupides et brutales tiennent moins de place qu’autrefois dans les conquêtes de la civilisation ; et que jamais celles ici n’ont été accompagnées d’un si grand déploiement de forces intelligentes et dévouées, au service soit de la science pure, soit du progrès social, soit de la charité évangélique.

Méconnaître, ne fût-ce que dans une simple relation de voyage, ce côté de notre histoire contemporaine, ce serait oublier ce qu’elle a de vraiment caractéristique et se fermer à soi-même les sources les plus pathétiques de l’intérêt qu’elle présente.


Nos voisins.
Bonzes en prière. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.

La partie de la ville japonaise de Yokohama que l’on appelle Benten, tire son nom d’une déesse de la mer, qui est adorée dans une île située au nord-ouest de notre résidence. Avant l’arrivée des Européens, ce lieu sacré n’était entouré que d’une bourgade de pêcheurs et d’agriculteurs, séparée par un marais de la bourgade non moins modeste de Yokohama. Aujourd’hui les quais, les rues, les constructions modernes, ont envahi tout l’espace qui s’étend depuis la base du promontoire du Traité jusqu’à la rivière, dont nous ne sommes séparés que par une rue de casernes et de corps de garde japonais. Seule, l’île de Benten avec ses dépendances immédiates n’a subi aucune altération. Elle est située au fond d’une crique que la rivière s’est creusée à peu de distance de son embouchure dans la rade de Yokohama. Protégée de tous côtés par un revêtement en blocs de granit, elle communique avec les rues du bord de la mer par un pont que l’on entrevoit à peine au milieu des touffes d’arbustes, de bambous et de roseaux qui, dans cet endroit, envahissent le canal. Mais c’est sur un autre point, dans la direction de l’ouest, que nous rencontrerons la véritable entrée de l’île et des abords dignes de la sainteté du lieu.

Parmi les rues qui débouchent de Benten sur la dernière place de marché de la ville japonaise de Yokohama, l’on en découvre une que semble ombrager une plantation de pins ; et en effet, lorsque l’on a franchi le seuil de la barrière municipale que la police tient ouverte pendant le jour, et fermée durant la nuit, à l’entrée de chaque rue, l’on se trouve en face d’une longue allée de pins précédée de l’une de ces portes sacrées que l’on nomme Toris. Elles se composent de deux piliers quelque peu inclinés l’un contre l’autre, de telle sorte qu’ils finiraient par se rencontrer en formant un angle aigu, si, à une certaine élévation, ils n’étaient arrêtés dans ce développement pyramidal, et réunis par deux traverses horizontales dont la supérieure, qui est la plus forte, a les deux extrémités légèrement recourbées vers le ciel. Le tori annonce toujours le voisinage d’un temple, d’une chapelle, d’un lieu sacré quelconque. Ce que nous appelons prosaïquement des curiosités naturelles : une grotte, une source jaillissante, un arbre gigantesque, un rocher fantastique, le Japonais en fait le sujet d’une pieuse vénération, ou d’une terreur superstitieuse, selon qu’il est plus ou moins dominé par la démonologie bouddhiste ; et les bonzes de la contrée ne manquent jamais de donner une expression sensible à cette religiosité populaire en dressant un tori à proximité de l’endroit remarquable.

Un bac aérien : Chemin au-dessus des vallées. — Dessin de A. de Neuville d’après une vignette japonaise.

Souvent l’on élève, en ayant soin de les espacer avec symétrie, plusieurs toris sur la grande avenue d’un temple : ainsi se reproduit au Japon avec une simplicité rustique, l’idée architecturale qui dans l’art grec a donné naissance aux propylées, et dans l’art catholique a la colonnade de Saint-Pierre.

Les pins de l’avenue de Benten sont minces, élancés, très-élevés, et, pour la plupart, régulièrement inclinés par l’action continue des brises de la mer. Ils supportent de distance en distance de longues perches transversales, auxquelles les bonzes suspendent dans les jours de fêtes des inscriptions, des guirlandes, des bannières flottantes.

L’allée se termine par un second tori, moins haut que le premier, comme cela doit être pour ajouter à l’effet de la perspective. À mesure que l’on s’en approche, on est tout surpris de découvrir que l’avenue fait un coude et se prolonge à droite. Ici encore, tout est mystère : voilà un terrain vague, couvert de hautes herbes, de broussailles, et de légers pins sylvestres, au feuillage aérien ; à notre gauche, la nappe d’eau calme et transparente du petit golfe formé par un bras de la rivière, et en face de nous un pont de bois, construit avec une austère élégance, spacieux et très-bombé, derrière lequel on distingue un troisième tori, se détachant sur l’épais feuillage d’un massif de grands arbres. Tout cet ensemble forme un tableau étrange, propre à saisir l’esprit d’une secrète appréhension. C’est par ce pont, dont les piliers sont revêtus d’ornements en cuivre, que nous abordons enfin le lieu sacré. Le troisième tori, orné, au sommet, d’une inscription en lettres d’or sur un fond noir, est tout entier d’un beau granit d’une blancheur remarquable, ainsi que les monuments funéraires disposés avec goût sur la gauche de l’avenue. Le temple est devant nous, presque entièrement caché par le feuillage des cèdres et des pins qui l’entourent. À peine distinguons-nous sous leur mystérieux ombrage, les escaliers où s’agenouillent les gens qui viennent faire leurs dévotions devant l’autel de la déesse. Si le temple est désert, ils peuvent appeler l’un des bonzes de service, en agitant, au moyen d’une longue bande d’étoffe, un gros paquet de grelots attaché au portail. Aussitôt le bonze sort de son réduit, et vient, selon qu’on le lui demande, donner des conseils, distribuer des cierges ou des amulettes, prendre l’engagement de réciter des prières, enfin promettre de dire des messes basses ou des messes en musique : le tout, bien entendu, moyennant finance.

Yakounines (fonctionnaires civils et militaires) rentrant en quartier. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.

Avant de se présenter devant le sanctuaire, tout Japonais doit se laver et s’essuyer la figure et les mains : à cet effet, l’on a disposé à quelque distance du temple, sur la droite, une petite chapelle contenant le bassin d’eau bénite destinée aux ablutions, et des serviettes en crêpe de soie suspendues à un rouleau comme les essuie mains de sacristie. Deux autres chapelles voisines servent à abriter, l’une la maîtresse grosse caisse du temple, dont on fait usage à défaut de cloche, et l’autre, les ex-voto des fidèles. Les bonzes qui desservent le temple de Benten ne paraissent pas vivre dans l’opulence. Leur costume est généralement malpropre et négligé ; l’expression de leur physionomie a quelque chose d’hébété, de maussade, et de très-malveillant pour les visiteurs étrangers. Aussi se tient-on volontiers à une respectueuse distance de leur sainte personne.

Je n’ai jamais eu l’occasion de les voir officier, sauf une fois à la procession de leur fête patronale. Il paraît que dans la journée, en temps ordinaire, ils se bornent, pour ainsi dire, à donner des consultations. Je n’ai vu d’ailleurs que très-peu de gens recourir à leur ministère, et c’étaient habituellement des femmes de campagnards ou de pêcheurs, ainsi que des pèlerins en passage. Mais plus d’une fois, au coucher du soleil, et même fort avant dans la nuit, j’ai entendu retentir les tambourins qui, en dehors des solennités, composent à eux seuls l’orchestre du temple de Benten. Les bonzes exécutent sur cet instrument monotone des batteries interminables, toujours sur le même rhythme, par exemple, quatre coups égaux et forts, suivis de quatre coups égaux et sourds, et ainsi de suite, pendant des heures entières, probablement le temps requis pour éloigner les malignes influences. Rien n’égale l’impression mélancolique que produit ce bruit sourd et cadencé, lorsqu’il se mêle dans le silence de la nuit aux gémissements des grands cèdres et des vagues de la mer. On finit par en être obsédé comme d’un cauchemar. Mais l’on peut dire aussi que la religion dont de pareils usages sont l’expression, pèse en effet sur l’esprit du peuple comme un rêve plein de malaise et de folles terreurs ? Loin d’être la religion naturelle, le paganisme est l’ennemi de la nature humaine, la religion de l’homme dénaturé ; et c’est pourquoi, prise sur le fait, son apparition provoque je ne sais quel trouble indescriptible, quelle répulsion instinctive, qui me semble être précisément l’indice de ce caractère tout spécial, bien plus encore que l’effet des préventions de notre éducation chrétienne.

Un gouverneur japonais. — Dessin de A. de Neuville d’après une aquarelle de M. A. Raussin.

L’accompagnement obligé des temples japonais, ce sont les maisons de thé, c’est-à-dire, des restaurants où l’on consomme surtout du thé, mais aussi du saki, boisson enivrante faite de riz fermenté ; on y mange des fruits, du poisson, des gâteaux de riz ou de froment, et l’on y fume dans de très-petites pipes de métal, un tabac haché très-fin et toujours exempt de préparations narcotiques : la passion de l’opium est inconnue au Japon. Ces établissements, toujours desservis par des femmes et très-généralement avec une décence irréprochable, sont, pour la plupart cependant, des lieux de fort mauvais renom. C’est le cas en particulier de ceux que l’on rencontre au pied des toris de Benten. Cette circonstance nous reporte peut-être à une époque où la petite île dédiée à la patronne de la mer, attirait encore une certaine affluence de pèlerins. Aujourd’hui l’autel de la déesse est singulièrement délaissé ; mais il y a dans le voisinage un grand quartier militaire, dont le régime gouvernemental actuel, qui est un peu le régime du sabre, a doté la ville de Yokohama, et qui occupe tout l’emplacement compris entre l’île de Benten et notre résidence.

Le quartier des yakounines, comme nous l’appelons, est le siége des officiers du gouvernement employés au service de la douane, à la police du port et des lieux publics, à l’instruction des milices, à la garde de la ville japonaise, à la surveillance des issues du quartier franc. Les yakounines n’ont d’autre signe apparent de leurs attributions, qu’un chapeau rond et pointu en carton laqué, et deux sabres passés à la ceinture, sur le côté gauche : il y en a un grand dont la poignée est à deux mains, et un petit, sorte de glaive destiné au combat corps à corps. C’est d’ailleurs tout ce que l’on remarque de belliqueux dans la tenue de ces fonctionnaires. Ils sont au nombre de quelques centaines, la plupart mariés, chacun ayant son logement spécial, et tous paraissant être traités à cet égard sur le pied de l’égalité.

Il n’est pas sans intérêt de se rendre compte du procédé que le gouvernement du Taïkoun a mis en œuvre pour organiser avec l’exacte discipline qui le caractérise, cette espèce de campement de toute une armée de fonctionnaires à leur ménage. Il y a pourvu en quelque sorte par l’application du régime cellulaire à la vie de famille.

Que l’on se figure en effet un ensemble de constructions en bois, ayant la forme d’un carré long et n’offrant à l’extérieur, sur la rue, qu’une haute cloison de planches, percée de portes basses à intervalles réguliers : chacune de ces portes donne accès dans une cour qui contient un petit jardin, un réservoir d’eau, un foyer de cuisine et d’autres dépendances ; au fond de la cour, on entre de plain-pied dans une spacieuse cellule qui peut se subdiviser en deux ou trois pièces au moyen de châssis à coulisses : tel est, au grand complet, cour et cellule, le logement d’une famille de yakounine.

Vie domestique : Mère et fille. — Dessin de Staal d’après une photographie.

Chacun des carrés longs dont se composent les rues du quartier, renferme peut-être en moyenne une douzaine de ces logements, six rangés côte à côte, et six adossés aux premiers. Les cellules sont recouvertes de toitures en tuiles grises et il n’y a pas une toiture plus haute que l’autre. Le quartier des yakounines est le triomphe du génie de l’alignement et de l’uniformité. Les rues en sont généralement désertes, car les hommes passent la plus grande partie de la journée à la douane, ou dans les corps de garde ; et jusqu’au retour de son chef, chaque famille se tient parquée dans son étroit enclos. La porte par laquelle on y pénètre en baissant la tête, reste même ordinairement fermée pendant ce temps de réclusion. Ces mesures n’ont d’ailleurs rien de commun avec les ridicules précautions dont en Turquie et ailleurs la jalousie croit devoir entourer la vertu des femmes mariées. Elles sont plutôt en rapport avec la position que les mœurs sociales du Japon donnent au père de famille. La femme voit en lui son seigneur et maître. En sa présence tutélaire elle vaque aux soins domestiques avec un entier abandon, sans s’inquiéter même des regards de l’étranger. En son absence elle observe une réserve que l’on serait tenté d’attribuer à la modestie, mais qui s’explique mieux par la dépendance et l’intimidation que lui impose le mariage.

A. Humbert.

(La suite à la prochaine livraison.)